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 Perspectives sur l’inclusion financière


Rakesh MOHAN
La partie la plus pauvre de la population indienne, en particulier dans les campagnes, n’a pas accès aux services bancaires ou d’assurance. La question de l’inclusion financière constitue donc un enjeu important de politique économique. En se basant sur des comparaisons internationales, l’auteur soutient ici que la situation n’est en fait pas si mauvaise qu’habituellement présentée et qu’elle doit être analysée en détail. Pour aider les populations les plus pauvres, il faut notamment bien cerner leurs besoins dont une partie, la santé par exemple, peuvent être couverts par l’État sans obliger ces populations à recourir à des financements coûteux et inutiles. Par ailleurs, il faut que les autorités et les acteurs financiers répondent aux véritables besoins de ces populations en leur fournissant des produits adaptés.

L’économie indienne a connu une croissance accélérée au cours de la dernière décennie. De façon plus notoire, elle a montré des signes de durabilité et de stabilité financière malgré les pressions causées par des chocs externes imprévus comme la crise mondiale récente. Cependant, en dépit de cette transition réussie vers un niveau plus élevé de croissance, le caractère inclusif de cette croissance demeure l’une des préoccupations et priorités dans l’agenda des mesures gouvernementales.

Le point clé souligné dans cet article est que la situation de l’inclusion financière en Inde n’est pas aussi évidente que ce qui est habituellement considéré, les preuves en sont mitigées et la situation n’est pas aussi mauvaise que certaines analyses récentes le montrent. Il apparaît qu’il existe un accès relativement sain aux structures formelles sécurisées pour l’épargne, mais l’accès au crédit dans les zones rurales n’a pas progressé autant que l’on aurait pu l’envisager. En particulier, le recours aux sources informelles de crédit a augmenté pour financer les besoins urgents et la consommation. Ainsi, les mesures prises pour atteindre une inclusion financière globale doivent être soigneusement adaptées pour répondre aux réalités du terrain.

Énigme : l’Inde est-elle vraiment sous-bancarisée ?

La question clé qui définira le cadre des stratégies visant à atteindre une inclusion financière universelle est de savoir si l’Inde est vraiment sous-bancarisée. La réponse est moins claire que l’habituel postulat. Il ne fait aucun doute que la profondeur financière de l’Inde est bien moindre que celle d’autres pays asiatiques, mais les revenus par habitant des États avec lesquels la comparaison se fait habituellement sont bien supérieurs à ceux de l’Inde. Ainsi, s’il est vrai que mesurée avec les systèmes conventionnels, tels que les crédits bancaires au secteur privé ou les actifs bancaires totaux en proportion du PIB, la pénétration indienne est faible même en comparaison avec d’autres économies émergentes, il est peut-être plus intéressant de replacer ces indicateurs dans le contexte du PIB par habitant. Comme on le voit sur le graphique 1, étant donné la faiblesse du PIB indien par rapport aux autres pays, son degré de pénétration financière se situe au-dessus de la tendance. Ainsi, s’il est essentiel de déployer des efforts continus pour étendre la portée du système bancaire indien, il n’est peut-être pas correct de présumer que la population indienne est sous-bancarisée au vu de ses revenus actuels.

Graphique 1 Analyse interpays
Note : les données concernent 155 pays pour 2009.
Source : Indicateurs du développement dans le monde, Banque mondiale.

Une augmentation rapide de la profondeur financière indienne a eu lieu au cours de la dernière décennie, en parallèle à une hausse des revenus. Ainsi, au fur et à mesure que cette croissance se manifeste et que les niveaux des revenus indiens s’approchent des niveaux actuels de l’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations), la profondeur financière deviendra non seulement comparable à celle qu’ils connaissent actuellement, mais aussi elle risque d'être bien plus importante si les tendances actuelles se poursuivent.

Il y a un autre point à prendre en compte pour évaluer l’inclusion financière en Inde. Puisque seule la moitié environ de tous les comptes d’épargne sont ouverts au sein de banques commerciales, il est important de prendre en compte toutes les institutions qui desservent les zones rurales, des sociétés coopératives agricoles de crédit aux bureaux de poste. Ce faisant, il semble que pour tout le pays, en 2007, on trouve 82 comptes pour 100 adultes. Si l’on observe par ailleurs que 20 % des ménages vivent sous le seuil de pauvreté, ces derniers ne devraient avoir aucune économie à placer en banque. Cette estimation a été corroborée par le NCAER (National Council of Applied Economic Research) et l’enquête Max New York Life Insurance qui évalue que 20 % des ménages ne détiennent aucune économie1. Par conséquent, en excluant les individus sous le seuil de pauvreté, « nous estimons le nombre de comptes à 105 pour 100 adultes »2. L’accès aux institutions bancaires formelles en Inde ne peut donc être décrit comme particulièrement mauvais, même après avoir considéré les comptes multiples détenus par les foyers aux revenus supérieurs.

