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 Monnaie des pauvres, monnaie des riches au XIXe siècle


Patrice BAUBEAU * Université Paris Nanterre, IDHES (Institutions et dynamiques historiques de l'économie et de la société).

 

La monnaie incarne le bien fongible par excellence, celui qui se laisse le mieux réduire à son seul statut de numéral ou d’incrément. Dans ces conditions, la monnaie devrait être le « médium universel », doté d’une sorte de neutralité instrumentale, économique et sociale. Or cette monnaie pure reste une vue théorique : non seulement la monnaie demeure jusqu’à aujourd’hui, comme l’ont bien montré Zelizer (1994) et de nombreux anthropologues1, un support de choix moraux et de rapports affectifs, mais aussi son utilisation et son accès même restent dépendant de la situation sociale de ses usagers. À cet égard, le cas français au xixe siècle est particulièrement révélateur (Baubeau, 2012) : voilà en effet un pays qui a mis en place – le premier – un système purement rationnel de poids et de mesures, la mesure monétaire en étant un élément crucial, et qui pourtant ne parvient pas à unifier les usages professionnels, individuels et même régionaux de la monnaie. Mais cette disharmonie apparaît maximale entre pauvres et riches…

En décimalisant le système de poids et de mesures, la Révolution française ambitionnait d’introduire la rationalité scientifique dans le quotidien, de rompre avec les usages locaux, les variations intempestives, les conflits d’usage liés à la variété des instruments et des dénominations. La monnaie participait pleinement de cette réforme, puisque les étalons monétaires devaient être eux-mêmes décimaux et exprimés en grammes de métaux précieux. C’est ainsi que le franc, défini entre 1791 et 1803, devint une monnaie de cinq grammes d’argent à 9/10e de fin. On en finissait ainsi avec les grains d’or, le système duodécimal de la livre, du sou et du denier et ses variations régionales.

Mais pour parachever cette transformation, il fallait que les mêmes principes s’appliquent du haut jusqu’en bas de la hiérarchie monétaire : billets de banque, pièces d’or et d’argent, monnaies de cuivre et de bronze devaient former les subdivisions progressives du système monétaire, sans solution de continuité.

C’est là que les choses se compliquèrent. D’abord, parce que les instruments monétaires manuels disponibles reflétaient l’extraordinaire inégalité des fortunes. Ainsi, en 1800, le plus gros billet de banque disponible, celui de 1 000 francs, représentait environ un an de salaire d’un ouvrier parisien, ce qui correspondrait grosso modo dans la France d’aujourd’hui à une coupure de 13 600 euros environ ! Certes, ces coupures d’un montant énorme étaient destinées aux transactions marchandes et non aux échanges quotidiens. Mais l’autre coupure de la Banque de France, le billet de 500 francs, n’était guère plus accessible. Et il en allait de même de la plupart des instruments monétaires. Comme l’écrit Thuillier (1959) : « La monnaie de cuivre a, comme chacun sait, joué un rôle essentiel dans la vie quotidienne de jadis : l’ouvrier, le journalier agricole était rarement payé en monnaie d’argent ; quant à l’or, il n’en voyait pour ainsi dire jamais. »

Au xixe siècle, les monnaies du peuple étaient donc bornées entre deux métaux. En haut, il y avait l’argent, la pièce de 5 francs, souvent qualifiée d’écu à partir des années 1820, par analogie avec l’ancien écu de 6 livres. Il était, d’après Balzac, le prix de « tous les genres de prostitutions parisiennes » et l’instrument clé du règlement des salaires. C’est cet argent qui forme le pécule accumulé du maçon creusois Léonard lorsqu’il quitte Paris en 1842. Il a alors une phrase révélatrice des dénivellations sociales de la monnaie : « J’étais tellement novice dans les questions d’argent que je ne songeais même pas à changer mes pièces de 100 sous, soit en pièces d’or, soit en billets de banque. » (Nadaud, 1895). La pièce de 100 sous, c’est évidemment la pièce d’argent de 5 francs, mais vue « par en bas », du point de vue de celui pour qui « un sou est un sou ». L’or, il n’y pense pas et le billet de banque n’est pas encore passé dans l’usage et pourtant, 4 000 francs en argent, cela représente une masse de 20 kg ! 4 000 francs, c’est exactement la somme perdue par Edgar Marc, le jeune héros de la pièce de Victor Hugo, Mille francs de récompense. Sauf que ces 4 000 francs sont en billets et qu’ils circulent évidemment au sein de la haute finance, de l’élite négociante parisienne – c’est d’ailleurs leur échappée de ce circuit bien réglé qui noue le drame. Est-ce seulement l’inexpérience qui explique le choix de Léonard, ou bien son désir de voir et de montrer sa richesse, cette « nappe d’argent d’une blancheur éclatante » dont il couvre la table familiale ?

