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 Les conséquences du changement climatique pour la politique monétaire


Stéphane DEES * Conseiller, Direction de la conjoncture et des prévisions macroéconomiques, Banque de France ; maître de conférences associé, Université de Bordeaux. Contact : stephane.dees@banque-france.fr.
Pierre-François WEBER *** Directeur des Politiques européennes et multilatérales, Banque de France. Contact : Pierre-Francois.Weber@banque-france.fr.Les opinions exprimées dans cet article ne représentent pas nécessairement l'avis de la Banque de France ou de l'Eurosystème.

Le changement climatique est l'un des grands défis auxquels doivent faire face les banques centrales, affectant potentiellement les variables macroéconomiques utilisées pour fonder leurs décisions monétaires et les canaux de transmission de celles-ci à l'économie réelle. Il pourrait affecter les marges de manœuvre dont les banques centrales disposent pour remplir leur mandat et, en raison d'une plus grande incertitude, pourrait également les amener à examiner certains des arbitrages qu'elles doivent trancher dans un régime monétaire de ciblage d'inflation. En conséquence, les banques centrales doivent non seulement intégrer les effets du changement climatique dans leurs analyses et leurs modèles, mais aussi prendre en compte les risques climatiques dans l'élaboration des instruments qui servent à mettre en œuvre la politique monétaire.

Le changement climatique est l'un des grands défis auxquels doivent faire face les banques centrales. La Banque centrale européenne a, par exemple, inclus, parmi les thèmes étudiés lors de la revue de sa stratégie de politique monétaire, les risques posés par le changement climatique et leurs implications pour le cadre de la politique monétaire de l'Eurosystème.

Par changement climatique, nous entendons le réchauffement progressif de la planète et ses conséquences sous forme notamment de phénomènes météorologiques extrêmes de plus en plus fréquents et intenses.

Les risques correspondants prennent deux formes : les risques physiques et les risques de transition. Les risques physiques découlent à la fois de phénomènes météorologiques extrêmes (tempêtes, inondations, sécheresse, etc.) et de la hausse progressive des températures et des phénomènes qui y sont associés (par exemple, l'augmentation des précipitations, la transformation des courants océaniques, ou l'élévation du niveau de la mer). Si l'imprévisibilité des accidents climatiques se traduit par une montée de l'incertitude à court et moyen terme, le réchauffement climatique entraîne quant à lui des bouleversements structurels à plus long terme.

La transition vers une économie bas-carbone entraîne également un ensemble de risques liés aux changements nécessaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ces risques proviennent des processus d'ajustement des politiques économiques et réglementaires, des préférences des agents économiques et des technologies pour atteindre des objectifs climatiques. Par exemple, l'Accord de Paris inclut des objectifs clairs visant à limiter le réchauffement climatique à un niveau bien inférieur à 2 oC par rapport aux niveaux préindustriels. Si la transition vers une économie bas-carbone est souhaitable, sa nature (ordonnée ou désordonnée) et sa vitesse (graduelle ou accélérée) peuvent entraîner des modifications structurelles majeures pouvant déstabiliser certaines entreprises, des secteurs exposés ou le système économique et financier dans son ensemble.

Même si les impacts économiques et financiers du changement climatique restent pour le moment incertains, ils se traduiront vraisemblablement par des chocs qui affecteront à la fois l'offre et la demande des économies et en modifiera l'équilibre, tant en termes de quantités que de prix. Outre les impacts réels et nominaux, le changement climatique risque également d'affecter le prix des actifs et pourrait créer des perturbations sur les marchés financiers. Si les institutions financières ne sont pas suffisamment préparées, ces perturbations pourraient alors devenir systémiques et créer de l'instabilité financière. Dans ces conditions, les risques liés au changement climatique pourraient affecter la capacité des banques centrales à remplir leurs objectifs de stabilité des prix et de stabilité financière.

