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 La finance méditerranéenne existe-t-elle ?


Afif CHELBI * Président honoraire, Conseil d'analyses économiques, Tunisie. Contact : afif.chelbi@gmail.com.
Olivier PASTRÉ ** Professeur émérite, Université Paris 8. Contact : opastre@noos.fr.

Cet article, plus politique qu'académique, repose sur trois convictions : d'abord que la finance méditerranéenne n'est pas homogène pas plus que la Méditerranée de l'est ; ensuite que l'essentiel des efforts en matière de finance méditerranéenne doit être consacré aux PME et aux TPE ; enfin que les institutions publiques internationales, de même que les banques locales, n'ont pas pris conscience (dans les faits au moins) du point précédent.

Faut-il pour autant désespérer ? Bien sûr que non, mais à quatre conditions au moins : (1) reconnaître, affirmer et surtout promouvoir la complémentarité démographique et technologique entre le Sud et le Nord de la Méditerranée ; (2) cibler davantage les investissements publics et privés vers des secteurs et des zones géographiques jugés par tous les spécialistes comme prioritaires ; (3) multiplier les « passerelles financières » publiques et privées étant en mesure de financer les PME, notamment en fonds propres ; (4) dans toutes les politiques avoir toujours en tête de faire des pays du Sud de la Méditerranée une « tête de pont » pour financer les économies d'Afrique subsaharienne (et notamment les PME de ces pays) qui constituent, pour les années à venir, un fantastique relais de croissance pour la Méditerranée, mais aussi pour l'Europe tout entière.

Cet article n'est pas un article académique, mais plutôt un plaidoyer qui représente la synthèse d'une expérience professionnelle de trois décennies consacrée à développer les partenariats entre les deux rives de la Méditerranée. Au terme de cette triple décennie, il est possible de tirer quelques enseignements et ceux-ci ne poussent pas à un optimisme débridé. Sauf si. Et nous y reviendrons.

Disciples, comme beaucoup d'autres, de Fernand Braudel, nous persistons et signons quant à l'affirmation de l'importance géostratégique du bassin méditerranéen et, même, ce qui est plus important aujourd'hui, à la complémentarité entre les deux rives de cette mare nostrum. Ayant écrit cela, il convient de revenir à la triste réalité actuelle. D'un côté, une Europe qui subit – c'est bien le terme – un ralentissement économique – qui, au moins pour des raisons démographiques, risque de durer – et des tensions politiques qui poussent à la fragmentation et donc à la fragilisation de la gouvernance européenne au moment même où, face à la Chine et aux États-Unis, la définition d'une position commune et ferme dans les négociations internationales actuelles et à venir n'a jamais été aussi nécessaire. De l'autre côté de la Méditerranée, l'absence de coordination entre pays accroît les difficultés démographiques, économiques et politiques que connaît, de manière spécifique, chaque pays de la zone.

Face à cette équation à des multiples inconnues qu'il paraît bien difficile de résoudre, la structuration d'un véritable espace économique et financier méditerranéen apparaît plus que jamais nécessaire. Mais avant d'esquisser les contours de cette structuration, encore faut-il commencer par clôturer définitivement les fausses pistes que continuent à promouvoir certains et qui, à nos yeux, ne sont porteuses que d'illusions perdues.

Les fausses pistes

Parmi ces fausses pistes, il en est quatre qui nous semblent avoir une importance prépondérante.

1 – Commençons par le commencement et, au sens figuré, « mettons les pieds dans le plat ». Il faut cesser de considérer la Méditerranée comme une zone économique, et a fortiori financière, homogène. Pour se concentrer sur la seule finance, il faut cesser de considérer qu'il existe une finance méditerranéenne. Cela ne remet pas en cause la pertinence et l'utilité d'un tel opus de la Revue d'économie financière, bien au contraire. Cela en souligne l'enjeu majeur qui est celui du ciblage des décisions politiques. Par romantisme ou, pire, par cynisme, on a trop longtemps mis en avant des « grands machins » (pour paraphraser, dans un autre registre, le général de Gaulle) dont les ambitions mêmes rendaient illusoires les avancées concrètes. L'un des derniers exemples en date est l'UPM (Union pour la Méditerranée), promue par Nicolas Sarkozy, dont les intentions initiales étaient aussi honorables que les moyens permettant de transformer celles-ci en réalité étaient rachitiques. Dans un autre registre, cessons de rêver à l'UMA (Union du Maghreb arabe) dont la nécessité économique est aveuglante, mais dont la consistance politique est durablement compromise. Une fois encore, cessons d'éparpiller les moyens dans des projets trop ambitieux – qui trop embrasse, mal étreint… – pour davantage cibler les initiatives autour d'objectifs réalistes.

