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 Structure financière des banques centrales dans le contexte des mesures non conventionnelles de politique monétaire


Ibrahima SOUMARE Chercheur associé, CARE (Centre d’analyse et de recherche en économie), université de Rouen.
Ce papier examine la structure financière des banques centrales dans le contexte des mesures non conventionnelles de politique monétaire. Il met en lumière les réponses apportées lors de la crise financière de 2007 à 2010. Il étudie l’impact de ces politiques exceptionnelles sur les bilans des banques centrales. Celles-ci ont recours à diverses mesures non conventionnelles de politique monétaire qui ont conduit à la modification et à l’augmentation de la taille des bilans. Dans l’objectif d’accroître les actifs monétaires et de contenir les taux d’intérêt à long terme, les banques centrales ont acquis des actifs relativement illiquides tels que les obligations d’État à long terme qui sont soumises à un risque de taux. Or la politique d’assouplissement quantitatif est en mesure d'être efficace seulement si le public croit que les autorités monétaires continueront l’assouplissement monétaire. Le problème qui se pose est qu’une fois que les taux longs commencent à monter, le prolongement de l’assouplissement monétaire pourrait exposer une banque centrale à un risque de perte en capital sur ses éventuelles détentions de dettes publiques.

La crise récente a constitué une nouvelle étape dans la gestion des bilans de la plupart des grandes banques centrales. Ces dernières ont modifié la taille et la composition de leur bilan en injectant, de façon massive, de la liquidité dans le système financier mondial. Le rôle de l’intermédiation financière des banques centrales, particulièrement importante dans les mois qui ont suivi la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers, est en pleine cohérence avec le programme de soutien renforcé du crédit mis en place par la BCE (Banque centrale européenne), la politique d’assouplissement du crédit initiée par la Federal Reserve (Fed) et les mesures de la Banque du Japon pour renforcer le marché des titres de créances des entreprises.

Entre juin 2007 et décembre 2008, le total des actifs du bilan de la Fed et de la BCE a fortement progressé de 160 % et 90 %, respectivement, sous l’effet des mesures introduites en réponse aux perturbations financières. En revanche, le bilan de la Banque du Japon était relativement important en 2007 en raison de la politique d’assouplissement quantitatif menée de 2001 à 2006. Avec la crise des subprimes, ce bilan n’a progressé que de 25 % entre juin 2007 et mars 2009. Ainsi, dans le cadre de sa politique d’assouplissement du crédit, le Système fédéral de réserve a commencé à acheter des titres de créances des agences fédérales en septembre 2008 et des titres adossés à des crédits hypothécaires (mortgage-backed securities – MBS) des agences fédérales en janvier 2009. Face à la crise des subprimes, la Banque du Japon, en vue de faciliter le financement des entreprises, a introduit en janvier 2009 des opérations spéciales d’apport de liquidités assorties d’un taux fixe pour un montant illimité et adossées à des titres de créances d’entreprises.

Les banques centrales disposent d’une double identité : elles sont à la fois des banques et des organismes publics. Elles peuvent être de grande taille sur le plan financier et peser fortement sur les conditions financières qui déterminent leur revenu, alors que la poursuite de leurs objectifs monétaires affecte directement leur bilan.

Il n’en reste pas moins qu’elles ont peu d’expérience sur la limite zéro des taux d’intérêt. C’est pourquoi l’enchaînement des crises financières et la menace de la déflation ont conduit de nombreux économistes et des banquiers centraux à proposer, en priorité, un éventail de mesures dites « non conventionnelles » pour éviter l’assèchement des flux de crédits. Toutefois, on peut noter deux difficultés qui émergent lorsqu’une banque centrale opte pour une politique de rachat massif d’obligations d’État à long terme. Ordinairement, une variation relativement moindre des réserves bancaires est suffisante pour soutenir une variation de taux. Ensuite, les actions de politique monétaire qui doivent stimuler la demande globale à travers leurs effets sur la liquidité peuvent exiger des injections plus larges de la base monétaire. Pour que la politique monétaire quantitative soit efficace lorsque les taux d’intérêt sont proches de zéro, la banque centrale doit s’engager dans des opérations d’open market qui augmentent son bilan.

Dans l’objectif d’accroître les actifs monétaires et de maîtriser les taux longs, un certain nombre de banques centrales ont acquis des actifs relativement illiquides, comme les titres d’État à long terme soumis à un risque de taux. Or la politique d’assouplissement quantitatif est en mesure d'être efficace si le public croit que les autorités monétaires, quelles que soient leurs opinions, continueront l’assouplissement monétaire. Un tel engagement pourrait exposer une banque centrale à un risque de perte en capital sur ses détentions d’obligations d’État lorsque les taux d’intérêt remonteront.

À la lumière de tous ces facteurs, nous affinons notre analyse dans une première section qui étudie le fonctionnement du bilan dans le sens de la banque centrale. Cela nous conduit à une deuxième section qui s’intéresse à l’analyse des bilans des banques centrales dans le contexte des mesures non conventionnelles de politique monétaire. En troisième lieu, la question de la structure financière des banques centrales sera analysée du point de vue de l’évolution des bilans au cours des récentes crises financières. Les mesures non conventionnelles de politique monétaire engagent la banque centrale à des opérations qui accroissent la taille et modifient la composition du bilan. Ce mécanisme pourrait renforcer l’exposition de son bilan à des risques de taux et de crédit du côté de l’actif comme de celui du passif. Cette question sera traitée dans une quatrième section. Enfin, la dernière section est consacrée à la conclusion.

Fonctionnement du bilan de la banque centrale

La plupart des bilans des banques centrales à travers le monde présentent des éléments communs (cf. tableau 1 ci-après), mais leurs structures varient considérablement d’un pays à un autre. Les banques centrales, comme toute autre institution, disposent d’un bilan composé d’un actif et d’un passif. Elles peuvent acquérir des actifs rapportant des intérêts avec de la monnaie qu’elles créent et encaissent donc en général des profits significatifs1. Certains de ces profits sont utilisés pour couvrir leurs dépenses.

Toutefois, un certain nombre d’économistes et de banquiers centraux s’accordent à souligner que les banques centrales n’ont pas besoin de capital positif pour les mêmes raisons que les banques commerciales (Stella, 2010 ; Svensson et Jeanne, 2007). Un niveau de capital négatif ne les expose pas au risque de dépôt de bilan dans la mesure où elles peuvent toujours faire face à leurs obligations de dettes en empruntant des devises. Ainsi, strictement parlant, elles n’ont pas besoin de capital (Stella, 1997).

