Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

 Rôle des sociétés de gestion dans le financement de l’économie de la zone euro : changement de paradigme ?


Carlos PARDO Économiste ; directeur de la stratégie, Vestathena. Contact : carlos.pardo@vestathena.com.
Thomas VALLI * Directeur des Études économiques, AFG (Association Française de la Gestion Financière.Contact : tvalli@afg.asso.fr.
Afin de cerner les apports des sociétés de gestion, acteurs somme toute relativement nouveaux dans le paysage institutionnel européen, la première section de cet article donne une description sommaire de leurs principales fonctions et de leur utilité économique. Dans une approche comparative, mettant face à face des pays de la zone euro, la Suède, le Royaume-Uni et les États-Unis, la deuxième section analyse le niveau d’implication des investisseurs résidents (toutes catégories confondues) sur leurs marchés des capitaux, ainsi que certaines particularités de leur comportement liées au mode de financement de leurs besoins. Enfin, la troisième section explicite l’apport des sociétés de gestion aux capitaux propres des entreprises et celui lié au financement via l’émission de titres de dette (obligations d’État et d’entreprise, titres du marché monétaire…). Cet article vise à montrer in fine la contribution des sociétés de gestion au financement de l’économie de la zone euro. Pour cela, il a recours à au moins deux types de mesures : le taux d’emprise des sociétés de gestion par rapport aux stocks de titres émis par les résidents et une estimation des biais domestiques existant dans les portefeuilles de titres de cette industrie.

Dans son dernier rapport sur la stabilité financière, le Fonds monétaire international (FMI) consacre un chapitre entier à la gestion d’actifs (FMI, 2015). Il souligne entre autres la place qu’occupe la gestion en tant qu’intermédiaire financier et contributeur net au financement de l’économie. En effet, outre son objectif premier, consistant à rendre un service à leurs clients (investisseurs institutionnels et individuels) de telle façon que les capitaux et l’épargne confiés puissent être valorisés, voire protégés, l’industrie de la gestion a un rôle économique majeur en rapprochant directement épargne et investissement, concourant ainsi à diversifier et fluidifier les canaux de financement. À en croire le plan Juncker et le Livre vert de la Commission européenne sur l’Union des marchés de capitaux (Commission européenne, 2015), en présence de besoins de financement significatifs pour relancer de manière durable la croissance en Europe, le rôle des sociétés de gestion en tant qu’apporteurs de capitaux devrait être renforcé, surtout si l’on considère l’alourdissement en cours et à venir des contraintes prudentielles, en termes de liquidité et de fonds propres réglementaires, imposées aux banques (Bâle III) et aux assureurs (Solvabilité II) qui se traduisent déjà par une moindre participation de ces acteurs aux investissements longs.

Afin de bien cerner les apports des sociétés de gestion, acteurs somme toute relativement nouveaux dans le paysage institutionnel européen, la première partie de cet article donne une description sommaire de ses principales fonctions et de son utilité économique. Dans une approche comparative, mettant face à face des pays de la zone euro, la Suède, le Royaume-Uni et les États-Unis, la deuxième partie analyse le niveau d’implication des investisseurs résidents (toutes catégories confondues) sur leurs marchés de capitaux, ainsi que certaines particularités de leur comportement liées aux modalités de financement et d’accumulation dans ces économies. Enfin, la troisième partie explicite l’apport des gestions aux capitaux propres des entreprises et aux financements via l’acquisition et la détention de titres de dettes (obligations d’État et d’entreprise, titres du marché monétaire, etc.)1.

Cet article vise à montrer in fine la contribution au financement de l’économie de la zone euro, des résidents en général et de la gestion d’actifs en particulier. Pour cela, elle a recours à au moins deux types de mesures étroitement liées : le taux d’emprise des investisseurs résidents par rapport aux stocks de titres émis par les résidents, ainsi qu’une estimation des biais domestiques existants dans leurs portefeuilles de valeurs mobilières.

