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 L'efficacité de la dissuasion des opérations d'initiés


Marie OBIDZINSKI * Maître de conférences HDR en sciences économiques, Centre de recherches en économie et droit, Université Paris 2 Panthéon-Assas. Contact : Marie.Obidzinski@u-paris2.fr.

Cet article analyse la répression des opérations d'initiés dans le cadre de la théorie de la mise en œuvre publique du droit (Polinsky and Shavell, 2007). Il revient sur la justification de la répression des opérations d'initiés, puis s'interroge sur les modalités de la dissuasion. Il contribue ainsi au débat sur l'efficacité respective de la dissuasion des opérations d'initiés par une autorité administrative ou une juridiction pénale. Par ailleurs, il s'interroge sur l'intérêt de la communication autour des sanctions de l'autorité administrative. Cette communication peut renforcer le rôle dissuasif de la sanction via la stigmatisation, informer les acteurs du marché et modifier les croyances quant à la nocivité des opérations d'initiés. Cependant la stigmatisation est un outil à manier avec mesure et précaution de par les coûts sous-jacents en termes de désutilité du stigma, la nature aléatoire de ces coûts, l'augmentation du risque de récidive et son effet négatif sur la fiabilité des informations transmises par les condamnations si le standard de preuve utilisé est modéré (comme cela est généralement le cas pour les autorités administratives).

À la suite de la décision du Conseil constitutionnel1 d'interdire la double punition induite par le cumul d'une sanction administrative de l'Autorité des marchés financiers (AMF) et d'une sanction pénale pour un même fait dans le cas du délit d'initié2, il a fallu réorganiser la répression. La solution retenue par le législateur français est d'instaurer un système d'aiguillage3 des infractions boursières (loi Sapin II du 21 juin 2016) entre l'AMF et le parquet national financier (PNF)4.

Le débat autour de la répartition des compétences entre l'autorité administrative et le parquet national financier a fait émerger des questionnements autour de l'efficacité de la dissuasion. Cet article propose d'analyser la répression des opérations d'initiés dans le cadre de la théorie de la dissuasion (Polinsky et Shavell, 2007)5. L'idée générale de ce cadre est d'atteindre le niveau de dissuasion « optimal », c'est-à-dire celui qui maximise le « bien-être » de l'ensemble des individus qui composent la société, honnêtes ou contrevenants. L'objectif de cet article est de faire le point sur les différentes modalités de la répression des opérations d'initiés, comme le niveau d'amende, les différents types de sanctions, les moyens de détection des fraudes et l'usage de la « stigmatisation » au regard de ce cadre d'analyse.

L'article s'organise comme suit. Dans une première partie, nous reviendrons sur la question du dommage en matière de délit d'initié, de façon à justifier la répression de cette infraction. Dans une deuxième partie, nous évoquerons les différentes modalités de la répression. Dans une troisième partie, nous essaierons d'apporter un éclairage sur l'effet, comme outil de dissuasion, de la communication sur les sanctions (des personnes physiques ou morales) et donc de l'usage de la stigmatisation.

Le préjudice en matière de délit
ou de manquement d'initié

Pour qu'il y ait des moyens accordés à la lutte contre les infractions, encore faut-il qu'il y ait un préjudice6 causé par l'action prohibée. Du point de vue économique, en référence au modèle de Becker (1968) et à son développement par Polinsky et Shavell (2000 et 2007), le bénéfice de la dissuasion repose sur la réduction de l'externalité négative engendrée par certaines actions. Or, dans le cas des opérations d'initiés, l'existence d'un préjudice est débattue.

Voyons tout d'abord les arguments selon lesquels les opérations d'initiés ne génèrent pas de préjudice. L'argument principal est que le marché financier est impersonnel. Autrement dit, un investisseur non informé peut acheter des valeurs à un initié ou non. Supposons, par exemple, que la transaction se fasse la veille de la révélation d'une information qui joue négativement sur le cours de la valeur. L'investisseur subit une perte et le vendeur (initié ou non) évite une perte. Il n'y a pas de raison de penser que l'investisseur ait subi un dommage directement causé par une opération d'initié, dans la mesure où il aurait pu acheter les valeurs à un non-initié. Un autre argument est que l'information transite par les échanges sur les marchés financiers, et ces échanges influencent les prix. Aussi, réaliser des transactions avec des opérateurs initiés renforcerait l'efficience informationnelle des marchés, par leurs choix de vendre ou d'acheter. Manne (1966) voit également les opérations d'initiés comme un mode de rémunération7 des « managers » à la tête des entreprises.

