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 Les inégalités, entre bonne et mauvaise finance


Patrice BAUBEAU * Université Paris Nanterre, IDHES (Institutions et dynamiques historiques de l'économie et de la société).

Malgré le lien persistant entre finance et inégalités, établi dans des contextes très différents au cours des quelques milliers d'années de civilisation urbaine et monétaire, la nature de ce lien demeure très problématique. En effet, s'agit-il d'une causalité, le développement des activités financières provoquant l'essor des inégalités, ou d'une simple corrélation, les deux phénomènes découlant fondamentalement de causes similaires ? On défend ici plutôt la seconde position, ce qui ne signifie pas que les outils financiers et le succès des professions financières ne puissent pas amplifier la hausse des inégalités, mais que cette dernière trouve plutôt son origine dans des processus sociaux à forte composante politique. Mieux, cela fait ressortir comment, au moins en certaines occasions, les techniques financières peuvent contribuer à la pacification sociale – elle-même à distinguer du progrès vers l'égalité. Ainsi, sans tomber dans le piège idéologique d'une neutralité axiologique ou instrumentale de la finance, il nous semble que c'est plus la captation de cette dernière par un groupe politiquement dominant que la nature de ses activités qui pose problème.

« Dans cette relation d'inégalité, le crédit joue un rôle essentiel. »

Maurice Aymard, 1983

Le lien réciproque entre développement des activités financières et inégalités paraît assez bien établi pour la période récente dans la littérature économique1 et sociologique2, même si une ambiguïté intéressante y demeure : les inégalités découlent-elles de mécanismes financiers plus ou moins impersonnels, ou bien est-ce l'enrichissement particulier des acteurs et des utilisateurs de la finance qui creuse les inégalités ? Comme l'écrivent Philippon et Reshef (2013), « If richer individuals and households have a higher propensity to save, then they may demand more financial services. Thus, we may expect to find higher demand for financial services when inequality is higher. »

Exprimée aussi brutalement, cette alternative, comme le notent plus loin les deux économistes cités, a peu de chance de traduire des mécanismes historiques, complexes. Mais elle permet d'éclairer la distinction, souvent exprimée, entre « bonne » et « mauvaise » finance. En fait, et c'est la thèse que ce bref article va tenter d'illustrer, il n'y a guère de fondement à une distinction substantielle entre ces deux versions de la finance, tant les motifs de jugement ont varié au cours du temps et des situations. Mais la persistance même de cette distinction exprime l'ambivalence de la finance, entre nécessité et superfluité, qui est aussi celle de la monnaie, pour la raison que derrière toute opération financière, il y a du pouvoir (Orléan, 2011) et donc de la domination. Aussi la cause principale de cette persistance réside-t-elle dans l'association, réalisée depuis très longtemps, entre finance et (accès à la) monnaie, d'une part, inégalités et rapports de domination, d'autre part.

De fait, la finance se prête particulièrement bien à l'étude de l'inégalité, car cette dernière est un phénomène complexe, multidimensionnel, malaisé à mesurer et à apprécier, même lorsqu'on dispose d'une échelle homogène et continue (Barbut, 1998). C'est pourquoi il paraît plus simple de se limiter aux inégalités de nature économique, que de prendre en compte les différences sociales, politiques ou culturelles. Mais comme le montrent les travaux sur les héritages, cela reste délicat, même au xixe siècle (Daumard, 1973 ; Bourdieu et al., 2003), du fait de la difficulté à agglomérer les actifs divers qui forment un patrimoine ou à déterminer le prix de ces actifs en longue durée (Alfani et Ammannati, 2017). De ce point de vue, la finance présente l'intérêt d'opérer pour l'essentiel sur des grandeurs numériques, exprimées en unités de compte : il y a dès lors concordance, peut-on supposer, entre l'enregistrement des grandeurs financières ou monétaires et l'évaluation des inégalités de revenu ou de patrimoine qu'elles traduisent ou suscitent. Barbut (1998, p. 31) note justement ce lien entre notre conception de l'égalité et l'essor de l'usage de la monnaie.

En réalité, cela n'est pas si simple : l'activité financière peut ne porter que sur des actifs secondaires au regard des structures patrimoniales et ne retenir que ce qui se dénombre manque alors l'essentiel. De plus, une dette exprimée en monnaie, à la même époque et dans le même lieu, peut signifier aussi bien une dépendance qu'un pouvoir selon la catégorie sociale considérée. Par exemple, dans le Paris du xviiie siècle, l'endettement aristocratique (Coquery, 1995) provoque presque une dépendance inverse de l'endettement populaire (Fontaine, 2008), celle du créancier envers le débiteur. En conséquence, et comme le montre Haudrère (1992), le même titre de créance incorpore une valeur finale différente selon son détenteur. Cette question du pouvoir s'exprime jusqu'à aujourd'hui, par exemple dans la capacité des débiteurs à bénéficier, ou non, d'un soutien public, comme lors de la crise de 2008-2011 : débiteurs hypothécaires et banques faillies n'ont pas reçu les mêmes soutiens. Un exemple extrême de ce phénomène s'observe dans la « valeur » accordée aux créances des victimes juives des procédures d'aryanisation – c'est-à-dire de spoliation – pendant l'occupation allemande de 1940-1944. Forcées de vendre leurs biens (immeubles, entreprises, titres financiers, etc.), ces personnes en ont non seulement tiré une valeur monétaire inférieure à leur valeur de marché et soumise à des prélèvements arbitraires, mais aussi la disponibilité de cette valeur monétaire a été entravée par les pouvoirs publics français avant d'être purement et simplement capturée par l'occupant (Verheyde, 2001).