Les études disponibles sur le lien entre politique monétaire et climat portent de façon très majoritaire sur les aspects opérationnels de la politique monétaire. Un rapide examen des publications1 récentes recense pas loin d'une cinquantaine d'études, d'analyses, voire de propositions se penchant sur les enjeux climatiques de la politique de collatéral (Positive Money, 2018 ; McConell et al., 2020), des banques centrales et de leurs programmes d'achat d'actifs (Matikainen et al., 2017 ; Macquarie, 2018 ; Battiston et Monasterolo, 2019), sur d'éventuels ajustements de leurs opérations de crédit (Dikau et Volz, 2018 ; Van 't Klooster et van Tilburg, 2020) ou encore sur le rôle qu'une banque centrale pourrait jouer pour renforcer la transparence (Jourdan et Kalinowski, 2019 ; Dikau et al., 2020) des acteurs économiques et financiers en matière de données et d'exposition aux risques climatiques.

Cette attention aux enjeux opérationnels du changement climatique pour les banques centrales est légitime. De fait, les banquiers centraux eux-mêmes mettent l'accent sur la nécessité de s'y pencher activement et d'autant plus rapidement que « verdir » les opérations de politique monétaire présente des défis complexes (Villeroy de Galhau, 2020).

Pour autant, il est un autre volet du « verdissement » de la politique monétaire tout aussi crucial pour une autorité monétaire. Il s'agit de celui qui concerne la pertinence des outils d'analyse macroéconomique et financière que mobilise toute banque centrale pour piloter la politique monétaire.

Or incorporer l'évaluation des effets du changement climatique dans les modèles macroéconomiques est un défi sérieux. En effet, bien que les effets du changement climatique sur l'économie et la finance commencent à faire l'objet d'études, la plupart des travaux mettent l'accent sur les nombreuses incertitudes qui entourent ces effets, les données historiques n'étant pas très utiles pour estimer un phénomène dont la matérialisation se fera principalement dans le futur. Ces incertitudes concernent à la fois l'occurrence des chocs climatiques, leur taille et leur fréquence, la réponse des politiques économiques et les effets d'amplification ou de second tour via les interactions caractérisant les systèmes économiques et financiers.

L'objet de cet article est précisément de cerner les enjeux liés aux impacts du changement climatique sur les variables d'intérêt pour les banques centrales et leurs implications pour la politique monétaire.

Risques climatiques et croissance économique

L'évaluation des impacts des risques climatiques sur l'activité économique fait l'objet d'une littérature abondante, tant au sujet des risques physiques que des risques de transition. Concernant tout d'abord les événements climatiques extrêmes, une fréquence plus élevée de ces phénomènes pourrait avoir des effets immédiats sur le secteur agricole à travers la destruction de productions et l'augmentation des prix des denrées alimentaires dans les pays importateurs. Au-delà des catastrophes naturelles, le changement climatique pourrait entraîner plus généralement des pertes de production persistantes et affecter l'accumulation des facteurs de production. Ces perturbations concernent tout d'abord l'offre de travail, l'exposition à des températures élevées tendant à réduire les performances cognitives et physiques du capital humain (Seppänen et al., 2006). Dans les climats chauds, des températures plus élevées sont également susceptibles de réduire l'offre future de main-d'œuvre par une augmentation des taux de mortalité et par la migration des personnes touchées par la récurrence d'accidents climatiques (FMI, 2017). En outre, le changement climatique peut réduire le taux d'accumulation du capital productif, en causant des dommages permanents sur les unités de production et les terres (Stern, 2013). Fankhauser et Tol (2005) montrent que les chocs climatiques pourraient avoir également des effets durables sur la production, car ils influencent également les décisions d'investissement et augmentent le taux de dépréciation du capital. Enfin, le changement climatique pourrait réduire le taux de croissance de la productivité globale des facteurs. En effet, l'adaptation à des températures plus élevées pourrait détourner les ressources disponibles de la R&D (recherche et développement) et nécessiter des investissements plus importants pour les activités de réparation et de reconstruction (Batten et al., 2016). Par conséquent, les gains de productivité réalisés pourraient être moins importants que si davantage d'investissements étaient consacrés à l'innovation (Pindyck, 2013 ; Stern, 2013).