Enfin, tout en bas, il y a la monnaie de cuivre et de bronze. C’est la monnaie des petits achats quotidiens, la monnaie du peuple, mais aussi celle dont la qualité laisse le plus à désirer. Car cette petite monnaie est disparate : on y trouve de vieux liards de cuivre, convertis par la coutume en centimes, des « sous de cloche », ces pièces frappées pendant la Révolution avec le bronze des cloches des églises devenues « biens nationaux », des « doubles décimes » de poids et d’apparence variables. De 1792 à 1852, une trentaine de réformes sont envisagées ou réalisées sans régler le problème. C’est que la monnaie des pauvres coûte aux riches ! En effet, qui paye les impôts nécessaires pour financer la refonte ? Les riches. Qui vote le budget ? Les représentants des riches, en raison du suffrage censitaire. C’est donc le gouvernement populiste de Napoléon III qui mène à bien cette refonte et met fin aux pénuries récurrentes de petites monnaies et aux récriminations constantes dont les chambres de commerce se font l’écho.

L’idéal unificateur de la Révolution semble alors bien près d’être réalisé. Les petites monnaies sont entièrement décimalisées et intégrées dans le système de poids et de mesures : la pièce de 1 centime pèse 1 gramme, celle de 10 centimes en pèse 10, etc. Puis, dans les années 1860, une vague d’or déferle sur la France : le napoléon, ce petit soleil de la richesse, est frappé en quantité inouïe et s’accumule dans les bas de laine. Enfin, à partir de 1870, le billet de banque, dont la moindre coupure avait été réduite par degré de 500 francs à 50 francs entre 1846 et 1864, connaît une rapide et profonde diffusion : les coupures de 25 francs, 20 francs, 10 francs et surtout 5 francs viennent remplacer les pièces de métal précieux qui se cachent pendant la guerre franco-prussienne. Vers 1873, le système monétaire français semble presque unifié : tous les instruments peuvent figurer dans toutes les poches.

N’y aurait-il plus un argent des riches et un argent des pauvres ? C’est compter sans la Bourse, les titres financiers et surtout la monnaie de banque, qui prend son essor à cette même époque : dans la théorie économique, la monnaie homogénéise, mais comme tout phénomène social, elle distingue aussi…


Notes

1 Voir, par exemple, Hart (2015).

Bibliographies

Baubeau P. (2012), « Une hybridation réussie ? La transformation d’une monnaie marchande en monnaie civile dans la France du xixe siècle », in Pion P. et Formoso B. (dir.), Monnaie antique, monnaie moderne, monnaies d’ailleurs… Métissages et hybridations, De Boccard, pp. 33-43.
Hart K. (2015), « Notes towards an Anthropology of Money », Kritikos, vol. 2, juin, https://intertheory.org/hart.htm.
Nadaud M. (1895), Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon de la Creuse, Bourganeuf, Duboueix, p. 230.
Thuillier G. (1959), « Pour une histoire monétaire de la France au XIXe siècle. Le rôle des monnaies de cuivre et de billon », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 14, no 1, pp. 65-90.
Zelizer V. (1994), The Social Meaning of Money. Pin Money, Paychecks, Poor Relief and other Currencies, New York Basic Books.