Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

 Dark pools et trading haute fréquence : une évolution utile ?


Fany DECLERCK Toulouse School of Economics ; Toulouse School of Management. Contact : fany.declerck@tse-fr.eu
Laurence LESCOURRET ESSEC Business School. Contact : lescourret@essec.fr
Les développements technologiques et réglementaires ont favorisé l’essor de deux phénomènes majeurs associés à plus d’opacité : le trading haute fréquence (THF) et les dark pools. Une transaction sur deux est désormais le fait du THF. Les dark pools attirent respectivement 10 % du volume de transactions en Europe et 20 % aux États-Unis, notamment en raison des traders haute fréquence ciblant les ordres non informés qui s’y échangent. Les études académiques montrent que les coûts de transaction n’ont jamais été aussi faibles sous la pression concurrentielle du THF. Ils sont toutefois stables depuis 2009 alors même que la vitesse ne cesse d’augmenter. L’efficience des marchés s’est améliorée grâce à l’activité d’arbitrage du THF. Cependant, plus le volume d’échange se déplace vers les dark pools, plus le risque d’une dégradation de la liquidité et de l’efficience augmente. Si l’on ajoute le risque de distorsion de concurrence et le risque opérationnel et technologique, les régulateurs font face à des enjeux de plus en plus complexes.

Depuis les quinze dernières années, les marchés financiers connaissent une mutation toujours plus profonde sous l’impulsion simultanée de la baisse sensible des coûts technologiques, mais aussi de changements dans l’environnement réglementaire boursier et de l’internationalisation des marchés.

La rencontre entre acheteurs et vendeurs ne se fait plus physiquement autour d’une corbeille, mais électroniquement dans un carnet d’ordres. Les courtiers interviennent désormais à partir de terminaux reliés aux ordinateurs centraux des Bourses. L’automatisation et l’électronisation des échanges se sont également accompagnées de nouvelles manières de négocier : plus grande vitesse dans le passage et l’appariement des ordres, plus grande vitesse dans la dissémination de l’information financière, plus grande sophistication des plates-formes, plus grand recours à l’automatisation des processus de passage des ordres via le recours à des algorithmes. Les plates-formes de négociation et les participants majeurs du marché sont effectivement dans une course vers la réduction des temps de latence et déploient des réseaux informatiques et des systèmes d’exécution utilisant des algorithmes de trading de plus en plus complexes et rapides.

Parallèlement, l’environnement réglementaire (directive sur les marchés d’instruments financiers MIF 1 en Europe en 2007 et RegNMS aux États-Unis en 2005) a également favorisé l’entrée d’une multitude de nouvelles plates-formes (système multilatéral de négociation – SMN)1. Ces dernières exercent une pression concurrentielle et innovatrice forte, contribuant notamment à la réduction des coûts de négociation. Cependant, l’entrée de ces nouvelles plates-formes a également complexifié le paysage boursier. Désormais, l’exécution d’un ordre est réalisée en moyenne sur plus de deux plates-formes différentes en Europe et sur plus de quatre aux États-Unis2. L’une des exécutions a souvent lieu hors des marchés réglementés (parfois appelés lit markets), sur des plates-formes moins réglementées, comme les dark pools. Un dark pool désigne une plate-forme alternative privée dont la caractéristique majeure est l’opacité sur les informations transmises, censée garantir la confidentialité de l’exécution de l’ordre et donc minimiser l’impact de son exécution sur les prix qui existerait si l’information était rendue publique. Opaques et confidentiels sont également les algorithmes de passage des ordres des traders haute fréquence. Trading haute fréquence (THF) et dark pools connaissent des développements étroitement liés, l’un étant souvent une réponse à l’autre, comme cet article le montre ci-après.