En regardant en arrière, on observe un ralentissement des activités bancaires dans les années 1990, ce qui semble avoir mené à un renversement dans l’expansion des activités bancaires formelles sur cette décennie, en comparaison de leur rapide progression dans les années 1970 et 1980. Pendant les années 1990, du fait d’une régulation prudentielle plus efficace et d’une supervision plus stricte, les banques étaient occupées à épurer leurs bilans et le développement de leurs crédits à la petite industrie et aux structures agricoles s’était ralenti. C’est également au cours de cette période que de nombreuses banques du secteur public sont entrées en Bourse et leur gestion s’est concentrée sur leurs résultats financiers. La conséquence a été une diminution de leur couverture des populations les plus pauvres, en particulier en zones rurales. Quand leurs bilans ont été épurés en 2002-2003, elles ont recommencé à prêter pour ces activités et ont également répondu aux exhortations du gouvernement après 2004. Après le rétablissement des années 2000, les données ne suggèrent pas que l’Inde est nettement sous-bancarisée. Ainsi, de manière relative et contrairement à l’opinion commune, il est difficile de conclure que l’Inde est particulièrement sous-bancarisée.

Les préoccupations concernant l’inclusion financière

Alors pourquoi ce sujet préoccupe-t-il tant, comme l’illustre le rapport du comité Rajan3 ? Deux points importants doivent être traités : la surdépendance vis-à-vis de la finance informelle et l’augmentation relativement lente des dépôts dans les zones rurales.

Surdépendance vis-à-vis de la finance informelle

Certaines des inquiétudes récentes concernant l’inclusion financière proviennent des résultats de l’enquête All-India Debt and Investment Survey (AIDIS), menée en 2002. La proportion des sources de crédit non institutionnelles dans les crédits aux ménages ruraux a sensiblement baissé, d’environ 93 % en 1951 à environ 36 % en 1991, avec la part des prêteurs sur gage qui a chuté de 71,6 % à 16,90 %. Les données de l’AIDIS révèlent que la proportion de ces usuriers a ensuite augmenté à nouveau jusqu’à 29,6 %, tandis que la part du crédit non institutionnel en général est revenue à 42,9 %. En dépit de l’accroissement de la bancarisation, ces données suggèrent que le système formel de crédit n’a pas été capable de pénétrer les marchés de la finance informelle de façon adéquate ; au contraire, il a plutôt reculé dans certaines proportions ces dernières années.

Puisque l’Inde n’est pas particulièrement sous-bancarisée, pourquoi constate-t-on ce large recours aux sources informelles de crédit ? En premier lieu, même si les moyennes nationales peuvent se révéler encourageantes, il existe de très grandes disparités régionales. Les régions où les revenus sont les plus bas – centre, est et nord-est – sont mal desservies. Ensuite, une importante proportion de crédits informels sont contractés par les individus les plus pauvres pour financer des produits de consommation, des soins médicaux ou d’autres urgences, des mariages, des décès ou des dépenses d’éducation. Plus de 60 % des prêts souscrits auprès d’entités non institutionnelles visaient au financement de ces éléments pour lesquels les institutions du secteur formel n’accordent pas de crédits. Avec un niveau de revenu et de patrimoine faibles, les pauvres offrent peu de garanties et leurs flux monétaires sont très faibles, ce qui rend très difficile l’obtention de crédits institutionnels pour la consommation ou pour couvrir des urgences. Ainsi, plus le niveau de revenu est bas, plus on constate le recours à la famille, aux amis ou à des prêteurs d’argent pour satisfaire des besoins financiers immédiats.

Cependant, il est intéressant de remarquer que, alors que leur manque de solvabilité est lié à de faibles revenus et à l’absence de garanties, les dettes importantes sont contractées par les familles afin de pourvoir à des besoins qui auraient dû être satisfaits par les services publics, en particulier dans le domaine de la santé ou de l’éducation. En d’autres termes, ces mêmes ménages pauvres seraient plus riches et même potentiellement solvables aux yeux des créanciers s’ils n’étaient pas contraints de dépenser leur revenu pour subvenir à des besoins de base qui sont financés par le gouvernement dans la plupart des autres pays. Il est difficile d’imaginer comment le secteur institutionnel formel peut satisfaire ces besoins de manière prudente. Les besoins des pauvres se résument probablement à de meilleurs services publics, ainsi qu’à une amélioration de leurs revenus et de leur protection sociale, et non à une capacité accrue à s’endetter qui pourrait les mener encore plus loin dans la pauvreté. Les événements récents liés à l’endettement excessif des ménages pauvres auprès des institutions de microfinance le montrent, un fait à ne jamais oublier. Le secteur financier ne peut se substituer aux insuffisances du gouvernement pour fournir les services publics essentiels.