Des gestions qui diversifient les risques et valorisent les patrimoines

Par opposition avec la gestion pour compte propre, la gestion pour compte de tiers (gestion d’actifs par la suite) se caractérise par la délégation à une entité spécifique, la société de gestion, des fonctions d’investissement et de gestion des capitaux, cela de la part d’un nombre variable de clients de nature diverse (investisseurs institutionnels, individus, entreprises, gouvernements, etc.). Du moins sous sa forme actuelle, d’un point de vue institutionnel, la gestion d’actifs est une activité relativement jeune en Europe, d’où le besoin de bien expliciter ses fonctions et son utilité économique. Au-delà de sa contribution au financement de l’économie, qui sera traitée dans la troisième partie, son utilité se manifeste dans au moins deux autres domaines : la valorisation et la sécurisation des patrimoines via la diversification des risques des investissements, de même que l’animation des marchés en tant qu’apporteur de liquidités.

L’objectif consistant à valoriser et/ou à sécuriser les patrimoines constitue la raison d'être de l’industrie de la gestion. Pour cela, les sociétés de gestion proposent à leurs clients (ménages, entreprises, sociétés d’assurances, fonds de pension, fonds souverains, family offices, caisses de retraite, etc.) un éventail de profils d’investissement et d’allocations d’actifs. Ces profils sont fondés sur une diversification plurielle des risques selon non seulement des critères géographiques, mais aussi sectoriels, de styles de gestion. En opérant sur des volumes conséquents, les sociétés de gestion facilitent également, via l’expertise de professionnels, un accès efficace aux marchés qui se traduit par des économies d’échelle et l’utilisation de techniques de gestion souvent inaccessibles en direct pour la plupart des investisseurs. De même, l’intermédiation des sociétés de gestion apporte rationalité et cohérence au processus de valorisation des actifs en portefeuille. En effet, toute allocation demandant une approche méthodique de gestion des risques, les gérants, après prise en compte de l’horizon de placement de leurs clients, proposent des solutions d’investissement qui visent à répondre à l’épineuse question de l’adossement actif/passif de leurs portefeuilles : il s’agit en substance de trouver un juste équilibre entre les attentes des investisseurs, dont l’actif se caractérise par la recherche de rendements en cohérence avec leurs budgets de risque (ou tout simplement leur aversion au risque) et le passif par leurs contraintes de liquidité dépendant de leur horizon d’investissement.

À une époque où l’on assiste à l’affaiblissement tendanciel des market makers traditionnels qui étaient les banques, l’activité des sociétés de gestion, en tant que l’un des principaux vecteurs des marchés de capitaux modernes, devrait s’intensifier encore plus, notamment via la mobilisation d’une partie significative et croissante de l’épargne et des patrimoines des agents économiques2, que ce soit sur le marché primaire ou le marché secondaire (actions, obligations, etc.). Les sociétés de gestion concourent de même à l’animation des marchés et à la formation des prix, et ce, à au moins deux titres. De par le volume des actifs gérés et des transactions qui en découlent, elles favorisent la liquidité sur les marchés en contribuant substantiellement au resserrement des spreads (ask-bid) et, partant, à la baisse des coûts de transaction (Amihud et al., 2005 ; Chordia et al., 2011 ; Hagendorff, 2014). Les gérants jouent également un rôle positif en attirant l’attention, en localisant et en sélectionnant les bonnes opportunités de placement pour les investisseurs. Leur travail d’analyse rend « visible » entre autres, au bénéfice de tous, la prime de qualité des sociétés innovantes de demain, pouvant se répercuter favorablement sur la valeur des actifs gérés.

