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 Comment l'intelligence artificielle peut répondre aux enjeux économiques de l'industrie de la gestion d'actifs


Muriel FAURE * Head of Innovation Committee, Association française de la gestion financière (AFG). Contact : M.Faure@afg.asso.fr.

Les services financiers, dont la gestion d'actifs, comme tous les secteurs économiques, seront profondément transformés par l'adoption des technologies digitales à horizon 2025 au bénéfice des clients et des acteurs. L'industrie française de la gestion d'actifs est une industrie clé de l'économie car elle prend le relais, aux côtés des banques, dans le financement des différentes étapes de la vie des entreprises. Ces acteurs, les sociétés de gestion de portefeuilles, sont environ 650, gèrent plus de 4 000 Md€ et représentent près de 100 000 emplois. Elles sont confrontées à d'importants enjeux stratégiques qui ont un impact sur la croissance de leur chiffre d'affaires et sur leurs marges. Comment y répondre ? Investir dans les technologies digitales. Les outils d'intelligence artificielle permettent d'améliorer la performance des fonds, de mieux connaître ses clients ou d'en capter de nouveaux, d'améliorer les processus opérationnels, de réduire le nombre d'intermédiaires, etc. Leur pénétration nécessitera de repenser la gestion de la donnée ainsi que la gestion du capital humain.

Les services financiers, dont la gestion d'actifs, comme tous les secteurs économiques, vont être totalement transformés par l'adoption des technologies digitales et cela au bénéfice des clients et des acteurs.

La célèbre courbe de Gartner, appliquée à la finance, illustre dans le schéma 1 (infra) le degré de maturation de ces nouvelles technologies et de leur positionnement dans le cycle. On constate que les technologies de deep learning et de machine learning se situent au plus haut des attentes et que la blockchain est sur la pente de la désillusion.

Schéma 1
Le Gartner Hype Cycle 2017 des technologies émergentes,
appliquées au monde de la finance

Source : Livre-Blanc-IA-et-Technologies-Quantiques-FINANCE-INNOVATION, avril 2019.

Quels que soient le degré de maturité de ces technologies et l'horizon de temps de mise en production, une certitude : les acteurs des services financiers les adoptent afin qu'elles les aident à répondre aux nombreux défis structurels de leur industrie.

Comme le montre le schéma 2 (infra), ces défis sont au bénéfice des clients. L'industrie financière doit s'adapter aux enjeux de la formation et de transformation des équipes, du travail collaboratif, de l'amélio ration des process opérationnels. Ainsi les acteurs de l'industrie financière seront armés pour faire face à la concurrence des géants de la technologie, qu'ils soient américains ou asiatiques.

Schéma 2
Les enjeux de l'industrie financière

Source : Livre-Blanc-IA-et-Technologies-Quantiques-FINANCE-INNOVATION, avril 2019.

Nous allons nous concentrer sur l'industrie de la gestion d'actifs, secteur dynamique et clé de l'industrie financière.

L'industrie de la gestion d'actifs, ses métiers,
son écosystème

En France, l'industrie de la gestion d'actifs financiers est née législativement parlant en 1989 et est régulée par l'Autorité des marchés financiers (AMF). Son rôle est clé dans le financement de l'économie, car elle prend le relais, aux côtés des banques, dans le financement des différentes étapes de la vie des entreprises.

La gestion d'actifs s'exerce soit :

  • pour compte propre, dans le but de rentabiliser les avoirs détenus en propre par une institution ou une entreprise. Ces dernières assument alors directement la composition et la gestion de leur portefeuille ;

  • pour compte de tiers, c'est-à-dire par délégation, de la part de l'investisseur (privé ou institutionnel) auprès d'un intermédiaire financier ; la société de gestion représente la forme institutionnelle la plus courante de la gestion financière de ses capitaux/de son épargne. Cette délégation se fait en contrepartie d'une rémunération principalement sur la base des actifs gérés.

La gestion pour compte de tiers se compose ainsi :

  • de la gestion de portefeuille ou gestion individualisée sous mandat pour le compte de particuliers, d'entreprises ou d'investisseurs institutionnels ;

  • de la gestion collective par l'intermédiaire des organismes de placement collectif (OPC). En proposant aux porteurs des parts d'un portefeuille, la gestion collective offre l'accès à des techniques de gestion sophistiquées, une mutualisation du risque et la possibilité d'investir des montants de moindre importance.

