Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

 Architecture financière, risque systémique et banque universelle aux États-Unis


Anthony SAUNDERS Stern School of Business, New York University.
Ingo WALTER Stern School of Business, New York University.
Entraînée par de multiples facteurs, la consolidation a été un phénomène permanent du secteur des services financiers qui a entraîné une évolution fondamentale de l’architecture financière et de l’exposition du grand public au risque systémique. À partir de 2007, la reconfiguration du secteur financier s’est accélérée sous l’impulsion des gouvernements, qui ont forcé ou bien encouragé l’adossement des sociétés financières les plus vulnérables avec les plus vigoureuses, pour essayer d’endiguer la crise et d’améliorer la robustesse systémique. Ce faisant, les sociétés financières, qui sont « systémiques » de nature et qui ont joué un rôle prédominant dans la création de la crise, s’en sont sorties avec encore plus de parts de marché et une importance systémique encore plus grande. Étant donnée la socialisation épisodique du risque – qui se traduit par une utilisation généralisée des garanties publiques pour des sociétés jugées trop grosses ou trop interconnectées pour qu’on les laisse faire faillite –, le rôle des institutions financières d’importance systémique (SIFI) est dorénavant essentiel dans l’architecture financière et pour l’intérêt public. Cette étude se penche sur les sources de risques, de pertes et de gains systémiques associés aux SIFI dans le contexte historique, dans la littérature théorique et empirique, et dans les débats en matière de politique publique – quels sont les avantages et les inconvénients des stratégies disponibles pour faire face au rôle dominant des SIFI dans l’architecture financière ?

Il y a un quart de siècle, nous avons constitué un petit groupe d’économistes financiers pour réexaminer les mérites respectifs de la banque spécialisée et de la banque universelle, tant du point de vue de l’efficacité et de l’innovation que de celui de la sécurité et de la solidité de l’intermédiation financière (Walter, 1985). À l’époque, aux États-Unis, l’architecture financière était caractérisée par une intermédiation financière spécialisée datant des dispositions du Glass-Steagall Act de 1933 (aussi connu sous le nom de Banking Act), une architecture que l’on retrouvait également au Japon après l’occupation américaine de la Seconde Guerre mondiale et en Grande-Bretagne, où prévalait une tradition de banques de dépôt désignées œuvrant aux côtés de banques d’affaires, de sociétés de Bourse, d’entreprises d’investissement et de compagnies d’assurances indépendantes. Au même moment, presque tous les autres pays se conformaient à une certaine forme de banque universelle. Cette différence a induit une « expérimentation naturelle » basée sur des données disponibles et des faits stylisés. Lequel de ces deux systèmes semblait avoir produit les meilleurs résultats en fonction d’un ensemble de critères de bien-être social et notamment d’une combinaison d’efficacité, de croissance et de stabilité ?

À l’époque, nous avons conclu qu’il fallait que l’architecture financière obéisse à une logique de marché et que, dans le domaine de l’intermédiation financière, les mécanismes du marché et l’économie de l’organisation industrielle devaient être habilités à définir des structures d’entreprise optimales. Nous avons soutenu que des mécanismes régis par les lois du marché engendreraient à la fois des effets d’échelle et de gamme au bénéfice du public et qu’une discipline de marché et un gouvernement d’entreprise adapté favoriseraient la sécurité et la solidité du système financier (Saunders et Walter, 1994).

Les arguments que nous avons avancés dans les années 1980 ont fini par porter leurs fruits. La libéralisation progressive engagée par les principales autorités de contrôle aux États-Unis a peu à peu conféré une plus grande latitude fonctionnelle et géographique aux intermédiaires financiers et a abouti au Gramm-Leach-Bliley Act de 1999. Une libéralisation parallèle s’est produite au Royaume-Uni avec le Big Bang de 1986 et le transfert des pouvoirs de réglementation de la Bank of England à la Financial Services Authority (FSA) ; cela fut également par la suite le cas au Japon. Avec la disparition de bon nombre d’intermédiaires financiers spécialisés, broyés par les banques universelles et les conglomérats financiers, il a semblé que le marché avait fourni une réponse : les forces des effets d’échelle et de gamme finiraient par produire un meilleur système financier (plus efficace et plus stable) qui serait dominé par une monoculture de colosses financiers nationaux et internationaux.

Mais la progression apparemment inexorable de l’exploitation de l’échelle et de la gamme irait-elle nécessairement dans le sens de l’intérêt public ? Les institutions dominantes ayant toutes les chances d'être trop grosses, trop complexes et trop interconnectées pour faire faillite, l’évolution de cette architecture basée sur la taille et la gamme générerait-elle des externalités négatives non monétarisées sur le marché, de telle sorte que ce qui semblait être un résultat institutionnel corrélé à une logique de marché serait en fait basé sur des signaux sérieusement biaisés ? Les externalités ancrées dans la taille et la gamme mènent-elles inévitablement à une « privatisation des bénéfices et une socialisation des risques », si bien que l’évolution institutionnelle que nous observons serait en fait axée sur la redistribution plutôt que sur la création de richesse ? À l’inverse, ceux qui plaident aujourd’hui en faveur du démembrement ou de la coercition des conglomérats financiers « systémiques » dans le but de limiter l’exposition du système à des externalités négatives sous-estiment-ils les bénéfices compensatoires des effets d’échelle et de gamme ?

L’héritage du passé

Nous pouvons commencer avec une contrefactualité sur la séparation des fonctions de « banque » et de « commerce » en 1933, qui a marqué la fin de plusieurs décennies de banque universelle aux États-Unis et qui a fait partie d’une réforme considérable de la réglementation survenue au lendemain des graves turbulences financières et économiques de 1929. À quoi auraient ressemblé les systèmes financiers mondial et américain si cette rupture forcée avec l’héritage des banques universelles n’avait pas eu lieu ? Il existe quelques éléments qui peuvent nous permettre de procéder à une analyse comparative, puisque les pays d’Europe continentale, en particulier, n’ont pas suivi le modèle américain et ont poursuivi avec celui de banque universelle.