Par ailleurs, le vote aux assemblées des actionnaires est une façon pour les gestionnaires d’actifs et leurs clients de participer d’une certaine manière à la supervision et l’amélioration de la gouvernance d’entreprise (Pardo et Valli, 2012). Cette pratique participe de même, à moyen et long terme, à la formation des prix et à la création de valeur pour les actionnaires tout en protégeant les investissements de portefeuille des gestionnaires. En effet, pour exercer pleinement leurs droits, les gestionnaires doivent garder un œil attentif sur la qualité et la pertinence des informations fournies par les émetteurs, ce qui en fin de compte peut avoir un impact sur leurs comportements. Non seulement il contribue à corriger certaines imperfections du marché, mais aussi le vote en assemblée est devenu une partie intégrante de la responsabilité assumée par les gestionnaires d’actifs consistant à représenter exclusivement l’intérêt de leurs clients, investisseurs institutionnels et/ou épargnants. De cette manière, la gestion (en tant que représentante du buy-side) se constitue progressivement comme une forme de contre-pouvoir vis-à-vis des émetteurs (sell-side).

Des modalités de financement dépendant de la nature et du volume des patrimoines

Le mode de financement des agents économiques, par le truchement des marchés de capitaux, dépend en partie de la structure du patrimoine financier de la nation. Dans les économies à marchés développés, les ménages sont les principaux détenteurs finals de cette richesse. En France, par exemple, ils détiennent environ 80 % du patrimoine net de la Nation et la situation est comparable dans les autres pays examinés. Une partie significative de ce patrimoine financier, notamment celle investie en valeurs mobilières, est à l’actif des investisseurs institutionnels. En toute logique, ces mêmes institutionnels ont à leur passif pour des montants équivalents des créances/engagements au profit des ménages. Toujours est-il qu’à l’intérieur de chacun des pays examinés, le poids et la nature des investisseurs institutionnels dépendent de deux phénomènes étroitement liés : la place occupée par l’État dans le financement des besoins à moyen ou à long terme des individus (logement, santé, éducation, retraite, dépendance, etc.), et concomitamment les contraintes et les incitations à la base de la formation et la transmission de leurs patrimoines. Le mode d’accumulation d’actifs en est profondément conditionné, en termes aussi bien du volume des capitaux locaux disponibles (base de capital domestique) que de la structure et du volume des patrimoines des ménages. Pour dire les choses encore plus directement, le volume des actifs accumulés dans les pays disposant de fonds de pension est un facteur discriminant permettant d’expliquer en grande partie les écarts constatés dans le niveau des richesses des résidents investies en valeurs mobilières, et cela semble particulièrement avéré pour les actions.

À titre d’illustration, le graphique 1 (ci-contre) fait ressortir le poids des titres financiers (actions cotées et titres de taux) détenus par les agents résidents relativement au PIB de leur pays. Ainsi, au niveau agrégé, on observe en moyenne une différence bien supérieure au PIB en faveur des États-Unis et du Royaume-Uni par rapport aux quatre principales économies d’Europe continentale3, avec la Suède en position médiane4. Si le poids des titres de dettes apparaît moins discriminant entre pays, pour autant les différences sont bien plus marquées si l’on considère le poids des actions détenues : celui-ci est supérieur au PIB pour les résidents des deux pays anglo-saxons, alors que pour le deuxième groupe de pays, cette proportion varie entre 20 % et 60 % du PIB.

Graphique 1 - Poids des titres financiers détenus par les résidents par rapport au PIB
Sources : comptes nationaux ; calculs AFG ; données à la fin de 2013.

Pour bien saisir les ordres de grandeur, le PIB de la zone euro étant proche de 10 000 Md€ et la capitalisation de ses entreprises de l’ordre de 6 Md€, toutes choses égales par ailleurs, le « déficit » de l’investissement en actions dans les portefeuilles titres des résidents est au moins d’un montant équivalant à la capitalisation totale des entreprises de la zone euro. Le « surplus » en actions dans les portefeuilles des résidents des pays où la retraite en capitalisation est développée résulte largement de l’apport régulier et soutenu de flux d’épargne qui s’investissent via principalement des fonds de pension (de plus en plus à cotisations définies). Cette accumulation supplémentaire de capital en partie sous forme de fonds propres pour les entreprises est d’autant plus importante qu’elle peut contribuer à soutenir la croissance, plus particulièrement à travers l’existence dans ces pays de marchés de capitaux plus larges et plus profonds. Ce mécanisme vertueux d’élargissement de la base des capitaux disponibles, qui se traduit par des marchés plus complets, permet notamment de mieux irriguer l’ensemble du tissu des entreprises, quels que soient leur taille ou leur stade de maturité (capitaux d’amorçage, capital-développement, capital-transmission, etc.). Cette puissance capitalistique renforcée favorise l’émergence de nouvelles entreprises innovantes, source de création de richesse, d’emploi et de croissance future.