L'industrie de la gestion d'actifs en France est très riche en sociétés puisqu'il existe 630 sociétés de gestion (SGP), généralistes ou spécialistes (gestion active, gestion quantitative, performance absolue, gestion alternative, capital investissement, gestion d'actifs immobiliers, ISR, etc.). Ce chiffre est stable depuis trois ans, le nombre des créations étant annulé par celui des retraits d'agrément, soit à la suite des fusions/absorptions ou changement ou cessation d'activité. Les deux tiers des sociétés de gestion sont entrepreneuriales. Quatre groupes français se classent parmi les vingt-cinq premiers groupes de gestion mondiaux en termes d'actifs sous gestion, et Amundi, la plus grande société de gestion française, fait partie du top 10 mondial. La moitié des SGP distribuent leurs fonds à l'international.

Les sociétés de gestion gèrent en 2018 environ 4 000 Md€ sous gestion en France à travers environ 11 000 fonds qui se répartissent en 30 % UCITS/OPCVM et 70 % FIA/Fonds alternatifs. Les SGP gèrent plus de 500 Md€ pour des clients non résidents.

La France occupe la première place européenne continentale pour la gestion financière (fonds et mandats).

L'industrie de la gestion d'actifs représente 85 000 emplois dans la gestion pour compte de tiers dont 26 000 emplois propres aux SGP.

Son écosystème est riche en métiers et en compétences.

Schéma 3
Chaîne de valeur d'une société de gestion

Source : Guide – La transformation digitale des sociétés de gestion en « SGP 3.0 », AFG, 2017, https://www.afg.asso.fr/document_afg/guide-la-transformation-digitale-des-societes-de-gestion-en-sgp-3-0-janvier-2017/.

Aujourd'hui, il n'y a pas un schéma organisationnel précis de la société de gestion, mais une multitude de schémas organisationnels ou de business model, que les sociétés vont adapter en fonction de différents paramètres tels que leur spécialisation, leur expertise d'investissement, leur taille, la structure de leur actionnariat, leur stratégie commerciale, leurs partenariats, leurs modes de distribution, etc.

Les métiers des sociétés de gestion sont articulés autour de trois principales fonctions : le front-office, le middle-office et le back-office :

  • le front-office fonction gestion est en charge de l'ensemble des activités de gestion financière des portefeuilles, c'est-à-dire des décisions d'investissement ou de désinvestissement : c'est le cœur du métier d'une société de gestion. Le gérant est le responsable de ses décisions ; il est en charge de mettre en œuvre l'allocation d'actifs et décide du style de gestion en fonction des engagements contractuels, en tenant compte des contraintes réglementaires. Pour prendre les bonnes décisions d'investissement, il s'appuie sur le travail des analystes financiers (analyse de la valeur, analyse économique, etc.) qui vont l'informer des éventuelles opportunités de marché. Ce processus est très souvent collégial. Pour exécuter les ordres d'achat ou de vente de titres chez les brokers (courtiers) ou sur les marchés, le gérant fait appel au service chargé de la négociation. Les négociateurs, souvent regroupés en tables de négociation suivant les actifs traités (actions, obligations, etc.), transmettent aux courtiers ou à leurs contreparties les ordres émis par les gérants et ont pour mission de rechercher les meilleures conditions d'exécution possibles ;

  • le middle-office est en charge du traitement administratif des transactions transmises et négociées par le front-office ; cette fonction vérifie et contrôle les ordres passés dans les tickets du gérant en les rapprochant des confirmations envoyées par les courtiers ou les contreparties. Le middle-office communique les instructions de règlement/livraison. Il révèle toutes les tenues de position du front-office et se charge du suivi des opérations sur titres (détachement de coupons, échanges, etc.). Dans certains modèles d'organisation, le middle-office est en charge également du contrôle des risques de marché pris par le front-office, ainsi que du reporting et du calcul de la performance des portefeuilles. Autres fonctions pouvant être associées : suivi de trésorerie, gestion du collatéral, contrôle des contraintes réglementaires, etc.

  • le back-office est en charge de l'administration des fonds et des mandats, c'est-à-dire de la comptabilité et de la valorisation des portefeuilles et donc du calcul périodique de la valeur liquidative des portefeuilles. Le traitement juridique des portefeuilles (enregistrement et modification des fonds auprès de l'AMF) fait également partie de son activité. Les fonctions du back-office n'interviennent que dans le cadre de la gestion collective. Ces fonctions de back-office sont largement externalisées.