Le Glass-Steagall Act consistait en fait en quatre dispositions du Banking Act de 1933, sans doute l’élément le plus important de la législation financière américaine à émerger de la Grande Dépression, législation qui couvrait également une assurance-dépôt et d’autres réformes conçues pour restaurer et maintenir la stabilité financière. L’une des principales dispositions de la loi préconisait une séparation quasi totale des activités de banque d’investissement (le commerce) de celles de collecte de fonds (la banque). Les sociétés dotées d’un agrément de banque commerciale ont ainsi été exclues des opérations de marché et de titres, en particulier la prise ferme et la négociation de titres de créances d’entreprises, de titres de capital et des municipal revenue bonds (obligations ne bénéficiant pas de la garantie explicite des collectivités locales). Ce secteur, qui a pris une ampleur spectaculaire dans les années 1920, a été dominé par la fusion des banques universelles, telles que JP Morgan et National City Corporation, et des banques d’investissement, comme Goldman Sachs et Lehman Brothers. Les premières étaient des sociétés cotées en Bourse, engagées dans un éventail complet d’activités de banque de dépôt et d’investissement, alors que les secondes étaient des partenariats privés principalement impliqués dans la prise ferme et le placement de titres, ainsi que dans l’investissement du capital de leurs partenaires.

Les critiques contemporaines du modèle américain de banque universelle craignaient que l’implication des banques dans la prise ferme de titres ne les ait directement ou indirectement conduites à accroître (stocker) leurs avoirs en instruments financiers à long terme, qu’elles finançaient en partie par les dépôts de leurs clients, s’exposant elles-mêmes et exposant également leurs clients et le système au risque de marché, de crédit et de liquidité, potentiellement dangereux. Lorsque ce risque s’est encore plus matérialisé après 1929, on a pensé qu’il avait contaminé la totalité du système financier américain en déclenchant la faillite de banques dans tout le pays, ce qui a eu par la suite des conséquences désastreuses pour l’économie réelle. À l’époque, environ 40 % des banques américaines ont fait faillite, sapant leur rôle d’intermédiaires financiers et asphyxiant l’économie réelle. Pas étonnant donc que dans le feu de l’action, les activités d’investissement aient pu être considérées comme « trop risquées » pour les banques de dépôt.

Le fait est que les grandes banques universelles ont effectivement augmenté leurs avoirs en actions et en titres d’emprunt à long terme au cours des années 1920, probablement en raison du déclin significatif de la demande de crédit des entreprises à court terme. Mais peu d’éléments permettent d’affirmer que la qualité des titres détenus par les banques ait été responsable des faillites en cascade de banques entre 1930 et 1933. C’est plutôt la réticence du Système de réserve fédérale (Federal Reserve System) à fournir des liquidités à un système bancaire en proie au désengagement massif des déposants qui a largement été responsable de l’effondrement bancaire de l’époque. Compte tenu des circonstances, la plupart des banques ayant fait faillite se seraient effondrées même si elles n’avaient détenu aucune obligation à long terme. Les preuves selon lesquelles les opérations sur titres des banques de dépôt auraient d’une manière ou d’une autre été directement à l’origine de la Grande Dépression demeurent difficiles à établir, même si une causalité indirecte reste sujette à débat.

De plus, des études récentes sur les pratiques financières ayant précédé l’adoption du Banking Act de 1933 suggèrent que les grandes banques universelles n’ont en fait pas exploité les conflits d’intérêts générés par leur rôle d’organismes de crédit et d’établissements spécialisés dans la prise ferme de titres. Par exemple, elles auraient pu être tentées de faire usage de leur accès privilégié à l’information en tant que prêteurs pour inciter leurs clients à émettre des titres et à utiliser le produit de l’opération pour rembourser leurs emprunts, faisant de cette façon porter leurs pertes aux investisseurs. Les titres pris ferme par les banques universelles (potentiellement sujettes aux conflits d’intérêts) n’ont pas obtenu une moins bonne rentabilité que les titres pris ferme par les banques d’investissement (non sujettes aux conflits d’intérêts)1. La plupart des transactions douteuses qui semblent avoir eu lieu entre les banques et leurs filiales en valeurs mobilières dans les années 1920 auraient été illégales selon les lois et les réglementations financières qui ont suivi, à savoir le Securities Act de 1933, le Securities and Exchange Act de 1934 et l’Investment Company Act de 1940.

L’objectif des réformateurs financiers des années 1930 a été de prévenir la répétition de l’ouragan qui venait juste de passer, plutôt que de chercher à condamner et à punir ceux qui étaient tenus pour responsables. À tort ou à raison, la loi fut vivement débattue et adoptée de bonne foi, avec courage et sous une pression politique énorme dans le « brouillard de la guerre ». Cela a conduit à la dissolution forcée des banques universelles américaines et en particulier celle de JP Morgan & Co, devenue la Morgan Bank, laquelle a fusionné avec la Guaranty Trust Company en 1959 pour former la Morgan Guaranty Trust Company of New York, la première banque commerciale de grande clientèle du pays, et qui est par la suite devenue Morgan Stanley, l’une des meilleures banques d’investissement.

L’Europe continentale, en revanche, n’a pas procédé à une telle séparation des fonctions et a largement perpétué la tradition de banques universelles opérant aux côtés de quelques entreprises de conseil et sociétés de placement indépendantes, principalement en Italie (en particulier Mediobanca), en France (les banques d’affaires) et aux Pays-Bas. Le Royaume-Uni a suivi sa propre voie, laissant le soin à quelques grandes banques de dépôt cotées en Bourse (désignées par la Bank of England) d’exploiter les activités de collecte de fonds et perpétuant dans le secteur des valeurs mobilières une longue tradition de contrepartistes (courtiers), sociétés de Bourse et banques d’affaires à « capacité unique » ; cette tradition a été rompue avec les réformes du Big Bang de 1986 qui ont permis la formation de courtiers-contrepartistes et de banques d’investissement intégrées, ainsi que la création de pôles d’investissement au sein des banques universelles et des conglomérats financiers. En 1948, sous l’occupation américaine, le Japon a été contraint d’adopter une version du Glass-Steagall Act sous la forme de l’article 65 de la Japan Securities and Exchange Law qui préconisait une séparation stricte des activités de banque de dépôt et de banque d’investissement.

Sans avoir accès aux marchés pour les dépôts et les prêts aux entreprises, mais protégées de la concurrence des banques de dépôt, les banques d’investissement américaines ont vu leur part d’intermédiation financière augmenter rapidement, tandis que les flux financiers passaient progressivement du bilan des banques de dépôt et d’autres institutions de crédit aux marchés financiers. Par la suite, les banques d’investissement ont joué un grand rôle dans l’accélération de ce processus.