Par ailleurs, elles ont des bilans construits suivant les mêmes principes que ceux des banques privées2. En effet, un certain nombre d’études montrent qu’elles s’intéressent de plus en plus à leurs fonds propres. Dans certains pays émergents, elles disposent d’un niveau de capital qui équivaut à 8,8 % du total de l’actif de leur bilan (Hawkins, 2004). Ce niveau de capital peut même atteindre 15,3 % dans certaines économies avancées. D’après Stella (2005), les seuls pays où le niveau de capital des banques centrales est négatif sont pour la plupart des pays d’Amérique latine perturbés par des problèmes d’instabilités monétaires.

Un nombre croissant de banques centrales définissent explicitement un objectif en termes de ratios de fonds propres. Depuis 1998, la Banque du Japon cible un ratio de fonds propres qui consiste à diviser le capital sur une période moyenne par le montant de billets de banque autour de 8 % à 12 % (Cargill, 2005). Un autre exemple est celui de la législation récente en Indonésie qui empêche le transfert de profits au gouvernement jusqu’à ce que la banque centrale constitue son capital à 10 % de ses engagements monétaires. La Réserve Bank of India a porté son capital et ses réserves à hauteur de 8 % de ses actifs (Hawkins, 2004).

Tableau 1 Bilan stylisé d’une banque centrale
* Dans le cas de la zone euro, les dépôts en monnaie nationale peuvent être considérés comme des facilités de dépôt marginales. Celles-ci permettent aux banques d’effectuer des dépôts à 24 heures auprès de la BCE à un taux prédéterminé. Le taux d’intérêt appliqué sur les facilités de dépôt marginales représente le troisième taux d’intérêt directeur de la BCE.
Source : BRI (2009).

Ainsi, les banques centrales montrent une grande aversion au capital négatif ou à un niveau faible de celui-ci. La relation qui découle de l’indépendance d’une banque centrale et des pertes peut être analysée de deux manières. D’abord, une banque centrale qui n’est pas indépendante est en mesure de réaliser des pertes. Celles-ci peuvent être le résultat de sauvetages incessants des banques en période de crise3 (Leone, 1994). Ensuite, une banque centrale indépendante qui réalise d’énormes pertes peut voir son indépendance davantage érodée.

Les mesures dites « non conventionnelles » de politique monétaire

Hormis les opérations d’open market, les banques centrales ont la capacité d’élargir leurs domaines d’intervention quand une crise financière se présente. Cette mission devient de plus en plus importante lorsque le système financier dans son ensemble est menacé. La crise financière de 2007 à 2010 a révélé qu’elles jouent à la fois le rôle de prêteur et d’investisseur en dernier ressort.

Pourquoi des mesures non conventionnelles de politique monétaire ?

Lorsque les économistes évoquent l’impuissance de la politique monétaire traditionnelle, ils font référence à une « trappe à liquidité ». Les responsables publics redoutent cette situation. Pour comprendre pourquoi, nous devons étudier la manière dont les banques centrales contrôlent l’offre de monnaie et les taux d’intérêt.

De façon générale, les banques centrales des pays industrialisés contrôlent essentiellement l’offre de monnaie par le biais des opérations d’open market. Elles peuvent intervenir sur le marché secondaire et acheter ou vendre de la dette publique à court terme. Lorsqu’elles agissent de la sorte, elles apportent de la monnaie à leur système bancaire ou en retirent. Elles modifient de cette façon ce que l’on appelle le taux directeur, c’est-à-dire le taux auquel les banques se prêtent mutuellement au jour le jour leurs surplus de réserves déposés auprès de leur banque centrale réceptive. En temps normal, le taux directeur donne une estimation du coût d’emprunt à tous les niveaux de l’économie ; le manipuler est l’un des outils les plus efficaces dont elles disposent. Lorsqu’une trappe à liquidité se présente, elles épuisent l’impact des opérations d’open market.

Ce moment redouté arrive quand la banque centrale abaisse les taux d’intérêt jusqu’au niveau zéro. De ce fait, en période de crise, réduire les taux d’intérêt à zéro peut ne pas suffire à restaurer la confiance et à contraindre les banques à se prêter les unes aux autres. Celles-ci se préoccupent davantage de leurs besoins en liquidités et font preuve d’une telle méfiance mutuelle qu’elles préfèrent conserver toutes les liquidités possibles plutôt que de les prêter. Dans ce climat de crainte, même si le taux directeur est proche de zéro, les taux d’intérêt auxquels les banques acceptent de se prêter les unes aux autres sont beaucoup plus élevés ; emprunter reste donc cher.

Les taux d’intérêt nominaux ne peuvent pas être négatifs pour deux raisons. D’abord, les taux d’intérêt nominaux négatifs supposent que les comptes bancaires soient rémunérés à des taux négatifs ; dans ce cas, les agents économiques préféreraient détenir la liquidité avec eux plutôt que de la placer à la banque ou même détenir des titres qui apportent un rendement négatif. Ensuite, ils sont conditionnés, d’une part, par l’existence de taux d’intérêt réels négatifs et, d’autre part, la banque centrale poursuit une politique de ciblage d’inflation explicite4. Or les autorités monétaires ne peuvent contrôler que le taux d’intérêt nominal et lorsque les anticipations d’inflation sont négatives en cas de déflation financière majeure, le taux d’intérêt réel ne peut être que positif.

Quand les taux d’intérêt approchent la limite zéro, d’une part, le coût d’opportunité de la monnaie est nul et, d’autre part, les titres à court terme apportent un rendement nul. Une telle situation conduit les opérations d’open market à un phénomène de « non-pertinence » (Eggertsson et Woodford, 2003). La proposition de « non-pertinence » de ces opérations, sous certaines hypothèses, implique que sous un régime de taux d’intérêt nominal proche de zéro, la monnaie et les titres à court terme deviennent des substituts parfaits.