Au Sud de la Méditerranée comme en Europe, l'avenir de la création d'emploi passe par les PME. C'est donc le financement de celles-ci qu'il faut privilégier. Le Sud de la Méditerranée a, certes, aussi besoin de créer ou de moderniser ses infrastructures. À cet égard, le financement de grands projets dans les domaines technologiques, énergétiques, environnementaux, de transports et de télécommunications, pour ne citer que les exemples les plus emblématiques, est plus que jamais indispensable. Mais cela ne suffit pas. Il faut, certes, financer les grands projets qui permettront aux PME du Sud de la Méditerranée d'être plus compétitives. Mais encore faut-il qu'il y ait des PME et que celles-ci soient financées… Or les instruments qui existent aujourd'hui au niveau européen ne permettent pas d'atteindre cet objectif de manière efficace. Des efforts ont, certes, été accomplis récemment tant au niveau de la BEI (Banque européenne d'investissement) que de l'AFD (Agence française de développement) ou du KFW allemand, mais on est encore loin du compte. Pour ne prendre qu'un exemple révélateur, tout le monde est d'accord pour considérer que l'un des problèmes économiques majeurs de la Tunisie tient dans le relatif sous-développement de l'arrière-pays. Les besoins de financement des PME tunisiennes de ces régions se chiffrent en centaine de millions d'euros si l'on veut procéder à un réel rattrapage. Combien de millions d'euros ont-ils été consacrés depuis dix ans à cet objectif économiquement (et politiquement) prioritaire ?

Très peu, ce qui conduit de nombreux observateurs à estimer que l'UE (Union européenne), toutes institutions confondues, semble ne pas avoir réalisé, suffisamment à temps, que la Tunisie constitue une pièce maîtresse pour la stabilité de la région et que, pays particulier, elle devrait bénéficier d'une attention particulière. Pour reprendre l'idée d'un récent article de Thomas L. Friedman dans le New York Times (22 janvier 2019) intitulé « More Schools and Fewer Tanks for the Mideast » qui recommandait au gouvernement américain un plus grand appui économique à la Tunisie, plutôt que de plus grandes dépenses militaires, nous dirons que lorsqu'on parle de guerre, on parle en milliards d'euros, et que lorsqu'on parle de développement, c'est en millions d'euros. Si la Tunisie, aux avant-postes de la lutte antiterroriste, était menacée, c'est l'Europe qui le serait également.

2 – Pour comprendre la finance au niveau mondial, il est une distinction majeure à opérer entre les pays. Dans les pays anglo-saxons, la majorité du financement (60 % à 70 %) se fait par les marchés financiers. Dans tous les autres pays du monde, c'est le contraire : la majorité (de 60 % à 90 %) du financement se fait (plus ou moins bien) par les banques, les marchés financiers jouant, à ce jour, un rôle secondaire voire marginal et, dans de nombreux cas, nul. D'une manière générale, la tendance de fond des réformes financières en cours au plan mondial vise au développement des marchés financiers (supposés efficients, ce que la crise de 2008 n'a pas démontré de manière aveuglante…). Notre conviction, bien au-delà de la seule finance méditerranéenne, est la suivante : dans les pays non anglo-saxons, pour lesquels les marchés financiers n'offrent pas à ce jour une liquidité et une transparence suffisante, ce qui inclut la presque totalité des pays du pourtour de la Méditerranée, la priorité absolue doit être donnée, non pas au développement des bourses, mais à la réforme des systèmes bancaires. Le choix n'est pas ici binaire, mais, encore une fois, si l'on veut sortir indemnes de la crise actuelle, il faut cibler des priorités. Pour reprendre l'exemple tunisien, ce n'est pas en développant la bourse de Tunis que l'on financera, à horizon même long, les PME de l'arrière-pays.

