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 Déflation et taux d’intérêt zéro : causes profondes, conséquences sur les politiques économiques et le secteur financier


Patrick ARTUS * Conseiller économique, Natixis. Contact : patrick.artus-ext@natixis.com.
Cet article rappelle d’abord les causes profondes de la déflation : une situation d’excès d’offre de biens et de services sur la demande qui ne peut plus être corrigée par la baisse des taux d’intérêt réels. Il montre ensuite que, en situation de déflation, les politiques économiques favorables en situation normale deviennent défavorables. Il examine enfin les effets sur l’équilibre macrofinancier de la situation de taux d’intérêt zéro.

Nous voulons rassembler ici des réflexions fondamentales sur trois mécanismes.

D’abord sur les causes profondes de la déflation : elle est due à une situation d’excès de l’offre de biens et de services sur la demande qui ne peut plus être corrigée par la baisse de l’inflation en raison de la contrainte de positivité des taux d’intérêt nominaux. On observe bien, au niveau du monde, pour les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), dans la période récente, une hausse de l’épargne privée (liée au vieillissement démographique anticipé) et une baisse de l’investissement (liée à la désindustrialisation). Il faut rappeler aussi que la déflation ne peut pas en théorie apparaître si le taux de change joue son rôle et si une dépréciation réelle stabilise la demande de biens et de services en réponse à un choc défavorable de demande.

Ensuite, sur les effets de la situation de la déflation sur les politiques économiques (on peut appeler cela « la vertu devient vice » ou « le vice devient vertu »), il devient, dans une situation de déflation, dangereux et défavorable de réduire les déficits publics, d’accroître la productivité, d’augmenter l’épargne et de limiter la création monétaire.

Enfin, sur les effets de la situation de taux d’intérêt zéro, associée à la déflation sur le secteur financier. Les taux d’intérêt zéro conduisent normalement au recul (à la disparition ?) de la demande d’obligations, à la contraction (à la disparition ?) des investisseurs en obligations (assurance-vie traditionnelle). Les épargnants se reportent vers les placements liquides et monétaires (dépôts bancaires) au détriment des obligations, ce qui conduit à l’intermédiation du financement des États (déficits publics) par les banques, comme on le voit depuis longtemps au Japon.

Les causes profondes de la déflation

Le monde est aujourd’hui confronté au vieillissement démographique et à la désindustrialisation avec le report de la demande vers les services. Depuis 2002, le produit intérieur brut (PIB) en volume du monde a augmenté de 68 % et la production industrielle du monde de 45 %.

L’anticipation du vieillissement futur conduit à une hausse du taux d’épargne privée du monde ; la désindustrialisation conduit à une baisse du besoin d’investissement du monde, puisque l’industrie est beaucoup plus capitalistique que les services. On observe bien depuis la crise de 2008 ce mouvement de hausse de l’épargne privée et de baisse de l’investissement (cf. graphique 1) au niveau mondial.

Graphique 1 - Monde : taux d’investissement et taux d’épargne privée (en % du PIB valeur)
Sources : Datastream ; Natixis.

Ce mouvement est déflationniste, c’est-à-dire que ex ante, il conduit à une baisse de la demande de biens et de services par rapport à l’offre. Ce mouvement de hausse de l’épargne privée et de baisse de l’investissement s’observe au niveau mondial et aussi pour toutes les régions, que ce soit dans l’OCDE ou les pays émergents.

Comment cette évolution peut-elle devenir déflationniste ? C’est ici que doit être introduite la contrainte de positivité des taux d’intérêt nominaux. Dans le régime normal, les taux d’intérêt nominaux présentent une indexation supérieure à l’unité vis-à-vis de l’inflation, qui vient en particulier du comportement de la banque centrale : une baisse de l’inflation conduit dans le régime normal à une baisse des taux d’intérêt réels qui soutient la demande. Dans le régime déflationniste, les taux d’intérêt nominaux butent sur la contrainte de positivité et ne peuvent plus baisser ; une baisse de l’inflation conduit dans le régime déflationniste à une hausse des taux d’intérêt réels qui déprime la demande.

Les schémas montrent comment un choc défavorable de demande peut faire passer dans le régime déflationniste.

