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 La finance, un enjeu stratégique pour l'Union européenne dans le monde


Sylvie GOULARD Sous-gouverneure, Banque de France - Membre de la Commission paneuropéenne sur la santé et le développement durable (OMS-Europe)

Alors que l'économie mondiale connaît des mutations profondes, l'Union européenne (UE) est menacée de marginalisation. L'élection de Donald Trump fait peser des doutes sur la coopération transatlantique et, avec le Brexit, l'UE perd un État membre et une place financière de premier plan. Dans ce contexte, il s'agit pour l'UE de conserver un secteur financier européen compétitif pour préserver sa capacité à piloter ses choix d'avenir. La crise de 2008 a cependant montré que les flux financiers ne peuvent être efficacement régulés qu'à une échelle globale. Pour défendre ses intérêts, comme pour porter des réformes stratégiques, l'UE doit s'efforcer d'améliorer son influence.

L'économie mondiale connaît des mutations profondes. Les nouvelles technologies bouleversent l'organisation du travail, de la production, de la diffusion de l'information. Grâce au développement de l'économie du partage, certains biens et services qui n'étaient pas accessibles au grand public se démocratisent. L'essor du numérique pose certes des questions pour la cohésion sociale et pour les libertés publiques, mais il est aussi porteur d'opportunités et de croissance. Le succès fulgurant des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), qui valent ensemble désormais plus que le CAC 40 ou le Dax allemand, en est un exemple frappant.

Un autre défi majeur est le changement climatique. Le respect des engagements pris lors de grands sommets internationaux comme la COP21 à Paris suppose une coopération inédite de tous les niveaux de décision, de la puissance publique aux individus, du local au global. De nombreux domaines comme l'énergie, la construction, le transport ou encore la gestion des déchets doivent désormais considérer la rareté des ressources et encourager la sobriété.

L'Europe est en outre un continent vieillissant, confronté à des besoins sanitaires onéreux et inédits dans l'histoire de l'humanité. Un autre phénomène démographique relativise son influence. En 2050, les Européens ne devraient plus constituer que 4 % de la population mondiale. Bientôt plus aucun État européen ne devrait faire partie du G7 (les sept nations les plus industrialisées du monde). En 2015, l'entrée de la devise chinoise dans le panier de monnaies de références du Fonds monétaire international (FMI) (droit de tirage spécial ou DTS) s'est essentiellement faite au détriment de l'euro et de la livre sterling.

Confrontée à la modification de son rôle global, l'Union européenne (UE) doit aussi faire face à des tensions internes. Le Royaume-Uni a décidé de s'en retirer, ce qui représente la perte d'un État membre majeur. À ce jour (début de février 2017), le gouvernement britannique n'a pas encore formellement déclenché la procédure, mais, fort du vote des Communes, cet acte ne devrait plus tarder. L'option du maintien dans le marché unique, avec un passeport financier1 accordé aux acteurs basés à Londres, est désormais écartée par Theresa May (voir son discours de janvier 20172, mais aussi le livre blanc3).

Au-delà des défis économiques ou financiers, l'attitude de Donald Trump vis-à-vis de l'UE et son rapprochement avec le régime de Vladimir Poutine pourraient détériorer les relations transatlantiques. Ces turbulences politiques s'accompagnent d'une crise migratoire majeure, d'attentats sur le territoire de plusieurs États membres et de tensions dans les pays voisins comme en Turquie ou en Ukraine. L'inachèvement de l'Europe de la diplomatie et de la défense et le manque de contrôle aux frontières extérieures se font sentir.

Dans ce contexte, la finance représente un enjeu de souveraineté de l'UE : garder un secteur financier européen compétitif équivaut à préserver la capacité de piloter ses choix d'avenir.

Rarement l'UE aura été à ce point à la croisée des chemins. Les élections en France et en Allemagne en 2017 pourraient être l'occasion d'une prise de conscience et d'un sursaut : si les Européens veulent conserver leur souveraineté, dépasser le cadre national est désormais nécessaire dans de nombreux domaines.