Une économie rurale en mutation

Les données semblent indiquer que la mobilisation de l’épargne n’a pas évolué avec le type de revenus et les autres changements en cours dans les zones rurales. Les activités non agricoles représentent désormais au moins la moitié des revenus dans les campagnes. La monétisation y progresse rapidement de façon très claire. On a constaté un large déclin dans la proportion des céréales et des légumes secs dans la production totale (agriculture et activités connexes), de 38,4 % en 1960-1961 à 25,4 % en 2007-2008. D’autre part, les proportions représentées par les autres secteurs, comme le bétail, la pêche ou les activités non céréalières, ont connu une importante augmentation. Une révolution silencieuse s’est déroulée sur les vingt dernières années, invisible pour la plupart des chercheurs et hommes politiques. La valeur de la production de nourriture végétale non céréalière et de nourriture non végétale (bétail et pêche) est plus importante que celle des céréales. En principe, ces activités devraient être plus fortement basées sur le crédit. Il est, par conséquent, de la plus haute importance que notre vision de ce qu’est l’agriculture évolue d’une vision simple – le riz et le blé – à une vision plus complexe, afin que les hommes politiques puissent donner sa véritable importance au secteur et réagir en conséquence. Une telle reconnaissance aiderait à réorienter les activités bancaires en zones rurales vers une structure du crédit plus appropriée et donc une inclusion financière qui refléterait la structure émergente de l’activité économique, à la fois agricole et non agricole.

L’inclusion financière nécessite d’aller au-delà du simple secteur bancaire

Les sections précédentes soulignent les caractéristiques de l’économie indienne qui appellent à une stratégie plus globale d’inclusion bancaire que la simple croissance des dépôts et du crédit. En premier lieu, on trouve le besoin de mettre au point des services financiers appropriés. Le manque de services et de produits adaptés laisse aux ménages pauvres des régions rurales peu de possibilités, sauf de faire appel au secteur informel qui accepte les petits montants, propose un service de proximité, finance tous types de besoins (productifs et non productifs, comme les produits de consommation, les festivités, les mariages, les actes médicaux et les urgences) et garantit la simplicité des opérations. Par conséquent, les institutions financières doivent mettre au point des produits d’épargne, de crédit, d’assurance et de transfert sur mesure pour les populations plus faibles et pauvres, en prenant en considération leurs besoins et leur capacité de remboursement. En plus de produits d’épargne et de crédit, les ménages pauvres ont également besoin d’assurances. Les dépenses liées à la santé dépassent actuellement les revenus de nombreux ménages, pouvant les conduire au piège du surendettement. Les compagnies d’assurances doivent ainsi créer des produits d’assurance à bas coût pour les populations pauvres des campagnes. La viabilité de ces produits a été démontrée par différents programmes pilotes à travers le pays, par exemple dans la province du Karnataka. Le besoin de produits d’assurance contre les mauvaises conditions climatiques se fait également sentir pour protéger les fermiers des pertes liées à des pluies trop abondantes ou insuffisantes, mais ces produits sont difficiles à créer et à mettre en place d’une manière actuarielle durable.

De plus, des infrastructures de soutien sont cruciales pour atteindre l’inclusion financière. La capacité d’absorption de crédit des populations financièrement exclues aujourd’hui dépendrait non seulement de leurs revenus, mais aussi d’autres facteurs comme un environnement de politique économique approprié, couplé à des infrastructures et à un système de distribution. Le gouvernement a un rôle important à jouer dans la construction d’infrastructures adéquates telles que routes, réseaux électriques, transports publics et réseaux de commercialisation, qui faciliteraient la production et la distribution des produits par les populations des régions rurales ou reculées. Comme mentionné plus haut, des dépenses gouvernementales dans les secteurs sociaux tels que la santé, l’éducation, l’eau et l’hygiène contribueraient également à améliorer la capacité d’absorption de crédit des emprunteurs, comme elles leur épargneraient les dépenses qu’ils supportent aujourd’hui. Une importante proportion des emprunts contractés par les ménages à faible revenu le sont pour des raisons médicales ou pour couvrir d’autres urgences. Par conséquent, les prêts souscrits auprès de sources non institutionnelles pourraient être réduits de façon significative si la santé, l’éducation et les autres services étaient fournis aux foyers ruraux à un coût abordable, incluant des assurances-maladie appropriées assorties de primes raisonnables. Le gouvernement a ainsi un rôle primordial à jouer dans l’amélioration de l’inclusion financière, en renforçant les infrastructures rurales et en construisant un environnement favorable.