Les marchés des billets de trésorerie, les titres à haut rendement, la titrisation des créances, les fonds communs de placement en instruments du marché monétaire et autres innovations similaires ont en partie été le résultat des incursions fructueuses des banques d’investissement dans la part de marché des organismes de crédit, incursions favorisées par des contraintes réglementaires beaucoup moins lourdes (en particulier vis-à-vis des ratios de fonds propres et de liquidité). Dans les années 1980, le système financier américain était fortement dominé par le marché, alors que les systèmes financiers d’Europe continentale restaient dominés par la banque universelle, avec les banques influentes naturellement résistantes à la cannibalisation d’une activité intérieure porteuse par les instruments de marché financier. Sans la pression perturbatrice exercée par les entreprises d’investissement indépendantes, les marchés européens des actions et des obligations de sociétés ont mis du temps à se développer et les banques ont acquis des participations importantes ainsi que des positions de contrôle dans des sociétés non financières, générant des relations étroites et stables avec leurs clients, mais amoindrissant sans doute le rôle de la discipline de marché dans la répartition du capital et le gouvernement d’entreprise.

L’architecture financière anglo-saxonne de l’époque a sans doute été plus efficace, plus disciplinée et plus innovante que le système d’Europe continentale, dominé par les banques. Si cela est vrai, alors le Glass-Steagall Act a peut-être porté ses fruits en produisant une croissance économique généreuse pendant plus d’un demi-siècle, fruits auxquels il aurait peut-être fallu renoncer si les États-Unis avaient persisté avec un modèle de banque universelle après 1933. De telles retombées positives collatérales pouvaient alors être ajoutées à un haut niveau de stabilité obtenu par le système financier américain pendant près de soixante-dix ans. À part la débâcle des caisses d’épargne de la fin des années 1980 et du début des années 1990, qui a vu la chute de 747 institutions d’épargne (sur 3 234), mais qui n’avait aucun lien avec les faillites des institutions financières systémiques individuelles, les États-Unis n’ont essuyé aucun revers financier significatif pendant la période de séparation des activités bancaires2.

Au niveau international également, l’une des conséquences du Glass-Steagall Act est la domination progressive des banques d’investissement américaines sur les marchés financiers offshore et onshore, qui connaissaient une évolution rapide dans le monde entier. Ayant survécu, les sociétés de Bourse américaines, dont la compétitivité avait été accrue par la disparition des commissions fixes de courtage mises en place par les réformes financières de la SEC (Securities and Exchange Commission) en mai 1974, ont amorcé une offensive soutenue sur les marchés financiers à l’étranger. En pénétrant, pays après pays, les forteresses de la banque universelle, elles ont monté une attaque prolongée de vingt années destinée à sevrer l’Europe et, plus tard, les entreprises et les gouvernements asiatiques de leur dépendance excessive envers les banques universelles nationales, offrant des coûts de financement plus bas et des financements innovants. Dans l’intervalle, elles ont cultivé le côté acheteur du marché – compagnies d’assurances, fonds de pension et autres investisseurs institutionnels – en proposant de nouvelles possibilités d’investissement et des idées pour améliorer l’efficacité des portefeuilles.

L’offensive internationale des banques d’investissement américaines a été couronnée de succès, à tel point que presque toutes les principales banques universelles en Europe ont déployé des efforts importants pour développer leurs propres pôles d’investissement, mais sans l’avantage que procurait à leurs concurrents américains le fait de posséder un marché intérieur captif et d’avoir été soigneusement rodés dans la concurrence mondiale. Au début des années 1990, les banques d’investissement américaines dominaient pratiquement leur industrie au niveau mondial, avec une part de marché de près de 75 % en matière de volume de transactions. Par conséquent, la banque d’investissement est devenue l’une des meilleures industries exportatrices des États-Unis. Si les banques universelles étaient restées en place aux États-Unis après 1933, le manque de pression concurrentielle au sein de cohortes stratégiques très différentes aurait bien pu avoir un résultat fondamentalement différent en matière de compétitivité internationale. Le Glass-Steagall Act semble avoir eu, au cours du temps, d’importantes conséquences imprévues.

En somme, il semble plausible que la séparation des activités de banque ait en grande partie tenu ses promesses d’efficacité, de stabilité et de compétitivité pendant plus d’un demi-siècle, bien que l’on ne puisse savoir si des résultats identiques, ou même meilleurs, auraient été obtenus si les banques universelles et les conglomérats américains avaient été autorisés à exister.

Pression pour le rétablissement de la banque universelle

Qui sait ? Mais la préférence révélée suggère que ce n’est pas le cas, puisque les principales banques commerciales américaines de grande clientèle – en particulier Morgan Guaranty Trust Company, Bankers Trust, Chase Manhattan et Citicorp – ont commencé à militer vigoureusement au début des années 1980 pour le rétablissement des pouvoirs de banque universelle dans le but de redresser ce qu’elles avaient fini par considérer comme un désavantage concurrentiel incapacitant. De toute évidence, l’herbe était bien plus verte de l’autre côté du Glass-Steagall Act. Alors qu’elles pouvaient concurrencer vigoureusement – ce qu’elles ont d’ailleurs fait – les banques d’investissement sur les marchés des obligations d’État, les marchés des changes et autres marchés internationaux, et en tant qu’établissements de conseil aux entreprises, elles se sont retrouvées paralysées sur les secteurs du marché qui n’étaient « pas conformes » au Glass-Steagall Act, mais qui connaissaient une forte croissance, secteurs qui étaient décisifs pour livrer concurrence dans le financement des entreprises.

En effet, à la fin des années 1980, les banques de dépôt avaient obtenu le droit limité de vendre des produits d’investissement et d’assurance à une clientèle de particuliers, ainsi que l’autorisation d’exploiter des filiales en valeurs mobilières conçues pour la grande clientèle, capitalisées séparément et de taille limitée (Section 20 Subsidiaries), sous couvert de nombreuses garanties destinées à prévenir la contamination des activités de dépôt par d’éventuelles pertes générées par les activités d’investissement. La libéralisation a eu lieu sous la forme de décisions administratives de la part des autorités de contrôle et non sous la forme d’un changement dans la loi. Environ une douzaine des principales banques commerciales de grande clientèle ont rapidement profité de cette libéralisation pour créer d’importantes filiales en valeurs mobilières, en particulier dans le secteur des obligations, pour compléter leurs puissantes activités de banque commerciale et de négociant en obligations d’État et pour consolider leur présence émergente dans le secteur du conseil aux entreprises.