Les risques liés à la transition, de leur côté, dépendent en grande partie des politiques favorisant la réorientation des investissements privés vers les technologies à faible intensité de carbone. Si ces investissements sont insuffisants dans l'immédiat et nécessitent un resserrement brutal des politiques d'émission de carbone à un stade ultérieur, la transition vers une économie bas-carbone risque de s'accompagner d'une baisse des prix des actifs liés aux combustibles fossiles et aux entreprises qui dépendent de leur utilisation. Acemoglu et al. (2012) montrent également que tout retard des mesures correctrices est coûteux, car il nécessite une phase de transition tardive plus longue avec une croissance économique plus lente. En outre, plus la transition est retardée, plus les risques physiques liés au changement climatique sont susceptibles d'augmenter au fil du temps.

La transition vers une économie bas-carbone peut avoir également des répercussions positives sur la croissance de long terme grâce à l'innovation, notamment dans les énergies renouvelables ou dans les technologies à faible teneur en carbone (Calel et Dechezleprêtre, 2014). Malgré une certaine relation empirique positive entre la réglementation environnementale et l'innovation, les résultats concernant l'impact de la politique environnementale sur la croissance de la productivité globale des facteurs ne sont pas concluants et, dans l'ensemble, l'impact net des réglementations environnementales sur la croissance de la productivité de long terme s'avère plutôt faible.

Risques climatiques et inflation

L'objectif de la politique monétaire est pour nombre de banques centrales de maintenir l'inflation à un niveau bas, stable et prévisible. Pour atteindre cet objectif de stabilité des prix à moyen terme, la politique monétaire repose sur l'identification de la nature, la persistance et l'ampleur des chocs affectant la production potentielle ainsi que la prévision de l'écart de production, source de pressions inflationnistes.

Les risques physiques liés au changement climatique entraînent principalement des chocs d'offre négatifs (destruction de capital, réduction de l'offre de travail, incertitudes sur la productivité) qui réduisent la production potentielle, augmentent les écarts de production et, partant, les pressions inflationnistes. Une augmentation de la fréquence et de la gravité de ces chocs d'offre négatifs pourrait entraîner une volatilité accrue de l'inflation globale et, dans certaines circonstances, pourrait affecter les anticipations d'inflation. Par exemple, on a constaté que les ménages tendent à surpondérer l'évolution des prix de l'alimentation et de l'essence lorsqu'ils forment leurs anticipations d'inflation (Ballantyne et al., 2016 ; Midthjell, 2017 ; d'Acunto et al., 2019). Ces conclusions sont particulièrement pertinentes étant donné que les chocs liés au changement climatique sont susceptibles d'affecter principalement les prix des denrées alimentaires et de l'énergie. Ces effets pourraient rendre plus difficiles la prévision des écarts de production par les banques centrales et, par extension, les prévisions d'inflation. De plus, alors que les chocs de demande sont généralement gérables par la politique monétaire, les chocs d'offre sont plus difficiles à contrer, car ils génèrent un arbitrage entre stabilisation de l'inflation et stabilisation des fluctuations de l'activité.

Les risques de transition entraînent également des impacts sur la prévisibilité de l'inflation, qu'ils soient dus à des ajustements de prix relatifs ou à d'importantes perturbations économiques liées aux restructurations et adaptations rendues nécessaires par le changement climatique. Les politiques de taxation du carbone ainsi que l'évolution de la demande mondiale des énergies fossiles pourraient conduire à des fluctuations des prix du pétrole et du gaz. En retour, cette volatilité des prix pourrait affecter l'inflation (par le biais des prix à l'importation et des changements de la demande pour les exportations) et les prévisions d'inflation à moyen terme. Les politiques de transition pourraient également affecter directement la formation des anticipations d'inflation, via des annonces par les pouvoirs publics de politiques et de réglementations visant à réduire les gaz à effet de serre.