3 – Il est d'une aveuglante banalité d'écrire que, dans une période de mutation économique et technologique telle que celle que nous vivons, l'avenir se joue, en matière de compétitivité nationale, sur la qualité du capital humain et donc sur la formation. Ce qui est vrai partout dans le monde l'est aussi en Méditerranée. D'une manière générale, on ne peut pas dire que le capital humain ait été totalement négligé au Sud de la Méditerranée. Certains considèrent même que c'est l'effort de formation passé qui est à l'origine des contestations sociales actuelles car la marée montante des diplômés s'étant heurtée à la digue des non-créations d'emploi s'est transformée en contestation politique dans de nombreux pays. Sur ce point, le problème n'est pas quantitatif, mais qualitatif. Former les jeunes, c'est bien. Encore faut-il les former à des compétences qui soient facilement transformables en emploi. Et, dans ce domaine, les deux rives de la Méditerranée peuvent faire leur mea culpa pour avoir donné la priorité au quantitatif sur le qualitatif. D'où, dans de nombreux cas, pour des possibilités de création d'emploi effectives, c'est une désadéquation entre l'offre et la demande de capital humain qui constitue le terreau des pires frustrations. A-t-on eu « tout faux » ? La situation est-elle désespérée ? Au vu des erreurs qui ont été commises dans le passé, on est tenté de le croire. Mais, outre que ce serait une folie politique de se désintéresser de ce sujet dans la période que nous vivons aujourd'hui, il existe de nombreux faits économiques objectifs qui permettent de faire preuve d'un certain optimisme. Si et seulement si…

Les lueurs d'espoir

Le point de départ d'une telle « remontada » tient en seul mot : complémentarité. Soit il n'existe que peu de complémentarités économiques entre les deux rives de la Méditerranée et chacun des continents concernés se doit de construire son avenir ailleurs, à l'Est pour le Nord, au Sud pour le Sud. Soit des complémentarités réelles existent et il faut alors les faire jouer. Notre conviction est que ces complémentarités existent et permettent d'envisager la construction d'un avenir commun.

La complémentarité première est d'ordre géopolitique. Ce n'est pas notre domaine d'expertise académique, mais il faudrait être fou, dans le meilleur des cas, pour ne pas se rendre à l'évidence. Pour l'Europe, l'Afrique constitue un marché de proximité dont le potentiel de croissance est immense. Sans même parler des évidents problèmes sécuritaires liés aux migrations qui peuvent faire de ce continent un champ de mines dont l'Europe sera l'une des premières victimes. Pour les pays du Sud de la Méditerranée, une meilleure intégration avec l'Europe constitue le meilleur moyen de ne pas se trouver en situation de dépendance vis-à-vis des deux superpuissances que sont, dans des genres et avec des objectifs différents, les États-Unis et la Chine.

Sur un plan plus strictement économique, les complémentarités sont nombreuses, mais il en est deux qui méritent une attention particulière. La première est la complémentarité démographique. L'Europe vieillit inexorablement. Les prévisions démographiques les plus sérieuses (toujours plus fiables que les prévisions économiques…) font état d'un déficit naturel de 30 millions de personnes à l'horizon de vingt ans pour seulement renouveler la population active de notre continent. De l'autre côté de la Méditerranée, existe une population, d'une extrême jeunesse pour une large partie, si ce n'est qualifiée au moins formée, et dont l'accès à l'emploi local est, dans un délai raisonnable, largement compromis. Entre ces deux constats objectifs, cherchez l'erreur. Angela Merkel, en ouvrant largement ses frontières, n'a pas fait seulement preuve d'humanisme, mais aussi et surtout de réalisme. Il est clair que la capacité d'absorption en Europe d'un vaste mouvement migratoire du Sud vers le Nord est politiquement limitée. Il n'empêche. La réalité des faits et des contraintes qui en découlent est là. La complémentarité démographique entre les deux rives de la Méditerranée constitue une évidence incontournable pour les deux à trois décennies à venir.