L’un des principaux secteurs sur lequel les banques de dépôt ont peu progressé est celui des actions, un marché en expansion particulièrement porteur, très éloigné de leur expertise traditionnelle dans le financement par emprunt obligataire, et sur lequel elles n’avaient qu’une expérience limitée en matière de ventes et d’échanges et avaient peu de relations naturelles avec les sociétés entreprenant une introduction en Bourse. De plus, leur manque de présence sur le marché des actions a sérieusement entravé leur capacité à mettre en place des entreprises de courtage offrant des tarifs compétitifs. Cette brèche dans leur gamme de produits a conféré un caractère encore plus urgent à la suppression, via une action législative, des dernières restrictions du Glass-Steagall Act.

Ainsi, les banques de dépôt ont-elles monté une attaque vigoureuse contre le Glass-Steagall Act dans les années 1980, reflétée dans un concert d’initiatives politiques pour faire changer les règles. Ces initiatives prenaient notamment la forme d’arguments « irréprochables » selon lesquels la structure des intermédiaires financiers devrait être déterminée par des considérations stratégiques et de compétitivité et non par une législation anachronique. Elles incluaient également des agissements « malhonnêtes », tels que le lobbying politique, et des initiatives tactiques audacieuses. La prise ferme de billets de trésorerie par Bankers Trust en 1985, illégale en théorie, a conduit à un contentieux avec les banques d’investissement qui voulaient protéger leur territoire et a forcé les tribunaux à décider sur le fond (Bankers Trust a gagné). La fusion, théoriquement illicite, de Citicorp et de Travelers pour former Citigroup en 1998 a été un pari audacieux sur le fait que le Glass-Steagall Act serait prochainement de l’histoire ancienne. Ces paris audacieux sur l’avenir engagés par les banques de dépôt ont rapidement été validés par l’adoption du Gramm-Leach-Bliley Financial Services Modernization Act (GLB) de 1999. Il est en effet possible que la fin de la séparation des activités bancaires ait été précipitée par le fait accompli de la plus grande fusion de toute l’histoire de la finance.

L’adoption du GLB par un vote écrasant du Congrès (343 voix contre 86) a finalement porté un coup fatal à la séparation des fonctions dans l’intermédiation financière américaine. Au niveau des opérations avec les particuliers, cela a permis aux banques de dépôt d’attirer des éléments actifs à la fois dans les dépôts bancaires et les comptes titres tels que les fonds communs de placement en instruments du marché monétaire, contribuant ainsi à enrayer l’immixtion des sociétés de Bourse dans leur clientèle historique et en élargissant leur capacité à faire face aux changements dans les préférences de leurs clients. Au niveau des opérations avec la grande clientèle, le GLB a permis aux banques de dépôt de prendre de façon ferme et de négocier des titres de créances d’entreprises, des actions de sociétés et des obligations-recettes, et de concurrencer de plein fouet les sociétés de Bourse. Le Riegel-Neal Interstate Banking and Branching Efficiency Act de 1994 avait précédemment abrogé le McFadden Act qui limitait l’implantation d’agences par les banques hors de leur État d’origine. Ainsi, en 2000, le terrain était préparé pour un retour complet à la banque universelle aux États-Unis, avec peu de contraintes réglementaires sur l’échelle et la gamme dans l’intermédiation financière3.

Conséquences prévues et imprévues de la libéralisation

En annulant la séparation des fonctions dans l’intermédiation financière américaine, le Gramm-Leach-Bliley Act a eu, comme le Glass-Steagall Act soixante-six ans auparavant, des conséquences non négligeables dont certaines avaient été prévues, d’autres non.

Dans les deux années qui ont suivi la promulgation du GLB, toutes les principales banques de dépôt ayant pleinement profité du libre accès aux activités d’investissement se sont retrouvées impliquées dans la plus grave avalanche de scandales financiers des temps modernes, par exemple les faillites d’Enron et de Worldcom, provoquant de grandes pertes pour les banques elles-mêmes et leurs clients investisseurs et aboutissant à d’importantes amendes, à des procès ainsi qu’à une érosion générale de la confiance dans les marchés financiers. En utilisant leurs énormes bilans, les nouveaux conglomérats financiers étaient devenus des Goliath obsédés par leurs commissions, vulnérables à des clients peu scrupuleux qui les montaient les uns contre les autres et contre les banques d’investissement indépendantes.

Tous les nouveaux pôles d’investissement des sociétés de holding bancaire se sont trouvés mêlés à des violations majeures de la réglementation et à l’exploitation de conflits d’intérêts, notamment en pratiquant des analyses boursières malhonnêtes, en facilitant des transactions différées et l’opportunisme de marché par les fonds d’investissement spéculatifs contre les intérêts des actionnaires ordinaires des fonds communs de placement « maison » et en agissant simultanément en tant que juge et partie dans les décisions d’entreprise. Le très controversé Sarbanes-Oxley Act a suivi dans une tentative de réparer les abus et de restaurer l’intégrité du marché.

La capacité des nouveaux venus à s’insérer dans la course aux parts de marché dans le secteur de la banque d’investissement a été impressionnante. Moins d’une décennie après la déréglementation de 1999, seules cinq des principales banques d’investissement indépendantes avaient survécu : Bear Stearns, Goldman Sachs, Lehman Brothers, Merrill Lynch et Morgan Stanley. Toutes les autres avaient succombé face à l’utilisation récemment débridée que faisaient les conglomérats financiers de leurs bilans massifs pour avoir la mainmise sur les activités d’investissement, allant de la prise ferme de titres à la tenue de marché en passant par le conseil en fusion et les transactions pour compte propre. Les conglomérats financiers américains dominants ont été rejoints par trois banques universelles étrangères dans le classement des meilleures banques de grande clientèle du monde : Crédit suisse, Deutsche Bank et UBS AG.

À elles seules, les dix meilleures banques de grande clientèle traitaient plus de 80 % (en valeur) des transactions d’investissement en 2006, l’année qui a précédé le début de la crise financière mondiale. Par conséquent, chacune de ces dix banques s’est retrouvée à l’épicentre de la crise. En plus de faire face à une exposition pipeline aux risques de marché, de crédit et de liquidité dans leur quête d’un flow business qui s’est avéré toxique, beaucoup d’entre elles ont également affronté une exposition warehouse de leurs bilans massifs et des véhicules hors-bilan qu’elles avaient mis en place pour échapper aux exigences en matière de fonds propres (Acharya et Richardson, 2009).