Les impacts du changement climatique risquent également d'affecter l'objectif de stabilité financière des banques centrales et peser sur les conditions financières. Les phénomènes météorologiques extrêmes causent des dommages sur des actifs physiques, comme les biens immobiliers, les unités de production et les infrastructures, et entraînent également des pertes en vies humaines. Avec une augmentation de la fréquence et de la sévérité de ces événements climatiques, ces dommages pourraient causer des pertes élevées pour les compagnies d'assurance, des dégradations sévères des bilans des ménages et des entreprises, une augmentation des défaillances et des difficultés pour le secteur financier.

Une transition tardive et abrupte vers une économie à faible intensité de carbone pourrait également entraîner une augmentation des risques financiers. Ces risques financiers peuvent se présenter sous la forme de capital « échoué », lorsque le capital est investi dans des projets qui ne sont pas compatibles avec la transition vers une économie bas-carbone ou exposés à des risques physiques accrus, ou sous la forme de valeur échouée, lorsque les marchés réévaluent les actifs à risque. Cette réévaluation soudaine des risques climatiques pourrait avoir un effet négatif sur les bilans des acteurs des marchés financiers, avec des conséquences potentielles sur les primes de risques et la stabilité financière.

Étant donné le degré d'interconnexion entre et au sein des systèmes économique et financier, il semble donc important d'évaluer non seulement les impacts directs des risques physiques et de transition, mais également les nombreux effets indirects et de second tour qui peuvent potentiellement amplifier les conséquences. Cela implique notamment de prendre en compte les nombreuses expositions aux risques climatiques tout au long des chaînes de production et entre les acteurs de la finance ainsi que les boucles de rétroaction entre la macroéconomie et le secteur financier.

Risques climatiques et canaux de transmission
de la politique monétaire

Généralement, la politique monétaire a un impact sur l'activité économique et les prix par son incidence sur les conditions financières, la valorisation des actifs et les anticipations d'inflation. Le bon fonctionnement de ces canaux de transmission est essentiel à son efficacité. Nous avons vu que le changement climatique pouvait peser sur le bilan des agents économiques, l'évaluation de leurs actifs physiques et financiers, et la formation de leurs anticipations, toutes ces variables par lesquelles l'orientation de la politique monétaire influence le financement de l'économie et la formation des prix. En conséquence, plusieurs canaux de transmissions de la politique monétaire pourraient être affectés par le changement climatique.

Premièrement, s'agissant du canal traditionnel de taux d'intérêt, les questions liées au climat pourraient affaiblir la transmission des taux directeurs aux taux du marché en raison notamment de l'érosion de la marge de manœuvre de la politique monétaire conventionnelle. Cette érosion s'expliquerait par la baisse du taux d'intérêt naturel induite par les risques climatiques (cf. infra).

Deuxièmement, le canal du crédit bancaire peut être également altéré en fonction notamment de la capacité des intermédiaires financiers à gérer l'exposition de leur bilan aux risques physiques et de transition. Les expositions au risque climatique pourraient se traduire à la fois par une augmentation du risque de défaillance dans les portefeuilles de titres et de prêts, ainsi que par une baisse de la valeur de leurs actifs. En affectant le bilan des intermédiaires financiers et leur capacité de financement sur le marché, ces expositions pourraient réduire leur capacité à ajuster les conditions de volume et de prix des nouveaux financements à l'économie par rapport aux orientations de la politique monétaire. En outre, le risque climatique pourrait provoquer une augmentation des primes de risque pour les entreprises exposées et créerait des frictions financières supplémentaires, empêchant une transmission efficace de la politique monétaire.