Les nouveaux marchés boursiers

Le THF

Le THF consiste en l’utilisation d’algorithmes qui sont optimisés afin d’analyser un flux de données et prendre des décisions d’investissement, et ce, le plus discrètement et le plus rapidement possible. Le but est d’observer l’information et de réaliser des transactions avant les autres opérateurs, d’être « le premier » sur le marché. Il ne faut donc pas être rapide, mais le plus rapide. Cette stratégie se traduit par l’envoi d’un très grand nombre d’ordres de petite taille (de l’ordre de cent à deux cents unités), à une vitesse toujours plus grande, aujourd’hui proche de la nanoseconde, soit un million de fois plus rapide que la milliseconde (ms), ce qui implique un temps de réaction pour une prise de décision qu’un homme n’est plus en mesure de réaliser (cligner des yeux nécessite 350 ms et il nous faut au moins 650 ms pour prendre une décision en fonction d’une situation donnée). Parmi le million d’ordres passés dans une seconde, 95 % d’entre eux sont modifiés ou annulés. Une caractéristique majeure du THF, outre la vélocité, est donc le très faible ratio entre le nombre de transactions et le nombre d’ordres soumis.

Cette course à très grande vitesse à laquelle se livrent les opérateurs haute fréquence, dont seule celle de la lumière semble aujourd’hui la véritable barrière physique, exige d’investir dans des infrastructures de télécommunications pour relier leurs terminaux à leurs serveurs, eux-mêmes positionnés à quelques mètres du lieu d’échange de la Bourse. Cette possibilité de « colocation » de l’espace est un service (lucratif) créé par les Bourses elles-mêmes pour les besoins du THF. Chaque centaine de miles (160 km) de distance du lieu physique des échanges du carnet central ajouterait effectivement un millième de seconde, un laps de temps désormais suffisant pour qu’une transaction soit perdante. Project Express, un nouveau câble transatlantique en fibre optique, permet, par exemple, d’envoyer, depuis septembre 2015, un ordre entre Londres et New York en deux fois moins de temps qu’il n’en faut pour cligner des yeux, c’est 6 ms de mieux que les câbles concurrents. Pour quel coût ? 300 M$ pour un coût de location mensuel pour un opérateur estimé entre 110 000 et 350 000 dollars. L’utilisation des installations micro-ondes de McKay Brothers entre New York et Chicago coûte aux intermédiaires financiers 250 000 dollars par an pour gagner 0,5 ms. Les sociétés de THF investissent donc très lourdement dans des technologies coûteuses (colocation, fibre, laser, accès direct au marché, achat de données digitalisées, etc.), ainsi que dans des ingénieurs et des analystes quantitatifs (quants ou data scientists) pour concevoir des algorithmes surpuissants. De tels investissements ne sont pas possibles ou même souhaitables pour l’ensemble des opérateurs (Biais et al., 2015a). De fait, il y a donc désormais une distinction entre les opérateurs ultrarapides et ceux dits « lents ».

Quelle est l’importance économique de ces opérateurs ultrarapides ? On estime aujourd’hui que les algorithmes haute fréquence réalisent une transaction sur deux sur les marchés actions américains. Mais leur part de marché est en recul depuis 2009 où elle culminait à plus de 60 %, selon Tabb Group, une société américaine de recherche sur les infrastructures de marché. En Europe, le THF aurait environ 30 % de part de marché (Tabb Group).

Il est à noter qu’il y a une absence de définition univoque de ce qu’est le THF. Ainsi, l’autorité de régulation européenne s’appuie sur l’article 4(1)(40) de la directive MIF 2 : le THF est une technique de trading qui est caractérisée par (1) une infrastructure qui vise à réduire les temps de latence en utilisant au moins la colocation ou un réseau à très grande vitesse d’accès aux marchés financiers, (2) un système de prise de décision, de soumission, de routage et d’exécution des ordres sans intervention humaine et (3) un nombre élevé d’ordres passés et annulés.

Le régulateur américain reprend ces trois critères, mais en ajoute deux : (4) l’opérateur de marché doit agir pour compte propre et générer, chaque jour, un grand nombre de transactions et (5) il doit porter des quantités de titres en portefeuille sur des périodes de temps très brèves, positions devant être le plus proche possible de zéro lors de la fermeture des marchés.

Si la définition européenne est une définition légale, la définition américaine reste ouverte à des évolutions futures ; dans les deux cas, cela ne facilite pas l’analyse de l’impact de cette forme de trading.

Enfin, du fait d’un puissant lobby défendant la stricte confidentialité des codes algorithmiques conçus par les grandes banques (comme Goldman Sachs ou Barclays), les hedge funds (Citadel) ou les firmes de THF (comme KCG ou Virtu), très peu de données sont désormais diffusées dans le public, et notamment aux chercheurs académiques3, renforçant l’opacité existante d’une analyse globale de l’impact du THF sur la qualité des marchés financiers.