Ce constat vaut notamment pour la finance, les flux financiers ne pouvant être efficacement régulés qu'à une échelle globale (cf. première partie de l'article). Dans cette architecture mondiale, l'UE a des intérêts légitimes à défendre (cf. deuxième partie). Confrontée à un risque de marginalisation, l'UE possède encore des ressources pour améliorer son influence (cf. troisième partie).

La finance : un enjeu stratégique et global

Le monde comme échelle pertinente

La crise de 2008 a montré que des déséquilibres dans un pays pouvaient avoir des effets négatifs bien au-delà de ses frontières. L'emploi, la croissance, les priorités environnementales dépendent en partie d'une allocation efficace des ressources. La stabilité financière est aujourd'hui un bien public mondial.

Une régulation efficace ne peut donc plus se concevoir dans le cadre national. Certaines idées, séduisantes sur le papier, comme la taxe sur les transactions financières, peuvent se révéler contre-productives : en l'absence d'une application très large, elles feraient fuir les contribuables potentiels. Des formes de gouvernance plus globales doivent émerger pour s'adapter à l'interdépendance croissante.

C'est d'ailleurs ce qu'a entrepris de faire le G20 à la suite de la crise financière, en confiant au Comité de stabilité financière (CSF) la charge de mieux coordonner les différentes réglementations financières et les travaux des forums sectoriels globaux : International Organization of Securities Commissions (IOSCO) pour les valeurs mobilières, Comité de Bâle pour la supervision bancaire, International Association of Insurance Supervisors (IAIS) pour l'assurance, etc.

L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) prévoit pour sa part d'accélérer ses travaux sur l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices (BEPS) qui visent à donner aux États les moyens de lutter contre les « planifications fiscales qui exploitent les failles et les différences dans les règles fiscales en vue de faire « disparaître » des bénéfices à des fins fiscales ou de les transférer dans des pays ou territoires où l'entreprise n'exerce guère d'activité réelle »4.

Le FMI a développé sa « capacité de pare-feu »5. À travers une augmentation notable des souscriptions de quotes-parts de ses pays membres, il a accru sa capacité de prêt (prêts de crise, prêts confessionnels, etc.) pour atteindre, en janvier 2016, quelque 690 milliards de DTS (environ 950 Md$). Il a également renforcé sa capacité d'analyses et de conseils à ses pays membres et procédé à une réforme de sa gouvernance pour mieux refléter l'économie mondiale. La nouvelle gouvernance a profité à cinquante-quatre pays « dynamiques émergents et en développement », dont la Chine, la Corée du Sud, l'Inde, le Brésil et le Mexique.

En 2013, le président chinois, Xi Jinping, lance la création de la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures pour répondre au besoin croissant en Asie du Sud-Est et en Asie centrale. En octobre 2014, vingt et un pays s'accordent sur un memorandum d'entente pour construire cette banque asiatique. À l'heure actuelle, cinquante-sept pays en font partie. Si les pays européens n'ont pas témoigné un engouement initial manifeste, ils ont compris que le fait de ne pas en être membres serait une erreur stratégique : quatorze pays européens (notamment le Royaume-Uni, la France et l'Allemagne) l'ont rejoint en 2015. La zone euro s'efforce par ailleurs d'y organiser sa présence.

La place de l'UE dans le monde de demain dépendra en partie de sa capacité à financer de manière autonome son adaptation à cette économie mondiale en mutation. Pour faire de l'Europe une économie moderne plus verte, plus connectée, plus compétitive, des financements adéquats sont nécessaires. Nos États endettés ne semblent pas en mesure de les apporter pleinement.

Le financement de l'économie en question

La capacité de financer l'économie ne peut plus reposer uniquement sur la puissance publique, ni même sur l'intermédiation bancaire, dans les mêmes proportions. Malgré des perspectives plus favorables, le continent européen n'est pas entièrement sorti de la crise. En Grèce, la situation des finances publiques demeure préoccupante. La dette publique italienne (134 % du produit intérieur brut ou PIB) suscite des interrogations, comme la situation des banques privées. En France, les pouvoirs publics tardent à respecter leurs engagements budgétaires et une dette importante pèse sur la jeune génération, durement frappée par la crise.