Ces trois principaux métiers s'appuient sur des fonctions support telles que le contrôle, le marketing/communication, le commercial et toutes les autres fonctions support :

  • la fonction contrôle (contrôle interne/conformité, contrôle de risques) englobe les métiers de contrôle des risques de marché, contrôle interne et déontologie et audit. Les fonctions liées au contrôle sont en fort développement notamment en raison des contraintes réglementaires qui demandent un renforcement de ces activités. Les fonctions de contrôle interne et conformité sont regroupées au sein de la fonction RCCI (responsable de la conformité et du contrôle interne). Le contrôle des risques s'assure de surveiller les risques des actifs en portefeuille et le respect des ratios techniques. L'audit interne certifie la régularité de la gestion de l'entreprise ;

  • le marketing/communication et la commercialisation regroupent les fonctions en charge de la gestion de la gamme et de la marque telles que le marketing et la promotion, les fonctions de développement de produits, de réponses aux appels d'offres, qui sont en liaison avec les gérants, et la communication. Les fonctions commerciales de vente et de conseil s'adressent plus fréquemment à d'autres intermédiaires financiers ou distributeurs qu'à l'investisseur final directement (à l'exception de la gestion institutionnelle), la distribution des produits de la gestion pour compte de tiers étant essentiellement intermédiée (grands réseaux bancaires ou d'assurance, conseillers indépendants en gestion de patrimoine) ;

  • les fonctions support cœur de métier englobent les fonctions juridiques et fiscales qui s'assurent de la régularité juridique des contrats et des conventions (avec l'appui des avocats et de conseils), et de la conformité légale des documents et des procédures en lien dans certaines SGP et le contrôle interne. Les fonctions de support informatique en charge de la gestion des données et du développement de stratégies informatiques, et finalement de la communication interne de la SGP.

Les SGP sont confrontées à d'importants enjeux stratégiques qui ont un impact sur la croissance de leur chiffre d'affaires et sur leurs marges.

Le niveau bas des taux réduit les rendements attendus des produits composés d'instruments financiers de taux court ou long, ce qui restreint les commissions de gestion générées, et donc la croissance du chiffre d'affaires. Certains experts prévoient un rendement moyen des actions de 4 % à 6,5 % sur les vingt prochaines années, contre 7,9 % sur les trente années précédentes. Pour les marchés de taux, après un rendement moyen de 7,9 % sur les trente dernières années, il est estimé à une fourchette de 0 % à 2 % en moyenne par an sur les vingt prochaines années. Cette baisse du rendement des marchés va se répercuter sur les performances des actifs gérés par les SGP et impactera donc leurs revenus.

La concurrence est forte et elle est accrue avec l'essor des produits de gestion passive, les ETF. Ceux-ci représentent en France environ 10 % de l'ensemble des actifs gérés, contre 50 % aux États-Unis. Les frais de gestion des ETF sont au moins cinq fois inférieurs à ceux des fonds classiques pour des performances a priori à l'indice. Sur trois ans, à la fin de mars 2019, la performance toutes classes d'actifs confondues des fonds destinés au grand public était de 4,99 % pour les fonds de gestion active et de 5,04 % pour les fonds de gestion passive. Ces performances sont nettes de frais qui sont de 0,94 % en gestion active et de 0,11 % en gestion passive.

Les marges se réduisent en raison de l'augmentation des coûts de commercialisation due notamment au marché très concurrentiel, à la commercialisation à l'international, et également aux obligations réglementaires croissantes. Selon Mac Kinsey, les marges devraient s'éroder de 0,3 % en moyenne par an pendant les cinq prochaines années.

Comment faire face à ces enjeux ? En innovant, en investissant dans les technologies digitales afin de pouvoir améliorer l'alpha1 des fonds, de mieux connaître son client ou d'en capter de nouveaux, d'améliorer les process opérationnels et ainsi réduire les coûts.

Les principales technologies digitales utilisées et développées sont l'intelligence artificielle (IA)/machine learning/deep learning et les technologies blockchain. Nous verrons que l'IA peut être utilisée dans pratiquement tous les métiers de la SGP. Dans la suite de l'article, nous nous concentrerons sur l'apport de l'IA.