Si l'existence d'un préjudice causé directement par les opérations d'initiés est discutable, de nombreux auteurs ont mis en évidence théoriquement et empiriquement l'existence d'un préjudice pour la société dans son ensemble. Ainsi Fishman et Hagerty (1992) montrent que sous certaines conditions, les opérations d'initiés réduisent l'efficience informationnelle des marchés boursiers, en déformant la distribution de l'information et en réduisant les incitations des traders (non-initiés) à acquérir cette information. Manove (1989) identifie un problème d'antisélection en présence d'opérations d'initiés. Il y a asymétrie d'information entre les investisseurs initiés et non informés. Les investisseurs non informés doivent prendre en compte le risque que le cours de l'action soit par exemple surévalué s'ils envisagent de se porter acquéreur. Les investisseurs non informés sophistiqués vont être dis posés à payer un prix plus faible pour l'action. Par conséquent, le financement par le marché financier sera plus coûteux pour les firmes (Akerlof, 1970). Autrement dit, les opérations d'initiés affectent le bon fonctionnement des marchés financiers8.

Aussi la réglementation du délit d'initié peut atténuer ce problème de sélection adverse et diminuer le coût du capital. Plusieurs articles empiriques9 obtiennent des résultats dans ce sens, dont Easley et O'Hara (2004), Beny (2005), Fernandes et Ferreira (2009). Les différentes modalités de la réglementation des opérations d'initiés sont discutées dans la suite de l'article.

Détection et sanction

La théorie de la mise en œuvre publique du droit adopte comme objectif la maximisation du bien-être social, c'est-à-dire la somme des utilités des individus qui composent la société – individus qui respectent ou non la loi (Polinsky et Shavell, 2000 et 2007 ; Langlais et Obidzinski, 2017). Cet objectif10 permet de définir une politique « socialement » optimale de contrôle des activités générant une externalité négative. Dans notre cas, les opérations d'initiés génèrent un gain11 (pour ceux qui les réalisent), mais imposent une externalité négative (le préjudice, défini dans la première section) et la détection/ sanction de cette activité est coûteuse. Nous choisissons la grille d'analyse proposée par cette théorie12 pour l'analyse de l'efficacité de la répression des opérations d'initiés.

L'une des justifications principales du rôle de l'AMF en matière de répression des infractions boursières est son expertise dans une matière complexe et innovante. Cette expertise permet ainsi théoriquement de favoriser la détection des infractions financières sur les marchés boursiers. Si l'on s'en réfère aux chiffres en matière de décision par la Commission des sanctions de l'AMF en 201613, la Commission des sanctions a rendu seize décisions (ayant abouti au prononcé de trente-deux sanctions) à l'égard des professionnels placés sous son autorité ou à l'égard de toute personne ayant commis ou tenté de commettre un manquement à la réglementation relative aux abus de marché. 21 % des manquements sanctionnés correspondent à des manquements d'initiés14. Ce chiffre est difficilement interprétable en l'état. Pour avoir une idée de la probabilité de détection, il faudrait avoir une idée du nombre de manquements effectivement réalisés.

Par ailleurs, l'AMF est dotée d'une capacité d'amende financière significative. La loi n° 2010-1249 du 22 octobre 2010 de régulation bancaire et financière a fortement augmenté le plafond des sanctions financières. Les professionnels contrôlés par l'AMF tels que les prestataires de services d'investissement ou les sociétés de gestion risquent ainsi un maximum de 100 M€ ou le décuple du montant des profits éventuellement réalisés, et ce quelle que soit la nature des faits reprochés. La loi du 9 décembre 2016 prévoit que la sanction peut atteindre jusqu'à 15 % du chiffre d'affaires annuel total de la personne morale sanctionnée. Pour une personne physique placée sous l'autorité ou agissant pour le compte de professionnels, ce montant maximal s'élève à 15 M€ ou décuple du montant des profits éventuellement réalisés, si un abus de marché lui est reproché. En 2016, selon le rapport annuel de l'AMF, les trente-deux sanctions monétaires vont « de 5 000 euros à 2 000 000 d'euros, pour un montant total de 9 725 000 euros, réparties entre dix-sept personnes morales et quinze personnes physiques ».