Les dark pools

Les dark pools sont des plates-formes privées de négociation qui n’ont, jusqu’à maintenant, aucune obligation de diffuser le prix des ordres, qui sont en attente d’exécution dans le carnet d’ordres maintenu par les dark pools (absence de transparence pré-transaction). Ces plates-formes doivent toutefois publier les transactions effectuées (transparence post-transaction), mais bénéficient parfois d’un délai dans la diffusion de cette information.

Les premiers dark pools sont créés dans les années 1980 et sont des plates-formes de courtage assez simples, appelées alors crossing networks4 : ils apparient les ordres d’achat avec ceux de vente à certains moments définis de la journée en important les prix d’exécution du marché principal réglementé (par exemple, la Bourse de New York) tenu, quant à lui, à une obligation de transparence pré- et post-transaction. Ce type de dark pools est d’abord exclusivement dédié et réservé aux besoins des investisseurs institutionnels souhaitant échanger en tout anonymat de larges montants (blocs de titres). Le marché principal réglementé sur lequel l’entreprise s’est introduite demeure un lieu d’échanges actif des investisseurs institutionnels en raison de la liquidité immédiatement disponible, mais il fournit désormais la liquidité en dernier ressort étant donné sa cherté (Menkveld et al., 2015). Chaque transaction effectuée sur un marché réglementé transparent est notamment soumise à une commission (exchange fees), qui est évitée si la transaction a lieu hors du marché réglementé.

Pour traiter sur le marché central totalement transparent, un bloc de titres (souvent cent mille unités), de par son volume anormalement élevé, est en fait travaillé sur plusieurs séances boursières en centaines d’ordres de petite taille de manière à dissimuler aux autres investisseurs sa taille totale. Ce séquençage de l’ordre minimise ainsi l’impact de son exécution sur les prix qui se décaleraient sous la pression d’exécution du bloc, décalage pénalisant en termes de coûts de transaction. Toutefois, la montée des traders haute fréquence a ralenti les exécutions de bloc sur le marché central, étant donné que ceux-ci détectent aisément le découpage des ordres de grande taille en petite taille et essaient de tirer parti de cette information5. Afin d’échapper aux traders haute fréquence, des dark pools modernes, plus complexes, ont été lancés, certains mêmes avec un processus de découverte de prix qui leur est propre. Face à ce succès grandissant, les dark pools ont eu besoin de traders leur amenant plus de liquidité. Certains ont donc ouvert l’accès de leur plate-forme aux traders haute fréquence, le groupe de participants qu’ils étaient supposés exclure. Ce paradoxe et les questions de la transparence et de la légalité de l’accès des dark pools au THF ont été portés à la connaissance du grand public lors de la parution du livre de Michael Lewis, Flash Boys, en 2014, qui dénonce la complexité moderne des marchés financiers et accuse le THF de manipuler les marchés. Les régulateurs (notamment, la Securities and Exchange Commission – SEC) ont rapidement réagi et lancé un grand nombre de poursuites judiciaires, notamment contre la Bourse de New York (amende de 4,5 M$), mais surtout contre certains opérateurs de dark pools, accusés de favoriser les sociétés de THF au détriment des autres participants du marché (20,3 M$ pour ITG, 14 M$ pour UBS, jusqu’à potentiellement 150 M$ pour Crédit suisse et Barclays).

Malgré ces réactions, les dark pools ne cessent d’augmenter leur part de marché depuis la fin des années 2000. Selon Rosenblatt Securities6 en juin 2010, ils représentaient environ 10 % aux États-Unis et 2 % en Europe. En juin 2015, ils représentaient 18 % aux États-Unis et 10 % en Europe. On en dénombre quarante-cinq aux États-Unis et plus de vingt en Europe (parmi lesquels BATS Dark, Liquidnet, POSIT, SmartPool, Instinet BlockMatch, UBS MTF ou Nordic@Mid).