Importance de l'IA pour la SGP

Même si dans le reste de l'article j'utiliserai l'abréviation IA, je tiens à souligner que je trouve le terme IA impropre et je préfère parler d'intelligence augmentée. En effet, l'IA est le fruit de l'intelligence humaine et n'a donc rien d'artificielle ; l'IA permet aux humains, grâce aux algorithmes qu'ils ont créés à partir de technologies de systèmes experts, puis de deep learning et de machine learning, de gagner en compétence, en efficacité et en rapidité.

Les SGP voient à tous les niveaux de leur chaîne de valeur des intérêts stratégiques et opérationnels dans l'utilisation de l'IA.

Utilisation de l'IA en front-office

Le cœur de métier de la SGP est l'investissement. Tout ce qui permet d'améliorer le résultat des décisions d'investissement prises conduit à de meilleures performances absolues ou relatives aux indices de référence et aux concurrents, donc à une plus grande satisfaction du client et enfin à une augmentation du chiffre d'affaires.

L'IA permet de réduire les biais cognitifs des gérants et des analystes. De nombreuses études académiques ont étudié les biais des gérants. Par exemple, sur 160 transactions étudiées sur une période donnée, assez longue, il a été montré empiriquement qu'un tiers était intervenues trop tôt ou trop tard. Des algorithmes fixant des règles de transactions en fonction d'un nombre important de critères pourraient conduire à améliorer l'alpha de plusieurs dizaines de points de base.

Deux SGP nouvellement créées (Machina Capital2 et Walnut Investment3) utilisent le machine learning pour la gestion des fonds qu'elles ont lancée. Les fonds, « Absolute Return », s'adressent à des clients professionnels en leur proposant un objectif de performance absolue avec une enveloppe de risque modérée. Les algorithmes de machine learning permettent, à partir d'un très important volume de données (prix, volumes, notes de recherche, données macroéconomiques, données financières et comptables des entreprises, etc.) de révéler des « patterns », puis d'identifier des opportunités d'arbitrages.

Oddo BHF AM a lancé au début de 2019 le fonds ODDO BHF Artificial Intelligence4, un fonds actions systématique qui utilise l'IA et l'analyse quantitative afin d'investir dans des actions cotées exposées au thème de l'IA.

Dans le domaine des prévisions macroéconomiques, l'agrégation et l'analyse de vastes ensembles de données hétérogènes et non structurées permettent de produire en quasi-temps réel les indicateurs macroéconomiques (taux de chômage, PIB, inflation, etc.) qui sont couramment utilisés dans le processus d'investissement. Cela repose sur l'utilisation conjointe de technologies big data et de l'IA par le Natural Language Processing pour analyser les données textes, le deep learning pour la reconnaissance d'images.

La Fintech française QuantCube Technology5 s'est ainsi spécialisée dans l'analyse big data en temps réel appliquée à la finance et à l'économie. Grâce à ses algorithmes qui permettent d'anticiper les prévisions macroéconomiques par l'exploitation des données alternatives, elle fournit des estimations avec plusieurs semaines d'avance par rapport à la publication des chiffres officiels par les instituts de statistiques.

L'élaboration d'indicateurs de détection des tendances et sentiments de marché constitue également un domaine dans lequel l'IA renforce le processus d'investissement. L'IA s'avère en effet particulièrement pertinente pour évaluer des sentiments exprimés dans les médias (communiqués de presse, forum, réseaux sociaux, chats et blogs, etc.) relatifs à une entreprise ou un marché donné. Les Fintech françaises SESAMm6 et MoodsSights7 utilisent l'IA pour analyser les données textuelles publiées sur les réseaux sociaux, interpréter les émotions qu'elles expriment, puis prédire l'évolution des marchés financiers.

Si l'avantage de l'utilisation de l'IA en gestion de portefeuille est l'élimination du biais humain, le biais humain demeure dans la façon dont les données sont entrées dans le système et dont l'algorithme est construit.

L'autre avantage est la capacité à traiter une multitude de données ; cependant ces données sont complexes à analyser car contrairement à l'analyse d'une image en deep learning qui est figée et qui donne donc beaucoup de signaux et peu de bruit, les données utilisées en gestion de portefeuille ont un aspect séquentiel, donnent beaucoup de bruit avec des informations parasites et donc des signaux souvent erronés. Cela montre toute la complexité de l'utilisation de l'IA en gestion de portefeuille. On manque encore de recul en France pour juger les performances des stratégies d'investissement reposant intégralement sur le machine learning.