Troisièmement, le canal des prix des actifs pourrait également être affaibli par le changement climatique. La manière dont les mesures de politiques monétaires (conventionnelles et non conventionnelles) affectent le prix des actifs pourrait être perturbée par des événements climatiques extrêmes affectant les prix de l'immobilier et les cours des actions (NGFS, 2019). Le risque de transition pourrait également affecter la valorisation de certaines entreprises sur les marchés financiers, et donc potentiellement affecter la relation entre taux directeurs et prix des actions. Les changements climatiques pourraient également influencer les taux de change d'un pays, rendant potentiellement le canal du taux de change moins sensible aux changements des taux directeurs (Molico, 2019).

Enfin, nous avons vu plus haut que le changement climatique pouvait modifier les anticipations d'inflation. L'affaiblissement du canal des anticipations intervient généralement lorsque des chocs compromettent l'ancrage de ces anticipations à la cible défendue par la banque centrale. Dans le cas où les chocs climatiques deviendraient persistants (liés, par exemple, au réchauffement de l'atmosphère ou à des politiques de transition modifiant durablement les prix relatifs sectoriels), ils risqueraient d'entraîner des effets de second tour, notamment via la fixation des salaires, et pourraient générer une hausse des pressions inflationnistes à moyen terme.

Implications pour la définition
et la conduite de la politique monétaire

Le changement climatique pouvant affecter à la fois les variables macroéconomiques qu'une banque centrale utilise de façon habituelle pour fonder ses décisions monétaires et les canaux de transmission de celles-ci à l'économie réelle, se pose très naturellement la question des éventuelles implications que cette force structurelle sans précédent peut avoir sur sa stratégie monétaire.

Pour cruciale qu'elle soit, cette problématique est assez neuve. Si les banques centrales y consacrent désormais des travaux et du temps, la littérature sur le sujet est à ce jour très limitée.

Capacité d'action de la banque centrale

Une première interrogation clé pour une banque centrale porte sur les effets que le changement climatique pourrait produire sur les marges de manœuvre dont elle dispose pour remplir son mandat. Une banque centrale a besoin d'évaluer cet « espace » pour déterminer l'ampleur de ses mesures de politique monétaire, ainsi que les outils qu'elle peut mobiliser pour atteindre ses objectifs. Évaluer le taux d'intérêt neutre, c'est-à-dire le taux d'intérêt réel compatible avec une inflation stable quand l'économie croît à son potentiel, est l'un des moyens dont use une banque centrale pour déterminer les marges de manœuvre à sa disposition. La banque centrale détermine si sa politique de taux d'intérêt est accommodante ou restrictive par rapport à cette référence.

Bien que ce taux naturel ne soit pas observable, les travaux empiriques des dernières années accréditent l'idée que la baisse des taux d'intérêt réels observée depuis le milieu des années 1980 aux États-Unis et dans les pays de la zone euro (notamment Laubach et Williams, 2015 ; Hamilton et al., 2016 ; Johansen et Mertens, 2016 ; Juselius et al., 2017) serait principalement due à la baisse du taux naturel (BCE, 2018). Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène qui devrait selon toute probabilité demeurer à l'œuvre dans le futur, ce qui suggère que les taux naturels dans les pays concernés pourraient rester bas pour quelque temps encore.

La plupart des facteurs influant sur le taux naturel sont eux-mêmes susceptibles d'être affectés par le réchauffement climatique. Le tableau infra propose une vue synthétique et qualitative des principaux effets à cet égard. Il s'appuie sur les principaux résultats documentés par la littérature sur les facteurs sous-tendant l'évolution du taux naturel, à savoir la croissance, le progrès technologique, les comportements d'épargne, les primes de risque et la politique budgétaire.

Tableau
Changement climatique et taux d'intérêt naturel (TIN)

Source : NGFS (2020).