En l'absence des deniers publics suffisants pour financer les investissements indispensables à la croissance, à l'emploi et à l'innovation, l'enjeu est alors d'attirer les capitaux privés. Le défi central pour la France et l'Europe, tel que décrit par le rapport Villeroy de Galhau, est de concilier trois « attentes en tension potentielle : des investissements de plus en plus innovants et donc risqués, une épargne abondante mais prudente, et un système financier mieux sécurisé après les crises graves de 2007-2011 » (Villeroy de Galhau, 2015). Il s'agit selon lui de faire évoluer ce « triangle du financement » en un « triangle de compatibilité ». Le Fonds européen d'investissements stratégiques lancé par la Commission européenne de Jean-Claude Juncker6 a permis d'attirer, en utilisant l'argent public comme garant, des fonds privés pour financer des investissements plus risqués. En septembre 2016, soit un an après ses premiers pas concrets, la Commission européenne a annoncé sa volonté de prolonger la durée du plan et d'en accroître la taille.

Dans ce jeu global, l'UE a des intérêts légitimes à porter

L'UE possède un modèle particulier à plus d'un titre, qu'elle doit légitimement défendre. Toutefois la défense de ses particularités n'écarte pas pour autant la nécessité de se réformer.

Un modèle particulier à défendre

Le modèle de financement de l'UE a ses spécificités. Dépendant du secteur bancaire à hauteur de plus ou moins 75 % (contre 25 % via les marchés), le financement de l'économie est très sensible à l'accroissement des exigences prudentielles et notamment celles relatives aux fonds propres des banques. La séparation des banques de dépôt et d'investissement qui a prévalu aux États-Unis après la crise financière n'est pas non plus forcément judicieuse en Europe, notamment en France où le modèle de banque universel a plutôt bien résisté à la crise.

Les législateurs (le Conseil des ministres et le Parlement européen pour l'essentiel des règles financières en Europe) ont toute légitimité pour tenir compte des particularités européennes. Les citoyens européens sont en droit d'attendre que leurs représentants défendent avec rationalité et sans dogmatisme le cadre qui permettra la création d'emplois et de richesses.

Une particularité supplémentaire du modèle européen tient à la manière dont zone euro et UE s'imbriquent : une zone de dix-neuf membres évoluant autour de la monnaie commune au sein d'une Union à vingt-huit. La situation, pensée comme temporaire à sa naissance (le traité et les protocoles ont toujours souligné le caractère commun de l'euro7), devenue plus ambiguë avec le refus du Royaume-Uni d'adopter l'euro, pourrait évoluer avec la sortie de ce dernier : il n'y aurait plus qu'un seul pays, le Danemark, qui bénéficierait d'un opt-out formel.

L'Union bancaire (supervision et résolution) ne concerne que la zone euro. Pour les autres États membres, les autorités nationales conservent un rôle majeur. D'où des tensions possibles entre les actions de la Banque centrale européenne (BCE) agissant comme superviseur unique et celles des autorités nationales des États membres n'ayant pas l'euro pour monnaie, que ni l'Autorité bancaire européenne, ni la Commission européenne ne sont en mesure de résoudre totalement.

L'exercice d'agrément, de contrôle et de surveillance des contreparties centrales (EMIR pour European Market Infrastructure Regulation) en est un exemple frappant. Cet exercice, réunissant des acteurs partageant des monnaies différentes et des politiques monétaires spécifiques, des mandats de supervision convergents mais pas identiques, les force à coopérer pour préserver l'efficacité des chambres de compensation et ainsi sauvegarder la stabilité du système. Selon les experts, ce règlement parvient à un équilibre fonctionnel, mais fragile. Surtout, la décision du Royaume-Uni de quitter l'UE rendra nécessaire un nouveau cadre allant d'une refonte de l'EMIR à des options plus mordantes (l'obligation de localisation des chambres de compensation dans la zone euro ou la mise en œuvre extraterritoriale des règles européennes vu l'impact potentiel sur le bilan de la BCE).

Les questions fiscales sont un autre exemple de particularités européennes. La fiscalité est une compétence nationale, mais la Commission européenne peut proposer des textes législatifs, soumis à l'accord unanime des États membres. L'article 113 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (traité FUE) prévoit une possibilité de légiférer au niveau communautaire, mais précise bien que le champ est limité et conditionné à « l'établissement et [au] fonctionnement du marché intérieur [pour] éviter les distorsions de concurrence ».