Sans prétendre couvrir l'ensemble des configurations reliant monnaie, finance et inégalités au cours de l'histoire, nous allons nous concentrer sur l'héritage européen en évoquant deux cas emblématiques de l'histoire antique et médiévale, illustrant à la fois la variété des relations et leur ambiguïté fondamentale. Puis nous tâcherons de généraliser notre propos en dégageant mieux les relations entre « bonne » finance, « mauvaise » finance et inégalités avant de conclure sur le caractère très contingent des critères de cette distinction, alors même qu'elle perdure.

Deux exemples sur les relations ambiguës entre finance et inégalités

Le premier exemple qui vient à l'esprit, au sens où il irrigue encore la culture européenne, fait toujours l'objet de vifs débats parmi les hellénistes. Il est associé à la grande réforme solonienne qui aurait posé les bases de l'Athènes classique et démocratique, laquelle émerge quelques décennies plus tard, avec les réformes de Clisthène. La Grèce dite « archaïque » des viie et vie siècle avant notre ère vit alors un net essor économique, une transformation de ses structures militaires (avec la création de l'infanterie lourde, hoplitique) et l'apparition de nouveaux régimes politiques : les tyrannies (Murray, 1995). Le succès de ces dernières témoignerait d'une crise de polarisation sociale, opposant violemment les populations enrichies par l'économie commerciale et artisanale, les élites foncières traditionnelles et les couches défavorisées. Thucydide, le grand historien de La Guerre du Péloponnèse, écrit ainsi : « Cependant, comme la Grèce prenait de la puissance et s'occupait encore plus qu'auparavant d'acquérir la richesse, on vit en général des tyrannies s'établir dans les cités, avec l'augmentation des rentrées en argent. » (cité par Murray). Cet enrichissement modifie les équilibres sociaux et déstabilise les bases foncières de la société traditionnelle en ôtant ses bornes à la richesse commerciale, par opposition avec celle issue du travail et de la propriété agricole : « On ne connaît de limites humaines à la richesse, car ceux d'entre nous qui ont plus de possessions se hâtent à les redoubler. » (Solon, cité par Murray). Ainsi se lieraient enrichissement, inégalités et tyrannie.

C'est dans ce contexte qu'intervient la Seisachtheia – la « remise du fardeau » – à Athènes. Son récit, fixé pour l'essentiel dans le cadre très postérieur de la crise que provoque la défaite athénienne dans la guerre du Péloponnèse3, héroïse le sage Solon qui, en 594-593, impose un compromis entre une aristocratie terrienne créditrice et une paysannerie écrasée par la dette, et modifie le régime monétaire athénien (Noyen, 1957). Il aurait ainsi rétabli la paix civile en abolissant les dettes (Zurbach, 2013), en instaurant l'égalité juridique des citoyens sans remettre en cause la prééminence des grandes familles, et ainsi renforcé la Cité, ouvrant la voie à son essor puis à son hégémonie à partir du ve siècle avant notre ère (Murray, 1995). L'idée d'une alimentation des inégalités par la finance a trouvé là une sorte de récit initial. Mais s'agit-il bien d'une crise financière, résolue par l'abolition ou la régulation de la finance ?

Les créances en cause ne sont en effet ni cotées ni cessibles sur un marché, qui n'existe pas, elles ne se transmettent pas à titre onéreux, elles conservent un caractère personnel ou local très affirmé : ce sont des dettes qui, in fine, ne se payent qu'en terres et en travail ou en « disponibilité » de corps humains. La naissance du « marché » en Grèce archaïque est l'un des éléments qui a pu déstabiliser cette société reposant sur le patronage, les obligations réciproques, les solidarités organiques, notamment en rendant comparables, c'est-à-dire monétaires, des valeurs qui jusque-là demeuraient incommensurables (Descat, 2001). La monétarisation de l'économie propre à Athènes accompagne une « mobiliérisation » du patrimoine, au profit des riches propriétaires et des commerçants enrichis, dont témoigne l'apparition des premiers achats d'esclaves à prix d'argent (Descat, 2001) puis, ultérieurement, l'estimation monétaire des classes censitaires. Toutefois cette lente transformation sociale n'a pas mis fin aux bases foncières de la fortune et du prestige : trois des quatre classes censitaires réformées par Solon demeurent à fondement agricole ou foncier (Duplouy, 2014) et, surtout, les esclaves n'y figurent pas.