Une analyse générale de la volumétrie des titres financiers (actions cotées et titres de taux), qu’ils soient détenus par des résidents (actif du bilan) ou émis par des agents économiques résidents (passif du bilan), montre qu’il existe des différences importantes entre les pays, d’une part, sur les niveaux de richesse en titres financiers des résidents et, d’autre part, sur la capacité des agents à se financer sur leurs propres marchés domestiques. Bien que s’agissant d’économies ouvertes, on constate relativement au comportement des résidents des ratios d’emprise (passif du bilan) et de biais d’allocation géographique (actif du bilan) systématiques, à des degrés divers, en faveur des titres domestiques.

En dépit des différences constatées précédemment concernant la taille des marchés par rapport à leur PIB, un fort niveau de représentation des résidents dans le stock de titres émis par les acteurs locaux reste la règle, et cela pour tous les pays examinés (cf. graphique 2).

Graphique 2 - Taux d’emprise, poids des résidents sur le stock émis
Sources : comptes nationaux ; calculs AFG ; données à la fin de 2013.

S’agissant du marché actions, cette emprise ou détention du stock de capital par les résidents culmine à près de 70 % aux États-Unis et se situe entre 50 % et 60 % pour les autres pays étudiés. Si l’on considère la zone euro dans son ensemble, le taux d’emprise devrait être proche de celui des États-Unis, et cela du fait que les résidents des pays de la zone euro privilégient largement les investissements « domestiques » à l’intérieur de cette zone5. Ce phénomène est en partie la résultante des liens économiques et commerciaux étroits entre ces pays.

Concernant les obligations, la situation est plus contrastée : alors que les Américains, suivis de près par les Italiens et les Espagnols, sont détenteurs d’environ les trois quarts du stock d’obligations localement émises, les marchés allemands, français et suédois apparaissent relativement plus ouverts avec des taux d’emprise qui restent néanmoins élevés s’étalant de 40 % à 45 %, avec le Royaume-Uni en situation médiane.

Plusieurs facteurs expliquent probablement ces niveaux d’emprise : les incitations réglementaires ou fiscales locales vis-à-vis des investisseurs/épargnants particuliers ou institutionnels, la taille et le degré d’internationalisation des émetteurs, le niveau d’autodétention du capital, etc. Les niveaux d’emprise observés sont étroitement liés aux biais domestiques détaillés infra.

D’apparence simple, le concept de biais domestique constitue une véritable énigme pour les économistes, notamment dans les analyses où les marchés sont supposés parfaits et où il n’existe guère de frictions du type asymétries d’information, différences dans les coûts de transaction, non-neutralité de la fiscalité, etc. En effet, malgré la globalisation financière et la libre circulation des capitaux, on constate dans le cas des pays à économies et marchés développés un biais d’allocation géographique, ou biais domestique, relativement marqué qui peut paraître paradoxal. Les marchés étant loin d'être parfaits dans la réalité, ce biais existe bel et bien et, qui plus est, il s’avère être persistant dans le temps et l’espace dans la mesure où les investisseurs privilégient en pratique leurs propres marchés ou ceux qui sont réputés proches et/ou mieux connus.

Plusieurs mesures étant possibles et le sujet étant complexe, nous avons choisi de nous référer à cette notion en tenant compte tout simplement de la proportion des actifs domestiques d’une certaine nature par rapport à la valeur du portefeuille global investi dans ce même type d’actifs (titres étrangers compris). Cela peut se comparer, au choix, à différents indicateurs tels le PIB, la capitalisation, etc. Le graphique 3 permet d’illustrer le poids des résidents sur leurs marchés actions et obligataires et met en évidence les biais d’allocation géographique de leurs investissements.