Le levier des politiques d’assouplissement quantitatif et du crédit

L’une des armes les plus remarquables pour lutter contre la crise, que la Banque du Japon a utilisée entre 2001 et 2006 et qui a été plus récemment empruntée par d’autres grandes banques centrales à l’image de la Fed, est l’assouplissement quantitatif que le président de la Fed, Ben Bernanke, préférait appeler « assouplissement du crédit » (Bernanke, 2009). En théorie, de telles mesures non conventionnelles peuvent être mises en œuvre en combinant deux éléments du bilan de la banque centrale, la taille et la composition, ce qui a été défendu par Bernanke et Reinhart (2004). En ce qui concerne la taille, cela correspond à l’accroissement du bilan, tout en conservant sa composition inchangée (défini comme l’assouplissement quantitatif). Pour la composition, il s’agit de modifier la structure du bilan, tout en conservant sa taille inchangée, en remplaçant les actifs habituels par des actifs non conventionnels. Dans une crise financière et économique, l’actif et le passif du bilan jouent un rôle important dans la lutte contre les effets négatifs résultant du système financier. L’actif se présente comme un substitut pour l’intermédiation financière privée, par exemple, à travers les rachats de crédits. Le passif, notamment accru par les réserves excédentaires, fonctionne comme un mécanisme qui atténue le risque de liquidité sur le marché monétaire. Ainsi, l’actif et le passif du bilan interagissent étroitement lorsque des dysfonctionnements dans l’intermédiation financière sont reliés aux risques de liquidité des institutions financières, entraînant l’augmentation de la demande pour les réserves excédentaires.

Dans la pratique, compte tenu des contraintes sur la mise en œuvre de la politique monétaire, les banques centrales ont combiné les deux éléments de leur bilan, la taille et la modification de la composition, afin de renforcer les effets globaux de la politique non conventionnelle. L’assouplissement quantitatif, souvent utilisé de manière vague, s’adapte mieux comme un ensemble de mesures non conventionnelles faisant usage de l’actif et du passif de leur bilan, conçus pour absorber les chocs qui frappent l’économie (au sens large de l’assouplissement quantitatif).

D’un autre côté, Meltzer (2001) a montré qu’une base monétaire accrue pourrait affecter les prix d’autres actifs et les taux d’intérêt dans une direction expansionniste, même si les taux d’intérêt sont proches de zéro. Un tel résultat pourrait provenir d’une dépréciation de la monnaie nationale. Mais, au niveau de la trappe à liquidité, les bons du Trésor et la monnaie deviennent des substituts parfaits. Les opérations d’open market augmentant la détention de monnaie et réduisant les détentions privées de titres à court terme auraient alors des effets moindres ou même aucun effet sur les prix d’actifs et les taux d’intérêt. Par conséquent, une expansion de la base monétaire augmenterait les anticipations d’inflation et réduirait le taux d’intérêt réel dans l’hypothèse où cette expansion serait considérée comme permanente (Krugman, 1998). En principe, la banque centrale peut augmenter la base monétaire sans limite en achetant des obligations d’État, des obligations libellées en monnaie étrangère ou d’autres actifs. Une telle politique pourrait affecter les anticipations des agents économiques et influencerait le niveau des prix domestiques et le taux de change.

Pendant la crise récente, les banques centrales des pays industrialisés se trouvèrent précisément dans cette position. Elles réduisirent les taux d’intérêt quand la crise empira, à la fin de 2008 et au début de 2009. La Fed, la BCE, la Banque du Japon, la Banque d’Angleterre, la Banque nationale suisse, la Banque d’Israël et la Banque du Canada avaient ramené leurs taux directeurs à des niveaux historiquement bas à presque zéro. En comparaison avec les crises précédentes, cet exercice de politique monétaire a été remarquablement rapide et plus ou moins coordonné.

Dans l’idée monétariste, pour qu’il existe une trappe à liquidité, la composante actif/monnaie plus titres à court terme doit être un substitut parfait de tous les autres actifs (Meltzer, 1999). En pratique, la monnaie est un substitut imparfait d’une large série d’actifs financiers et réels, par exemple les obligations d’État, les obligations privées, les actions, les actifs financiers étrangers, le capital physique et les biens durables. Une modification de la politique monétaire entraîne un rééquilibrage de portefeuille. Ce changement de la politique monétaire affecte la demande nominale à travers les effets de substitution et de richesse sur les actifs réels et à travers les ajustements d’une large série de rendements financiers découlant des décisions de dépense. Lors de la crise des subprimes, la Fed a augmenté le stock des réserves bancaires de 10 Md$ en août 2007 à plus de 800 Md$ en avril 2009 (cf. tableau 2 ci-avant). Son bilan est passé de 900 Md$ dans la seconde moitié de 2007 à plus de 2 000 Md$ en avril 2009, soit une hausse de plus de 126 %.

Tableau 2 Bilan simplifié de la Fed (en millions de dollars)
Sources : Fed (données annuelles) ; réalisation par l’auteur.

Interventions liées à la stabilité du système financier mondial

Quand la crise financière de 2007 commença à prendre de l’ampleur en décembre aux États-Unis, la Fed a beaucoup étendu ses opérations de refinancement par la création de nouvelles modalités d’emprunt. La première a été le Term Auction Facility (TAF) qui visait les banques de dépôt en leur donnant de nouveaux moyens de se procurer des liquidités pour des périodes plus longues que le jour le jour. D’autres formes de prêts ont été initiées par la Fed comme la Primary Dealer Credit Facility (PDCF), qui permettait d’accorder des prêts au jour le jour aux primary dealers, aux banques, aux brokers dealers avec lesquels la Fed négocie lorsqu’elle réalise des opérations d’open market. D’autres facilités de liquidité ont été introduites comme le Commercial Paper Funding Facility (CPFF), l’Asset-Backed Commercial Paper Money Market Mutual Fund Liquidity Fund (AMLF), le Term Asset-Backed Securities Loan Facility (TALF)…

Ces multiples facilités de prêts étaient conduites de diverses manières et avaient différents objectifs ou cibles. Elles autorisaient parfois les établissements financiers à emprunter directement auprès de la Fed. Dans d’autres cas, elles permettaient à des établissements financiers d’échanger des actifs risqués tels que les titres adossés à des actifs (asset-backed securities – ABS) de qualité moindre, les obligations émises par des entreprises, le papier commercial contre de la dette d’État, liquide et sûre. Tout comme la Fed, la BCE et d’autres grandes banques centrales ont renforcé leur rôle d’intermédiation sur les marchés monétaires. Elles ont apporté un soutien important aux autres marchés du crédit durant la crise financière, la taille et la complexité de leur bilan se sont accrues de façon considérable (cf. graphique 1 ci-après). Rien ne les empêche de fournir de la liquidité dans le système au-delà de ce qui est nécessaire pour réaliser une politique de taux d’intérêt proche de zéro (Bernanke et Reinhart, 2004). Ces auteurs soulignent que la politique d’assouplissement quantitatif menée par la Banque du Japon entre 2001 et 2006 pourrait être interprétée comme étant un réengagement de la politique monétaire conduisant à conserver les taux d’intérêt à des niveaux proches de zéro.