La deuxième complémentarité est technologique. Elle est plus globalement industrielle. Car, dans de très nombreux secteurs d'activité, l'histoire, les choix stratégiques de certains grands groupes ou, plus prosaïquement, les circonstances ont construit un véritable « tissu industriel méditerranéen » qui, s'il est parfois trop lâche, n'en est pas moins une réalité. Mais la révolution technologique que nous vivons va contribuer à accélérer l'Histoire. Nous y reviendrons, mais il convient, en introduction à cette présentation, de souligner que la décennie à venir constitue une véritable « croisée des chemins » dont il peut, sur le plan de la complémentarité technologique entre les deux rives de la Méditerranée, sortir le pire comme le meilleur.

La complémentarité Nord-Sud étant a priori avérée, il reste à en définir le devenir. Ce devenir sera d'autant plus radieux qu'un certain nombre de conditions seront remplies. Les conditions majeures à nos yeux sont au nombre de cinq.

La définition d'une stratégie pays par pays

L'intégration régionale au Sud de la Méditerranée est une chimère. L'Europe doit donc réexaminer sa politique méditerranéenne au cas par cas. Cet article ne peut être le cadre d'une revue complète de cette politique. Nous nous contenterons de prendre deux exemples, symboliques à nos yeux, de réformes à mener en priorité pour dynamiser l'intégration financière méditerranéenne.

L'Égypte occupe, par son poids économique et par son positionnement géopolitique, une place à part en Méditerranée. Quoique l'on pense de sa gouvernance politique, il est impossible de ne pas aider ce pays à structurer une industrie digne de ce nom. Le dynamisme de certains grands groupes égyptiens est la preuve que cela est possible. Encore faut-il financer les jeunes industriels porteurs de projet. Quelles que soient les initiatives européennes dans ce domaine, nous sommes très loin du compte. Pourquoi ne pas envisager la création d'un fonds de capital investissement européen (et plus si affinité…) ayant pour seule mission, dans un certain nombre de secteurs jugés stratégiques, de financer en fonds propres des PME égyptiennes performantes. Se pose là, une fois encore, le problème du capital humain et des ressources en termes de compétences à affecter à un tel projet. Mais c'est là où la volonté politique peut faire la différence. Pourquoi ne pas financer la formation de quelques centaines ou même de quelques dizaines de jeunes diplômés en finance égyptiens aux métiers du capital investissement ? Le délai d'opérationnalité ne sera pas immédiat, mais l'investissement de première urgence sera fait…

Autre exemple, la Tunisie, seule exception dans un monde en récession démocratique depuis plus de dix ans, doit, de ce fait, être considérée comme un « bien public universel ». Pour l'UE, investir sur la Tunisie serait rentable et moins coûteux que la passivité. La Tunisie a pleinement réussi la mise en place d'une zone de libre-échange avec l'UE, respectant toutes ses obligations, comme le démontre le bilan sur plus de vingt ans (1995-2018) de cette expérience réellement gagnant-gagnant. En effet, si la Tunisie a plus que triplé ses exportations vers l'UE durant la période, celle-ci a plus que doublé ses exportations vers la Tunisie, devenue le premier pays sud méditerranéen d'implantation de PME européennes, plus de 3 000, autant de partenariats qui ont renforcé la compétitivité globale de ces entreprises vis-à-vis de la concurrence asiatique en particulier.

Les propositions que nous faisons régulièrement à l'UE et aux différents bailleurs de fonds se résument ainsi.

  • Arrêtez la dispersion de vos projets sur la Tunisie, qui sont d'une faible efficacité car ils ne s'élaborent pas dans une démarche coconstruite avec les institutions du pays. À titre d'exemple, la plupart des bailleurs de fonds ont des projets d'appui à l'entreprenariat, mais ils sont à très faible impact, faute de mécanismes de financement et de partenaires appropriés.

  • Focalisez donc l'ensemble des fonds alloués à la Tunisie dans ce domaine selon les directions suivantes : une ligne de crédit de 1 Md€ par an, en pool entre plusieurs bailleurs, pour financer, en capital et en crédit, les PME et les start-up dans les différents stades de leur développement (amorçage, création, développement, restructuration) ; un fonds d'assistance technique de 100 M€ par an, adossé à cette ligne, pour financer une task force de pilotage de la ligne ainsi que les coachs qui accompagneraient les entrepreneurs, les structures d'appuis dans toutes les régions, les banques et les sociétés de capital-risque, ainsi que les opérations de jumelage Nord-Sud.