Graphique 3 - Biais domestique, part des titres domestiques en portefeuille
Sources : comptes nationaux ; calculs AFG ; données à la fin de 2013.

Les principaux bénéficiaires des placements en actions par les investisseurs résidents sont les entreprises des pays en question. Le poids des titres locaux dans le portefeuille des résidents apparaît supérieur à 50 %. Mais la lecture de ces données doit être faite avec précaution en tenant compte du niveau de développement, en termes absolus et relatifs, des marchés actions dans chaque pays. Ainsi, les Américains, qui ont une part de marché de l’ordre de 37 % de la capitalisation mondiale, apparaissent « surinvestis » dans la mesure où les titres émis par des entreprises résidentes aux États-Unis représentent 70 % de leur portefeuille. La taille de ce marché, en termes de profondeur et de liquidité, permet dans une certaine mesure d’obtenir une diversification des risques en ayant un moindre recours aux titres étrangers, et ce, par rapport au niveau « postulé » par la théorie des portefeuilles. À l’opposé, l’Italie a un biais domestique dépassant 80 %, mais cela dans un contexte où le niveau de détention d’actions cotées, qu’elles soient italiennes ou étrangères, est très faible (environ 20 % du PIB ; cf. graphique 1 supra) du fait du nombre limité d’émetteurs locaux et d’une fiscalité non incitative qui ne favorise guère la détention de ce type d’actifs.

Concernant le degré global de diversification géographique des portefeuilles investis en obligations, le biais domestique est encore plus prononcé dans au moins trois des pays analysés (États-Unis, Italie et Espagne), certainement pour des motifs différents (économiques, fiscaux, etc.). En effet, les Américains (tous agents économiques confondus) ont un portefeuille obligataire composé à 90 % d’obligations domestiques, avec des Italiens et des Espagnols aux alentours de 80 %. La France et l’Allemagne présentent, quant à elles, une diversification un peu plus équilibrée entre titres locaux et non résidents, ceux-ci étant en partie des émetteurs de la zone euro.

Contribution substantielle des gestions au financement des économies de la zone euro

Qu’il s’agisse d’entreprises privées, d’administrations publiques, d’organismes parapublics ou de l’économie sociale faisant un appel public à l’épargne via l’émission de titres sur les marchés, la principale contribution des sociétés de gestion au financement de ces émetteurs se manifeste par sa participation récurrente sur les marchés primaires et secondaires de leurs titres. Ainsi, les sociétés de gestion de la zone euro détiennent en permanence un volume d’actifs équivalant au PIB de la région, majoritairement sous la forme de titres de taux et d’actions cotées. En contrepartie du processus de désintermédiation bancaire en cours, en lien avec Bâle III, et des contraintes pesant sur l’assurance du fait de Solvency II, la gestion d’actifs devrait, dans les années à venir, avoir tendance à se développer davantage. À l’appui des produits existants (UCITS6 et FIA7), de nouveaux véhicules d’investissement (fonds de dettes, fonds de titrisation, ELTIF8, etc.) devraient conforter les évolutions déjà en cours.

Le niveau d’activité des sociétés de gestion se traduit par des taux d’emprise sur les capitalisations locales, ainsi que par des biais domestiques favorables à l’investissement local pour les titres de dettes et les actions cotées. Ainsi, presque à égalité entre fonds d’investissement et mandats discrétionnaires, à la fin de 2014, les sociétés de gestion de la zone euro gèrent dans leurs portefeuilles, d’après nos estimations, un quart du stock de titres de dettes émis par des acteurs de cette même région, soit 4 400 Md€ sur un encours total de 16 500 Md€. Si l’on inclut également les sociétés de gestion basées au Royaume-Uni, qui y investissent environ 300 Md€ supplémentaires9, ce taux atteint 28 %.