Dès lors, la crise s'exprime et se résout à la fois dans la régulation mobilière de la société athénienne, qui met en jeu dette, dépendance et esclavage, c'est-à-dire dans une innovation financière et monétaire qui a contribué dans un premier temps à la crise et dont l'acclimatation a favorisé la résolution dans un second temps. Solon limite la possibilité de transformer la dette de dépendance en « valeur mobilière » et l'encastre dans la structure civique du prestige et de la fortune : il abolit l'esclavage pour dettes. C'est d'ailleurs, peut-être, le développement de la vente à l'étranger des paysans faillis, marquant leur transformation en « marchandise », qui a donné le signal de la crise précédent l'archontat de Solon. D'un autre côté, la réforme élaborée entre l'époque de Solon et celle de Pisistrate, si elle met fin à l'assèchement du corps civique par l'esclavage pour dette, accroît la place d'une richesse mobilière distincte du fonds immobilier : l'esclave marchandise (Zurbach, 2013).

Cette transformation ne touche-telle pas au cœur des savoir-faire financiers ? L'essor marchand de la cité et le développement d'une activité économique urbaine alimentée par une forme d'exode rural viennent conforter cette hypothèse de fluidification du corps social qu'accompagnent les réformes attribuées à Solon, et plus largement l'essor de la monnaie, de la finance et des marchés, qui traduisent le creusement les inégalités. Encore soumise à de violentes tensions sociales, l'Athènes classique prend finalement forme sous la troisième tyrannie de Pisistrate (538-527), revenu au pouvoir notamment en distribuant des largesses, mais qui corrige peut-être alors ce que ces mécanismes monétaires ont de trop inégalitaire en « avançant des chrémata pour les pauvres » (Descat, 2001). En revanche, c'est avec les Pisistratides, en 510, que la fameuse « chouette », la monnaie d'argent de la Cité, s'impose comme le moyen et le symbole de la domination commerciale athénienne.

En somme, rien ne dit que la crise inégalitaire concomitante de l'essor des transactions monétaires, n'ait pas été, au moins en partie, surmontée par d'autres innovations financières, en favorisant la mobiliérisation des patrimoines. De plus, rien n'indique que les réformes soloniennes aient réduit les inégalités, puisqu'en libérant les paysans endettés elles ont peut-être accompagné l'essor de l'esclavage-marchandise. Certes la crise sociale née de l'endettement paysan se « résout », mais pas forcément au bénéfice de tous ni de toutes, et en particulier aux dépens des esclaves, de plus en plus nombreux dans l'Athènes classique, témoins malheureux de cette nouvelle économie urbaine, monétarisée et partiellement financiarisée. Peut-on, dès lors, distinguer une « mauvaise finance » avant Solon, facteur d'inégalités et de crise, d'une « bonne finance » après lui ?

Les réflexions d'Aristote et de Platon qui se réfèrent explicitement aux réformes soloniennes trouvent un écho dans la Florence de la fin du xve siècle. Si la Florence des trecento et quattrocento passe pour la « nouvelle Athènes »4, c'est aussi pour des raisons politiques, notamment sa résistance à Jean Galéas Visconti, mise en parallèle avec celle des Athéniens contre la Perse. Or derrière ce parallèle facile se retrouvent nombre d'éléments cruciaux, qui ont déjà joué un rôle dans l'évolution de l'Athènes de Solon : une crise sociale alimentée par des inégalités de nature variée, des problèmes financiers, une réflexion sur la distribution du pouvoir, la difficulté à combiner enjeux de court terme et solutions à long terme, des violences politiques internes et des guerres externes, la question de la tyrannie, et enfin quelques « sages », dont Nicolas Machiavel.

L'évolution de l'art de la guerre en Toscane, comme à Athènes, se traduit par celle de ses coûts et de ses conditions de financement. Il est alors tentant de faire de l'argent – de la finance – le moyen et le critère de la puissance. Mais Machiavel, si l'on suit Anthony Molho ou Jérémie Barthas, détonne par sa réfutation de l'adage classique « l'argent est le nerf de la guerre », car selon lui ni la guerre ni l'argent n'échappent au contexte politique et social dans lesquels ils existent. En particulier lorsque l'élite de la Cité, plutôt que de s'appuyer sur les valeurs, la virtú, d'une aristocratie guerrière ou d'une citoyenneté hoplitique, recourt à des mercenaires, menés par les condottieri, elle choisit d'augmenter ses charges budgétaires. En effet, le financement de la guerre présente plusieurs particularités : il s'agit d'un financement urgent, qu'il n'est pas possible de différer, dont la rentabilité est extrêmement douteuse, et hors de proportion avec les recettes ordinaires d'un État. Aussi, il est beaucoup plus simple de financer ce genre de dépenses par l'emprunt que par l'impôt. Il en allait ainsi à l'époque moderne (Béguin, 2012) ou lors de la Première Guerre mondiale (Baubeau, 2014) et donc déjà dans la Florence de la Renaissance (Molho, 1995). Or le recourt à l'emprunt suppose des mécanismes financiers et affecte la population de manière différenciée, et d'autant plus que cette population est elle-même économiquement hétérogène.

