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 La nouvelle géopolitique monétaire et ses enjeux démocratiques


Éric MONNET * Professeur, Paris School of Economics ; directeur d'études, EHESS. Contact : eric.monnet@psemail.eu.

Une nouvelle architecture financière internationale se dessine, caractérisée par la normalisation des limites à la circulation totale des capitaux financiers et par la montée des prêts bilatéraux entre banques centrales. Les enjeux de diplomatie et de stabilité financière s'entrecroisent. Si les États autoritaires avec centralisation du pouvoir et absence d'indépendance des banques centrales trouvent naturellement leur compte dans ce nouvel état du monde, les institutions monétaires et financières des pays démocratiques doivent fonder une nouvelle légitimité des interventions qui touchent aux relations financières avec l'étranger. Les banques centrales ne peuvent agir seules et il est nécessaire de coordonner explicitement leur action avec d'autres versants de la politique économique et la politique étrangère. C'est autant une question d'efficacité qu'une légitimité démocratique.

Nous assistons depuis une dizaine d'années à un retour du pouvoir des États dans la régulation du système monétaire international. Il prend principalement deux formes. Premièrement, les contrôles de capitaux ou les interventions sur le marché des changes reviennent en grâce (souvent au nom de la politique « macroprudentielle »). Deuxièmement, la coopération bilatérale entre banques centrales (sous forme de lignes de swaps) prend un rôle croissant, en partie aux dépens du multilatéralisme et des organisations internationales.

Le point commun de ces deux évolutions est de limiter ou contourner les flux de capitaux qui procèdent d'arbitrages financiers sur les marchés privés. Même si cette limite demeure toutefois relative – au sens où l'intégration financière internationale demeure élevée et globalement peu entravée –, la conséquence principale est le retour de considérations géopolitiques assumées au sein des relations monétaires et financières internationales, qu'il s'agisse de revendications souverainistes ou d'alliances entre pays. Les sanctions appliquées à la Russie en raison de la guerre en Ukraine fournissent un exemple récent évident du lien entre architecture financière internationale et géopolitique. Les sanctions contre la Russie sont d'une ampleur inédite car elles concernent l'exclusion de la Banque de Russie de la Banque des règlements internationaux (BRI) et le gel des réserves de change. Le lien entre sanctions financières et système international n'est cependant pas nouveau ; les États-Unis les utilisaient encore récemment contre l'Iran ou le Venezuela. Les sanctions actuelles apparaissent en outre à la suite d'années d'accumulation de réserve de change par la Russie pour garantir son autonomie.

Deux facteurs principaux – profondément liés entre eux – expliquent sans doute le retour des États et de la géopolitique au sein du système monétaire international. Premièrement, les critiques de la mondialisation financière se sont profondément renforcées après la crise de 2008 et ont amorcé un changement de paradigme chez les politiques, les institutions internationales et chez les économistes, principalement au nom de la stabilité financière. Ces changements ont redonné une légitimité à des instruments de régulation jugés quelques années auparavant très hétérodoxes. Le nouveau Integrated Policy Framework formulé par le FMI (Fonds monétaire international) en 2020 a couronné ce mouvement (Basu et al., 2020 ; FMI, 2020). Deuxièmement, l'émergence de la Chine comme puissance économique, financière et politique offre pour l'instant un modèle de régulation alternatif à la mondialisation financière sur le modèle américain-européen (Atlantique Nord). L'exposition des failles de ce dernier depuis 2008 n'a fait que renforcé l'attrait d'un contre-modèle et l'émergence de nouvelles normes internationales. La crise financière de 2008-2009 fut principalement une crise du modèle financier d'Atlantique Nord (Bayoumi, 2017 ; Tooze, 2018), même s'il faudrait ajouter la Corée du Sud et le Japon à cette zone pour être plus exact. Elle donna lieu à la mise en place de fort contrôle de capitaux dans certains pays (Islande en particulier ; Baldursson et al., 2017 ; Grabel et Gallagher, 2015) et fut résolue en partie par des prêts bilatéraux de la Federal Reserve (Fed, la banque centrale des États-Unis).