S'appuyant sur des attentes fortes des citoyens européens, exacerbés par les révélations d'abus internes (LuxLeaks) et externes (Panama Leaks), la Commission européenne s'est attaquée à une réforme du cadre fiscal européen avec des propositions législatives8. Mais les pratiques fiscales des multinationales sont pensées dans un cadre mondial. Elle met donc progressivement en œuvre les recommandations BEPS (base erosion and profits shifting ou base d'imposition et transfert de bénéfices) de l'OCDE. Ces dernières impliquent une réciprocité de la part des autres États membres de l'OCDE. Pour pallier cette dépendance vis-à-vis d'États tiers, la Commission agit également à travers ses compétences en matière de concurrence, comme l'ont montré les décisions récentes de Margrethe Vestager relatives notamment à Fiat, à Starbucks et à Apple9. La commissaire à la Concurrence contraint les multinationales à revoir leurs pratiques fiscales, notamment en appliquant strictement le régime des aides d'État qui vise à garantir que la concurrence ne soit pas faussée au sein du marché intérieur : veiller que des règles similaires s'appliquent aux entreprises qui y opèrent.

Il n'est cependant pas question de se borner à une défense exclusive du statu quo européen. Certaines réformes sont nécessaires et doivent prendre en compte la réalité de l'interdépendance.

Des réformes à mener

Il semble ainsi nécessaire de diversifier les sources de financement, ce qui peut passer par un rééquilibrage de l'importance respective des banques et des marchés dans le financement de l'économie. De surcroît, l'apparition de nouvelles formes de financements, comme le crowdfunding, ou de nouvelles technologies, qui raccourcissent ou accélèrent les flux financiers, doit être accompagnée.

Dans cette optique, la Commission européenne a lancé l'Union des marchés de capitaux (UMC), un nom peu parlant pour le grand public malgré un objectif utile : augmenter les financements disponibles en accroissant notamment le rôle des bourses et autres plateformes, le financement participatif, le placement privé et les fonds de prêts. La Commission veut que l'UMC renforce « le lien entre épargne et croissance » pour leur offrir « davantage d'opportunités et de meilleurs rendements ». L'ambition est aussi d'offrir aux entreprises « un plus large choix de sources de financement aux différents stades de leur développement ».

C'est une initiative bienvenue : comparativement à d'autres économies avancées comme les États-Unis, l'UE a eu plus de mal à rebondir à la suite de la crise financière de 2008. Le recours à l'intermédiation bancaire sur le continent européen n'est pas la seule raison, mais elle a compté. Les marchés sont mieux placés pour financer l'innovation. Le lien entre dette souveraine et banques a accentué les problèmes ainsi que les défauts de la gouvernance de la zone euro. À cela s'ajoute un élément culturel : entreprises et citoyens européens continentaux sont réticents à l'idée de recourir aux marchés de capitaux pour se financer ou faire fructifier leur épargne. Aux évolutions législatives, parfois ardues, s'ajoute donc une évolution des pratiques et des mentalités… nettement plus lente.

Autre réforme à accentuer : la mise en collaboration des financeurs entre eux et avec les porteurs de projets. C'est l'un des enjeux du plan Juncker, qui confie ce rôle à la Banque européenne d'investissement. Progressivement, cet exercice inclut également les banques nationales de développement10 dont les actifs ont été accrus pour faire face au ralentissement du financement consécutif à la crise. Ces établissements, dont les statuts diffèrent selon les États membres, sont actifs, en particulier dans les investissements de long terme.

Enfin l'Europe fait face à un défi de taille : l'achèvement de son marché intérieur. Même si la tendance mondiale est à la défiance envers le commerce international, l'existence d'un vaste marché intérieur européen est cruciale pour les propres entreprises des vingt-huit (vingt-sept) États membres et pour l'attrait qu'il représente vis-à-vis de l'extérieur. Diminuer les obstacles internes permet aux entreprises de réaliser des économies d'échelle dans la recherche et le développement, d'avoir un bassin suffisant pour lancer leurs produits, pour se positionner face à des concurrents étrangers de taille mondiale, etc. Toutefois le marché intérieur reste souvent soit incomplet (services bancaires), soit fragmenté (produits d'assurance), soit quasi inexistant (pensions professionnelles).