Schémas - Choc défavorable de demande et régime déflationniste

Dans le schéma de gauche, la demande est forte. La courbe de demande coupe la courbe d’offre dans la zone où la baisse de l’inflation stimule la demande, ce qui détermine l’équilibre « normal ». Le seuil d’inflation correspond au niveau d’inflation en dessous duquel les taux d’intérêt nominaux butent sur la contrainte de positivité. En dessous de ce niveau d’inflation, une baisse de l’inflation fait baisser la demande de biens et de services.

Dans le schéma de droite, la demande est faible. Une baisse de l’inflation jusqu’au niveau du seuil d’inflation ne permet pas de rééquilibrer l’offre et la demande de biens et de services. L’équilibre déflationniste se situe dans la zone où la demande décroît quand l’inflation diminue.

L’économie passe en régime déflationniste quand, après un choc défavorable de demande, la baisse du taux d’intérêt réel ne parvient pas à rééquilibrer l’offre et la demande de biens et de services, parce que l’inflation diminue jusqu’au point où les taux d’intérêt nominaux deviennent nuls. On passe alors à l’équilibre déflationniste, caractérisé par des taux d’intérêt nominaux très faibles, une inflation très basse ou négative, des taux d’intérêt réels en hausse et une activité faible.

Dans les pays de l’OCDE, cette situation est apparue, par exemple, au milieu de 2009, avec une inflation de –1,5 % et des taux d’intérêt à dix ans de 3,2 %, d’où des taux d’intérêt réels à dix ans de 4,7 % alors que la croissance du PIB était de –6 %.

En Chine (cf. graphique 2), cette situation apparaît depuis 2012, avec un recul de l’inflation qui fait considérablement monter le taux d’intérêt réel des crédits.

Graphique 2 - Chine : taux d’intérêt des crédits à un an, inflation et prix du PIB (glissement annuel – GA – pour les prix de consommation et le PIB)
Sources : Datastream ; National Bureau of Statistics of China (NBS) ; Natixis.

Finissons cette partie par une remarque importante : en théorie, la déflation est toujours évitée si le système de change joue son rôle. Un choc négatif de demande est instantanément compensé par une dépréciation réelle du change qui améliore les exportations nettes et stabilise la demande totale.

Mais on observe que cet ajustement ne peut pas se produire quand les pays sont simultanément en déflation (car tout le monde ne peut pas déprécier sa devise), et qu’il ne se produit pas du tout systématiquement : il n’y a pas eu, par exemple, de dépréciation réelle en Chine avant août 2015.

Effets sur les politiques économiques de la déflation : la vertu devient vice

Lorsqu’une économie est en déflation, le jugement sur les politiques économiques change complètement : les politiques qui sont favorables et recommandées à l’équilibre normal deviennent contre-productives et dangereuses à l’équilibre déflationniste : la vertu devient vice.

Donnons quatre exemples.

À l’équilibre déflationniste, il ne faut pas essayer de réduire les déficits publics. Puisqu’il y a insuffisance de la demande, il faut au contraire la soutenir (de manière équivalente, puisqu’il y a un excès d’épargne privée, il faut qu’il y ait désépargne publique). La déflation serait ainsi beaucoup plus grave au Japon sans le déficit public considérable mis en place, encore supérieur à 8 % en 2015.

À l’équilibre déflationniste, une hausse de la productivité est une mauvaise nouvelle. Une hausse des gains de productivité est souvent accueillie comme une bonne nouvelle, en particulier avec son effet positif sur la croissance potentielle. Mais c’est une mauvaise nouvelle à l’équilibre déflationniste : la hausse des gains de productivité fait baisser les coûts salariaux unitaires, accroît l’offre de biens et de services, qui est déjà excédentaire, et réduit encore plus l’inflation, ce qui fait monter les taux d’intérêt réels et aggrave la déflation. Ce phénomène s’est produit, par exemple, en Espagne à partir de 2012 (cf. graphique 3) quand le redressement de la productivité a fait fortement reculer le coût salarial unitaire et l’inflation.

Graphique 3 - Espagne : productivité, coût salarial unitaire et inflation (IPC)* (100 en mars 2012 pour la productivité et le coût salarial et glissement annuel pour l’IPC)
* IPC : indice des prix à la consommation.
Sources : Datastream ; Instituto Nacional de Estadística (INE) ; Natixis.