De même que les traders haute fréquence sont difficiles à qualifier en raison de la richesse des stratégies de négociation (tenue de marché, arbitrage, trading directionnel, trading fondamental, etc.)7, les dark pools ont des structures très diverses, perpétuellement en évolution. Alors qu’à la manière de LiquidNet, certains dark pools, à vocation d’exécution de blocs de titres, exigent une taille minimale d’ordres (souvent mille unités) et sont peu ouverts aux traders haute fréquence, les dark pools plus récents n’ont aucune exigence de taille minimale et leur sont accessibles. Certains de ces dark pools sont détenus par des participants majeurs du marché (comme Barclays LX Liquidity Cross par Barclays Capital, POSIT par ITG, ou Crossfinder par Crédit suisse), d’autres par les Bourses elles-mêmes qui souhaitent garder leur part de marché en lançant une plate-forme alternative moins réglementée (comme SmartPool d’Euronext).

Une évolution utile ?

Le THF et les dark pools tendent à se développer sur tous les segments de marché où les infrastructures électroniques sont déployées (actions, obligations, futures, marché des changes). Toutefois, les études académiques ou celles des régulateurs analysant l’impact du THF et des dark pools se concentrent à présent sur le compartiment des actions pour lequel les données sont plus disponibles.

Néanmoins, la très grande majorité des papiers de recherche analysant le THF repose sur des définitions endogènes des opérateurs ultrarapides (stock de titres faible, grand nombre de soumissions et annulations d’ordres, etc.) ou sur une variable indicatrice renseignée par le régulateur sur la base des informations trouvées sur les sites web des opérateurs de marché (Biais et Foucault, 2014).

Pour étudier l’impact des dark pools, les chercheurs ne disposent bien souvent que des données concernant une seule plate-forme ou de l’ensemble des transactions passées sur toutes les plates-formes, mais pour un fonds d’investissement donné.

Dans les deux cas, ces données sont souvent américaines.

Malgré les limites importantes des bases de données disponibles, les études académiques convergent pour trouver que le THF et les dark pools sont plus utilisés sur les titres les plus actifs et ne diminuent pas la qualité globale du fonctionnement des marchés (tout au moins, celui américain).

La fragmentation : un éternel débat

La controverse sur l’impact de la multiplicité des marchés et de la fragmentation du flux d’ordres qui en résulte a débuté dans les années 1990 avec l’apparition des premières plates-formes électroniques aux États-Unis (ECN-Electronic Communication Network). Pagano (1989) montre qu’il existe, du fait des externalités que génère l’existence d’un réseau, une tendance naturelle à la centralisation des échanges sur un seul marché, car celle-ci facilite la recherche de contrepartie et la concentration de la liquidité. Malgré cela, les marchés sont généralement fragmentés, souvent à l’initiative des régulateurs. Pourquoi ?

La fragmentation favorise notamment la concurrence entre marchés et l’innovation et donc la baisse des coûts de transaction. Foucault et Menkveld (2008) montrent ainsi que l’introduction d’une nouvelle plate-forme (EuroSETS) sur le marché néerlandais a conduit à une augmentation de la liquidité globale. Lescourret et Moinas (2015) analysent les stratégies multimarchés des teneurs de marché sur Euronext et trouvent que la fragmentation peut renforcer la concurrence que ces derniers se livrent au sein et entre plates-formes, réduisant ainsi les coûts de transaction. Madhavan (1995) montre par ailleurs que si les investisseurs institutionnels peuvent être crédibles lorsqu’ils signalent qu’ils ne sont pas informés et peuvent garder leurs transactions opaques (pas de transparence post-transaction), alors ils obtiennent des prix plus avantageux auprès des teneurs de marché dans un marché fragmenté.

Les analyses ont ensuite été étendues au cas des dark pools. Hendershott et Mendelson (2000) ainsi que Degryse et al. (2009) démontrent que l’introduction d’une plate-forme alternative génère des effets ambigus sur le bien-être social. Buti et al. (2015) constatent que l’ajout d’un dark pool à un marché lit permet d’améliorer le taux d’exécution des ordres et d’augmenter les volumes échangés, ce qui corrobore les résultats de Buti et al. (2011) sur l’impact positif des échanges dans les dark pools sur la liquidité. Degryse et al. (2014) ainsi que Gresse (2015) affinent l’analyse en étudiant l’impact de la fragmentation entre plusieurs marchés réglementés et plusieurs dark pools. Les deux études obtiennent un effet positif de la fragmentation sur plusieurs marchés lit, mais obtiennent des résultats opposés sur l’effet de la coexistence avec plusieurs dark pools.