En l’occurrence, l’une de ces banques d’investissement indépendantes (Bear Stearns) a fait faillite et a été absorbée par JP Morgan Chase avec l’aide d’une prise en charge du risque à grande échelle par les contribuables. Une deuxième de ces banques (Merrill Lynch) a été absorbée par la Bank of America avec, suivant les recommandations du département du Trésor américain et de la Federal Reserve (Fed), des conditions très favorables pour les employés et les actionnaires de Merrill Lynch. Une troisième (Lehman Brothers) a été autorisée à faire faillite, déclenchant une tourmente considérable sur les marchés financiers internationaux. Les deux autres (Goldman Sachs et Morgan Stanley) ont évolué en sociétés de holding bancaire afin de pouvoir être refinancées par la Fed. Ainsi s’est achevée l’ère des banques d’investissement américaines indépendantes.

Parmi les banques universelles de grande clientèle basées à l’étranger, UBS et la Royal Bank of Scotland ont été sauvées par leurs gouvernements respectifs. D’autres, comme le Crédit suisse, la Barclays Bank et la Deutsche Bank, ont réussi à survivre seules, mais certaines d’entre elles auraient certainement fait faillite en 2008 si elles n’étaient pas devenues à ce moment-là des institutions « systémiques », bénéficiant de financements décisifs de la part des banques centrales et de dettes garanties par le gouvernement, faisant ainsi porter aux contribuables les risques qu’elles avaient pris en menant leurs stratégies de banque de grande clientèle.

Banque universelle et risque systémique

Émergeant de la crise financière internationale et des problèmes liés à la dette du secteur public qui en ont résulté dans la zone euro et aux États-Unis, la domination de grands conglomérats financiers complexes et interconnectés, actifs dans tout le secteur bancaire et dans l’intermédiation financière « souterraine » – et que l’on appelle aujourd’hui « institutions financières d’importance systémique » (IFIS, ou systemically important financial institutions – SIFI) –, a été plus forte que jamais. Les événements ont prouvé qu’au sein d’une telle architecture financière, rien ne pouvait remplacer l’absorption in extremis du risque par les gouvernements. Ils ont aussi montré que les efforts déployés pour contrôler et limiter le risque systémique étaient surtout dirigés vers ces institutions et que la pertinence de leur dissolution en cas de faillite restait à démontrer. Enfin, les propositions faites de reconfigurer l’architecture financière pour que ces institutions financières soient plus petites, plus spécialisées, plus faciles à réguler et à dissoudre, et finalement moins systémiques, ont été uniformément rejetées.

Le problème est amplifié dans le contexte de la mondialisation des marchés financiers, où différentes structures stratégiques sont en concurrence les unes avec les autres, ainsi que dans le contexte de la concurrence que se livrent, sur divers marchés nationaux à travers le monde, des sociétés financières internationales. L’adoption en 2010 du Dodd-Frank Act aux États-Unis, les recommandations de Bâle III sur le capital et les liquidités, les initiatives réglementaires pour « cantonner » les opérations bancaires avec les particuliers au Royaume-Uni et les initiatives réglementaires dans l’Union européenne, en Suisse et ailleurs ont fait avancer le débat et reviennent régulièrement sur la relation qui existe entre le risque systémique et la structure organisationnelle des sociétés financières – soit en tant que « créatrices » du risque systémique, soit comme question clé dans la résolution de la crise après la matérialisation des dommages systémiques. Encore une fois, ce qui est implicite ici, c’est l’idée selon laquelle le modèle de grand conglomérat financier dominera dorénavant l’architecture financière.

La domination grandissante des IFIS aux États-Unis et dans l’architecture financière mondiale reflète un équilibre complexe de facteurs économiques positifs et négatifs – échelle, gamme, pouvoir de marché, diversification, formation de conglomérats. Les faits sur le terrain suggèrent que les facteurs positifs doivent l’emporter sur les facteurs négatifs. Dans le cas contraire, les IFIS joueraient un rôle bien plus limité dans l’intermédiation financière qu’il ne l’est en réalité. Il en découle que les efforts pour les démembrer, dans l’intérêt d’une réduction du risque systémique et d’une amélioration des possibilités de réglementation, conduiront à des inconvénients importants en matière d’érosion de l’efficacité du système financier.

D’un autre côté, le fait que ces institutions soient systémiques peut en lui-même expliquer leur rôle dominant dans l’architecture financière. En l’absence de garanties des États, les déposants non couverts et autres détenteurs d’obligations réclament une prime de risque. Lorsqu’une institution financière n’a pas le droit de faire faillite, la prime de risque n’est plus nécessaire. Donc, étant donné les conséquences inacceptables d’un effondrement institutionnel, les investisseurs en dettes et en actions, qui injectent des fonds dans des entreprises de services financiers dépassant certains seuils de taille, de complexité et d’interconnectivité et sensibles au risque systémique, s’attendent à être sauvés par les contribuables. Cela conduit à un coût d’usage du capital sensiblement moins important par rapport à des intermédiaires financiers non systémiques, fait pencher les conditions de concurrence en leur faveur et, finalement, leur permet de s’emparer progressivement d’une plus grande part de marché4.

De plus, les intermédiaires financiers qui s’attendent à être couverts par des plans de sauvetage sont incités à accroître leur risque afin de profiter d’une meilleure rentabilité du capital (risque subjectif). En effet, ils reçoivent une subvention de la part du contribuable, dont le prix n’est pas fixé, qui dénature sans doute l’échelle, la gamme et les autres facteurs économiques sous-jacents de la structure d’entreprise qui pilotent leur structure. Des dénaturations de second ordre aboutissent à des niveaux d’indemnisation des employés qui dépassent largement ceux des autres secteurs de l’économie, disproportionnés par rapport à la valeur ajoutée du secteur financier, et qui encouragent une activité économique axée sur la redistribution de richesse (en leur propre faveur) plutôt que sur la création de richesse. Comme le suggère ce raisonnement, la position concurrentielle dominante des IFIS est largement le fruit de leur propre importance systémique, avec le contribuable pris en otage par la même occasion5.

Aux États-Unis, la politique de sauvetage envers les IFIS est devenue explicite dès 1984, lorsque le contrôleur de la monnaie (Comptroller of the Currency) a affirmé devant le Congrès que onze banques étaient trop importantes pour être autorisées à faire faillite. La même politique existait dans d’autres pays et semblait couvrir une partie encore plus grande des systèmes financiers nationaux. Il y a eu de nombreux exemples d’aide publique aux banques en France, en Suisse, en Norvège, en Suède, en Finlande et au Japon dans les années 1990. Les turbulences financières de 2007-2008 ont durci un peu plus la prétention des IFIS au sauvetage dans presque tous les pays affectés et ont encore renforcé, avec l’aide de la consolidation impulsée par la crise, leur position concurrentielle dominante.