Malgré l'état (incomplet) des connaissances, il est probable que le changement climatique accentuera plusieurs des sources de pressions baissières qui s'exercent sur le taux d'intérêt naturel. Bien que les efforts pour accélérer la transition vers une croissance climatiquement soutenable pourraient se traduire par des progrès technologiques majeurs et des gains très significatifs de productivité, plus ces efforts sont retardés et limités, plus il est probable que le changement climatique jouera défavorablement sur les facteurs qui déterminent l'évolution du taux d'intérêt naturel. Quoi qu'il en soit, c'est un fait avéré que le changement climatique à l'œuvre se produit dans un contexte économique caractérisé par la baisse sensible et continue des taux d'intérêt réels à long terme. En d'autres termes, le risque que le changement climatique amenuise, plutôt qu'il n'accroisse, l'« espace » à disposition des banques centrales est à prendre au sérieux pour les banques centrales.

En termes concrets, ce risque est à mettre en rapport avec les défis auxquels la politique monétaire est confrontée lorsque les taux d'intérêt directeurs sont proches du plancher effectif. Toute chose égale par ailleurs, le changement climatique pourrait rendre plus probable pour la banque centrale d'approcher de ce plancher.

Modalités de ciblage de l'inflation

Comme mentionné plus haut, le changement peut affecter les anticipations d'inflation. Plus généralement, il a tendance à accroître l'incertitude entourant le diagnostic macroéconomique sur lequel la banque centrale s'appuie pour conduire la politique monétaire. Enfin, il peut rendre plus délicate l'appréciation de l'espace dont elle dispose pour agir dans le cadre de son mandat.

Ces trois constats amènent naturellement la question de savoir si les « complications » que le changement climatique porte en germe pour la conduite de la politique monétaire sont plus ou moins prégnantes selon le type de régime monétaire choisi par la banque centrale. Les travaux sur le sujet ne sont pas nombreux pour l'heure (McKibbin et al., 2017). Il est donc difficile, voire hasardeux, de tirer des conclusions fermes.

Il est néanmoins possible de formuler les observations non normatives suivantes concernant les enjeux que présente le changement climatique pour une banque centrale ciblant l'inflation de façon flexible, comme le font la plupart des banques centrales des pays développés2. Pour mémoire, ce type de régime se caractérise par le fait qu'il assigne à la banque centrale comme but principal la stabilité des prix, typiquement mesurée par un niveau d'inflation, lequel est le plus souvent communiqué afin d'ancrer les anticipations d'inflation et renforcer la responsabilité de l'autorité monétaire. Le ciblage d'inflation est flexible lorsque la banque centrale « regarde à travers » la volatilité des prix à court terme qui résulte des chocs économiques et cherche à atteindre le niveau cible à moyen terme.

A priori, le changement climatique est susceptible d'affecter plus particulièrement quatre types d'arbitrage auxquels toute banque centrale ciblant l'inflation est systématiquement confrontée.

Le premier arbitrage concerne la mesure de l'inflation choisie comme cible. De façon schématique, le choix se porte soit sur une mesure de l'inflation globale, soit sur une mesure de l'inflation sous-jacente. Ce choix dépend non seulement de la capacité de la banque centrale à atteindre la mesure choisie, mais aussi de la représentativité et de l'appropriation de l'indice par les agents économiques, conditions nécessaires pour ancrer leurs anticipations. À cet égard, l'inflation sous-jacente est typiquement moins volatile et réagit plus aux impulsions de politique monétaire. Par contraste, un indice des prix global est plus fluctuant et moins réactif, mais plus représentatif et lisible, et donc mieux à même d'ancrer les anticipations des acteurs économiques. Au fil de l'expérience, les cibles ont de plus en plus fréquemment été formulées en termes d'indices de prix globaux. Toutefois, de façon pragmatique, même les banques centrales ciblant un indice global surveillent et communiquent sur une gamme large d'indices de prix, y compris ceux mesurant les pressions inflationnistes sous-jacentes. Le changement climatique, parce qu'il est susceptible de renforcer la volatilité de l'inflation directement ou sous l'effet des politiques de transition, pourrait amener les banques centrales à réexaminer l'arbitrage entre crédibilité et représentativité de l'indice ciblé. Une fréquence plus élevée de chocs économiques liés aux catastrophes naturelles et au climat renforcerait probablement les bénéfices d'une approche pragmatique comme celle indiquée ci-dessus. Face à de tels chocs, elle permet à la banque centrale de capitaliser sur la crédibilité d'une cible claire et compréhensible, tout en conservant la latitude de « regarder au-delà » des chocs temporaires et qui ne remettent pas en cause l'ancrage des anticipations. Concrètement, pris sous cet angle, le changement climatique pourrait conduire la banque centrale à affiner et moduler sa communication sur la nature et l'évolution des indices de prix guidant sa décision de politique monétaire, en insistant plus sur le poids qu'elle accorde aux deux grands types de mesure de l'inflation.