Les frais de transaction

Les premières études empiriques sur l’impact des plates-formes alternatives montrent que les coûts de transaction, mesurés par l’écart entre le meilleur prix offert et le meilleur prix demandé, sont plus faibles sur ces plates-formes que sur le marché principal (Conrad et al., 2003), ce qui est corroboré par des analyses plus récentes traitant plus spécifiquement des dark pools (Menkveld et al., 2015).

Concernant l’impact spécifique du THF, Angel et al. (2015) notent une baisse significative des coûts de transaction (environ 50 % entre 2003 et 2009) sur les marchés lit américains, mais aussi de la taille des transactions (plus de mille unités par transaction en 2003, environ deux cents unités en 2013). Les auteurs observent également une forte diminution des commissions des trois plus grands courtiers américains entre 2003 et 2009 (par exemple, la commission sur transaction prise par le courtier Schwab est passée de 35 dollars à 10 dollars sur cette période). De façon parallèle, Lehalle et Burgot (2010) mesurent une baisse de 30 % entre 2007 et 2009 des commissions exigées sur le marché réglementé français.

Néanmoins, Angel et al. (2015) notent, sur la période plus récente de 2009 à 2013, une stabilité des coûts de transaction, malgré la vitesse toujours plus grande du passage et du traitement des ordres. Ils mettent également en évidence l’explosion du nombre de changements des meilleurs prix affichés sur le marché à chaque minute, qui est passé de quatorze mille à trois millions entre 2001 et 2011.

Le processus de découverte des prix

Il existe plus de soixante plates-formes possibles aux États-Unis ou en Europe, sans compter les échanges bilatéraux de gré à gré et l’internalisation des ordres pratiquée par certains grands opérateurs. Cette extrême fragmentation du flux d’ordres et l’opacité de certaines plates-formes n’affectent-elles pas le processus de découverte des prix ?

Le modèle théorique de Ye (2012) établit que la coexistence d’un dark pool et d’un marché lit dégrade le processus de découverte des prix, alors que Zhu (2014) montre que la relation entre fragmentation et découverte des prix est positive, mais non monotone.

De même, la littérature empirique n’est pas concluante. Buti et al. (2011) trouvent que les échanges dans les dark pools ont un effet ambigu sur le processus de découverte des prix. L’ordre en restant non visible dégrade en effet le niveau de transparence pré-transaction (Pagano et Röell, 1996) et le contenu informationnel du flux d’ordres (Rosu, 2013).

Hatheway et al. (2014) ainsi que Comerton-Forde et Putnins (2015) trouvent que les transactions qui se déroulent sur les dark pools sont non informées. Ce résultat est en accord avec l’hypothèse de segmentation du flux d’ordres informés et non informés (Zhu, 2014). En effet, les investisseurs doivent arbitrer entre des coûts de transaction plus élevés sur le marché principal et un risque de non-exécution plus important sur les dark pools. Ce risque de non-exécution est d’autant plus grand pour les investisseurs informés qui seront plus présents du même côté, soit acheteurs, soit vendeurs, du marché. Les dark pools sont donc plus attractifs pour les non-informés. Par conséquent, ils deviennent également des centres d’exécution très profitables pour les opérateurs qui sont rapides à détecter les ordres non informés comme les traders haute fréquence, phénomène appelé cream-skimming.

Parallèlement, les études sur le seul THF soulignent que l’efficience des marchés semble être meilleure, notamment en raison de l’activité d’arbitrage des opérateurs ultrarapides qui réduisent la moindre microanomalie existant entre les prix cotés sur diverses plates-formes ou sur divers instruments (voir, par exemple, Hendershott, 2011).

La malédiction du vainqueur

Sur le marché principal, il existe des coûts à placer des ordres visibles, c’est-à-dire à afficher en carnet ses intentions d’achat ou de vente ; l’un de ces coûts est le risque de malédiction du vainqueur. En effet, entre le moment où l’ordre est soumis et celui où il est exécuté, la valeur de l’actif peut avoir changé du fait de l’arrivée d’information nouvelle et l’ordre peut être exécuté avant que le donneur d’ordre ait eu le temps de modifier ou d’annuler son ordre, et ce, a fortiori, si l’ordre est placé par un opérateur plus lent qu’un trader haute fréquence.