Cependant l'importance des sommes en jeu ne doit pas faire oublier deux éléments indispensables du modèle de Becker (1968) dans sa version la plus simple. La décision d'un individu de commettre une infraction dépend des bénéfices qu'il en escompte relativement à l'amende anticipée (Garoupa, 1997 ; Polinsky et Shavell, 2000). Aussi le montant attendu de la sanction doit être comparé aux gains réalisés. Ce montant correspond à la sanction multipliée par la probabilité de détection. Prenons un exemple numérique. Supposons que la sanction soit égale au décuple du gain. Si la probabilité de détection est inférieure à 0,10, le bénéfice de l'infraction net de la sanction anticipé est positif. Dans ce cas, l'individu neutre au risque n'est pas dissuadé de réaliser une opération d'initié (si l'occasion se présente) car le gain excède la sanction anticipée. On comprend bien que la tentation de commettre l'opération d'initié est plus grande lorsque la probabilité de détection de l'infraction est proche de zéro et donc l'amende anticipée faible. Lorsque la probabilité de détection est faible, l'amende doit donc très largement dépasser le gain retiré de l'opération d'initié.

De plus, la menace que représente l'amende dépend du délai entre la réalisation de la fraude et la sanction. En effet, on suppose généralement que les individus attribuent un poids plus faible (en termes d'utilité) aux revenus futurs, par comparaison aux revenus aujourd'hui15. Ils font preuve d'une préférence pour le présent, qui peut être plus ou moins importante selon les individus. Ainsi plus la décision de sanction est éloignée du moment de la réalisation éventuelle d'une infraction, moins la désutilité produite par l'amende est importante, ce qui peut atténuer fortement l'aspect dissuasif des sanctions. Cela est un argument en faveur de délais plus courts, objectif que peut remplir, potentiellement plus facilement, une autorité ayant des contraintes procédurales atténuées.

Enfin l'AMF a le pouvoir d'ajouter une sanction disciplinaire à la sanction monétaire. En 2016, neuf sanctions disciplinaires (concernant cinq personnes physiques et quatre personnes morales) ont été prononcées (pour tout manquement), dont trois interdictions temporaires d'exercer (AMF, 2016). La rationalité économique derrière cette sanction est double. D'une part, renforcer la dissuasion, en ayant un impact sur les gains futurs des individus sanctionnés, et, d'autre part, limiter le risque de récidive.

L'AMF est donc dotée à la fois de moyens de détection significatifs, dus à son expertise, et d'un pouvoir de sanction monétaire important. Qu'apporte, du point de vue de la dissuasion, une autorité pénale, plutôt qu'administrative ? Tout d'abord, la juridiction pénale peut théoriquement prononcer des peines d'emprisonnement. Ce type de sanction, coûteux (en termes de désutilité du condamné et de finances publiques), ne devrait cependant être utilisé que lorsque le niveau de dissuasion atteint via les amendes est insuffisant (Polinsky et Shavell, 1984), de par les contraintes (incapacité financière à payer l'amende, par exemple) liées aux amendes, ou de par la gravité du préjudice. Ensuite les moyens d'investigation du parquet national financier sont potentiellement plus larges (perquisitions, auditions, gardes à vue, saisies pénales), relativement à une autorité administrative. Enfin la sanction pénale est souvent considérée comme produisant un stigma plus important. L'effet de la stigmatisation sur la dissuasion est analysé dans la suite de l'article.

La stigmatisation et les sanctions de réputation

La stigmatisation se définit, selon Rasmusen (1996), comme une « incitation extérieure fondée sur la réticence des individus à interagir avec une personne qui enfreint les normes sociales ». Elle peut donc être perçue a priori comme un moyen de dissuasion non coûteux16. On peut distinguer, à l'instar de Iacobucci (2014), les sanctions informelles résultant de la punition consciente (et parfois coûteuse) d'un contrevenant par ses pairs (associée à la volonté d'adhérer à une norme sociale, ou au souhait de ne pas être puni par les autres), des sanctions informelles de réputation, qui proviennent de l'intérêt propre des individus de ne plus interagir avec la personne condamnée. La prise en compte de ces sanctions informelles dans les politiques de dissuasion a été développée dans plusieurs articles d'analyse économique du droit, et récemment notamment par Cooter et Porat (2001), Harel et Klement (2007), Iacobucci (2014) et Mungan (2016). En matière d'infraction boursière, convient-il de communiquer autour des sanctions (administratives ou pénales), de révéler systématiquement le nom des personnes (physiques ou morales) sanctionnées, voire de média tiser les sanctions17 ? Nous allons faire le point sur les avantages de l'usage du stigma et nous préciserons ses limites.