L’inclusion financière est un objectif de politique économique important pour l’Inde et la Reserve Bank of India met au point plusieurs mesures visant à étendre la couverture des services financiers. Cet article souligne le fait que l’inclusion bancaire en Inde n’est pas aussi évidente qu’on le prétend habituellement. L’observation de la pénétration financière en liaison avec le niveau de revenu par habitant indique que l’Inde se trouve mieux lotie que prévu. De plus, si l’on prend en considération toutes les institutions financières, y compris les sociétés coopératives agricoles de crédit, les bureaux de poste…, l’accès aux institutions financières formelles en Inde ne peut pas être décrit comme particulièrement mauvais, même après avoir pris en compte le fait que les ménages aux revenus supérieurs détiennent de multiples comptes.

Les deux points cruciaux à considérer dans la définition des stratégies sont la surdépendance vis-à-vis de la finance informelle, particulièrement pour les besoins liés à la consommation, à la santé et aux autres urgences, à l’éducation..., et la structure changeante de l’économie rurale. Étudiant les causes de cette surdépendance aux sources informelles de crédit, les solutions qui apparaissent sont la création de meilleures infrastructures publiques de santé et d’éducation ainsi que d’infrastructures de soutien pour augmenter les opportunités de générer des revenus supérieurs. Plutôt que d’attendre que les banques compensent ces besoins en crédits, il est important d’augmenter la solvabilité des ménages pauvres à travers d’autres programmes et services. Sans de telles mesures, l’endettement augmentera et les récents événements liés à l’endettement excessif des foyers pauvres auprès des institutions de microfinance soulignent très clairement les effets nocifs d’une telle stratégie. Concernant l’économie rurale, il est vrai que la mobilisation de l’épargne n’a pas suivi le type de revenus et les autres changements à l'œuvre dans les campagnes. Tandis que les activités non agricoles comptent désormais pour au moins la moitié de la création de revenus en zones rurales, il est crucial que la perception du secteur agricole change – il ne s’agit plus seulement de la production de céréales alimentaires de base, mais d’une structure plus complexe –, afin que les responsables économiques puissent lui assigner sa véritable importance et agir en conséquence. Les activités bancaires dans les campagnes devraient être réorientées vers une structure de crédit plus appropriée, c’est-à-dire vers une inclusion financière qui reflète la nouvelle structure émergente de l’activité économique. De plus, il est également important de chercher à réduire les coûts supportés par les usuriers desservant les communautés rurales en mettant en place des bureaux d’information sur le crédit, en développant des techniques d’évaluation des risques, en adoptant de nouvelles technologies et en utilisant des facilitateurs d’affaires et des correspondants pour augmenter sa diffusion.

Pour résumer, il est important de replacer l’inclusion financière dans la bonne perspective afin de s’assurer que les stratégies mises en place atteignent les bonnes cibles. Cela requiert des stratégies appropriées de la part des banques, des institutions financières et du gouvernement. Tout en visant l’inclusion financière généralisée, il est nécessaire de s’assurer que les besoins des communautés et le système financier institutionnel sont équilibrés. Dans la pratique, le fait de constater que l’accessibilité des produits financiers en Inde n’est pas particulièrement mauvaise devrait éloigner l’attention des simples ouvertures de comptes bancaires et la porter sur la prise en compte des changements cruciaux qui sont vitaux sur le terrain pour permettre une inclusion financière universelle.


Notes

Vice-gouverneur, Reserve Bank of India (RBI) (2002-2004 ; 2005-2009) ; professeur, Practice of International Economics of Finance, School of Management ; senior fellow, Jackson Institute of Global Affairs, Yale University.Cet article est basé sur des travaux précédemment réalisés par l’auteur. Voir le chapitre 6 de Growth with Financial Stability: Central Banking in an Emerging Market, New Delhi, Oxford University Press, 2011.Une version complète de cet article a été publiée dans la Newsletter du centre de recherche indien INDICUS (New Delhi), www.indicus.net.
1 D’après le Tendulkar Committee of the Planning Commission, la pauvreté en Inde était estimée à 37,2 % en 2004-2005.
2 Reserve Bank of India, 2008.
3 Rapport du Committee on Financial Sector Reforms, présidé par Raghuram Rajan, Sage Publications, New Delhi, 2009.