Justement l'État florentin du xive siècle est traversé de lignes de fractures sociales, sur lesquelles nous sommes beaucoup mieux renseignés que sur l'Athènes du début du vie siècle. Trois semblent jouer un rôle crucial : celle qui oppose l'élite – plus ploutocratique qu'aristocratique – au reste de la population de la ville de Florence ; celle qui oppose Florence et son contado aux territoires conquis en Toscane (distretto) depuis notamment le xiiie siècle ; celle enfin qui oppose le monde des urbains aux campagnes environnantes (Alfani et Ammannati, 2017, p. 1074). La richesse, en termes généraux, s'étage du lointain vers le centre ce qui génère une situation contrastée : les charges fiscales, qui portent principalement sur des produits (le sel), des mouvements (octroi, péages) et un prélèvement sur les biens fonciers, pèsent sur la population en général, le contado et, sous une forme rigidifiée par les privilèges et traités passés avec les cités conquises, sur les autres territoires urbains de l'État (distretto). En revanche, les emprunts, pèsent principalement sur les habitants de Florence qui en 1427 détiennent 99,75 % de la dette publique (Alfani et Ammannati, 2017, p. 1076). Mais ils prennent deux formes : une dette à long terme, prélevée (en simplifiant) sous la forme d'emprunts forcés auprès de toute la population urbaine et une dette à court terme, ou flottante, négociée auprès des plus riches qui seuls ont les moyens de libérer rapidement les grosses sommes exigées (Barthas, 2011).

Aussi le caractère absurde d'un système dans lequel les taux d'intérêt sur la dette flottante à court terme sont beaucoup plus élevés (14 %) que sur la dette à long terme (7 % à 8 % au mieux) n'est-il qu'apparent : il n'est vérifié que dans les conditions économiques et sociales de notre monde actuel. Aujourd'hui, la « courbe des taux » traduit plus ou moins l'adage « time is money » au sens de « le temps (la durée), c'est de l'argent ». Mais « time is money » peut aussi être traduit « l'échéance, c'est de l'argent » : c'est plutôt dans ce second sens qu'il faut saisir la « courbe des taux » florentine, au sens où ce qui est rémunéré c'est la capacité à remplir rapidement un besoin urgent.

Problème, et Molho comme Barthas insistent sur ce point en s'appuyant notamment sur Machiavel et Gucciardi, cette situation n'est pas neutre socialement et génère un puissant effet pervers, pas forcément volontaire lors de sa mise en place (Molho, 1995), mais qui le devient par sa réitération. En effet, on peut résumer la situation ainsi : les plus pauvres payent des impôts et des taxes qui, par définition, ne font l'objet d'aucun remboursement (autrement que par la « sécurité » assurée par l'État) ; les classes populaires florentines contribuent, en sus des impôts et des taxes, par des emprunts perpétuels dont le service par l'État demeure incertain et à taux faible ; les élites aisées, enfin, en plus des prélèvements obligatoires, apportent des capitaux à court terme grassement rémunérés, puis périodiquement consolidés sous forme d'emprunts perpétuels. Or d'où peut venir cette rémunération si ce n'est des impôts et des taxes de tous et donc, en particulier, des classes pauvres et modestes ?

Ce mécanisme fisco-financier régressif est à la fois conforté et aggravé par la solution trouvée, dans toutes les cités d'Italie du Nord à l'époque, pour le consolider. En effet, deux moyens permettent de garantir la valeur d'un actif : son remboursement à une échéance prédéterminée, ici exclu pour les emprunts perpétuels ; la possibilité de le céder librement à un tiers. Les emprunts perpétuels, consolidés dans les Monte créés à partir du xive siècle et à Florence en 1355, s'accompagnent de la matérialisation de ces emprunts en titres mobiliers susceptibles de transactions entre citoyens. Dès lors, les plus riches se trouvent dans une situation doublement favorable puisque non seulement ils sont en mesure d'obtenir les meilleures conditions de consolidation de leurs prêts à court terme, mais, en outre, lorsque la situation financière ou militaire de la ville vacille, ils disposent seuls des moyens d'acheter les emprunts des Monte dont la valeur s'effondre. Gros intérêts, position de négociation privilégiée et capacité de spéculation des plus riches découlent donc du modèle mercenaire choisi aux dépens d'une défense civique : Machiavel a raison.

En première analyse, la finance aurait ainsi creusé les inégalités à Florence, d'autant qu'il faudrait ajouter aux méthodes de financement employées les manipulations monétaires, lesquelles ont porté notamment sur le rapport entre l'or (alors monnaie du grand commerce) et l'argent. Mais n'est-ce pas, là-encore une vision un peu bornée, statique ? La finance, plus clairement encore que dans le cas d'Athènes, grâce notamment à la qualité de la documentation conservée5, apparaît ici comme l'instrument de choix politiques fondés sur de fortes dénivellations sociales préexistantes plus que comme l'ultima ratio de la montée des inégalités. De plus, et dans une perspective fondée sur les droits individuels de la personne humaine, la remise en cause par Machiavel du « pecunia nervus rerum » risque d'accorder de fait plus de valeur à l'or qu'au sang, au nom d'un idéal social et civique fondé sur la vertu militaire. Quelques siècles plus tard, les publicistes opposeront les supposées attitudes française  (qui sacrifie le sang de ses soldats pour sauver son or) et anglaise (choix inverse) durant la Première Guerre mondiale, reflet renversé de ces débats. Mais à Florence comme à Verdun, il s'agit de faux choix, largement dépendant des conditions économiques, sociales, politiques et militaires existantes, lorsque la victoire justifie tout et que la défaite sacrifie tout. Dans tous les cas, la finance crée moins qu'elle ne reflète les inégalités dans l'exercice du pouvoir et les représentations de ce qui est légitime et de ce qui ne l'est pas. Comme viennent de le montrer Alfani et Ammannati, les inégalités de patrimoine ont constamment progressé sur le territoire de Florence entre le début du xive et la fin du xviie siècle, sauf pendant les quelques décennies qui suivent la grande peste de 1348 : les mécanismes financiers ont donc moins été le moteur que le reflet de structures sociales consolidant la position dominante des élites.