Comme le laisse penser Bernanke (2009), l’approche du Système fédéral de réserve consistant à soutenir le marché du crédit est conceptuellement distincte de celle de la politique d’assouplissement quantitatif adoptée par la Banque du Japon. En effet, si l’assouplissement du crédit adopté par la Fed durant l’automne 2008 implique un accroissement du bilan de la banque centrale, le régime de politique d’assouplissement quantitatif de la Banque du Japon exerce son influence sur les comptes courants des établissements de crédit dans le passif de son bilan. De ce fait, dans cette dernière politique, la composition de prêts accordés par la banque centrale et l’achat de titres du côté de l’actif sont relayés au second plan. Cette opposition ne reflète en aucun cas un désaccord théorique, mais est le résultat de conditions financières et économiques différentes pour la politique de taux d’intérêt proche de zéro de la Banque du Japon et pour la crise des taux hypothécaires à haut risque aux États-Unis.

Graphique 1 Total actif du bilan de trois banques centrales
Note : le total du bilan de la BCE est fourni en millions d’euros (données hebdomadaires des Wednesday Historical Levels, Statistical Data Warehouse, du 31 juillet 2007 au 15 décembre 2010). Le total du bilan de la Banque d’Angleterre est fourni en millions de livres (données hebdomadaires des Wednesday Historical Levels, Statistics, Interactive Database, Monetary Financial Institution’s Balance Sheets, Income and Expenditure, Central Bank’s Balance Sheet Total Assets/Liabilities RPWB75 A Weekly). Le total du bilan de la Fed est fourni par la base de données de la Fed (Factoring Affecting Reserve Balances H.41). Les estimations sont basées sur la période allant du 31 juillet 2007 au 15 décembre 2010.
Sources : Eurosystème ; Système fédéral de réserve ; Banque d’Angleterre ; réalisation par l’auteur.

Au niveau international, la Fed a joué un rôle essentiel en accordant des lignes de swaps. Elle a échangé des dollars contre de la monnaie d’autres banques centrales. Cela autorisait donc ces dernières à prêter des dollars à ceux qui en avaient besoin dans les pays concernés. Cette solution consistait à prêter directement non aux établissements financiers situés en dehors des États-Unis, mais plutôt aux banques centrales étrangères qui pouvaient à leur tour accorder des prêts libellés en dollars aux établissements financiers se trouvant dans leur juridiction. La Fed reçevait en échange une somme équivalente libellée dans la monnaie de la banque centrale concernée. Comme le graphique 2 l’indique, ces lignes de swaps représentaient plus de 500 M$ en décembre 2008 ; elles ne commencèrent à diminuer qu’au printemps 2009.

Graphique 2 Évolution des prêts accordés par la Fed (en millions de dollars)
Sources : Système fédéral de réserve (données hebdomadaires, tableau H.41, « Factoring Affecting Reserve Balances ») ; réalisation par l’auteur.

Au cours de la première phase des perturbations financières, la taille du bilan de la BCE a faiblement varié. Elle commença à augmenter seulement lorsque la crise financière s’intensifia à la fin de 2008. L’Eurosystème adopta plusieurs mesures de soutien renforcé du crédit, ce qui contribua à l’accroissement de son bilan. Ces mesures ont ensuite été complétées par de nouveaux outils en mai 2009 (cf. graphique 3 ci-après). Le ratio total des billets en circulation/total de l’actif du bilan de la BCE a suivi une tendance baissière à partir de la fin de 2008. Cette situation s’est poursuivie en 2009 et 2010. Les mesures de soutien renforcé du crédit ont contribué à l’accroissement du bilan de l’Eurosystème. Tout d’abord, la BCE a commencé à mener toutes les opérations de refinancement sous forme d’appels d’offres à taux fixe, en servant toutes les soumissions reçues des contreparties. Ce changement opérationnel s’est assorti d’un élargissement temporaire des actifs éligibles admis en garantie des opérations d’open market qui a constitué le second pilier des mesures de soutien renforcé.

Le ratio opérations de refinancement à long terme/total de l’actif du bilan de la BCE met en évidence que le nombre et la fréquence de telles opérations se sont accrus durant le premier trimestre 2009. Au cours du second trimestre 2009, l’amélioration de la situation sur les marchés monétaires a entraîné une diminution progressive de ce ratio qui est passé de 30 % à près de 18 %. En revanche, la BCE a maintenu les mesures non conventionnelles de fourniture de liquidités afin d’encourager les banques de la zone euro à prêter au secteur privé. Elle a effectué sa première opération de refinancement à plus long terme d’une durée d’un an en juin 2009, présentée comme une extension de la troisième mesure de soutien renforcé du crédit. À travers cette mesure de renflouement des banques, ce même ratio a augmenté de plus de 130 % entre le 17 juin 2009 et le 24 juin 2009. En juillet 2009, la BCE a mis en œuvre le quatrième pilier du programme de soutien renforcé du crédit, à savoir l’achat ferme d’obligations sécurisées.

Graphique 3 Évolution du bilan de l’Eurosystème (en %)
Sources : Eurosystème (données hebdomadaires des Wednesday Historical Levels, Statistical Data Warehouse, du 31 juillet 2007 au 15 décembre 2010) ; calculs de l’auteur.

Relations théoriques entre structure financière et capital de la banque centrale

Stella (1997) est l’un des premiers à s’intéresser aux questions de solidité et de structure financières des banques centrales, en particulier celles d’Amérique latine. Selon cet auteur, il existe un certain nombre de raisons qui permettent de se pencher sur la notion de structure financière. La tendance de ces dix dernières années montre qu’une plus grande indépendance pour les banques centrales à mettre en œuvre la politique monétaire a soulevé la question de leur indépendance financière. Ensuite, elles ont été plus conscientes des risques auxquels elles sont confrontées grâce au recours à des techniques de gestion de risque. Sans oublier la norme édictée par le FMI (Fonds monétaire international) pour des niveaux élevés de transparence dans leurs pratiques comptables. Enfin, l’intérêt pour leur indépendance financière a également été stimulé par des débats publics dans plusieurs pays, comme la Finlande, le Japon, durant la période de la politique de taux d’intérêt proche de zéro et récemment avec l’évolution des bilans de la Fed et de la BCE.