Enfin, l'une des conditions du succès des algorithmes IA réside dans la capacité des gestionnaires d'actifs à remporter l'adhésion des investisseurs en assurant une grande transparence, intrinsèquement délicate pour ce type de stratégie d'investissement, et à éviter le syndrome « black box ». Pour cela, les SGP mettent en place des procédures qui sont souvent des pistes d'audit du raisonnement des algorithmes.

Toutefois, il est certain que l'utilisation de l'IA va se généraliser dans le front-office.

Utilisation de l'IA au middle-office

Pour l'instant, les fonctions middle-office sont peu concernées par l'utilisation de l'IA. Cependant quelques solutions qui améliorent le process opérationnel et réduit le risque financier émergent. Par exemple, la jeune Fintech française Nephelai8 propose une solution d'assistance à la saisie d'ordres et de transactions financières par les banques et les sociétés de gestion. Elle utilise le machine learning pour détecter les anomalies sur les transactions. Ainsi les équipes de middle-office ne sont plus accaparées à résoudre les problèmes d'erreurs de saisie et qui génèrent souvent des pertes financières. L'utilisation du RPA (Robotic Processing Automation) se développe nettement car elle permet d'automatiser des tâches répétitives. Beaucoup de solutions en RPA sont développées en interne.

Utilisation de l'IA dans les fonctions
marketing/commercial

Depuis plusieurs années, l'IA est utilisée pour la connaissance client, la lutte antiblanchiment et le conseil en investissement. Son utilisation permet de mieux anticiper les besoins et les réactions des clients grâce à une connaissance approfondie de leurs comportements et de leur proposer ainsi des produits les mieux adaptés.

La nouvelle génération de robo-advisors exploite l'IA pour créer de nouveaux usages et offrir des services personnalisés proposés à destination des épargnants. Ainsi la société technologique française Amplify rachetée par Fundshop9 à la fin de 2018 a développé, en machine learning, le « profilage cognitif », permettant d'analyser le comportement passé des épargnants, afin d'en déduire automatiquement leur véritable profil de risque, puis de leur proposer les placements qui leur sont le plus adaptés.

Au-delà du choix de produit et de l'allocation d'actifs, l'IA permet d'optimiser la relation client. Aux États-Unis, Morgan Stanley a ainsi déployé l'initiative « Next Best Action »10 sur l'ensemble de la population de ses 15 000 conseillers financiers. Sur la base de l'analyse des communications client (courriels, textos, etc.), l'algorithme machine learning suggère les actions les plus pertinentes à lancer vis-à-vis du client. Toujours aux États-Unis, la fintech ForwardLane11 aide les SGP à améliorer l'efficacité de la distribution de leurs fonds grâce à une compréhension plus fine de leurs clients, fruit de l'exploitation de centaines de sources de données.

En outre, nous voyons aussi apparaître des solutions visant à améliorer le process opérationnel dans les fonctions marketing/commercial. À titre d'exemple, pour l'élaboration des reporting commerciaux, la start-up française Addventa12 propose la rédaction automatique des commentaires des gérants en plusieurs langues. Les données analysées par leur outil proviennent des transactions, des cours, des chiffres économiques et de toutes informations sur les secteurs, les sociétés, etc. L'outil apporte fiabilité, gain de temps afin de communiquer au plus vite le reporting au client en réduisant le nombre d'intervenants dans le process d'élaboration des reportings périodiques. Et le commentaire du gérant est rédigé sans fautes de grammaire, ni d'orthographe.

Utilisation de l'IA dans les fonctions
conformité/contrôle interne/gestion du risque

L'IA est bien présente dans la gestion du risque et dans la conformité, par l'automatisation des process en RPA. Elle est utilisée dans le processus de KYC (know your customer) et la détection du blanchiment et du financement du terrorisme. Ici les résultats ne sont pas encore 100 % satisfaisants avec la génération de faux positifs, c'est-à-dire des personnes détectées comme potentiellement susceptibles d'être à risque. Par exemple, une personne physique voulant ouvrir un mandat de gestion et qui habite rue de Téhéran dans le 8e arrondissement à Paris peut déclencher une alerte par un robot utilisé pour le KYC de la SGP ou par celui de son teneur de compte, car cette personne sera assimilée à un citoyen iranien.