La finance : fabrique ou miroir des inégalités ?

Qu'elle soit privée ou publique, la finance est donc susceptible d'alimenter des inégalités qu'elle ne crée pourtant pas nécessairement, au point d'être placée au cœur du débat politique et social. L'histoire financière de l'Europe présente d'ailleurs une caractéristique très importante à cet égard : la naissance et l'essor de différentes formes de dette publique. Si toutes les sociétés avec État connaissent des formes plus ou moins élaborées de « finances publiques », c'est en Europe occidentale que ces finances publiques ont débouché sur des marchés permanents de la dette associés à des institutions ad hoc, modèle ensuite exporté au reste du monde (Aymard, 2006). D'où ces situations observées et dénoncées dans toute l'Europe, par exemple par Montesquieu qui écrit que par la dette publique, « on ôte les revenus véritables de l'État à ceux qui ont de l'activité ou de l'industrie, pour les transporter aux gens oisifs ; c'est-à-dire que l'on donne des commodités pour travailler à ceux qui ne travaillent point, et des difficultés pour travailler à ceux qui travaillent » (Montesquieu, 1748).

Les financiers suscitent également la méfiance, voire l'hostilité, en raison de l'effet de polarisation sociale de leur action et du scandale de leur enrichissement : le thème du valet enrichi traverse ainsi la littérature des xviie et xviiie siècles (Bayard, 1986). Les libelles contre Mazarin (Bayard, 1986), les crises de la fin du règne de Louis XIV et l'immense aventure de la banque de Law (Velde, 2015), l'essor de la banque ou du chemin de fer au xixe siècle, les crises monétaires de l'entre-deux-guerres, le réveil boursier des années 1980 réveillent à chaque fois les mêmes figures honnies du financier ou du traitant, la même horreur pour l'usure et la finance, les mêmes oppositions entre richesse oisive et pauvreté laborieuse, les mêmes propositions radicales et simples… Reviennent sans cesse deux figures du financier, dont les caractères peuvent varier : la fortune rapide et donc scandaleuse ; la fortune oisive engraissée par le travail d'autrui.

Ces deux figures présentent ces points communs de remettre en cause l'ordre social établi, de le brusquer voire de le renverser, et d'associer l'apparente facilité du gain à l'illégitimité. Supposés faire fortune aux dépens des autres, les « gens de finance », traitants et banquiers apparaissent comme des « loups cerviers », des « vampires » ou des « rapaces » sous la plume des plus grands auteurs européens jusqu'à aujourd'hui. Riches ou pauvres, les financiers cristallisent les dénivellations sociales sous la forme à la fois la plus objective – c'est-à-dire arithmétique – et la plus violente : aucun frein moral ne s'interpose entre l'exigibilité de la dette et le créancier. Ils se repaissent de la chair vive des faillis (Shakespeare, Le Marchand de Venise), font des péchés capitaux des vertus insignes (« greed is good », proclame Gordon Gekko dans Wall Street d'Oliver Stone, 1987), renversent les valeurs familiales en faisant primer la dette pécuniaire sur la dette morale (Félix Grandet ou, en sens inverse mais de manière tout aussi scandaleuse, le père Goriot) (Péraud, 2013). Aujourd'hui comme hier, le choc d'une richesse soudaine favorise l'assimilation de la finance au jeu, via la figure de la spéculation, et lui confère la couleur du scandale. Ainsi dans tous les cas, la figure du financier enrichi échappe aux déterminants des dominations légitimées par l'usage : voilà peut-être la raison de la condamnation unanime du financier, en bas ou en haut du spectre social, à droite ou à gauche de l''échiquier politique. Mieux, que le personnage soit positif, comme Edmond Dantès, ou négatif, comme Nucingen, sa fortune a partie liée avec les sombres profondeurs de l'âme et les tourments de la société : à proprement parler, la richesse financière trahit un pacte faustien.