Dans un article plus récent, Stella (2008) indique que plusieurs banques centrales ont subi de fortes pertes en capital au point qu’elles ont dû être recapitalisées par le gouvernement. Il souligne que la solidité financière d’une banque centrale peut déterminer la réussite ou l’échec de sa politique financière. Une banque centrale faible risque de réaliser des pertes. Si celles-ci atteignent un niveau suffisant, cela entraîne davantage de création monétaire, ce qui affecte à la fin les politiques monétaire et de change. L’étude de Stella montre que parmi les précédents les plus importants figurent la Banque d’Argentine, pour qui les pertes ont atteint 23,5 % du PIB au second trimestre 1989, et la Banque de la Jamaïque, dont les pertes durant les années fiscales 1988-1989 et 1991-1992 ont avoisiné 53 % du stock de réserves de monnaie.

Des déséquilibres moins spectaculaires ont perturbé la capacité de certaines banques centrales à réaliser la stabilité des prix ou ont conduit à des changements de politiques lorsque les pertes augmentaient. Par ailleurs, une banque centrale financièrement faible peut manquer de crédibilité pour maintenir un système de paiement domestique efficace.

En règle générale, lorsque le système financier montre des signes d’instabilité financière de la part de la banque centrale, une désintermédiation financière hors du système de paiement formel se produit. Les crises bancaires augmentent la capacité d’une banque centrale à démontrer de manière crédible qu’elle peut établir et maintenir la stabilité financière. L’absence de cette crédibilité aurait pour effet de retarder la restructuration des actifs moins rentables, de dissuader les investisseurs stratégiques et de perpétuer des primes de risque élevées. Tous ces facteurs peuvent contribuer à la baisse des prix d’actifs et de l’activité économique.

Cela est aussi valable pour une banque centrale puissante, la croyance du marché indiquant qu’elle peut adapter la politique afin d’éviter des pertes compromet sa crédibilité. L’exemple japonais en 2002 en est une parfaite illustration. Les marchés financiers avaient soulevé des inquiétudes sur la nécessité de maintenir la qualité du bilan de la Banque du Japon en limitant les achats massifs d’obligations d’État. La crainte des marchés s’expliquait par le fait qu’une éventuelle hausse des taux d’intérêt sur les obligations aurait pu conduire à des pertes susceptibles d’épuiser son capital et les réserves qu’elle détenait.

Or, si les pertes n’excèdent pas le niveau de seigneuriage et à condition que la banque centrale n’ait pas besoin de maintenir la stabilité des prix et celle des taux de change, de telles pertes et une détérioration de son bilan pourraient se poursuivre indéfiniment. Cette question est particulièrement pertinente parce que de nombreuses banques centrales ont directement ou indirectement financé des opérations coûteuses de sauvetages bancaires.

Par ailleurs, Stella (2003) s’appuyant sur les travaux de Leone (1994) a analysé les pertes de certaines banques centrales d’Amérique latine rapportées au PIB. Dans certains cas, des pertes continues ont été réalisées au cours des deux dernières décennies. Dans d’autres cas, comme au Pérou et en Bolivie, de nouvelles lois et la recapitalisation de banques centrales ont eu lieu avec les réformes économiques et ont conduit à une amélioration durable des situations financières.

En revanche, les banques centrales des grands pays industrialisés présentent un bilan à la structure bien différente de celle des pays d’Amérique latine. Ces cas sont illustrés par la Fed et la BCE. Dans le bilan consolidé de la Fed (cf. tableau 2 plus haut), près de 80 % des actifs sont constitués de titres du Trésor américain et d’obligations des organismes fédéraux. Le reste est composé de prêts divers liés à la crise des subprimes, d’or (évalué à un taux constant) et d’avoirs extérieurs. Quant au passif, la base monétaire s’est considérablement accrue et représente plus de 80 % du total du passif. Comme le précise Artus (2011a), la très forte hausse de la base monétaire a conduit à une dépréciation effective du dollar entraînant une baisse de la demande d’actifs en dollars.

À l’opposé, la BCE a été constituée avec un capital initial de 5 Md€. Au moment de sa création, des avoirs de change d’un montant de 39,5 Md$ lui ont été transférés par les pays participant à la troisième phase de l’Union économique et monétaire. Ce capital est passé de 5,76 Md€ à 10,76 Md€, à compter du 29 décembre 2010. Cette décision de la BCE résulte d’une évaluation de l’adéquation du capital statutaire réalisée en 2009. L’augmentation du capital a été jugée appropriée en raison de la volatilité accrue des taux de change, des taux d’intérêt, des cours de l’or et du risque de crédit. Le niveau maximal des provisions et des réserves de la BCE étant égal à celui du capital libéré, cette décision permettra au Conseil des gouverneurs de relever ses provisions d’un montant équivalant à l’augmentation du capital, à compter de la distribution d’une partie des bénéfices de l’exercice en cours. Dans une perspective de plus long terme, l’augmentation du capital – la première depuis douze ans – s’explique également par la nécessité de fournir une base en capital appropriée au sein d’un système financier qui s’est considérablement développé.

Afin de faciliter le transfert de capital en faveur de la BCE, le Conseil des gouverneurs a décidé que les banques centrales nationales (BCN) de la zone euro devraient verser leurs contributions supplémentaires au capital, à hauteur de 3 489 575 000 euros, en trois versements annuels de mêmes montants. En conséquence, les BCN appartenant actuellement à la zone euro ont transféré 1 163 191 667 euros, le 29 décembre 2010, au titre de leur premier versement. Les deux versements restants seront effectués respectivement à la fin de 2011 et à la fin de 2012. En outre, le pourcentage minimum du capital souscrit, que les BCN n’appartenant pas à la zone euro sont tenues de libérer à titre de participation aux coûts de fonctionnement de la BCE, a été ramené de 7 % à 3,75 %. Par conséquent, les BCN hors zone euro n’ont apporté que des ajustements de faible ampleur à leur part de capital, qui se sont traduits par des versements s’élevant au total à 84 220 euros le 29 décembre 2010.

De façon générale et en dépit des différences conceptuelles, plusieurs travaux qui se sont intéressés à la solidité financière ont fini par se focaliser sur la structure financière de la banque centrale. Le capital permet aux autorités monétaires d’agir sur les réserves tout en gérant les actifs. La difficulté de faire une distinction entre capital et solidité financière peut influencer de manière négative la confiance du public. Ainsi, ce n’est ni le capital, ni la structure financière de la banque centrale qui sont à l’origine de la crédibilité, mais c’est plutôt sa capacité à poursuivre des cibles politiques finales avec flexibilité et solidité financières (Cargill, 2005).