Outre l'industrie financière, le citoyen et l'investisseur en pâtissent : l'accès aux meilleurs produits n'est pas garanti et l'allocation du capital n'est pas optimale. L'UMC apporterait une amélioration au marché intérieur des services financiers. Mais il appartient également aux États membres de s'attaquer aux barrières qu'ils ont développées, par exemple leur législation en matière de faillite.

Confrontée à un risque de marginalisation, l'UE possède encore des ressources pour améliorer son influence

Pour les Européens, le risque de ne plus peser sur la marche du monde est réel dans les prochaines années. L'UE dispose néanmoins de marges de progression notables pour renforcer sa représentation externe et ainsi influencer les réformes stratégiques en matière de coopération globale.

Des marges de manœuvre possibles pour améliorer sa représentation extérieure

Dans le domaine de la finance, comme dans d'autres, les États européens ne sont plus en mesure de peser seuls dans le monde. Certains font miroiter la possibilité d'un repli pour reprendre le contrôle, mais la réalité du monde s'oppose à cette ambition. Dispersés, les Européens sont inefficaces face aux géants que sont les États-Unis et les grands pays émergents.

Unie, l'UE représente pour ses États un atout inestimable, mais des marges de progression conséquentes existent pour que l'UE tire pleinement avantage de sa taille sur la scène internationale. Multiforme, parfois pléthorique ou avec un rôle mal calibré confié à ses institutions, la représentation de la zone euro, et plus globalement de l'UE, est souvent difficile à saisir.

Parfois, comme au G20, le président de la Commission européenne est accompagné du président du Conseil européen ; dans des organismes plus techniques, la Commission est accompagnée de la BCE et/ou de représentants des autorités européennes de supervision.

L'éparpillement européen est d'autant plus regrettable dans la mesure où, dans certaines organisations, les États membres apportent de manière cumulée une part majeure du budget. L'OCDE est un exemple frappant11.

L'organe exécutif, la Commission européenne, est parfois cantonné dans le rôle qui ne devrait pas être le sien, consistant à représenter seulement les pays les moins peuplés de l'UE, absents de ces organisations, et non toute l'UE.

De même, l'équilibre géographique comme l'équité dans la distribution des postes méritent examen.

Pour les États membres dont la monnaie est l'euro, le traité FUE prévoit à son article 138 une procédure d'élaboration de positions communes pour les questions qui revêtent un intérêt particulier pour l'Union économique et monétaire (UEM), dans le but d'assurer la place de l'euro dans le système monétaire international. Cet article prévoit l'hypothèse d'une représentation unifiée au sein des institutions et des conférences financières internationales.

Le renforcement de la représentation externe de la zone euro est régulièrement rappelé comme une priorité au plus haut niveau. Dans un rapport dit « des cinq présidents »12, préparé par le président de la Commission européenne en étroite collaboration avec les présidents du Conseil européen, de l'Eurogroupe, de la BCE et du Parlement européen, l'ambition d'une unification par étapes est fixée.

L'amélioration de la représentation externe de l'UE dans les enceintes financières globales n'a pas seulement des vertus défensives. La situation politique est préoccupante. La dénonciation des « élites » déconnectées a parfois certains fondements : le nécessaire changement d'échelle dans la définition des règles globales ne saurait durablement prospérer sans que personne ne sache toujours qui décide et qui est « accountable » devant quels représentants.

Une influence qui pourrait être mise au service de réformes stratégiques

Le slogan de la nouvelle administration américaine, « America First », illustre bien sa conception des rapports mondiaux. Le Congrès à majorité républicaine a déjà émis des critiques acerbes sur le fonctionnement des forums de coopération mondiale, certains membres influents du Congrès demandant même à la Federal Reserve (Fed) de ne plus y participer13.

Une meilleure organisation de ces forums est nécessaire de manière à répondre à certaines critiques, en partie fondées, notamment celles qui touchent à leur transparence et à l'accountability que le Parlement européen a relevées dans une résolution non législative14 en avril 2016. Mais il serait désastreux de mettre fin à la coopération qui y prévaut.