La nouvelle configuration politique de l'architecture financière et monétaire internationale soulève de nombreuses questions. Celle qui m'intéressera particulièrement ici est celle de la légitimité politique des décisions concernant ce que l'on peut appeler la « géopolitique monétaire ». Cette légitimité dépend nécessairement du régime politique, et les démocraties libérales ne peuvent justifier les contrôles de capitaux ou les prêts bilatéraux de la même manière que ce que font des régimes politiques non démocratiques comme la Chine.

On pourrait nuancer en disant à raison que la géopolitique n'avait jamais disparu du système monétaire et financier international et que la conjonction entre rôle dominant du dollar et libéralisation financière internationale au cours des années 1990 était liée à une hégémonie états-unienne aujourd'hui contestée (Norrlof, 2014). L'accumulation de réserves de change a toujours été soumise à des facteurs géopolitiques (Eichengreen et al., 2019). Cette nuance est tout à fait juste. La géopolitique n'avait sans doute pas disparu, mais force est de constater qu'elle prend aujourd'hui de nouvelles formes financières, et en particulier les deux citées précédemment : contrôle de capitaux et prêts bilatéraux entre banques centrales.

Cet article procède en deux temps. Dans une première partie, je présente succinctement les deux mutations majeures du Système monétaire international qui concourent à un retour du rôle des États dans les flux de capitaux internationaux. Quelques références historiques sont convoquées pour nous aider à mieux caractériser et éclairer les enjeux actuels. Dans une deuxième partie, je discute la question de la légitimité démocratique de la nouvelle géopolitique monétaire.

Nouveau monde et changements de doctrines

Contrôle des flux financiers

La doctrine des années 1980 et 1990 concernant l'architecture financière internationale, défendue en particulier en Europe, aux États-Unis et par le FMI, peut se résumer – un peu rapidement – à la priorité donnée à la liberté des capitaux et aux taux de changes flexibles (Babb et Kentikelenis, 2009 ; Chwieroth, 2009). Si les crises financières de la fin des années 1990 – notamment en Asie – et les critiques virulentes émanant d'économistes ayant travaillé au sein des institutions internationales (Stiglitz, 2002) amorcèrent un changement, ce n'est qu'après la crise financière de 2008 que la doctrine du FMI et d'autres organisations nationales et internationales commença à évoluer (Babb, 2013 ; Bayoumi, 2017). Cette évolution peut être caractérisée principalement par un changement de position vis-à-vis des contrôles de capitaux, mais aussi vis-à-vis des interventions de change qui permettent à un pays de limiter la volatilité de son taux de change. Outre les crises des années 1990 et 2007-2008 et les critiques précédemment citées, deux autres facteurs ont contribué au changement de doctrine : l'émergence de la Chine qui, comme nous le verrons, propose un nouveau modèle de développement et d'ouverture financière ; et le renouveau de théories économiques justifiant le rôle des contrôles de capitaux1. Il est important de noter que tant le renouveau de la littérature académique que le discours du FMI justifient contrôles de capitaux et interventions de change au nom du contrôle « prudentiel », c'est-à-dire au nom de la stabilité financière. L'argument principal est que les flux financiers internationaux ne sont pas seulement déterminés par les caractéristiques intrinsèques des pays, mais par des aléas de la liquidité internationale et un cycle financier mondial qui peut être en contradiction avec le taux d'intérêt et le taux de change qui doivent normalement prévaloir dans un pays donné (Miranda-Agrippino et Rey, 2021).