La question clé est la suivante : dans quelle mesure les IFIS contribuent-elles ou portent-elles atteinte à l’efficacité du système financier du point de vue de l’intérêt public ? Il existe quatre critères selon lesquels le système financier devrait être calibré :

  • efficience statique. Parmi les indicateurs de sa mesure, on trouve l’écart de moyenne pondérée entre ce que les épargnants finals (principalement les ménages) reçoivent et ce que les consommateurs finals (ménages, sociétés non financières et gouvernements) doivent payer. Cet écart est une combinaison des coûts d’exploitation, des coûts réglementaires et des pertes d’intermédiation ;
  • efficience dynamique. Ici, les indicateurs sont moins transparents et comportent l’innovation de produits, l’innovation de processus et l’évolution technologique dans l’intermédiation financière. Ils mesurent également le rôle que tient le système financier dans la promotion de la croissance économique en accordant ou en refusant le financement d’initiatives compétitives au sein de la fonction de production, moteur de l’économie réelle ;
  • stabilité. Le système financier devrait être suffisamment solide pour résister aux chocs qui émaneront inévitablement du secteur réel de temps à autre et il devrait être réfractaire à produire ses propres chocs qui contaminent inexorablement le secteur réel de l’économie ;
  • compétitivité et solidité. Au sens macroéconomique, le secteur financier est une industrie comme les autres, qui génère des revenus, de l’emploi et des échanges internationaux de services. Les pays se livrent une vigoureuse concurrence pour maintenir les centres financiers qui produisent à cet égard de la valeur ajoutée.

Ces quatre critères peuvent très bien entrer en conflit les uns avec les autres et nécessiter des compromis qui sont souvent difficiles à identifier et à mesurer. Néanmoins, les possibilités de réformes financières devraient être systématiquement calibrées selon ces critères. Il est également avéré que n’importe quelle calibration de la sorte dans le monde réel oppose des acteurs solidement établis et ayant de bonnes connexions politiques et se heurte aux intérêts financiers personnels de certains des plus brillants esprits et des plus gros egos du secteur6. Plus l’industrie est complexe, plus le défi que constitue la mise en œuvre d’une réglementation sensée est important. Cela est particulièrement frappant dans les conglomérats de services financiers massifs, complexes et internationaux qui peuvent être trop difficiles à gérer, trop compliqués à superviser et à diriger et presque certainement trop délicats à contrôler et à réguler. Par conséquent, la structure organisationnelle des sociétés financières entre invariablement dans le débat réglementaire. Il existe deux possibilités, peut-être plus.

Premièrement, si les aides financières explicites et implicites apportées aux intermédiaires financiers, comme le soutien aux sociétés « trop grosses pour tomber », peuvent être éliminées ou correctement valorisées de sorte que les externalités systémiques soient internalisées avec succès, alors les dirigeants et les conseils d’administration des IFIS repenseront leurs stratégies et les structures d’entreprise et réagiront en conséquence, devenant moins systémiques et certainement plus faciles à contrôler et à réguler. Les bénéfices (nets de compensation) profitent à la société en réduisant son exposition au risque systémique. Ils profitent également aux actionnaires, en réduisant ou en éliminant toute décote des conglomérats et en leur permettant de choisir dans quelles fonctions de l’intermédiation financière ils souhaitent investir leur capital – par opposition à la détention de parts dans des conglomérats financiers.

Deuxièmement, s’il est impossible pour des raisons techniques ou d’économie politique d’obtenir une internalisation complète du risque systémique par les IFIS qui « créent » un tel risque – excluant par là même la solution de la discipline de marché –, alors un changement structurel forcé imposant des contraintes d’activité aux IFIS pourrait être un pis-aller permettant d’atteindre le même résultat. La séparation des activités de banque de dépôt pour compte propre et de celles d’investissement en principal, la gestion de sociétés de capital-investissement et de fonds spéculatifs, l’interdiction des activités spécifiques comme les opérations à terme sur marchandises en constituent quelques exemples. Certaines des sociétés financières indépendantes resteront systémiques, mais elles seront bien plus limitées et plus spécialisées et, par conséquent, plus sensibles à une surveillance fonctionnelle satisfaisante par les autorités de contrôle spécialisées.

Si la solution de la discipline de marché prévaut et que les externalités du risque systémique sont nettement internalisées, alors la question de la structure organisationnelle optimale se résoudra d’elle-même et les coûts marginaux associés (compensations) seront répartis parmi les utilisateurs finals de l’intermédiation financière et les actionnaires dans une solution efficace d’équilibre général. Dans le cas contraire, une évolution structurelle forcée des IFIS finira par faire partie intégrante de la gestion du risque systémique.

La survie et même la prospérité des spécialistes financiers en présence de conglomérats financiers subventionnés et parrainés par les gouvernements laissent entendre qu’une version moderne de la séparation des fonctions ne serait pas désastreuse, à condition qu’elle soit calibrée en fonction des quatre critères mentionnés ci-dessus. Les faits demeurent principalement anecdotiques, mais semblent indiquer qu’une puissante industrie de l’intermédiation financière non bancaire émergerait à la suite de l’éclatement des conglomérats financiers, industrie qui serait composée de sociétés financières assez transparentes qui se prêteraient à une surveillance relativement simple par les régulateurs fonctionnels et le régulateur du risque systémique, habilité à se charger aussi bien des banques que des sociétés financières non bancaires.

Une approche moins draconienne de la séparation fondamentale des activités implique l’acceptation que certains types d’activités financières ne devraient pas être autorisés au sein des sociétés financières multifonctions jugées systémiques et possédant des caractéristiques de service public importantes. Là encore, les IFIS soutiendront que de telles restrictions limiteront les synergies essentielles à leurs modèles d’entreprise, alors que l’autre côté soutiendra qu’une multitude de sociétés financières non bancaires se proposeront pour mener ces activités qui contribuent à des gains d’efficience financière statique ou dynamique sans risquer de conséquences systémiques, à condition qu’elles soient convenablement régulées, conformément à des critères fonctionnels, et avec une surveillance du risque systémique.