Le THF pourrait donc générer un risque de malédiction du vainqueur pour les autres opérateurs présents sur le marché. Toutefois, les résultats empiriques de Biais et al. (2015b) montrent que si la vitesse est une variable pivotale pour le placement d’ordres dans un carnet, les opérateurs haute fréquence supportent au final, tout comme les opérateurs plus lents, un risque d’antisélection.

Des volumes prohibitifs ?

Les études académiques trouvent qu’un nombre de transactions élevé sur les dark pools dégrade la liquidité (Degryse et al., 2014 ; Nimalendran et Ray, 2014 ; Weaver, 2014), le processus de découverte des prix (Comerton-Forde et Putnins, 2015), voire les deux (Hatheway et al., 2014). Avec la prolifération actuelle des dark pools, les régulateurs s’interrogent donc naturellement sur les effets qu’un fort volume de négociations sur ces plates-formes opaques, et son interaction avec le trading algorithmique, peut avoir sur l’efficience des prix, questionnement qui a notamment conduit à la révision actuelle de la directive MIF 1 (conçue en 2003 en l’absence de THF et de dark pools).

Conclusion

Nouveaux risques

Le THF et les dark pools génèrent de nouveaux risques. Il y a d’abord un risque de distorsion de concurrence des marchés du fait même de l’inégalité d’accès entre les opérateurs aux infrastructures de télécommunications, informatiques et algorithmiques. Ensuite, du fait de la complexité toujours grandissante des algorithmes, il s’ensuit des risques de manipulations de marché difficilement détectables par les régulateurs (d’où l’alliance récente de la SEC avec le FBI aux États-Unis). Ce risque est renforcé par l’absence de consolidation des meilleurs prix en Europe et par la possibilité pour certains dark pools de transmettre leurs données de transaction seulement avec un délai8. L’absence de chiffres globaux (car difficilement réconciliables) sur les volumes de transactions passées dans les dark pools en Europe manifeste ainsi un manque de transparence problématique, notamment pour les régulateurs européens, qui ne peuvent évaluer avec précision l’ampleur et l’impact des darks pools sur la qualité des marchés européens et le processus de découverte des prix.

Le fonctionnement des marchés semble également plus vulnérable au risque de liquidité, comme en attestent les phénomènes de crises épisodiques d’illiquidité9. Les marchés sont aussi exposés aux risques d’un crash du big data, comme le soulignent les chercheurs David Easley et Maureen O’Hara (Financial Times, 20 mai 2013). Ainsi, le 23 avril 2013, le Dow Jones a chuté de 100 points en dix minutes – perte estimée de 195 Md€ – à la suite de l’annonce par des hackeurs d’un compte Twitter d’une agence de presse d’une fausse bombe sur la Maison Blanche (hash crash). Les données des médias sociaux (séries de tweets et retweets, par exemple) entrent effectivement comme paramètres des modèles prédictifs de certains algorithmes haute fréquence (qui essaient d’en extraire le sentiment du marché), mais nécessitent un bon traitement.

Enfin, il existe désormais un risque opérationnel et technologique important qui se manifeste par la possibilité d’erreurs de codage d’algorithmes, ou des incidents entraînant la saturation des infrastructures pouvant altérer le bon fonctionnement des marchés. Le 23 mars 2012, un algorithme a fait disparaître 91 M$ de capitalisation boursière de BATS lors de son introduction en Bourse en seulement 1,5 seconde, soit moins de temps qu’il vous aura fallu pour lire cette phrase.

Si la presse relaie quasi exclusivement les désavantages et les risques du THF des dark pools, il est indéniable que ceux-ci sont désormais porteurs de nouveaux risques majeurs que les régulateurs entendent désormais encadrer.