  • Un bon usage des conditionnalités : pour qu'elle ne soit pas absorbée en tant que liquidité par les banques, une telle ligne doit faire l'objet d'un pilotage fin (du type mis en place par l'AFD pour piloter son excellente ligne PME non renouvelée depuis 2014), pilotage qui impose aux banques, comme condition d'émargement sur la ligne, de mettre en place des cellules PME qui mobiliseraient des coachs et qui travailleraient en synergie avec la task force de pilotage de la ligne.

  • Appuyer sérieusement la mise en place de la Banque des régions et des PME accompagnée actuellement par la seule KFW.

Le même schéma pourrait, bien sûr, être mis en œuvre entre PME françaises, espagnoles et marocaines. Ce ne sont là, certes, que des exemples anecdotiques. Mais en matière de financement des PME, ce sont toujours « les petits ruisseaux qui font les grandes rivières » et non l'inverse.

De nouveaux capitaux à drainer

Là aussi, commençons par le commencement. Le monde croule sous la surliquidité. Pour faire simple, les politiques monétaires ont depuis l'éclatement de la crise, procédé à des politiques de quantitative easing ayant pour objectif de mettre sur le marché des liquidités supposées permettre un meilleur financement des économies. Les capitaux disponibles existent donc. Reste à les flécher vers les projets les plus nécessaires, en tenant compte d'une aversion généralisée au risque de la part des investisseurs qui rend ce fléchage plus facile à énoncer qu'à mettre en œuvre. Là aussi le maître mot est celui du ciblage. Pour chaque pays ou chaque zone géographique ou encore chaque type de clientèle, une stratégie spécifique doit être mise en œuvre. Nous en prendrons quatre exemples.

La Chine investit massivement sur le continent africain, en particulier en Afrique subsaharienne. De manière très (trop ?) générale, ces investissements sont « subis » par les pays concernés, au sens où ils se font aux conditions financières mais aussi industrielles et humaines définies par les Chinois. Pourquoi ne pas inverser le sens de l'initiative et, dans le cadre d'un processus dont il reste à arrêter les contours (ce qui n'est pas le plus difficile), dresser une liste d'investissements, notamment industriels, jugés prioritaires au niveau de la zone MENA (Middle East North Africa) et proposer ceux-ci aux investisseurs chinois en dressant la liste des conditionnalités incontournables ? Cela peut paraître difficile à mettre en place et, d'un certain point de vue, naïf (injure suprême). Mais c'est oublier que la Chine a besoin de l'Afrique subsaharienne et aussi de l'Afrique du Nord, et que prendre l'initiative d'un tel partenariat peut transformer un processus d'« échange inégal » (dont l'efficacité a, dans l'Histoire, montré ses limites) en coopération « win win » à laquelle les investisseurs chinois peuvent être sensibles.

Deuxième « front », les pays du Golfe. Certes la richesse de ceux-ci varie au gré du prix du pétrole. Mais il existe bien là une poche d'épargne, certes moins profonde qu'il y a quelques années, mais à la recherche d'investissements plus rémunérateurs que les emprunts d'État. Il faut avoir le courage de le reconnaître : les pays du Golfe sont un peu échaudés de leur coopération financière passée avec les pays du Sud de la Méditerranée. Ces pays ont trop souvent été pris comme, disons-le, des « vaches à lait » que la Méditerranée n'a pas hésité à traire sans vergogne. Mais, là encore, il faut savoir tourner la page et mettre en valeur la complémentarité d'intérêt entre ces deux zones.