Dans cette dénonciation des financiers se révèlent ainsi les conditions et les critères de l'acceptabilité de la finance. Ces derniers sont étonnamment variés, mais c'est par eux que l'on passe du financier à la finance, du scandale au social. À partir du xixe siècle, cette dénonciation s'exprime dans l'idée de « féodalité » ou « d'aristocratie » financière. Dans l'Espagne de la Restauration (Luis, 2011), les financiers s'enrichiraient en excluant de la communauté ceux qui ne peuvent faire face à leurs dettes. Au début du xxe siècle, les détenteurs du capital de la Banque de France – les fameuses « deux cents familles » – engraisseraient leurs dividendes en faisant obstacle – le mur d'argent – à une « bonne » politique.

Ainsi, au-delà des scandales individuels, le secteur financier susciterait et/ou accentuerait les inégalités sociales à Athènes, Florence ou Paris. Les explications économiques de ces liens anciens entre finance et inégalités ne paraissent pas toujours clairement, notamment dans des sociétés où la situation économique se distingue mal des statuts sociaux ou politiques. Mais nous avons vu comment se dessinent des motifs persistants qui expliquent la très longue hostilité à la finance, aux financiers, à la capitalisation des intérêts, que l'on retrouve encore actuellement dans les débats sur les dettes des pays pauvres, les victimes du surendettement, ou la dénonciation des programmes d'ajustement financiers des États (ATTAC, CADTM – Comité pour l'abolition des dettes illégitimes). Mais alors, comment utiliser les mécanismes financiers, utiles dans des sociétés complexes dans lesquelles les dettes représentent toujours l'une des formes prises par les relations sociales, sans être victime de la finance ?

Tant que la finance est jugée mauvaise en soi, il n'y a guère d'autre solution que de la confier à des étrangers : des Juifs, des Cahorsains, des Lombards. Extérieurs à la communauté, ils protègent cette dernière du risque de division contre elle-même si le prêt s'effectuait « entre frères » et offrent une cible facile au cas où la charge de la dette serait trop élevée ou perçue comme injuste. En sens inverse, cette extériorité explique que des communautés campagnardes aient protégé « leurs » Juifs, seuls fournisseurs de crédit, contre les interdits ecclésiaux et moraux, par exemple dans la Toscane médiévale (Molho, 2006, p. 49). Le caractère ambigu de cet enfermement de l'étranger dans la position du créancier ressort violemment lorsque l'État napoléonien édicte en 1806 des décrets contre l'usure excluant les Juifs du commerce de l'argent en expliquant leur « avidité injuste » par l'« état d'abaissement dans lequel ils ont long-temps (sic) langui6 ». En somme, en leur ouvrant les « industries honnêtes » qui leurs étaient interdites jusque-là, et en les privant des « ressources honteuses » de la finance, l'État bienveillant les transformerait en citoyens comme les autres – qu'ils ne sont donc pas encore… Ces décrets infâmes aboutissent ainsi à une étrange confusion entre souci d'émancipation et antisémitisme. En sens inverse, ils témoignent de l'étrangeté persistante des financiers : ici, l'inégalité précède et même suscite la finance comme le financier.

La situation se complique lorsque la finance, le financier, participent pleinement à la société et à ses mérites. Dès lors, la finance s'insère dans le tissu social, ce qui complique le tableau : la finance crée-t-elle ou reflète-t-elle les inégalités ? Et des seuils apparaissent alors : jusqu'où l'utilité de la finance suffit-elle à la rendre légitime, à partir de quand cesse-t-elle de l'être ? Et si elle cesse d'être légitime, est-ce du fait de la nature de ses opérations (son inutilité pratique), ou parce qu'elle bouscule la société (son inutilité sociale) ?

Sans être réductible à cette seule question de seuil, le débat sur l'usure, interdite par la loi canon, s'est largement résolu dans la dis tinction progressivement dégagée entre loyer, intérêt et usure : « Prêter en fixant simultanément le taux d'intérêt et la durée du contrat serait usuraire » (Béguin, 2007). Dès lors, le choix de la dette perpétuelle par les États européens de l'époque moderne permet de contourner la prohibition de l'usure, puisque seul le taux (le denier) est fixé, versé aussi longtemps que le principal n'est pas remboursé au créancier par le débiteur. Ce denier, fixé chaque année, a institué une sorte de norme du taux légitime : peu à peu, le crédit accordé à ce taux ou en dessous est devenu légitime, tandis qu'au-delà il était considéré comme usuraire. Adam Smith, père du libéralisme économique, confie à l'État, dans la Richesse des nations, la fixation du taux de l'usure. Les xviiie et xixe siècles ont ainsi vu s'affronter partisans et adversaires de la liberté des taux, les premiers un peu vite assimilés à un parti financier, à l'opposé des seconds, qui prônent parfois, comme Proudhon, à la fois l'égalité entre les hommes et la nullité des taux d'intérêt. Progressivement l'essor de l'activité bancaire amène à préférer le rationnement par les prix (hausse des taux) au rationnement par les quantités (réduction des échéances, enveloppe maximale des crédits) en cas de tension monétaire, notamment en matière commerciale (la liberté des taux commerciaux est accordée en 1886 en France). Toutefois cette situation est compliquée par l'apparition de l'inflation permanente au xxe siècle, laquelle, en dissociant taux nominal et taux réel, met à l'épreuve les conceptions monétaires nominalistes héritées du passé et favorise une conception financière de la monnaie (la monnaie-dette) qui entraîne le retour à des « politiques de crédit » pour lesquelles la monnaie est une quantité plutôt qu'un prix (Monnet, 2014).