Aux États-Unis, le Dodd-Frank Act renferme des restrictions fonctionnelles pour les IFIS sous la forme de la « Règle Volcker », promulguée en dépit de l’opposition féroce des conglomérats financiers. Pour simplifier, les institutions financières ayant la possibilité d’accéder au gouvernement comme prêteur en dernier ressort (Fed), remplissant une fonction vitale de service public dans le système des paiements et ayant un rôle de courroie de transmission de la politique monétaire ne devraient pas être impliquées dans des activités génératrices de risque systémique. Á la suite d’un vigoureux débat, les activités interdites retenues comprennent les opérations pour compte propre en instruments financiers et leurs dérivés (sauf les titres gouvernementaux et municipaux américains) ainsi que l’investissement en principal dans des fonds spéculatifs ou des fonds de capital-investissement pour un montant total supérieur à 3 % des fonds propres stricto sensu.

L’adoption de la « Règle Volcker » a rapidement conduit à la fermeture et au démembrement des tables de négociation pour compte propre, même si les distinctions quant à la tenue de marché et les opérations pour compte de client demeurent sujettes à débat. Néanmoins, la prise de risques nécessaire, désormais interdite dans les sociétés financières apparentées à des banques, a elle aussi rapidement migré vers des fonds spéculatifs indépendants et des sociétés de capital-investissement sans causer de perturbations majeures sur le marché.

Les autorités de contrôle font face à la tâche décourageante que constitue la conception d’une structure « idéale » de réglementation et de contrôle, qui procurerait le degré voulu de stabilité en impactant le moins possible l’efficience, l’innovation et la compétitivité. Qui plus est, elles doivent accomplir cette tâche dans un environnement extrêmement politisé, de façon à créer une harmonisation fonctionnelle, internationale et efficace de ces politiques au sein des autorités de contrôle, tout en évitant la formation de « lignes de fracture » entre régimes de réglementation pouvant être manipulés et arbitrés. C’est un problème difficile à résoudre dans la mesure où il n’existe que des « bonnes » et des « mauvaises » solutions, en fonction de la façon dont le public les perçoit, public devant lequel les autorités de contrôle sont finalement responsables7.

À première vue, la séparation des fonctions qui a eu lieu aux États-Unis entre 1933 et 1999 pourrait en fait avoir été moins néfaste que bénéfique. La croissance a été correcte, l’efficience et l’innovation financières ont finalement fait des émules dans le monde entier, les sociétés américaines ont dominé les marchés financiers mondiaux et les crises financières ont largement été évitées. L’émergence rapide de conglomérats financiers a par la suite coïncidé avec de nombreux problèmes, tels qu’une série de scandales financiers dans lesquels les conglomérats ont joué un rôle de catalyseur, une innovation financière destinée à contrecarrer la réglementation et à redistribuer les richesses, la formation de bulles de marché pour les actions de pointe et l’immobilier, une croissance plus lente, une crise financière d’une ampleur considérable ayant des effets durables et une prise en charge sans précédent du risque et des pertes par les contribuables. S’agit-il de preuves indirectes ? Peut-être bien.

La façon dont le système financier a émergé de la dernière crise a certainement fourni une ouverture pour changer une fois de plus les règles dans le sens de l’intérêt public. Évidemment, la Commission d’enquête fédérale sur la crise financière de 2010-2011 (Rapport Angelides) n’a été qu’une pâle imitation de la Commission Pecora, qui avait conduit aux réformes audacieuses du Banking Act de 1933, et a préconisé un rejet clair de tout changement structurel forcé dans les IFIS. Le rapport préliminaire établi en 2011 par la Commission indépendante des banques (Commission Vickers) au Royaume-Uni a de même répugné à préconiser des réformes applicables aux IFIS, recommandant plutôt un « cantonnement » des banques de dépôt grâce auquel les opérations bancaires avec les particuliers seraient menées par une filiale indépendante, appartenant à un grand groupe (s’adonnant ou non à des activités d’investissement), un arrangement qui continuerait à permettre les transferts de capitaux entre les sociétés. Au niveau européen, les initiatives réglementaires acceptent uniformément les IFIS comme faisant partie intégrante de l’architecture financière. Toutes acceptent la raison d'être et la domination institutionnelle des grands conglomérats financiers complexes et interconnectés et admettent l’argument selon lequel les coûts économiques et sociaux d’un changement structurel forcé dépasseraient les bénéfices. Certains observateurs (Johnson, 2009) soutiennent qu’il faudra une crise encore plus dévastatrice, qui engloutira la politique au même titre que la finance et l’économie, pour déclencher des réformes structurelles significatives dans l’intermédiation financière.

L’approche la plus défendable pour améliorer l’architecture financière en s’attaquant au risque systémique et en tenant compte de la situation actuelle – et en supposant que cette approche puisse être menée de façon disciplinée, consistante, soutenue et coordonnée au niveau international, tout en gardant un œil rivé sur l’intérêt public – devra lourdement se reposer sur les forces de marché ainsi que sur les évolutions réglementaires.

Conformément aux accords de Bâle III, les IFIS désignées seront soumises à une surtaxe du capital en raison de leur nature systémique et à une surtaxe supplémentaire reflétant le risque systémique potentiel inhérent à leurs modèles d’entreprise. Conformément à ces mêmes accords, les ratios de fonds propres de la Bank of America, de Barclays, de BNP Paribas, de Citigroup, de la Deutsche Bank, de HSBC, de JP Morgan Chase, de la Royal Bank of Scotland, du Crédit suisse, de Goldman Sachs, de Morgan Stanley et d’UBS devront être supérieurs à 9 % sans que cela empêche les autorités nationales de contrôle d’introduire des taxes supplémentaires. La Suisse a fait part de sa proposition d’une « touche suisse », qui préconise des ratios de fonds propres atteignant 16 %. Il est difficile d’imaginer que les dirigeants et les conseils d’administration des banques ne soient pas amenés à repenser leurs modèles d’activité de base si de tels niveaux de fonds propres étaient adoptés à grande échelle. S’ils ne le faisaient pas, les investisseurs pourraient le faire à leur place en attribuant de faibles valeurs aux entreprises actuelles et aux perspectives futures.

Contraintes de payer un prix important pour le risque systémique, les IFIS devront tirer leurs propres conclusions stratégiques dans le contexte de la microéconomie et de l’organisation industrielle de l’intermédiation financière internationale de grande clientèle. Mais cela suppose le bon fonctionnement de la discipline de marché. Ceux qui portent un regard cynique sur l’économie politique de la réglementation et la « capture réglementaire » ont continué à recommander des restrictions sur les activités spécifiques, arguant qu’il s’agissait de la meilleure alternative pour supprimer la mainmise des banques universelles et des conglomérats financiers sur le risque systémique, mainmise exercée en vertu de leur statut d’organisation dominante dans l’architecture financière.