Certains choix se font dans l'opacité. Les décisions stratégiques prises au niveau mondial échappent parfois au contrôle des parlements. Quand le contrôle démocratique a lieu, c'est souvent de manière fragmentée, dans un cadre national qui a peu à voir avec l'échelle des mesures adoptées. Bien souvent les parlements sont cantonnés au rôle de simples chambres d'enregistrement.

Puisque le nécessaire changement d'échelle rend illusoire le retour à des réglementations purement nationales, c'est au contrôle démocratique de se hisser au niveau le plus pertinent, par des débats transfrontières, au sein d'enceintes de contrôle transnationales. Ce contrôle démocratique devrait s'exercer à chaque étape : au moment de l'édiction des normes jusqu'au contrôle des engagements pris (compliance).

Certains organes, comme le Parlement européen, existent et peuvent être des outils utiles. La commission des Affaires économiques et monétaires du Parlement européen reçoit des représentants de certaines organisations internationales. Rendre ces échanges plus systématiques, avec davantage de suivi, pourrait permettre d'instaurer un dialogue plus effectif et efficace.

Une autre difficulté tient à la variété impressionnante des organismes globaux actifs dans la sphère financière. Certains sont des organisations internationales, dotées d'un statut (le FMI, l'OCDE, par exemple) ; d'autres sont en fait de simples réunions informelles de responsables publics (G20, Comité de stabilité financière, notamment). Il existe aussi des organisations de droit privé, auxquelles participent à la fois des autorités publiques et des acteurs économiques (International Accounting Standards Board ou IASB, International Association of Insurance Supervisors ou IAIS, International Organisation of Pension Supervisors ou IOPS, par exemple). La nature juridique de leurs décisions est ambiguë. Sous la pression des agences de notation, les acteurs économiques n'ont pas toujours de marges de choix et des « recommandations » techniques ont, dans la réalité économique, une force plus contraignante que ce que leur appellation laisse entendre. D'autres orientations, adoptées en grande pompe lors de sommets internationaux, ne sont à l'inverse pas toujours suivies d'effets. Cette architecture complexe, à l'image des matières dont il est question, rend difficile une vue d'ensemble.

Le manque de transparence et de responsabilisation qui en résulte est assez éloigné des standards démocratiques que les opinions publiques sont en droit d'attendre. De surcroît, la sous-représentation de certaines parties du monde comme l'Afrique ou l'Amérique du Sud fragilise la légitimité des décisions et la prise en compte des problématiques particulières aux pays les moins avancés.

Conclusion

La tonalité souverainiste pour ne pas dire nationaliste des débats politiques mondiaux tend à déconsidérer la démarche européenne, c'est évident. Mais il n'est pas certain qu'un monde où chacun place son intérêt au premier plan soit vraiment un monde meilleur, dans l'intérêt de tous.

En matière financière, l'interdépendance est indéniable, comme sont impossibles à nier les enjeux de développement durable et de lutte contre le changement climatique ou le vieillissement de la population.

C'est pourquoi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'UE est plus précieuse que jamais. Son savoir-faire en ces temps troublés est un atout. La construction européenne qui repose sur la recherche d'un intérêt général supérieur, sur la non-discrimination et sur l'existence d'institutions supranationales (Parlement européen, Commission européenne, Cour de Justice) représente un laboratoire pour une gouvernance globale.

L'ambition européenne pourrait aller jusqu'à plaider pour la création d'une organisation mondiale de la finance, universelle dans sa composition, pluridisciplinaire, où les problèmes ne seraient pas abordés en silos, mais avec une vue d'ensemble. À ce titre, l'idée avancée, à titre personnel, par David Wright, aujourd'hui successeur de Jacques de Larosière à la présidence du forum Eurofi, d'un « cadre institutionnel global, nécessitant probablement un traité international, possédant, en cas de manquements des États participants, le pouvoir de veiller à la mise en œuvre de ses recommandations, d'organiser des procédures contraignantes de règlement des conflits et de prononcer des sanctions » mérite considération (Wright, 2012).