On retrouve ici l'impact des guerres, déjà constaté à Athènes et Florence : l'essor de l'inflation puis son reflux paraissent très corrélés, ainsi d'ailleurs que la structure des systèmes financiers nationaux, à l'intensité de l'expérience guerrière au xxe siècle (Baubeau and Ögren, 2010). Or cette fois-ci, et notamment en France, le financement de la guerre a joué directement en « faveur » de l'égalité, puisque l'inflation a abouti à la quasi-disparition d'une des formes majeures de la richesse : la dette publique (Lutfalla, 2017). Lorsque cet effet à long terme des guerres mondiales s'est atténué, au cours des années 1970, puis 1980, s'est alors manifestée la désinflation et la hausse concomitante des taux d'intérêts réels. La baisse de l'inflation fut donc l'une des causes de l'explosion des cas de « surendettement », lesquels manifestent au plus haut point la dynamique récente des inégalités.

Est-ce une coïncidence si cette période de désinflation, de hausse des taux réels, d'accroissement de la dette des ménages jusqu'au surendettement, et de développement des inégalités (Piketty, 2013) a aussi été marquée par la dénonciation croissante d'une « mauvaise finance » ? Mais n'est-ce pas oublier que ces mêmes mécanismes avaient été mis au service de la « défense de la patrie » en 1914, de la continuité de l'État entre 1939 et 1945, de la reconstruction, de l'équipement public et de la modernisation économique et sociale après les deux guerres mondiales ? La « bonne finance » se distingue alors des financiers, et ne reste « bonne » qu'autant qu'elle n'est pas dans la main de ces derniers. En France, l'idéal du « grand commis de l'État » incarne cette dissociation, fragile, inachevée, largement illusoire même, entre bonne finance et mauvais financier. Aux États-Unis, la figure du banquier de la communauté incarne mieux cette dissociation – bien davantage en tout cas que les Fanny Mae et Freddy Mac – comme dans La vie est belle de Frank Capra (1946), voire, sur le mode du conte de fée, à travers la conversion du financier de Pretty Woman en « bon » banquier (Garry Marshall, 1990, sur un scénario original condamnant plus explicitement encore la finance), soutien de l'industrie et de Main Street plutôt que de Wall Street.

Conclusion : les deux scandales de la finance : le hasard et l'inégalité

Cette idée, fort ancienne, que l'on peut distinguer entre une bonne et une mauvaise finance a été remarquablement réactualisée par Nicolas Sarkozy en 2010 : « Quel rôle doivent jouer les banques dans l'économie ? Ce n'est pas un gros mot. Quel est le métier de banquier ? Revenons aux fondamentaux. Le métier de banquier n'est pas de spéculer, c'est d'analyser le risque du crédit, c'est de mesurer la capacité des emprunteurs à rembourser, et c'est financer le développement de l'économie. Eh bien si le capitalisme financier a connu une telle dérive, c'est parce que des banques ne faisaient plus leur métier. Pourquoi prendre le risque de prêter aux entrepreneurs quand il est si facile de gagner autant d'argent en jouant sur le niveau de la bourse sur les marchés ? Pourquoi ne prêter qu'à ceux qui peuvent rembourser quand il est si facile de sortir les risques de son bilan ? »7.

En somme, si l'on suit Nicolas Sarkozy, bonne et mauvaise finance font la même chose, avec cette nuance importante que la bonne finance le ferait dans l'intérêt de la société et la mauvaise finance dans son intérêt propre. Autrement dit, tout en recyclant le lieu commun de cette opposition, il ne la fonde sur aucune distinction substantielle, mais exclusivement sur l'intention – il écarte donc implicitement les mécanismes sociaux qui appuient les effets de la finance – les inégalités, les sujétions ou les dominations – au profit d'une explication fondée sur les choix d'individus souverains.

Cet effort perpétuel de distinction témoigne aussi des dynamiques de nos sociétés. D'abord il montre comment la finance, son rôle, sa place, ses effets, sont devenus depuis deux siècles les objets d'un débat politique et démocratique jamais résolu. Ensuite il indique l'importance prise par la finance dans nos sociétés, ou du moins de cette finance qui peut faire l'objet de débat. En effet, selon certaines approches anthropologiques, la finance – associée dans ces approches à la monnaie – aurait presque toujours existé, ne serait-ce que sous la forme des dettes sacrées, ou « de vie » (Rospabé, 1995 ; Coppet, 1998). Mais cette finance fondamentale ne fait pas l'objet de procès en légitimité : elle fonde la société.