Troisième « front », l'Europe. Par rapport aux deux « fronts » précédents, l'Europe a un intérêt quasi vital à favoriser une finance méditerranéenne inclusive. On peut se désoler de l'absence d'une véritable vision européenne sur le sujet, mais cela ne sert à rien. Restons sur le terrain que nous avons choisi et qui est celui des priorités. Il en est deux qui ont un caractère de priorité absolue. Tout d'abord, en complément des programmes de financement de grands projets d'infrastructure, il faut créer entre l'Europe et le Sud de la Méditerranée le plus de « passerelles financières » possibles permettant de financer, notamment en fonds propres, les PME du Sud, mais aussi celles du Nord qui peuvent mettre en œuvre une politique méditerranéenne. Encore faut-il repérer ces projets et ne pas financer ceux qui sont non viables. Plus facile à dire qu'à faire. Mais, sans se laisser mystifier par la création d'« usines à gaz » dans ce domaine, contentons-nous d'encourager les projets qui existent et qui tiennent la route (notamment au niveau régional) et de « booster » les structures existantes et qui ont fait leurs preuves. Pour ne prendre que l'exemple de la France, Proparco, filiale de l'AFD, doit pouvoir, au prix d'ajustements mineurs, doubler sa capacité d'intervention en quelque mois, ce qui, par effet de levier, permettrait de financer des dizaines voire des centaines de projets très rapidement.

Deuxième orientation prioritaire, le retour au « 5 + 5 ». Si les vingt-sept pays européens n'arrivent pas à se mettre d'accord sur un projet financier méditerranéen, commençons par agir avec les pays qui en ont la volonté. D'où cette idée de fédérer les dix pays des deux rives de la Méditerranée qui, dans cette configuration resserrée et donc opérationnelle, ont envie d'agir (Cercle des économistes et Védrine, 2007). Cette idée, presque vieille, nécessite quelques changements d'habitude, limités, mais surtout une volonté politique d'agir vite. Car la différence entre le temps où cette idée a été avancée et aujourd'hui est l'urgence des problèmes et donc la nécessité de solutions pragmatiques et rapidement réalisables.

Dernier « front » en matière d'investissements : l'épargne des diasporas. Celle-ci se chiffre en dizaines de milliards d'euros1. Le seul pays à avoir structuré la collecte de cette épargne est le Maroc via la BCP. Le seul reproche qui peut être fait aux dispositifs existants est qu'ils sont peu créateurs de valeur localement. Il conviendrait de mieux accompagner cette épargne vers le financement de projets industriels (on retrouve là les « passerelles financières ») et surtout d'examiner, pour tous les pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée, les circuits à mettre en place pour collecter de manière productive cette épargne.

Un partenariat euro-méditerranéen
en matière de nouvelles technologies

Passons vite sur les évidences : la compétitivité à venir des économies dépendra crucialement du positionnement de ceux-ci sur la chaîne de valeur des nouvelles technologies. De même, comme le montrent de nombreux exemples en Afrique subsaharienne, le retard même de certains pays en matière industrielle et bancaire permet aux nouvelles technologies de créer un effet de jump qui est facteur de croissance accélérée. En ce qui concerne la Méditerranée, la situation reste, pour simplifier, de nature quasi coloniale : au Nord la conception, et au Sud l'exécution et la sous-traitance. Cette présentation est quelque peu caricaturale, mais reflète la réalité. Dans ce domaine, la solution est simple : il faut financer en priorité les nouvelles technologies et, parmi les projets relevant de ce secteur, ce que l'on pourrait appeler le « covoiturage technologique ». Le Sud de la Méditerranée ne doit pas être cantonné à l'accueil de call centers, mais aussi et surtout au développement de projets intégrant le maximum de valeur ajoutée, ce qui est rendu possible par l'existence d'une main-d'œuvre qualifiée et à coût raisonnable.

Et cela n'est pas une vue de l'esprit puisque, pour prendre l'exemple de la Tunisie, plusieurs expériences réussies de tels « covoiturages technologiques » sont à l'œuvre, il s'agit de les démultiplier. En effet, on pourrait se poser la question : la Tunisie, petit pays du Sud, peut-il prétendre être partie prenante de l'industrie 4.0 ? La réponse est oui, car l'industrie 4.0 offre l'opportunité d'un raccourci technologique à de tel pays, les nouvelles technologies permettant de diminuer la taille critique des unités. Plusieurs exemples de projets opérant actuellement en Tunisie illustrent que l'industrie 4.0 y est déjà une réalité. Nous citerons le cas d'une start-up franco-tunisienne devenue l'une des premières start-up en Afrique qui fabrique sa propre marque de robots et qui conçoit des solutions internet des objets (IOT). Nous pourrions multiplier ce type d'exemple dans ce pays qui s'est doté d'une infrastructure technologique étoffée construite autour de dix pôles de compétitivité spécialisés dans la mécatronique, les TIC, les biotechnologies, les énergies renouvelables, etc.