Notes

1 Le passeport européen pour les sociétés de gestion de portefeuilles est défini par l'Autorité des marchés financiers (AMF) comme permettant « à une société de gestion, ayant obtenu un agrément par l'autorité de son pays d'origine, d'exercer ses activités dans toute l'UE ou dans un État partie à l'accord sur l'Espace économie européen (EEE)» ; lorsqu'une société de gestion d'un autre État membre souhaite fournir ses services en France, on parle de « passeport in » ; lorsqu'une société de gestion française souhaite fournir ses services dans l'UE ou dans un autre État partie à l'accord sur l'EEE, on parle de « passeport out ». (Source : www.amf-france.org/Acteurs-et-produits/Societes-de-gestion/Passeport.html).
2 Voir May (2017).
3 Voir Department for Exiting the European Union (2017).
4 Pour plus d'informations sur le plan BEPS, consultez la page de l'OCDE : www.oecd.org/tax/beps/beps-actions.htm.
5 Voir « La riposte du FMI à la crise économique mondiale », fiche technique, mars 2016, www.imf.org/external/np/exr/facts/fre/changingf.htm.
6 Pour plus d'informations sur le plan d'investissement, consulter la page de la Commission européenne : https://ec.europa.eu/priorities/jobs-growth-and-investment/investment-plan_fr.
7 « L'Union établit une Union économique et monétaire dont la monnaie est l'euro », article 3.4 du traité sur l'UE.
8 En mars 2015, la Commission européenne a proposé d'introduire l'échange automatique d'informations entre les États membres concernant leurs rescrits fiscaux. Depuis elle a publié un plan d'action sur la fiscalité des sociétés comprenant de nombreuses initiatives législatives et non législatives.
9 Depuis octobre 2015, la Commission européenne a conclu que plusieurs États membres (Luxembourg, Pays-Bas, Belgique, Irlande) ont octroyé des avantages fiscaux sélectifs illégaux au regard des règles de l'UE en matière d'aides d'État.
10 Les plus connues sont la Caisse des Dépôts (CDC) en France, la Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW) en Allemagne, la Cassa depositi e prestiti (CDP) en Italie.
11 Les États membres de l'UE financent à plus de 45 % la partie principale du budget de l'OCDE (rapport annuel du secrétaire général aux ministres, 2016, OECD Publishing, www.keepeek.com/Digital-Asset-Management/oecd/economics/rapport-du-secretaire-general-aux-ministres-2016_sg_report-2016-fr#.WKwiSfIuiUk#page1).
12 Voir le rapport Compléter l'Union économique et monétaire européenne préparé par Jean-Claude Juncker en étroite coopération avec Donald Tusk, Jeroen Dijsselbloem, Mario Draghi et Martin Schulz, juin 2015, www.consilium.europa.eu/fr/policies/emu-report-2015/.
13 La lettre de Patrick McHenry, vice-président du Financial Services Committee, adressée à la présidente de la Fed en date du 31 janvier 2017 en est une illustration parfaite.
14 La résolution du Parlement européen du 12 avril 2016 sur le rôle de l'UE dans le cadre des institutions et des organes internationaux dans le domaine financier, monétaire et réglementaire (2015/2060(INI)), sous la responsabilité de Sylvie Goulard, décrit la situation et énumère un certain nombre de recommandations précises sur les réformes à mener dans ces forums et pour une meilleure représentation européenne.

Bibliographies

Department for Exiting the European Union (2017), « The United Kingdom's Exit from and New Partnership with the European Union », White Paper, 2 février, www.gov.uk/government/publications/ the-united-kingdoms-exit-from-and-new-partnership-with-the-european-union-white-paper.
May T. (2017), « The Government's Negotiating Objectives for Exiting the EU: PM Speech », 17 janvier, www.gov.uk/government/speeches/the-governments-negotiating-objectives-for-exiting-the- eu- pm- speech.
Villeroy de Galhau F. (2015), Le financement de l'investissement des entreprises, rapport à Manuel Valls, Premier ministre de la République française, septembre, www.gouvernement.fr/sites/default/ files/document/document/2015/10/rapport_ sur_le_financement_de_linvestissement_des_ entreprises. pdf.
Wright D. (2012), « Remarks by David Wright, Secretary General of IOSCO », IOSCO, The Atlantic Council, Washington, 10 décembre, www.iosco.org/library/speeches/pdf/20121210-Wright-David.pdf.