L'intérêt de la publicité de la sanction

L'intérêt de la publicité faite autour des sanctions repose sur (1) la dissuasion des actions illégales, (2) l'information produite par les sanctions, voire (3) la modification des croyances des individus.

La communication autour des sanctions en présence de stigmatisation peut dissuader dans la mesure où elle produit un coût supplémentaire associé à la sanction. Le gain espéré de réaliser une infraction en présence de stigmatisation est plus faible, pour un niveau d'amende donné. En effet, une sanction informelle s'ajoute à la sanction formelle. Cette assertion est particulièrement vraie pour les infractions en lien avec le cadre professionnel, ce qui est généralement le cas des opérations d'initiés (par définition) et de manière générale pour les « délits en col blanc ». L'incitation repose alors sur la réduction, voire la disparition, des opportunités professionnelles à la suite d'une sanction, et des interactions sociales. La stigmatisation atteint la réputation professionnelle et elle est donc susceptible d'avoir un impact très fort en termes de dissuasion. Dans le cas des personnes morales, au-delà du simple impact financier des sanctions monétaires, s'ajoute l'impact négatif en termes de réputation. Armour et al. (2017) évaluent empiriquement l'importance de cet effet en observant l'évolution du cours des actions des firmes sanctionnées par l'autorité anglaise de régulation des marchés financiers18. Dans leur étude, l'impact sur le cours des actions est neuf fois plus important que l'impact financier des amendes.

La publicité autour des sanctions informe les autres membres de la société. Cela peut avoir un impact positif sur le surplus social si le fait de commettre l'infraction diminue la productivité au travail (problème d'aléa moral qui amène l'individu à consacrer une partie de son temps à réaliser des activités illégales plutôt qu'à se consacrer à son travail légal) ou est corrélé avec des caractéristiques de plus faible productivité. Ce sont les hypothèses faites par Rasmusen (1996) lorsqu'il analyse la stigmatisation sur le marché du travail comme moyen de dissuasion en situation d'asymétrie d'information. On se place typiquement ici dans le cas des sanctions informelles de réputation, lorsqu'il est dans l'intérêt des tierces parties de ne plus collaborer avec la personne (comme l'employeur dans le cas d'une personne physique, ou les consommateurs dans le cas d'une personne morale). À l'inverse, lorsque le signal envoyé par la condamnation est peu informatif, le coût en termes de réputation sera faible et le stigma peu utile socialement19.

Enfin la publicité sur les sanctions peut avoir une influence sur les croyances des individus. Kahan et Posner (1999) utilisent l'exemple des opérations d'initiés. Les acteurs du secteur (ou la population) peuvent (peut) initialement estimer que ce type d'infraction n'est pas très grave, de par l'absence de violence et la dispersion des dommages. L'accroissement des sanctions et la communication autour de ces sanctions peuvent influencer les croyances des individus. Les individus sont dissuadés de réaliser des opérations d'initiés initialement pour éviter les conséquences possibles sur leur réputation et l'amende, puis au fur et à mesure en viennent à penser que les opérations d'initiés sont nuisibles. En effet, un individu ne peut pas rester dans une situation dite de « dissonance » cognitive et réajuste ses croyances (Festinger, 1957). Le respect des obligations d'information se fait plus fréquent. Ainsi l'information donnée sur la répression du délit d'initié peut modifier les croyances et les comportements.

Les limites de l'usage de la stigmatisation

Voyons maintenant les objections à l'usage de la stigmatisation. Tout d'abord, la stigmatisation impose une forme de désutilité au contrevenant détecté et sanctionné. Par exemple, Lott (1990 et 1992) et Waldfogel (1994) montrent empiriquement l'impact négatif de la condamnation sur la probabilité de retrouver un emploi et sur le salaire. Ce coût doit être pris en compte dans la fonction de « bien-être social » et ne pas être négligé. Si cela était, la politique de répression produite pourrait être « sur-dissuasive », autrement dit excéder le niveau de dissuasion socialement optimal. Les individus respectant la loi peuvent être favorables à ce niveau de répression important (Langlais et Obidzinski, 2017), mais il reste excessif si l'on tient compte de l'utilité de l'ensemble des individus qui composent la société. Se pose aussi la question de la proportionnalité de la sanction. Cooter et Porat (2001) proposent de diminuer les dommages et les intérêts pour tenir compte de la sanction extralégale (correspondant au stigma) en matière de responsabilité civile.