La Regtech française Fortia utilise le Natural Language Processing (NLP) pour scanner et analyser les prospectus des fonds et améliorer et fiabiliser les outils de contrôle des fonds utilisés par les dépositaires. Sa solution permet aussi d'industrialiser les modifications de prospectus à grande échelle, à la suite d'une évolution réglementaire ou à une décision de la SGP sur sa gamme de produits, et cela avec une grande fiabilité.

Beaucoup de contrôles réglementaires peuvent être automatisés et analysés par des algorithmes IA. Les SGP les développent en interne ou utilisent les outils développés par des Regtech. Dans ce cas se pose la question de leur capacité à contrôler leur prestataire.

Enjeux économiques du déploiement de l'IA
dans les SGP

L'enjeu stratégique de la donnée

L'un des enjeux les plus critiques pour les SGP développant des algorithmes en IA réside dans leur matière première : la donnée. Quelle est son origine ? Sa qualité ? Sa fiabilité ? Son coût ? Son moyen et lieu de stockage ? Ces problématiques vont être de plus en plus au cœur de décisions prises par les établissements et par les pouvoirs publics.

La fiabilité de la donnée passe en premier lieu par sa qualité, sachant que les algorithmes IA nécessitent une volumétrie importante de données issues de sources très diverses. Pour cela, il est nécessaire de minimiser le recours à des données personnelles externes publiques, d'utiliser des données externes de sources fiables (par exemple, Insee), de vérifier régulièrement la qualité des données sur des échantillons, de mettre à jour régulièrement des données personnelles auprès des clients eux-mêmes.

La quantité et la qualité des données étant un facteur déterminant dans le développement de l'IA en gestion d'actifs, les acteurs qui détiennent déjà des données utiles en quantité bénéficient d'un avantage certain, et ces acteurs sont principalement des sociétés américaines, fournisseurs de données financières ou extra-financières (Bloomberg, MSCI, Refinitiv ex-Thomson-Reuters, etc.) ou des géants technologiques fournisseurs de services cloud et IA (Google, Amazon, IBM, Microsoft, Facebook, Alibaba, etc.). Amazon avec AWS (Amazon Web Services) est de très loin le leader en service cloud et IA. Amazon a 48 % du marché mondial du cloud, loin devant Microsoft 16 %, Alibaba 8 % et Google 4 %.

La position oligopolistique de ces grands acteurs pourrait être renforcée par le développement de l'IA en gestion d'actifs et même dans toute l'industrie financière. Il existe donc un risque économique et systémique pour les SGP de dépendance de ces acteurs. Les conséquences en seraient des prix plus élevés, des relations commerciales déséquilibrées, des enjeux de souveraineté liés au contrôle des plateformes, des technologies et des données.

Le rachat annoncé de Refinitiv par LSE en août 2019 en est une bonne illustration. LSE voit la valeur future de son groupe dans la fourniture de données et non plus dans les transactions.

Dans la chaîne de traitement des données, où se situe la plus forte valeur ? Dans la production, dans son analyse ou dans sa commercialisation ? La rentabilité et la valorisation des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) montrent que la valeur réside dans l'analyse et l'utilisation adéquate de cette analyse des données et dans la commercialisation de cette analyse. La donnée brute est une commodité. Pour les SGP, l'enjeu est donc de se doter d'outils d'analyse des données internes et externes afin de développer des applications, notamment pour mieux connaître le client et ainsi mieux le servir, et capter de nouveaux clients. Pour cela, notamment, il faut mettre en place une base de données centrale, ce qui représente souvent un challenge considérable pour des sociétés résultant d'opérations de croissance externe successives ou ayant des systèmes d'information ayant souvent cinquante ans.

Un autre risque économique et systémique pour les SGP réside dans le Cloud Act, promulgué en 2018 aux États-Unis. Cette loi vise à faciliter l'accès par les autorités américaines aux données stockées à l'étranger par des entreprises américaines dans le cadre exclusif d'une procédure judiciaire. Comment les SGP peuvent-elles se protéger contre ce risque quand les grands acteurs des services cloud sont principalement américains ? Ce problème de souveraineté des données stockées sur le cloud est devenu au cœur de l'agenda des autorités européennes.