Il n'en va plus de même dans nos sociétés contemporaines : il n'existe plus de dette transcendante, issue d'un pacte ontologique entre une société humaine et des divinités tutélaires garantissant sa reproduction sociale et sexuée. Elle a été remplacée par une dette intergénérationnelle ou sociale garantie par l'État (Aglietta, 2016), ce qui favorise le débat politique en dénaturalisant les dominations mais expose en contrepartie ce qui semble être la brutalité de la finance alors que, comme nous l'avons vu, le problème réside davantage dans les formes du pouvoir et de l'inégalité. Cette image de la finance et du financier, entre violence sociale et puissance sans limite, contraint leur intégration dans la Cité et les situe dans un « entre-deux ». Jacques Le Goff a parfaitement rendu cette période charnière du Moyen Âge européen qui voit l'essor simultané des villes, de la finance, et la naissance de cet entre-deux entre tous, le Purgatoire (Le Goff, 1986), auxquels on pourrait rajouter les formes modernes d'inégalité. Cet entre-deux doit être surveillé, régulé, justifié. Ce n'est pas un espace sauvage ou un désert, mais au contraire l'un des lieux les plus institués qui soit : à l'instar du temple, la banque et la bourse incarnent le lien entre des incommensurables, c'est-à-dire entre des normes absolues et des besoins vitaux, le présent et le futur, l'ici et l'ailleurs. D'où la méfiance ancienne et générale des peuples proche-orientaux, méditerranéens et européens envers le prêt à intérêt (Cardahi, 1955).

Mais cela ne rend pas le prêt et l'intérêt moins indispensables. Le financier n'est pas seul aux marges de la communauté (Dupuy, 1989) ou dans l'entre-deux : ses outils, ses concepts aussi. D'où la nécessité de déterminer si, quand et pour quelle raison l'on recourt ou pas à des outils financiers, ce qui impose encore de distinguer entre outils anciens et nouveaux, finance implicite et finance explicite, usure secrète et usure manifeste8, agents actifs et passifs9. Ainsi, même ceux qui ne veulent pas de la finance y participent, fût-ce à leur corps défendant, par exemple du fait des manipulations monétaires ou de l'exclusion, comme la crise récente des subprimes nous le rappelle. Dette légitime ou odieuse, préparant ou obérant l'avenir, concentrant ou distribuant la richesse sont autant d'oppositions qui structurent en grande partie les débats autour de la finance et de ses effets sur les inégalités, aujourd'hui (Lemoine, 2016) comme hier. Ainsi, la finance est-elle une autre manière d'étudier, de mesurer, d'identifier les frontières sociales, les systèmes de « valeur » et leurs évolutions, mais aussi de déterminer le départ entre dette exigible et dette morale ou sociale. Définir la finance, c'est aussi « situer » l'inégalité : les dettes sociales et générationnelles (la sécurité sociale, les retraites, l'état de l'environnement) sont-elles aussi exigibles que la dette de l'État ou des grandes entreprises ? La gestion de ces dettes peut-elle échapper à la finance, à ses mécanismes et son savoir-faire, et donc aux financiers ?

Parce qu'elle est essentiellement calculable, la dette permet d'esquisser une sorte d'arithmétique des « gagnants » et des « perdants », des circuits et des réseaux, souvent en conflit avec une lecture verticale ou morale fondée sur une autorité ou une vérité d'où tout procèderait. Mais en contrepartie, la finance et les financiers ne peuvent échapper à un débat permanent sur la légitimité de leur action, dont les inégalités sont devenues l'argument principal.


Notes

1 On pense évidemment aux travaux effectués par et autour de F. Alvaredo, T. Atkinson, T. Piketty, E. Saez et G. Zucman. Mais certains auteurs ont interrogé plus spécifiquement les mécanismes économiques liant inégalités et finance, par exemple Hager (2015) qui analyse l'évolution de la propriété de la dette publique ou encore Philippon et Reshef (2013, 2017) qui retracent notamment l'évolution de la part de la finance dans les revenus au cours du xxe siècle. Voir aussi la dernière livraison de Cliometrica, vol. 11, n° 3, 2017, consacrée aux inégalités.
2 Un exemple parmi d'autres, appuyé sur de très solides données empiriques : Godechot (2012).
3 Un grand merci à Catherine Grandjean pour ses observations sur ce passage. Les erreurs restent évidemment les miennes.
4 Un parallèle courant dans la Florence de la Renaissance et dans les écrits ultérieurs, qui prit une forme très explicite dans les écrits de Cino Rinuccuni et Leonardo Bruni (Tolbert Roberts, 1987).
5 Voir notamment l'Annexe G de Barthas (2011) sur les détenteurs de la dette flottante florentine en 1503.
6 Archives départementales des Alpes-Maritimes, CE07V001, Décret de Napoléon 1er du 30 mai 1806 et Circulaire du ministère de l'Intérieur 10 juin 1806.
7 Nicolas Sarkozy, discours au Forum économique mondial, Davos, 27 janvier 2010, transcription par l'auteur de l'enregistrement vidéo qui rend mieux hommage au style oral de Nicolas Sarkozy, accès au site de l'Élysée le 12 octobre 2010.
8 Selon la distinction posée par les scolastiques : l'usure secrète, susceptible de pénitence et donc d'absolution ; l'usure manifeste, sans remède faute de restitution complète.
9 Dans un sens plus large que celui qui fait distinguer le spéculateur « passif », en général celui qui a une position dite « longue », et le spéculateur « actif ».

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