Plus en détail, alors que les gestions de la zone euro détiennent près de 30 % du montant total de titres émis par les États de cette même zone, leur taux d’emprise sur les titres corporate non financiers est proche de 50 %. À l’intérieur de cette classe d’actifs comprenant des obligations et des titres monétaires, on observe une tendance à la réallocation des portefeuilles en faveur des corporate aux spreads plus favorables. Cette tendance, toutes choses égales par ailleurs, devrait s’accentuer si le faible niveau des taux devait se poursuivre.

Graphique 4 - Niveau de détention des sociétés de gestion de la zone euro (ZE) + Royaume-Uni (RU) sur le stock des titres des émetteurs locaux (ZE)
Sources : Banque centrale européenne ; calculs AFG ; données à la fin de 2013.

Concernant la capitalisation boursière des entreprises de la zone euro (6 000 Md€), les sociétés de gestion locales en détiennent près d’un quart (1 400 Md€), celui-ci étant réparti à deux tiers pour les fonds d’investissement et à un tiers pour les mandats (cf. graphique 5 infra). Avec un apport avoisinant les 400 Md€ des sociétés de gestion du Royaume-Uni, dont les investisseurs institutionnels – majoritairement des fonds de pension – sont fortement orientés vers les actions, ce taux se monte à près de 30 %. Est-ce dire l’attractivité des actions de la zone euro pour les investisseurs internationaux ?

Graphique 5 - Biais domestique : part du portefeuille des sociétés de gestion de la zone euro investie en titres locaux
Sources : Banque centrale européenne ; calculs AFG ; données à la fin de 2013.

Sous un autre angle, si l’on tient compte uniquement de la capitalisation flottante des actions de la zone euro, les gestions (y compris celles britanniques) détiendraient cette fois autour de 40 % de ce volume.

En matière de biais domestiques, si l’on considère la part du portefeuille des sociétés de gestion investie en titres de la zone euro ou de l’extérieur, il est plus fort pour les titres de dettes (65 %) que pour les actions (40 %) où les portefeuilles sont plus diversifiés10. De manière générale, que ce soit pour les actions ou les titres de dettes, en lien avec la nature des principaux investisseurs locaux de la zone, notamment des sociétés d’assurances, ce biais géographique est bien plus prononcé au sein des mandats. Par exemple, et de manière plus spécifique, quatre cinquièmes de titres de taux à l’actif des mandats sont des titres de la zone euro, contre une moitié pour les fonds d’investissement. La diversification géographique plus importante qui caractérise les fonds d’investissement s’explique probablement par une plus grande diversité des investisseurs de ces véhicules et une commercialisation plus orientée à l’international. En perspective, ce biais domestique dans les fonds a tendance à diminuer : il est en effet passé pour les actions de 50 % en 2008 à 34 % aujourd’hui ; pour les obligations, ce taux est aujourd’hui de 53 %, contre 68 % en 2008.

Dans le cas de la France, depuis la création de la monnaie unique, un rééquilibrage progressif et consistant des portefeuilles d’actions et d’obligations vers une plus forte diversification des titres issus de la zone euro (hors France) est également à l'œuvre, avec pour résultat une diminution du poids des émetteurs français11. En définitive, et cela est valable pour l’ensemble des pays de la zone euro, après une époque où les biais étaient essentiellement « nationaux », on traverse actuellement une période de transition vers un nouveau « marché domestique élargi », qui se caractérise par l’absence de risque de change et qui offre plus d’opportunités de diversification des portefeuilles.

Conclusion : de l’importance d’avoir une gestion puissante qui finance en priorité l’économie locale

Les pays de la zone euro sont – et seront de plus en plus – confrontés à un double problème : d’une part, la réallocation des placements à l’intérieur des patrimoines existants, aujourd’hui trop liquides et peu rémunérés, en faveur des actions et des titres longs en général, et, d’autre part, la création de véritables véhicules d’épargne longs, plus particulièrement des fonds de pension, susceptibles de renforcer la base de capital, aujourd’hui en « déficit » d’un PIB, permettant un financement en ligne avec les besoins de croissance de nos économies.