Notes

1 Voir, par exemple : Gande et al. (1997), Gande, Puri et Saunders (1999), Puri (1994) et Puri (1996).
2 La faillite de la Continental Illinois Bank and Trust Company en 1984 fait figure d’exception. Elle a conduit à sa dissolution par la Fed et à la mise en place d’un plan de sauvetage de 4,5 Md$ par la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC), ruinant ses actionnaires, entraînant le remplacement de ses dirigeants et conduisant finalement à son acquisition par la Bank of America. Néanmoins, ce sauvetage a réussi à prévenir toute contamination du système bancaire dans son ensemble. Le rôle qu’a joué la Fed dans la dissolution de LTCM (Long Term Capital Management) en 1998 est sans doute une autre exception. Elle a été amenée à organiser le renflouement et la liquidation de LTCM par un groupe de banques commerciales offrant des services de courtage privilégiés, clientes du fonds, dans le but de maîtriser un éventuel impact systémique sur les marchés financiers. L’intervention de la Fed a eu lieu en dépit de l’existence d’une offre commerciale de restructuration du fonds, formulée lors d’une transaction privée menée par Warren Buffet.
3 Ainsi, la déréglementation de 1999 n’a pas supprimé les restrictions faites aux banques conformément au Bank Holding Company Act (BHC) de 1956, qui a interdit aux institutions financières de détenir des sociétés non financières. À l’inverse, il a défendu aux sociétés évoluant en dehors du secteur bancaire de se livrer à des activités de collecte de fonds et de prêt aux entreprises. De nombreuses sociétés non financières telles que General Electric et BMW ont ainsi été incitées à créer des banques industrielles (industrial loan corporations – ILC), pour la plupart établies dans l’Utah. Cela leur a permis de collecter des dépôts couverts par la FDIC et de consentir des prêts aux entreprises en dépit de l’interdiction prévue par le BHC. Ce dernier a également permis aux sociétés de Bourse et aux pôles d’investissement des conglomérats financiers de créer des banques industrielles couvertes par la FDIC, afin qu’elles proposent à leurs clients des comptes à nivelage régulier. Enfin, un plafond de 10 % sur l’ensemble des dépôts américains enregistrés par toute société de holding bancaire individuelle a également été maintenu, même si les conglomérats financiers les plus importants ont rapidement fait pression pour que ce plafond soit levé.
4 Ce débat est similaire à celui associé à Fannie Mae et Freddie Mac aux États-Unis, deux entreprises parrainées par le gouvernement qui ont petit à petit gagné du terrain sur le crédit hypothécaire du secteur privé pour obtenir des positions dominantes sur le marché, basées sur une dette implicitement garantie par le gouvernement, ce qui leur a valu une note AAA de la dette. En l’occurrence, la garantie implicite des deux IFIS toxiques est devenue une réalité pendant la crise de 2007-2009, sans qu’aucune solution structurelle ne soit disponible.
5 Déterminer le moment précis où une institution financière devient systémique soulève quelques problèmes épineux. Citicorp était déjà la plus grosse société de holding bancaire aux États-Unis avant sa fusion avec Travelers en 1998. Ainsi, les avantages procurés par un sauvetage, comme le fait de se développer ou de devenir plus complexe, peuvent être insignifiants si la société sauvée bénéficie déjà du statut d’IFIS.
6 Les praticiens (Ackermann, 2009) soutiennent que forcer une évolution structurelle dans les sociétés financières systémiques serait mauvais pour la répartition internationale du capital et du risque et que des mécanismes nouveaux devront être découverts pour préserver autant d’efficience et d’innovation que possible dans les flux financiers transfrontières.
7 Paul Volcker, ancien président de la Fed et sans doute l’observateur le plus avisé et respecté du système financier américain, a constaté dans un discours d’avril 2008 que : « La crise financière actuelle est l’apogée, si mon calcul est bon, des cinq derniers effondrements d’importance systémique des vingt-cinq dernières années – en moyenne un tous les cinq ans. C’est un avertissement suffisant que quelque chose d’élémentaire ne va pas. (...) Pour dire les choses simplement, le nouveau système financier flambant neuf N en dépit de tous ses participants talentueux et de tous ses avantages incontestables – a échoué au test du marché. (...) Un système financier manifestement fragile produisant une richesse inimaginable pour certains, tout en étant susceptible d’entraîner à tout moment l’effondrement en cascade du système dans son ensemble, a besoin d'être réparé et réformé. » (Paul Volcker, remarques à une réunion de l’Economic Club of New York, 28 avril 2008 ; transcription disponible sur le site : https://econclubny.org/files/Transcript_Volcker_April_2008.pdf ).

Bibliographies

Acharya V., Cooley T., Richardson M. et Walter I. (éd.) (2011), Regulating Wall Street, John Wiley & Sons.
Acharya V. et Richardson M. (éd.) (2009), Restoring Financial Stability, John Wiley & Sons.
Ackermann J. (2009), « Smaller Banks Will Not Make US Safer », Financial Times, 30 juillet. Disponible sur le site : www.ft.com/cms/s/0/9aef3d00-7c6d-11de-a7bf-00144feabdc0.html.
Gande A., Puri M. et Saunders A. (1999), « Bank Entry, Competition and the Market for Corporate Securities Underwriting », Journal of Financial Economics, vol. 54, no 2, pp. 165-195.
Gande A., Puri M., Saunders A. et Walter I. (1997), « Bank Underwriting of Debt Securities: Modern Evidence », Review of Financial Studies, vol. 10, no 4, pp. 1175-1202.
Johnson S. (2009), The Quiet Coup, Atlantic Monthly, mai.
Laeven L. et Levine R. (2007), « Is There a Diversification Discount in Financial Conglomerates? », Journal of Financial Economics, vol. 85, pp. 331-367.
Puri M. (1994), « The Long-Term Default Performance of Bank Underwritten Security Issues », Journal of Banking and Finance, vol. 18, no 2, pp. 397-418.
Puri M. (1996), « Commercial Banks in Investment Banking: Conflict of Interest or Certification Role? », Journal of Financial Economics, vol. 40, no 3, pp. 373-401.
Puri M. (1999), « Commercial Banks as Underwriters: Implications for the Going Public Process », Journal of Financial Economics, vol. 54, no 2, pp. 133-163.
Saunders A. et Walter I. (1994), Universal Banking in the United States, Oxford University Press.
Walter I. (éd.) (1985), Deregulating Wall Street – Commercial Bank Penetration of the Corporate Securities Market, John Wiley & Sons.
Walter I. (2004), Mergers and Acquisitions in Banking and Finance, Oxford University Press.