Toutefois, le débat sur la « décennie perdue » au Japon a mis en lumière l’élément du capital de la banque centrale en raison du déclin des fonds propres comme une contrainte de politique monétaire assouplie. Les détentions massives de titres d’État réduisent le capital de la banque centrale une fois que les taux d’intérêt commencent à monter et, par conséquent, limitent son efficacité à restreindre l’inflation. Comme le laissent penser un certain nombre d’économistes, l’exemple de la Fed et ses politiques d’assouplissement du crédit ont soulevé une vague d’interrogations quant à son exposition au risque de crédit par ses acquisitions de titres privés ou au risque de taux à travers ses rachats massifs de dettes publiques.

Comme Cargill (2005) le souligne, les banques centrales n’ont pas besoin de capital comme défini habituellement, mais elles doivent disposer d’une solidité financière. De manière institutionnelle, elles se présentent comme étant les principaux fournisseurs de liquidités dans la gestion des réserves obligatoires qu’elles imposent aux institutions financières. Ce système leur permet de jouer le rôle de prêteur en dernier ressort et de contrôler le montant total des crédits et de la monnaie. Cet auteur indique que la monétisation d’actifs, les prêts aux institutions financières ou les achats de dettes publiques ou privées n’exigent pas un niveau positif de capital.

Les conséquences possibles de l’accroissement des bilans

L’expansion et la modification de la composition des bilans ont des conséquences potentielles sur la solidité financière et l’indépendance opérationnelles des banques centrales. Dans l’étude qui nous intéresse, les rachats massifs d’obligations d’État les exposent à un risque financier : le risque de taux d’intérêt.

Le risque de taux d’intérêt

L’accroissement de la taille et la modification de la composition des bilans des grandes banques centrales lors de la récente crise financière les ont exposées à deux sortes de risques : celui de taux et celui de crédit. Quant au risque de change, il est relativement faible pour les grandes banques centrales5. La politique d’assouplissement quantitatif menée par certaines banques centrales, qui consiste à racheter des obligations d’État, pourrait se traduire par une perte en capital sur les détentions d’obligations si les taux longs remontent. Comme souligné plus haut, ces politiques non conventionnelles sont mises en œuvre dans l’objectif de soutenir le prix des obligations, ce qui fait baisser leur rendement. Le problème est que même si les taux courts sont proches de zéro, les taux longs peuvent ne pas l'être. D’autant plus que ce sont les taux longs réels, plutôt que les taux courts réels, qui affectent la consommation et les décisions d’investissement. Il est donc difficile de déterminer de quelle façon une opération d’open marketà grande échelle pourrait être en mesure de réduire les taux longs, en raison des difficultés à estimer les déterminants de la prime à terme des taux d’intérêt.

Au cours du quatrième trimestre 2010, la Fed a pris l’initiative de cibler les obligations d’État américaines par une politique de rachat de titres à long terme à grande échelle. Elle a indiqué qu’elle achèterait pour un montant de 600 Md$ d’obligations du Trésor américain d’ici au second trimestre 2011.

Comme en témoigne le rapport du FMI (2011b) sur la stabilité financière dans le monde, si les politiques monétaires accommodantes sont de nature à promouvoir la reprise économique, le maintien des taux directeurs à des niveaux proches de zéro et le recours à l’assouplissement quantitatif pourraient cependant avoir des effets pervers sur la stabilité financière, notamment en encourageant des investissements plus risqués. Tout cela peut contribuer à former une bulle sur les prix d’actifs, surtout dans les pays émergents où les capitaux affluent en raison des taux d’intérêt élevés dans ces zones. Sur ce point, Artus (2011b) précise que l’excès de liquidité dans les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) conduit à des entrées de capitaux très importantes dans les pays émergents, qui se portent surtout sur les actions.

Mais le problème qui se pose, et on le voit avec le Japon, est que le prolongement des taux d’intérêt à des niveaux très bas contribue à l’accumulation de dettes sur une longue période. Cela pourrait fort bien favoriser de nouvelles vulnérabilités financières. Un autre rapport du FMI (2011a) sur l’évolution des finances publiques souligne que les rendements obligataires des États ont progressé. Aux États Unis, par exemple, ils ont augmenté de 80 points de base pour les taux longs à dix ans. Selon ce rapport, le même phénomène est observable dans la plupart des pays industrialisés, exception faite du Japon. De ce fait, la politique d’assouplissement quantitatif par le biais des rachats d’obligations par les banques centrales a eu un effet moindre sur la baisse des taux longs.

La réticence des banques centrales à manier directement les taux d’intérêt à long terme pourrait avoir plusieurs raisons.

Premièrement, il est difficile de déterminer la quantité de titres à acquérir permettant de réaliser une baisse des taux longs.

Deuxièmement, détenir une grande quantité de titres à long terme expose la banque centrale à des pertes en capital une fois que la politique de taux d’intérêt proche de zéro est terminée. Lorsque les taux longs ont tendance à s’élever, comme le précise le FMI (2011a), et lorsque la banque centrale décide de revendre les titres d’État, cela pourrait entraîner une perte sur la valeur de l’actif.

C’est pour éviter un tel scénario dans la zone euro que la BCE (2009) avait noté que dans un environnement de taux d’intérêt extrêmement bas et de liquidité abondante, les marchés doivent être rassurés quant à la fermeté de l’engagement de la banque centrale d’abandonner les mesures non conventionnelles une fois la situation revenue à la normale. La conservation d’une politique monétaire accommodante sur une période prolongée risquerait de déclencher des tensions inflationnistes à l’avenir et d’ouvrir la voie à de futurs déséquilibres sur les marchés financiers.

Troisièmement, les banques centrales peuvent être préoccupées par le fait que leurs décisions de cibler les taux longs influent sur l’allocation de crédits d’une manière non souhaitable. Les marchés de capitaux à court terme tendant à être plus profonds et plus liquides que ceux à long terme, une banque centrale peut en effet opérer sur le compartiment de court terme sans pour autant agir sur la structure des taux. Similairement, opérer à travers le canal des réserves bancaires permet au système bancaire plutôt qu’à la banque centrale de déterminer l’allocation de crédits.

Il ne faut pas non plus oublier que fixer un plafond pour les taux longs peut poser des problèmes de crédibilité et d’indépendance pour la banque centrale. Comme les taux longs reflètent les anticipations des marchés sur les taux courts futurs, une fois que les taux courts commencent à remonter, les investisseurs qui détiennent un volume suffisant de titres d’État peuvent subir de lourdes pertes en capital.

Cependant, l’insolvabilité de la banque centrale nécessite d'être interprétée avec précaution (Ueda, 2004). Tant qu’elle ne procède pas à une vente à grande échelle de titres d’État, la question de la solidité financière dans le sens comptable ne se pose pas. D’après cet auteur, en fonction de l’évolution de la demande de la base monétaire, la banque centrale peut être contrainte à injecter à nouveau de la liquidité afin de maintenir la cible des taux courts proche de zéro.