Enjeu réglementaire

La Financial Industry Regulatory Authority (FINRA), le régulateur indépendant du secteur financier aux États-Unis, a décidé de veiller à l’intégrité du marché en forçant les opérateurs à plus de transparence (post-transaction). En mai 2014, elle a mis en place l’obligation pour tous les dark pools de publier les volumes agrégés hebdomadaires de transactions par titre, ainsi que la taille moyenne de transaction (FINRA’s Rule 4 552). Elle prévoit désormais d’étendre cette obligation à tous les volumes de gré à gré (avec un délai de deux à quatre semaines selon la liquidité), pour avoir une vision globale du marché. Il s’agit d’avancées majeures en termes de transparence. Parallèlement, la FINRA oblige désormais cent vingt-cinq sociétés de courtage dont la plupart sont haute fréquence à s’homologuer auprès d’elle, ce qui lui donne désormais le droit d’accès à leurs registres d’activité pour des enquêtes de conformité routinière.

En Europe, la révision de la directive MIF (MIF 2), prévue pour une implémentation en 2017, prévoit désormais un plafond sur le volume global passé dans les dark pools (8 %), ainsi qu’un plafond sur le volume passé pour un dark pool donné (4 %). L’Union européenne (UE) décide donc de limiter le volume dirigé dans les dark pools. Toutefois, certaines dispositions (par exemple, large-in-scale) pourraient permettre à certains participants d’échapper à la règle du plafond. Parallèlement, certains pays de l’UE (France et Italie) ont mis en place des taxes pour limiter l’impact du THF. Mais tant qu’elles ne sont pas implémentées au niveau global en Europe, ces taxes demeurent assez faciles à contourner.

Dans l’industrie, on assiste également à des initiatives intéressantes. Nasdaq-OMX, la Bourse du nord, a commencé à imposer un ratio minimum de transactions par rapport au nombre d’ordres passés (1/250 en 2011 et désormais 1/100) pour limiter l’activité d’annulation des ordres. IEX, plate-forme alternative, impose un délai minimum d’exécution des ordres (350 ms). D’autres propositions pourraient voir rapidement le jour pour réduire les effets du principe du « winner takes all » et freiner la course du THF à la vitesse (comme un délai aléatoire de 0 à 10 ms pour tous les ordres réceptionnés sur un serveur, proposé par Lawrence Harris, un chercheur académique de la USC Marshall School of Business et ancien économiste en chef de la SEC).

En conclusion, même si les marchés n’ont jamais été aussi peu chers en termes de coûts de transaction et aussi rapides, le THF et les dark pools sont des pratiques controversées étant donné la sophistication d’analyse qu’elles requièrent. Bien comprendre leur impact est donc un challenge crucial pour les régulateurs comme pour les académiques, ce qui ne peut se réaliser que par une plus grande transparence et mise à disposition des données de transaction.


Notes

1 Un SMN n’est pas une Bourse, mais un courtier. Par conséquent, il fait face à moins d’exigences réglementaires que les Bourses, qui ont notamment une obligation de diffusion des meilleurs prix de vente et d’offre qui sont en attente d’exécution en carnet.
2 Source : Fidessa Fragmentation Index.
3 Les échantillons de données régulièrement à disposition des chercheurs sont ceux du Nasdaq et ceux du Nasdaq OMX. Récemment, les régulateurs canadien (IIROQ) et australien ont également donné l’accès à des données identifiant anonymement les sociétés de THF.
4 Instinet lance en 1986 le premier dark pool aux États-Unis, appelé alors After Hours Cross. Depuis, Instinet, racheté en 2011 par Nomura, détient plusieurs dark pools au niveau mondial (comme VWAP Cross aux États-Unis et en Europe ou Instinet BLX en Australie).
5 À partir de l’analyse des données du carnet d’ordres, les algorithmes essaient de prévoir les stratégies d’exécution des autres participants. Notamment, ils essaient de détecter l’exécution d’un bloc découpé (notamment par l’envoi d’ordre-test ou ping order). Ils tâchent ensuite, par exemple, d’acheter avant le passage de la séquence des ordres d’achat du bloc et revendent juste après l’exécution de cette dernière réalisant ainsi un profit dû uniquement à la pression temporaire exercée par les ordres sur le prix, une pratique (appelée front-running) dénoncée par plusieurs investisseurs.
6 Rosenblatt Securities est un courtier américain qui publie mensuellement un rapport sur l’étendue des darks pools vis-à-vis des marchés lit.
7 Voir la revue de littérature de Biais et Foucault (2014).
8 Les ordres flash, le bluffing, le layering et le stuffing sont de nouvelles manipulations de marché reposant sur la vélocité des algorithmes à placer et annuler rapidement des ordres dans le carnet.
9 Voir la crise la plus marquante du 6 mai 2010, appelée flash crash, durant laquelle le Dow Jones a perdu 1 000 points en quarante minutes.