À l’équilibre déflationniste, une hausse de l’épargne est une mauvaise nouvelle alors que normalement, elle est perçue comme une bonne nouvelle car elle permet d’accroître l’investissement et la croissance potentielle. Mais à l’équilibre concurrentiel, une hausse de l’épargne est une mauvaise nouvelle, puisqu’il y a déjà excès d’épargne. La hausse continuelle de l’épargne en Chine (cf. graphique 4) empêche ainsi la hausse du poids de la consommation et contribue à l’apparition de la situation de déflation.

Graphique 4 - Chine : taux d’épargne brut des ménages* et taux d’épargne de la Nation
* Estimé à partir des enquêtes auprès des ménages.
Sources : Datastream ; NBS ; Natixis.

À l’équilibre déflationniste, la croissance très forte de la liquidité est une bonne idée. Une croissance très rapide de la liquidité (de la base monétaire) est dangereuse dans une situation économique normale, avec le risque de bulle sur les prix des actifs, d’écrasement anormal des primes de risque. Mais en situation de déflation, une très forte expansion monétaire est nécessaire, d’une part, pour redresser l’inflation anticipée, donc finalement l’inflation, d’autre part, pour soutenir la demande, en particulier par les effets de richesse (comme on l’a vu très clairement aux États-Unis et au Royaume-Uni, par exemple, depuis 2012).

Au total, on voit bien que deviennent favorables en situation de déflation toutes les politiques économiques normalement déconseillées, c’est-à-dire déficits publics, freinage de la productivité, baisse de l’épargne et forte croissance de la liquidité, le vice devenant vertu.

Effets sur le secteur financier

L’équilibre déflationniste conduit à des taux d’intérêt faibles (appelons-les « taux d’intérêt zéro »). Quelles sont les conséquences des taux d’intérêt zéro sur le secteur financier ? Nous allons regarder les situations des États-Unis, du Royaume-Uni, de la zone euro et du Japon.

On s’attend d’abord à ce que les épargnants (ménages, directement ou par l’intermédiaire des investisseurs institutionnels, entreprises) substituent, avec les taux d’intérêt zéro, des actifs liquides et monétaires (des dépôts bancaires en particulier) aux obligations.

Cette substitution d’actifs liquides et monétaires aux obligations, logique avec des taux d’intérêt très faibles, s’observe en ce qui concerne les ménages et les entreprises aux États-Unis, les ménages et les investisseurs institutionnels au Royaume-Uni, les ménages dans la zone euro, les investisseurs institutionnels et les entreprises au Japon.

La substitution d’actifs liquides et monétaires aux obligations a deux conséquences pour le fonctionnement du secteur financier. Si elle s’amplifie, elle va conduire à une forte diminution de la demande d’obligations et à la contraction de la taille des investisseurs en obligations traditionnels (assurance-vie). Le graphique 5 montre en France l’exemple de la collecte de l’assurance-vie qui chute à partir de 2011.

Graphique 5 - France : encours et collecte des contrats d’assurance-vie (en Md€)
Sources : FFSA (Fédération française des sociétés d’assurances) ; Natixis.

Les épargnants passent des obligations aux dépôts bancaires, le financement des États (des déficits publics) doit être de plus en plus intermédié par les banques, qui collectent les dépôts et les utilisent pour acheter des titres publics. L’exemple du Japon est ici très clair (cf. graphique 6).

Graphique 6 - Japon : encours de dépôts bancaires (passifs des banques) et de dettes publiques détenus par les banques (en % du PIB valeur)
Sources : Datastream ; Banque du Japon ; Cabinet Office ; Natixis.

Conclusion : une rupture dans les pays qui passent en équilibre déflationniste

Un pays peut passer en équilibre déflationniste si après un choc qui fait apparaître un excès ex ante d’offre sur la demande de biens et de services, les taux d’intérêt nominaux butent sur la contrainte de positivité, ce qui empêche la baisse des taux d’intérêt réels de rééquilibrer l’offre et la demande.

Si cela se produit, trois évolutions marquantes apparaissent. Toutes les politiques économiques usuellement déconseillées (déficit public, freinage de la productivité, baisse de l’épargne et excès de liquidité) deviennent nécessaires. Les investisseurs traditionnels en obligations (assurance-vie) sont en difficulté, avec le report des épargnants des obligations vers les actifs monétaires et la liquidité. Ce report conduit aussi à l’intermédiation du financement des déficits publics par les banques.