Ensuite ce coût est difficilement contrôlable par l'autorité publique. Le stigma peut être faible (Kahan et Posner, 1999). Or l'effectivité de la stigmatisation dépend du niveau de ce coût. Par exemple, un individu peut avoir des compétences très spécifiques, qui ont une grande valeur sur le marché du travail. Le coût du stigma pourra être alors assez faible, dans la mesure où cela n'aura que peu d'impact sur sa probabilité d'être embauché. C'est le cas également lorsque la norme sociale est favorable aux opérations d'initiés.

Enfin une limite intéressante est mise en évidence par Funk (2004) dans le cadre du marché du travail. L'auteur montre que le risque de récidive est plus élevé en présence de stigmatisation. En effet, la diminution du salaire espéré après condamnation rend plus attractifs les revenus illégaux. Appliqués aux opérations d'initiés cependant, ceux-ci étant généralement réalisés dans le cadre professionnel, une autorité publique peut modérer cet effet pervers en prononçant une interdiction d'exercer. Par ailleurs, les employeurs potentiels peuvent effectivement être plus réticents à l'idée d'employer un individu susceptible de réaliser des infractions en entreprise et d'avoir un impact sur la réputation de l'entreprise.

Stigmatisation, sanction pénale et sanction administrative

Venons-en maintenant au stigma produit par la sanction pénale versus administrative. Galbiati et Garoupa (2007) notent que la force de la stigmatisation dépend de la publicité faite autour des sanctions, mais également de la fiabilité de l'information sur la culpabilité. Les sanctions administratives génèrent un stigma plus faible que les sanctions judiciaires, ce qui est cohérent, selon les auteurs, avec l'usage d'un standard de preuve plus élevé en matière pénale. Le standard de preuve se définit comme le degré de certitude que le preneur de décision (juge, commission des sanctions) doit atteindre. Ce standard n'existe pas à proprement parler en France, mais correspond, de manière générale, à l'intime conviction que le tribunal doit avoir pour juger coupable quelqu'un. De fait, plusieurs éléments de la procédure pénale garantissent les droits des défendeurs. En procédure administrative, ce degré de protection est plus limité. Le stigma de la sanction pénale soit plus élevé, la fiabilité de l'information sur la culpabilité étant plus forte.

Les sanctions administratives générant un stigma plus faible que les sanctions criminelles, Galbiati et Garoupa (2007) se posent la question d'augmenter la publicité faite autour des sanctions administratives. Cette question est applicable aux sanctions en matière d'opérations d'initiés en France. Communiquer sur les sanctions administratives devrait, à première vue, renforcer la dissuasion. Galbiati et Garoupa (2007) montrent l'existence d'un effet pervers. Si le nombre de contrevenants diminue, le nombre d'individus respectant la loi augmente, et pour une probabilité d'erreur (de condamnation d'un innocent) donnée, le nombre d'individus sanctionnés par erreur augmente. Inversement, le nombre de contrevenants sanctionnés diminue. Par conséquent, la fiabilité de l'information générée par les sanctions administratives est atténuée. En outre, le risque est grand d'imposer un stigma potentiellement injuste, la procédure administrative ayant une probabilité plus élevée de sanctionner un innocent.

Conclusion

À la suite du rejet de la double poursuite en matière d'abus de marché par une juridiction pénale et une autorité administrative, un débat a émergé sur l'efficacité respective des deux autorités. L'un des arguments en faveur de la juridiction pénale repose sur la plus forte stigmatisation, ce qui irait de pair avec une plus grande dissuasion. Une solution pour la juridiction administrative pourrait être de renforcer la publicité autour des sanctions. L'intérêt de la publication des sanctions est (1) de dissuader, (2) d'informer les acteurs du marché et (3) d'influer sur les croyances quant à la nocivité des opérations d'initiés. Cependant la stigmatisation est un outil à manier avec mesure et précaution, de par (1) les coûts en termes de désutilité qu'elle impose et en matière de risque de récidive, et (2) son impact aléatoire sur les individus et par définition difficilement contrôlable par l'autorité publique. Par ailleurs, la publicité autour des sanctions administratives (fondées sur un standard de preuve plus faible) peut réduire la fiabilité de l'information produite par ces sanctions, et donc produire une stigmatisation inefficace et potentiellement injuste20.