Bibliographies

Angel J., Harris L. et Spatt C. (2015), « Equity Trading in the 21st Century: an Update », Quarterly Journal of Finance, vol. 15, pp. 1-39.
Biais B. et Foucault T. (2014), « High-Frequency Trading and Market Quality », Bankers, Markets and Investors, vol. 128, pp. 5-19.
Biais B., Declerck F. et Moinas S. (2015a), « Who Supplies Liquidity, How and When? », document de travail.
Biais B., Foucault T. et Moinas S. (2015b), « Equilibrium Fast Trading », Journal of Financial Economics, vol. 116, pp. 292-313.
Buti S., Rindi B. et Werner I. (2011), « Diving into Dark Pools », document de travail.
Buti S., Rindi B. et Werner I. (2015), « Dark Pool Trading Strategies, Market Quality and Welfare », Journal of Financial Economics, à paraître.
Comerton-Forde C. et Putnins T. J. (2015), « Dark Trading and Price Discovery », Journal of Financial Economics, vol. 118, pp. 70-92.
Conrad J., Johnson K. M. et Wahal S. (2003), « Institutional Trading and Alternative Trading Systems », Journal of Financial Economics, vol. 70, pp. 99-134.
Degryse H., van Achter M. et Wuyts G. (2009), « Dynamic Order Submission Strategies with Competition between a Dealer Market and a Crossing Network », Journal of Financial Economics, vol. 91, pp. 319-338.
Degryse H., De Jong F. et van Kervel V. (2014), « The Impact of Dark Trading and Visible Fragmentation on Market Quality », Review of Finance, vol. 19, pp. 1587-1622.
Foucault T. et Menkveld A. (2008), « Competition for Order Flow and Smart Order Routing Systems », Journal of Finance, vol. 63, pp. 19-58.
Gresse C. (2015), « Effects of Lit and Dark Market Fragmentation on Liquidity », document de travail.
Hatheway F., Kwan A. et Zheng H. (2014), « An Empirical Analysis of Market Segmentation on US Equities Markets », document de travail.
Hendershott T. (2011), « High Frequency Trading and Price Efficiency », DR12, The Future of Computer Trading in Financial Markets, UK Government Office for Science.
Hendershott T. et Mendelson H. (2000), « Crossing Networks and Dealer Markets: Competition and Performance », Journal of Finance, vol. 55, pp. 2071-2115.
Lehalle C. A. et Burgot R. (2010), « Market Microstructure: a Paradigm Shift », Navigating Liquidity, nº 4, avril, CA Cheuvreux.
Lescourret L. et Moinas S. (2015), « Liquidity Supply in Multiple Trading Venues », document de travail.
Lewis M. (2014), Flash Boys: a Wall Street Revolt, WW Norton & Co.
Madhavan A. (1995), « Consolidation, Fragmentation and the Disclosure of Trading Information », Review of Financial Studies, vol. 8, pp. 579-603.
Menkveld A., Yueshen B. Z. et Zhu H. (2015), « Shades of Darkness: a Pecking Order of Trading Venues », document de travail.
Nimalendran M. et Ray S. (2014), « Information Linkages between Dark and Lit Trading Venues », Journal of Financial Markets, vol. 17, pp. 230-261.
Pagano M. (1989), « Trading Volume and Asset Liquidity », The Quarterly Journal of Economics, vol. 104, pp. 255-276.
Pagano M. et Röell A. (1996), « Transparency and Liquidity: a Comparison of Auction and Dealer Markets with Informed Trading », Journal of Finance, vol. 51, pp. 579-611.
Rosu I. (2013), « Liquidity and Information in Order Driven Markets », document de travail.
Weaver D. G. (2014), « The Trade-at Rule, Internalization and Market Quality », document de travail.
Ye M. (2012), « Price Manipulation, Price Discovery and Transaction Costs in the Crossing Network », document de travail.
Zhu H. (2014), « Do Dark Pools Harm Price Discovery », Review of Financial Studies, vol. 27, pp. 747-789.