Les besoins de se protéger contre les risques de cybersécurité sont accrus face au développement de l'utilisation de l'IA. Si la SGP fait appel à des prestataires extérieurs, une protection renforcée doit être mise en place. Des polices d'assurance se développent, mais sont encore peu souscrites en France notamment comparé aux États-Unis. Les enjeux sont notamment l'incapacité d'opérer, le risque réputationnel, etc. Le BCG a montré, dans son Global Wealth Report 2019, que les SGP étaient très mal équipées pour affronter une cyber-attaque. Il estime qu'annuellement, l'industrie mondiale des services financiers subit une perte de plusieurs dizaines de milliards de dollars tant à cause d'attaque venant de l'extérieur que de négligence interne venant des collaborateurs.

À partir de l'analyse de l'utilisation de l'IA en gestion d'actifs, il est clair que son utilisation croissante répondra aux enjeux économiques de l'industrie : ralentissement de la croissance des revenus et pression sur les marges.

Qui seront les SGP gagnantes, c'est-à-dire celles qui auront une croissance de chiffre d'affaires supérieure à la moyenne accompagnée d'une baisse de leurs coûts d'exploitation ? Comment y parviendront-elles ? La réponse est en investissant. En investissant dans les outils d'analyse de données, de RPA, de NPL, de IA/machine learning, et en investissant dans le capital humain.

Investir dans les outils liés au traitement de la donnée

Les SGP devront investir tant en immobilisations (serveurs) qu'en compétences (data scientists, développeurs, etc.), en capacité de stockage, en achats de données, en logiciels, notamment en CRM (customer relationship management) facturé principalement sous forme d'abonnement (mode SaaS – software as a service) et enfin en formation du personnel, à tous niveaux. Ces investissements pourraient dans un premier temps augmenter la pression sur leurs marges et prendre plus de temps qu'initialement budgété.

La société de consulting Casey Quirk/Deloitte a estimé que, dans le monde, les SGP avaient investi en 2017 environ 2,2 Md$ en données, en outils d'analyse, en IA, en applications dont le CRM, dédiés à la distribution de leurs produits et services, soit 6,5 % du budget médian dédié à la distribution de l'échantillon de cette étude (qui concerne des asset managers dont les actifs sont supérieurs à 75 Md$13). L'étude montre aussi que le tiers des SGP ayant le plus investi a vu une croissance de son flux net de nouveaux actifs à gérer de 2,5 % sur la période 2014-2017, contre une décroissance de 6,8 % pour le tiers ayant le moins investi. Et ce ne sont pas forcément les sociétés les plus petites qui investissent le moins. Le delta de croissance est énorme et montre bien l'efficacité de l'effort d'investissement en technologies digitales sur la croissance du chiffre d'affaires.

L'utilisation de ces technologies digitales permet aussi de repenser le pricing des produits et des services, afin de répondre mieux aux comportements des clients. Ainsi devraient se développer des pricing en mode d'abonnement plutôt qu'en pourcentage des actifs.

En général, les SGP de l'échantillon investissent 7 % de leur chiffre d'affaires en technologies digitales (outils, équipement, personnel) : automatisation des process grâce au RPA, développement de technologies propriétaires notamment utilisées en gestion de portefeuilles dans la génération d'alpha, recrutement de talents avec des compétences ou de l'attrait pour la technologie, etc.

Les gagnants doivent aussi accroître l'externalisation des fonctions support, non différenciatrices pour leur stratégie de croissance rentable à savoir le middle-office, l'administration de fonds, parfois le trading. Le BCG estime que l'économie de coûts réalisée peut atteindre 15 % à 20 % des coûts totaux.

Mais qu'en est-il des toutes petites SGP qui gèrent moins de 1 Md€ ?

Ont-elles les moyens d'investir et comment ? On peut supposer que l'externalisation plutôt que les développements internes seront privilégiés, ce qui à ce moment pose la question du contrôle de l'externalisation.

La mutualisation de l'effort d'investissement sur une problématique commune aux SGP pourrait être envisagée. Le process KYC (questionnaire de connaissance client) serait un sujet idéal, puisque les obliga tions sont identiques pour toutes les SGP et leurs dépositaires/teneurs de comptes et ce projet serait aussi au bénéfice du client qui n'aurait pas à remplir un KYC différent par prestataire.

Autre sujet idéal de mutualisation possible : la création d'un outil commun en IA pour LCB-FT (lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme), afin que les acteurs aient le même degré de fiabilité. En effet, des outils de robustesse inégale utilisant les techniques d'IA pourraient avoir pour conséquence de déplacer le risque de blanchiment d'argent et de financement du terrorisme vers les acteurs aux outils les moins performants.