Dans un contexte où la croissance peine à reprendre de la vigueur dans la zone euro, cette étude montre in fine que l’existence d’une industrie domestique de la gestion puissante, en l’occurrence à l’intérieur de la zone euro (et par extension de l’Union européenne), est un élément stratégique de souveraineté. Elle favorise la mobilité, en priorité, des placements de ses clients, investisseurs finals européens et internationaux, vers le financement stable de cette « économie locale élargie ». Les biais domestiques constatés s’avèrent être dans le temps un facteur de stabilité économique et une source d’emplois, difficile à attribuer aux investisseurs non résidents.

Last but not least, la montée en puissance de la gestion et l’introduction de nouveaux véhicules d’épargne répondant aux besoins de financement, tous horizons de placement confondus, sont et seront d’autant plus utiles que les effets de la crise et des nouvelles réglementations (Solvabilité II et Bâle III en particulier) ont pour effet de diminuer l’appétit des investisseurs institutionnels pour les actions et pèsent déjà sur l’offre de crédit bancaire.


Notes

1 Les analyses des parties 2 et 3 se fondent largement sur des statistiques issues des comptes nationaux, de la Banque centrale européenne et des enquêtes réalisées par l’European Fund and Asset Management Association (EFAMA) et l’AFG.
2 En France, environ un quart du patrimoine financier des ménages est géré, directement ou indirectement, via des organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) ou des mandats discrétionnaires auprès des sociétés de gestion. Quant aux investisseurs institutionnels français, la gestion de leurs réserves est déléguée à hauteur de 70 % à des sociétés de gestion.
3 Dans ce même ordre d’idées, il existe en faveur des ménages des États-Unis et du Royaume-Uni une différence supérieure à un PIB du volume de leurs patrimoines financiers par rapport à ceux des pays d’Europe continentale.
4 Le volume et le niveau de détention d’actions ont tendance à augmenter rapidement en Suède depuis l’introduction d’une part de retraite en capitalisation (2e pilier), au début des années 2000. La décision a été prise de partager le taux de cotisation retraite (de l’ordre de 18 %) en deux : une partie majoritaire reste liée à la retraite par répartition (16 %) et une partie minoritaire à un compte retraite individuel en capitalisation obligatoire (2 %) investi en valeurs mobilières dont des actions cotées.
5 Cf. Coordinated Portfolio Investment Survey (CPIS), FMI.
6 Undertakings for the collective investment in transferable securities.
7 Fonds d’investissement alternatifs.
8 European long-term investment funds.
9 Estimations AFG à partir de données issues des rapports Asset Management Survey de l’IMA (Investment Management Association) et Asset Management in Europe de l’EFAMA.
10 Ces biais sont à comparer aux poids des capitalisations de la zone euro par rapport à celles au niveau mondial, soit respectivement des rapports de l’ordre de 20 % et 13 %.
11 Pendant cette période, dans le portefeuille des sociétés de gestion françaises, la part des titres émis en zone euro est passée de 18 % à 35 %, alors que celle de la France s’est réduite de 60 % à 45 % (Pardo et Valli, 2014).

Bibliographies

Amihud Y., Mendelson H. et Pedersen L. H. (2005), « Liquidity and Asset Prices », Finance, vol. 1, n° 4, pp. 269-364.
Chordia T., Roll R. et Subrahmanyam A. (2011), « Recent Trends in Trading Activity and Market Quality », Journal of Financial Economics, n° 101, pp. 243-263.
Commission européenne (2015), « Green Paper – Building a Capital Markets Union », 18 février.
FMI (Fonds monétaire international) (2015), Global Financial Stability Report: Navigating Monetary Policy Challenges and Managing Risks, avril.
Hagendorff J. (2014), Societal and Economic Impacts of the European Asset Management Industry, EY, décembre.
Pardo C. et Valli T. (2012), « Gouvernement d’entreprise et vote des sociétés de gestion : structuration d’un contre-pouvoir », Revue française de gouvernance d’entreprise, n° 11, 2012/1.
Pardo C. et Valli T. (2014), « Financement de l’économie par les gestions françaises – ou comment les émetteurs bénéficient d’une gestion développée », Cahier de la gestion, n° 4, décembre.