Le second arbitrage, dont le changement climatique pourrait affecter les termes, concerne le choix entre une « cible exprimée en niveau ou en intervalle ». L'avantage de la première est de signaler avec précision le but de la banque centrale et donc d'ancrer plus facilement les anticipations d'inflation. Sa limite est d'être plus difficile à atteindre et donc potentiellement plus coûteuse en termes de crédibilité. Les avantages d'un intervalle sont inverses : si elle est sans doute moins lisible, atteindre ce type de cible est plus facile et a priori moins coûteux en termes de crédibilité. Une majorité de banques centrales ciblant l'inflation ont adopté une pratique intermédiaire, consistant à cibler un niveau, tout en tolérant un intervalle de variations autour de celui-ci. Là encore, parce que les chocs liés au changement climatique pourraient rendre l'inflation plus fluctuante, que la nature de ces chocs serait plus délicate à évaluer en temps réel et que l'évaluation de l'espace disponible deviendrait plus incertaine, une banque centrale gagnerait à revoir périodiquement la nature de sa cible. Dans un monde où ces chocs sont plus fréquents et prégnants, les mérites d'un ciblage d'inflation combinant un niveau et une bande de tolérance pourraient se renforcer. Si l'inflation devenait plus volatile, un niveau de référence deviendrait d'autant plus utile pour communiquer clairement l'objectif de la banque centrale, affirmer qu'il s'inscrit dans le moyen terme et faciliter l'ancrage des anticipations. Dans le même temps, une bande de tolérance permettrait de transmettre l'idée que le niveau n'est pas une cible à respecter exactement, de créer des marges de souplesse à la banque centrale pour gérer les chocs temporaires et aider à stabiliser l'activité.

Le troisième arbitrage concerne le changement climatique qui pourrait également influer sur le choix concernant l'horizon auquel la cible d'inflation doit être atteinte. Classiquement, la littérature distingue entre cible atteinte à chaque instant et cible à atteindre à un horizon donné (ou en moyenne). Les banques centrales ciblent typiquement un niveau d'inflation « à moyen terme », pour éviter principalement les coûts en termes de volatilité de la production et de stabilité financière qu'induirait le choix inverse. La longueur de ce « terme » n'est souvent pas communiquée précisément, afin de laisser la possibilité de moduler la vitesse à laquelle l'inflation constatée converge vers le niveau cible, selon la nature du choc et des circonstances économiques. D'après leur nature, les chocs liés au changement climatique risquent d'affecter l'activité économique sur des horizons de temps différents et avec une persistance variable. Cela pourrait conduire la banque centrale à vérifier quelle est la durée optimale du moyen terme sur lequel elle communique. En théorie, face à un choc d'offre, plus cet horizon est long, plus la volatilité des taux d'intérêt et la baisse de la production comme de l'emploi sont limitées. Cela vaut a priori également pour les chocs d'offre provoqués par le réchauffement climatique et les politiques de transition. Cela étant, plus l'horizon sur lequel la cible doit être atteinte est long et plus la crédibilité de la banque centrale peut être en mise en danger si, sur cet horizon, l'inflation constatée est perçue comme étant fréquemment éloignée du niveau cible. En pratique, le changement climatique pourrait renforcer l'importance de communiquer très clairement l'orientation de la politique menée par la banque centrale.