Notes

1 Décision n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC du 18 mars 2015 du Conseil constitutionnel. Initialement, cette double punition a été retoquée par la Cour européenne des droits de l'homme sur le principe du non bis in idem.
2 Le délit d'initié est une infraction boursière qui correspond à « l'utilisation illicite d'une information privilégiée sur le marché des valeurs mobilières » (Cornu, 2014). On distingue le délit d'initié et le manquement d'initié, cette dernière expression faisant référence au non-respect d'une obligation. L'article traite indistinctement du délit et du manquement d'initié, même si une différence en termes d'intentionnalité et de degré de gravité existe.
3 Les deux institutions doivent communiquer en cas de détection d'une fraude, et déclarer leur intention de poursuivre. En cas de différend, le procureur général attribue le cas à l'une ou l'autre des institutions. Les critères d'attribution ne sont pas définis pour le moment, et laissés à la discrétion du procureur général.
4 Le parquet national financier a été créé par la loi du 6 décembre 2013 et vise à lutter contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique.
5 La théorie de la mise en œuvre publique du droit est issue des travaux de Bentham (1789), analysés en termes économiques par Becker (1968). Les revues de la littérature les plus citées sont celles de Garoupa (1997) et de Polinsky et Shavell (2000 et 2007).
6 L'article se concentre sur le préjudice économique, et ne traite pas des questions morales ou éthiques posées par les opérations d'initiés. Des informations à ce sujet peuvent être trouvées dans le travail très complet de Léger (2014).
7 Une telle forme de rémunération est susceptible de produire des incitations perverses, comme cela est montré par Easterbrook (1985).
8 Pour aller plus loin, voir la revue de littérature proposée par Wielhouwer (2013).
9 À l'inverse, la contribution de La Porta et al. (2006) soulève des questions quant aux modalités de cette mise en œuvre dans la mesure : tandis que la mise en œuvre « publique » du droit ne semble pas particulièrement avoir d'influence sur le développement des marchés financiers, la mise en œuvre privée et les obligations de divulgation d'information, elles, en auraient.
10 L'objectif de maximisation du bien-être social par une autorité bienveillante est peu réaliste, par comparaison à des modèles d'agence ou d'économie politique, qui prendrait en compte les objectifs de l'autorité de régulation, ou de l'autorité judiciaire. Par exemple, Stigler (1971) développe l'idée de la capture du régulateur par les industries régulées.
11 La prise en compte des bénéfices de celui qui réalise l'infraction est sujette à critique. Voir en particulier Dau-Schmidt (1990) et Lewin et Trumbull (1990). Néanmoins elle peut se justifier (au moins dans le cas des infractions économiques) dans la mesure où (1) elle permet de prendre en compte la situation où il conviendrait de tolérer une activité lorsqu'elle génère un bénéfice privé supérieur au coût social (ce qui est efficace), et (2) elle permet tenir compte des arguments favorables aux opérations d'initiés (rémunération de l'activité des managers ; Manne 1966, etc.). Elle permet donc de ne pas écarter d'autorité les bénéfices de l'opération.
12 À l'inverse, De Marzo et al. (1998) et de Wielhouwer (2013), qui s'intéressent à l'effectivité des réglementations des opérations d'initiés, se placent, pour l'un, du point de vue d'un investisseur non informé, et pour l'autre, du point de vue d'un régulateur ayant un intérêt en termes de carrière.
13 Chiffres du rapport annuel 2016 de l'AMF (p. 92), auxquels on peut ajouter les quatre décisions portant sur l'homologation de compositions administratives.
14 Rapport annuel de l'AMF 2016. Par ailleurs, le nombre d'enquêtes ouvertes pour « comportement d'initié ou manœuvre entravant le bon fonctionnement du marché » s'élève à dix-neuf.
15 On parle de taux d'escompte psychologique inférieur à un.
16 Nous nous intéressons, au travers de la stigmatisation, à l'impact externe des normes sociales. Il convient en effet de distinguer l'impact interne des normes sociales (par exemple, se sentir coupable si l'on enfreint la loi) et l'effet externe (les autres ont tendance à punir le contrevenant). Il existe une littérature importante en économie comportementale, et dans le champ émergent de l'économie du droit comportementale s'interrogeant sur la complémentarité ou non des normes (internes, externes) et des règles de droit. De façon non exhaustive, voir Funk (2006), Zasu (2007), McAdams et Rasmusen (2007).
17 À ce sujet, voir la contribution de Bouthinon-Dumas (2012).
18 Voir aussi la contribution de Kirat et Rezaee (2015) sur le cas français.
19 Voir également les travaux d'Alexander et Arlen (2017) sur les coûts en termes de réputation des condamnations des firmes.
20 Bien entendu, cette remarque est d'autant plus valable que la stigmatisation reposerait sur les poursuites et non la décision de l'autorité pénale ou de l'autorité administrative.

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