En résumé, quelle que soit la taille de la société, le succès viendra avec l'effort soutenu d'investissement en technologies digitales et dans le capital humain, à tous les niveaux.

Investir dans le capital humain

Dans tous les métiers de la SGP qui utilisent les algorithmes IA, l'humain garde une place importante. L'intervention humaine doit être maintenue pour vérifier la cohérence des résultats de l'algorithme dans les domaines sensibles comme les décisions d'investissement ou les conseils délivrés aux clients ou des résultats liés à la LCB-FT. L'humain est susceptible de repérer les erreurs manifestes d'appréciation de l'algorithme, ce qui pourra aider à son apprentissage. En revanche, il est moins armé pour repérer d'autres formes de biais, moins visibles, mais dont le caractère systématique peut poser problème. En outre, les techniques de l'IA sont encore à leurs débuts et ont une marge de progression importante vers la fiabilité. Enfin l'intervention humaine amènera à améliorer l'« explicabilité » des algorithmes et les méthodologies de tests de leurs résultats.

Le succès de la pénétration de l'IA dans les SGP dépendra de la formation des dirigeants et des employés, quelle que soit leur fonction. Cela dépendra aussi de leur collaboration.

Un algorithme de qualité est un algorithme construit par un développeur et un expert métier.

Le management doit mettre en place une organisation favorisant le travail en équipe entre l'expert IA et l'expert métier, en mode projet. Une telle organisation valorise l'expertise métier, souvent obtenue après de nombreuses années d'expérience. L'organisation, à tous les niveaux, doit accepter l'échec de projets IA et apprendre de l'échec. Elle doit aussi accepter que le temps de mise en production soit plus long que prévu.

Les clés du succès résident dans une approche « agile » avec des petites équipes, complémentaires, valorisées et disponibles. Cela suppose la réduction des organisations en mode « silos ».

Les SGP gagnantes auront une organisation où le client est au centre. La compréhension de ses besoins et de son comportement conduira à la proposition de solutions avec un pricing adapté. Et elles y arriveront en investissant en technologies digitales et en capital humain. On voit déjà les effets positifs sur leur croissance et leur rentabilité par rapport à leurs pairs. Les SGP gagnantes appliquent ainsi les méthodes des GAFA depuis vingt ans et seront très bien armées pour les contrer quand ils arriveront sur le marché de la gestion d'actifs.


Notes

1 L’alpha mesure la surperformance d’un portefeuille, d’une action ou d’un titre par rapport à sa performance théorique telle que donnée par la méthode d’évaluation des actifs financiers (MEDAF). L’Alpha permet donc d’évaluer la rentabilité d’un actif. Sa méthode de calcul, relativement complexe, a été pensée en 1968 par l’économiste américain Michael C. Jensen. C’est pourquoi il est également appelé « Alpha de Jensen ».
2 Voir le site : https://www.machinacap.com.
3 Voir le site : https://walnut.ai/approach.
4 Voir le site : https://am.oddobhf.com/france/fr/investisseur_professionnel/ad/fonds_focus/1009/oddo_bhf_artificial_intelligence/1042.
5 Voir le site : https://www.q3-technology.com/solutions/ai_for_investments.html.
6 Voir le site : https://www.sesamm.com.
7 Voir le site : https://moodsights.com/moodsights-advisory/#MFwhatfor.
8 Voir le site : https://www.nephel-ai.com.
9 Voir le site : https://www.fundshop.fr.
10 Voir le site : https://www.google.fr/search ?source=hp&ei=X-1WXeyrK5GclwTd_KLYDQ&q=morgan+stanley+next+best+action+tool&oq=morgan+stanley+Next+&gs_l=psy-ab.1.1.0i203l6j0i22i30l4.1498.7984..11937…0.0..0.101.1285.20j1…0…1..gws-wiz…35i39j0i131j0j0i13j0i13i30.G-K8vS7wmCA.
11 Voir le site : https://forwardlane.com/asset-management-solution/.
12 Voir le site : https://www.addventa.com/.
13 Voir le site : https://www2.deloitte.com/content/dam/Deloitte/us/Documents/financial-services/how-technology-will-redefine-asset-management-relationships.pdf.