Le relais vers l'Afrique subsaharienne

Tout le monde s'est mis d'accord (parfois de manière surprenante et parfois excessivement optimiste) sur le fait que l'Afrique non seulement n'est pas « mal partie » comme le craignait René Dumont en 1962, mais constitue le continent dont le potentiel – potentiel n'est pas certitude – de croissance est le plus grand à l'échelle mondiale pour les deux décennies à venir. Ce potentiel constitue une chance pour l'Europe en panne de croissance. Encore faut-il que cette opportunité soit saisie. Pour ce faire, le Sud de la Méditerranée doit être considéré et structuré comme un « hub euro-africain ». « Considérer », cela est en train de se faire au niveau des discours. Mais cela ne suffit pas. Il faut structurer concrètement les interconnexions possibles entre ces deux continents. Le seul pays qui ait affiché une politique volontariste dans ce domaine, volonté suivie de premiers effets, est le Maroc. Il faut prendre exemple sur ce pays au niveau de tous les pays du Sud de la Méditerranée et avec l'appui marqué de l'Europe, pour que les discours, aussi généreux soient-ils, se transforment en réalité autre qu'expérimentale.

Une refonte de certains dispositifs

Nous l'avons dit : au niveau quantitatif, les pays du Sud de la Méditerranée ont, pour la plupart, consenti des efforts significatifs en matière d'éducation. Pour être pleinement efficace, ces efforts doivent être redéployés dans deux directions. Au Sud de la Méditerranée, l'accent doit être mis sur la professionnalisation des formations. Pour que le diplôme soit un moyen d'accès à l'emploi encore faut-il que le diplôme soit adapté à la demande de l'économie et en tout premier lieu des entreprises. Force est de le constater : cette banalité n'est pas encore aujourd'hui une réalité dans la plupart des pays du Sud de la Méditerranée. Quant au Nord, il faut procéder à un véritable aggiornamento en matière de flux d'étudiants. Trop de contraintes existent encore pour que les étudiants circulent librement (et, « accessoirement », puissent vivre) entre les deux rives de la Méditerranée. Le programme Erasmus est unanimement salué comme un succès en matière de mobilité estudiantine intra-européenne. Pourquoi ne pas mettre sur pied un Erasmus euro-méditerranéen en donnant, dans ce cas d'espèce, la priorité aux formations professionnalisantes et en y impliquant, plus que cela n'a été fait en Europe, les institutions financières des deux rives de la Méditerranée ?

Ce tour d'horizon des réformes à conduire pour promouvoir une finance méditerranéenne au service d'une croissance durable est trop rapide, mais a le mérite de borner un certain nombre d'axes prioritaires. Deux remarques en guise de conclusion.

Première préconisation, concernant les moyens financiers, ces moyens existent. Encore faut-il les mobiliser et les orienter. Les capitaux privés disponibles, qui sont abondants, nous l'avons dit, ne se mobiliseront que si des capitaux publics « donnent le la ». Ceux-ci étant rares, on en revient à une politique de ciblage des investissements qui nécessite probablement à très court terme quelques révisions déchirantes. Car cette fonction d'amorçage des capitaux publics ne peut être efficace que si cet investissement est sélectif et concentré.

Deuxième préconisation, il faut donner la priorité à une approche « bottom-up ». La crise actuelle et ses soubresauts le démontrent chaque jour sur les deux rives de la Méditerranée : l'État central ne peut pas tout. Ce qui a pu marcher au cours des Trente Glorieuses est inadapté à une économie mondialisée et donc de plus en plus complexe (Pastré, 2013). Cela est particulièrement vrai dans les pays, nombreux, où l'État central est lui-même en crise. La sortie de crise viendra donc nécessairement de la périphérie, des échelons décentralisés que sont les entreprises (dont, au premier rang, les institutions financières), les villes, les régions, etc. La finance méditerranéenne ne pourra donc jouer pleinement son rôle de vecteur de croissance durable que si elle accepte, mais aussi qu'elle assume, ce renouveau de la décentralisation.


Notes

1 Le fait qu'aucun chiffrage précis n'existe à ce jour est une preuve parmi d'autres du manque d'imagination financière de nos dirigeants.