L’utilisation d’opérations de vente ferme de titres d’État peut conduire à la réalisation de grandes pertes en capital. La seule façon d’éviter cela est que les banques centrales soient en mesure d’absorber les fonds en émettant leurs propres titres à court terme. Force est de souligner, dans ce cas, qu’elles pourraient subir des pertes seulement si les taux d’intérêt sur de tels titres excèdent les rendements sur les titres d’État. Ensuite, et sur un niveau plus général, la banque centrale n’est pas une entreprise dans le sens du marché privé et ne peut en aucun cas être insolvable. Son cadre institutionnel est un moyen de réaliser la stabilité des prix et de délimiter le risque systémique. Il est clair qu’elle peut absorber une perte et continuer à avoir des actifs pour créer de la liquidité par ses opérations d’open market. L’exigence essentielle de maintenir un degré de séparation fonctionnelle avec le gouvernement est qu’elle soit capable de générer un profit suffisant pour couvrir les dépenses potentielles. Notons qu’aussi longtemps qu’elle génère du profit pour couvrir les coûts de fonctionnement, elle bénéficie de la solidité financière nécessaire pour conduire la politique monétaire, quelles que soient les mesures de fonds propres.

De plus, l’indépendance de la banque centrale ne doit pas être une contrainte institutionnelle pour réaliser l’objectif d’un environnement monétaire et financier stable si un certain degré de coopération avec le gouvernement s’avère nécessaire. Comme Goodfriend (2010) le note, la Fed pourrait construire son compte capital de deux manières avec la collaboration des autorités budgétaires. Ces dernières pourraient transférer des titres du Trésor directement à la Fed. La deuxième solution est qu’elles lui laissent conserver les intérêts perçus pour constituer un capital excédentaire de façon progressive. Selon cet auteur, la première solution est préférable car elle est immédiate. Puisque l’élargissement du compte capital n’aurait pas de coût financier aussi longtemps que la Fed perçoit des intérêts. Par la suite, elle s’engage à retourner au Trésor les intérêts perçus sur les bons du Trésor. Goodfriend précise que cet élargissement du compte capital lui assurerait son indépendance financière et améliorerait considérablement ses pouvoirs de stabilisation macroéconomique à la limite zéro des taux d’intérêt.

Toutefois, pour que la politique d’assouplissement quantitatif soit efficace et pour éviter à la banque centrale des risques de taux et de crédit, les autorités budgétaires ont l’obligation de conserver le compte capital de celle-ci à un niveau raisonnable sans interférer dans son indépendance opérationnelle et politique. Il faut noter qu’une telle politique aurait des conséquences sur le déficit public. La solution peut être l’introduction d’un nouveau taux d’intérêt variable sur les obligations d’État (Bernanke, 2003). Ce moyen peut permettre l’immunisation du bilan de la banque centrale contre les fluctuations de taux d’intérêt ou, plus simplement, un engagement public de la part des autorités monétaires à garantir la stabilité des prix afin qu’elle ne soit pas compromise par un risque de taux d’intérêt. Cette conversion de taux, selon Bernanke, en taux swap protégerait la position de capital de la banque centrale contre une éventuelle hausse des taux d’intérêt à long terme, ce qui supprimerait le risque de bilan associé aux opérations d’open market de titres d’État6.

Les normes de Bâle sont-elles applicables aux banques centrales ?

Les interventions des banques centrales lors de la crise financière de 2007-2010 nous interpellent sur la nécessité de l’application des accords de Bâle dans la gestion de leurs fonds propres. Il y a un certain nombre de raisons montrant que l’application de ces principes est difficile à imposer aux autorités monétaires. Les ratios de fonds propres de Bâle I sont non applicables aux banques centrales. Ils ont été mis en place pour favoriser l’harmonisation internationale des règles nationales de contrôle des établissements bancaires. Il s’agissait alors de recommander aux institutions financières d’envergure internationale de respecter un ratio d’au moins 8 % entre leurs fonds propres et leurs crédits risqués. Les banques centrales n’ont pas vocation de s’engager dans une compétition économique avec les banques commerciales, d’autant plus que les structures financières des banques centrales sont très différentes et extrêmement difficiles à comparer d’un pays à un autre.

Le capital d’une banque centrale, reflétant la différence entre l’actif et le passif en dehors du capital, est plus difficile à mesurer dans une perspective économique que celui d’une entreprise (cf. graphique 4 ci-après). Ainsi, le capital peut entraîner une sous-évaluation ou une dégradation de la solidité financière de la banque centrale. C’est pourquoi celle-ci dispose d’un grand potentiel hors-bilan d’actifs et de passifs différents de celui des banques. Dès lors, les fonds propres sont difficiles à interpréter. Comme le laisse penser Artus (2011a), les banques centrales n’ont aucune raison de s’appliquer les règles de la comptabilité privée. De fait, la responsabilité des autorités monétaires de réduire le risque systémique suppose qu’un passif élevé soit évité pour les institutions financières en difficulté afin d’empêcher une instabilité financière.

Contrairement aux accords de Bâle qui stipulent des principes communs pour déterminer le ratio de fonds propres des banques commerciales, il y a une large variété d’approches pour mesurer le capital des banques centrales aussi bien que les risques auxquels elles sont exposées. Une politique de capital commune n’est pas établie pour ces dernières.

Jusqu’à récemment, la plupart des banques centrales des pays industrialisés ont consenti peu d’attention au compte capital, pas plus qu’elles n’ont déterminé un montant de capital basé sur les risques auxquels elles peuvent être exposées. Avant qu’elle n’acquière son indépendance en 1998, la Banque du Japon ne mettait pas en évidence le compte capital et ne publiait pas un ratio de fonds propres. Ce n’est qu’à partir d’avril 1998 qu’elle a commencé à introduire plus de déclarations d’informations financières détaillées. Cette politique qu’elle a mise en application a contribué à son indépendance et à sa crédibilité, deux facteurs qui ont amélioré sa capacité à analyser et à évaluer sa solidité financière.

Graphique 4 Ratio capital/total actif du bilan (Fed, BCE) (en %)
Sources : Système fédéral de réserve ; Eurosystème ; calcul de l’auteur.