Enfin, le quatrième arbitrage traite des risques économiques associés au changement climatique qui pourraient peser sur le choix du niveau de la cible d'inflation. De prime abord, si le principal impact de ces risques pour l'économie est de courte durée et consiste en une hausse de la volatilité de l'inflation constatée, le changement climatique ne devrait pas influencer le niveau adéquat de la cible, sous l'hypothèse que la banque centrale dispose de suffisamment d'espace pour ajuster son taux d'intérêt à mesure des conséquences d'une catastrophe naturelle, par exemple. La situation pourrait toutefois être différente si le changement climatique devait renforcer les effets de facteurs structurels à l'œuvre par ailleurs contribuant à abaisser le taux d'intérêt naturel de l'économie. Si tel devait être le cas, la question du niveau adéquat de la cible verrait son acuité renouvelée et la banque centrale devrait veiller à ne pas cibler un niveau d'inflation trop bas, au risque d'amputer une partie de ses marges de manœuvre. En effet, toute chose égale par ailleurs, la probabilité que le taux directeur atteigne son plancher effectif est plus forte si les chocs liés au climat devaient frapper une économie dont le taux d'intérêt naturel est déjà relativement bas du fait d'autres facteurs structurels.

Conclusion

Cet article souligne que le changement climatique, en dépit de la tragédie de l'horizon à laquelle font face les banques centrales, constitue un motif légitime et sérieux de préoccupation pour elles.

En effet, le changement climatique affecte potentiellement des aspects importants de la politique monétaire. En réalité, la plupart des grandeurs macroéconomiques indispensables au diagnostic sur lequel une banque centrale fonde ses décisions monétaires sont susceptibles d'être affectées par le changement climatique, qu'il prenne la forme de risques physiques plus fréquents et plus intenses ou de risques liés à la façon dont est conduite l'inévitable transition vers des modes de consommation et de production bas-carbone. Par ailleurs, les canaux de transmission par lesquels la banque centrale cherche à affecter les grandeurs économiques afin d'atteindre la cible d'inflation sont eux-mêmes potentiellement vulnérables aux conséquences du changement climatique. Enfin, ce dernier pourrait rendre plus complexe que cela n'est déjà le cas aujourd'hui l'évaluation par la banque centrale des marges de manœuvre dont elle dispose. En bref, le changement climatique porte en germe une augmentation de l'incertitude avec laquelle les banques centrales vont devoir composer pour conduire la politique monétaire.

Cette incertitude pourrait en retour amener les banques centrales à examiner à nouveaux certains des arbitrages qu'elles doivent trancher dans un régime monétaire de ciblage d'inflation, quitte à en confirmer les paramètres le cas échéant.

Le propos n'est pas de dire que le changement climatique doit devenir le principal déterminant des choix qu'effectue une banque centrale quand elle pilote la politique monétaire. En revanche, le propos est de souligner que non seulement les banques centrales ne peuvent pas se désintéresser de ce problème, mais aussi qu'elles doivent même redoubler d'efforts pour réussir la percée stratégique que constituerait l'intégration des effets du changement climatique dans leurs analyses et leurs modèles.

Plus généralement, ces efforts analytiques sont indissociables de ceux, tout aussi nécessaires, que les banques centrales doivent mener pour réaliser une seconde percée, opérationnelle celle-là. Il est essentiel en effet qu'elles prennent systématiquement en compte les risques climatiques dans l'élaboration des instruments qui servent à mettre en œuvre concrètement la politique monétaire. À cet égard, ajuster les politiques de collatéral pour tenir compte des risques climatiques constitue certainement une piste prometteuse. Ce serait en tous les cas un signal puissant à l'adresse des acteurs économiques et de la société.


Notes

1 Réalisé en juillet 2020.
2 Selon le FMI, 41 banques centrales opèrent en régime de ciblage d'inflation (FMI, 2019).