Toutefois, il n’est guère facile d’établir une distinction entre les tensions liées à la liquidité et celles liées à la solvabilité (Crockett, 2008). Selon cet auteur, une perte de liquidité entraîne une perte de valeurs pouvant alors transformer un problème de liquidité en un problème de solvabilité. Les banques d’envergure internationale peuvent devenir illiquides avant de devenir insolvables. Mais ce problème ne se pose pas au niveau des banques centrales. Ces dernières se présentent comme les seuls acteurs susceptibles d’intervenir sur les marchés financiers en cas de problèmes de liquidité. La diversité des mesures non conventionnelles mises en avant et la rapidité avec laquelle elles sont intervenues dans tous les niveaux de la sphère financière démontrent qu’elles peuvent mener la politique monétaire sans avoir recours à un ratio de fonds propres. Artus (2011a) note que lorsqu’une banque centrale réalise une perte en capital, elle peut la compenser par une provision à son actif sans que rien d’autre ne se produise. Le risque encouru n’est donc pas la qualité des actifs qu’elle détient, mais la quantité de monnaie créée. Artus réfute l’idée selon laquelle les achats massifs de dettes publiques par la BCE des pays en difficulté de la zone euro dégraderaient la qualité de son bilan. Lorsqu’on compare les bilans des grandes banques centrales de l’OCDE du point de vue de la quantité de monnaie de banque centrale, ceux de la Banque du Japon et de la Fed se présentent comme les plus dangereux. Comme le précisent Aglietta et De Boissieu (1999), les ressources du prêteur en dernier en ressort doivent être potentiellement illimitées, c’est-à-dire immédiatement mobilisables et très au-dessus des besoins de liquidités non anticipés qui apparaissent dans les marchés en crise7. Globalement, il n’y a pas de doute que la banque centrale ait la capacité et les pouvoirs de fournir une assistance d’urgence de liquidité.

La plupart des grandes banques centrales ont réagi de façon énergique à la crise financière depuis son apparition en août 2007. Dans le souci de stabiliser le système financier mondial, elles ont procédé à l’accroissement de la taille et à la modification de la composition de leur bilan. Les mesures non conventionnelles de politique monétaire ont favorisé l’injection massive de liquidités dans le système financier et permis d’éviter une crise financière incontrôlée. Lors des dysfonctionnements observés sur les marchés du crédit, les banques centrales ont joué leur rôle de prêteur et d’investisseur en dernier ressort. Simultanément, elles ont abaissé les taux d’intérêt à des niveaux proches de zéro et sont venues en aide aux institutions financières et non financières qui étaient à court de liquidités.

Ces différentes interventions ont un coût financier et pèsent sur le bilan de la banque centrale. Elles l’exposeraient à une éventuelle perte en capital une fois que le système financier serait stabilisé. C’est pourquoi cet article étudie le capital de la banque centrale et analyse les différents scénarios compatibles avec l’application des politiques d’assouplissement quantitatif. En formulant une stratégie d’abandon de ces mesures, la banque centrale doit examiner toutes les conditions nécessaires qui lui permettent de réduire son bilan sans compromettre la stabilité du système financier.

Une période prolongée d’intervention de la banque centrale dans le système financier comporte un risque de fausser l’allocation des ressources dans le système financier. Une fois que l’intermédiation financière est rétablie dans ses fonctions normales, l’intervention de la banque centrale ne s’avère plus nécessaire car elle fait peser un risque sur son bilan. En revanche, il est difficile pour les autorités monétaires d’abandonner les mesures non conventionnelles de politique monétaire lorsque les dysfonctionnements d’intermédiation financière privée menacent la stabilité du système financier.

Comme nous l’avons souligné dans cet article, la banque centrale n’est pas une entreprise dans le sens du marché privé et ne peut en aucun cas être insolvable. Par exemple, Goodhart (2000) note que l’origine véritable du pouvoir de la banque centrale résiderait moins dans son monopole d’émission de la monnaie centrale que dans le fait qu’elle est la banque de l’État, ce qui lui donne la possibilité d’intervenir sur les marchés financiers sans se soucier de la profitabilité de ses opérations.


Notes

1 Lorsqu’une banque centrale achète des actifs, elle crée de la monnaie de banque centrale. Elle peut encaisser des profits en vendant les actifs si le prix de vente excède le prix d’achat. Toutefois, l’effet contraire peut se réaliser, surtout lorsqu’elle détient des actifs dont les rendements peuvent varier, comme les obligations d’État qui peuvent subir une variation de taux d’intérêt ; il en est de même pour les actifs étrangers.
2 Chaque année, le capital des banques centrales est augmenté ou diminué par le montant des bénéfices non distribués (retained earnings) ou des pertes. Les bénéfices non distribués sont égaux aux profits moins les dividendes payés au gouvernement et/ou aux actionnaires.
3 Ici, il faut noter que les pertes peuvent également provenir d’une large détention de titres dont les prix ou les taux d’intérêt peuvent varier. Par exemple, si la banque centrale achète des obligations dans l’objectif d’influer sur les taux longs à la baisse, au moment où elle décide de revendre ces titres et s’il y a variation des taux d’intérêt, elle peut subir une perte liée à la hausse des taux.
4 Le taux d’intérêt nominal est la somme du taux réel et des anticipations d’inflation, l’existence d’un taux nominal négatif suppose que le taux réel soit négatif et également supérieur en valeur absolue à la cible d’inflation. L’inconvénient se présente dès lors que l’on est en phase de situation déflationniste, le taux réel ne peut qu’augmenter, ce qui limite la baisse des taux nominaux à zéro.
5 Les réserves de change permettent à une banque centrale d’intervenir, notamment pendant des crises financières, pour garantir à terme la convertibilité de sa monnaie et en cas de difficultés d’accès aux marchés de capitaux. Ainsi, les interventions sur les marchés des changes peuvent être une façon d’induire de fortes modifications de la taille et de la composition du bilan de la banque centrale. Ce cas concerne plus les économies émergentes que les économies développées.
6 L’avantage de cette méthode est que la banque centrale ne subit pas de perte en capital lorsqu’elle maintient son taux directeur à un niveau proche de zéro. Puisque les taux courts futurs anticipés dépendent de la variation des taux courts courants, le flottement des taux reste à un niveau où la banque centrale ne réalise pas de pertes sur les obligations qu’elle détient.
7 Aglietta et De Boissieu (1999) ont montré que le rôle de prêteur en dernier ressort est un acte de souveraineté qui n’est crédible que si les moyens disponibles sont potentiellement illimités, c’est-à-dire non prédéterminés par des montants préalables ou empruntables instantanément. L’élasticité de la monnaie dans ce cas doit être infinie.

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