La nouvelle justification des contrôles de capitaux provient donc des imperfections des marchés financiers internationaux (Korinek, 2011). Elle diffère de l'idée selon laquelle les contrôles de capitaux peuvent être des compléments utiles à une politique industrielle nationale visant à développer certains secteurs ou que les interventions de change peuvent aider à maintenir le taux de change sous-évalué pour faciliter les exportations. Ces autres justifications des contrôles de capitaux ont pu prévaloir par le passé (Quinn et Jacobson, 1989 ; Monnet, 2018) et sont toujours défendues par certains pays émergents. La justification prudentielle des contrôles de capitaux – qui insiste sur leur rôle de court terme – reflète mal le fait que la majorité des pays qui utilisent ces contrôles les maintiennent sur le long terme, souvent avec des objectifs de politique intérieure (Klein, 2012 ; Eichengreen et Rose, 2014). Autrement dit, même si la nouvelle justification théorique des contrôles de capitaux a indéniablement des effets sur les discours des organisations internationales et des différents pays, elle correspond mal – à l'heure actuelle – à l'usage réel des contrôles de capitaux.

Le basculement des idées et des mots ne reflète donc aujourd'hui qu'imparfaitement les changements politiques. Il semble y avoir un accord international pour ne plus considérer que les contrôles de capitaux sont des instruments indignes. Mais il y a de fortes nuances entre la position du FMI qui justifie essentiellement les contrôles de capitaux comme protection contre un cycle financier mondial et refuse ainsi de prendre en compte les différents objectifs de politique intérieure (cette critique est portée récemment par des anciens économistes du FMI : Korinek et al., 2022) et des pays comme la Chine qui vont mettre en avant le terme « macroprudentiel », mais défendent dans la pratique une vision beaucoup plus large des contrôles de capitaux (Mercurio et al., 2021).

C'est avec en arrière-plan ces quelques nuances et considérations que nous pouvons interpréter les positions récentes du FMI (2020) et de la Chine (PBoC, 2021) sur les contrôles de capitaux. Elles sont le symbole d'un véritable changement de doctrine, mais elles reflètent des positions différentes derrière des mots apparemment similaires (en particulier la référence au « macroprudentie »). Le FMI assume dorénavant une approche pragmatique et circonstanciée des contrôles de capitaux, en termes de « dosage approprié », tout en soulignant que ceux-ci ne doivent pas servir être utilisés autrement que pour préserver la stabilité financière et qu'ils ne doivent donc pas entrer en conflit avec ce qui constitue aux yeux de l'institution les critères d'une bonne politique économique : « L'IPF (Institutional Policy Framework) vise à fournir une approche analytique systématique pour sélectionner un dosage approprié dans la politique de gestion des plus importants et volatils flux de capitaux et, plus généralement, pour préserver la stabilité macroéconomique et financière face aux chocs intérieurs et extérieurs. Il examine conjointement le rôle des politiques monétaire, de taux de change, macroprudentiel et de contrôle de capitaux, ainsi que leurs interactions entre elles et avec d'autres politiques, en tenant compte des circonstances propres à chaque pays. L'analyse suggère que le dosage approprié des politiques dépend de la nature des chocs, des caractéristiques du pays et des conditions initiales. Ce constat ne justifie toutefois pas l'utilisation sans discernement d'outils multiples, ni ne soutient leur déploiement dans toutes les circonstances. Le recours à ces outils ne saurait non plus remplacer un ajustement économique approprié, des marchés ouverts, des bilans financiers sains et des institutions solides. » (FMI, 2020, p. 1 ; nous traduisons).

L'approche chinoise – dont l'influence est d'emblée majeure aujourd'hui étant donné le poids économique du pays, mais aussi son rôle en tant que prêteur financier international et leader de coopération économique en Asie – est bien différente : « La PBoC [Banque centrale de Chine, People Bank of China] adhérera aux orientations de la Pensée de Xi Jinping sur le socialisme aux caractéristiques chinoises pour une nouvelle ère, et appliquera résolument les décisions et les dispositions du Comité central du Parti communiste chinois et du Conseil des affaires de l'État. [...] La PBoC se conformera aux principes de l'économie de marché et respectera les choix des entités du marché, tout en poursuivant la mise en œuvre de la réforme. [...] Parallèlement, la PBoC continuera d'améliorer le cadre de gestion macroprudentielle des flux de capitaux transfrontaliers, renforcera le travail de surveillance, d'analyse et d'alerte précoce des flux de capitaux transfrontaliers, et veillera à ce qu'aucun risque systémique ne soit déclenché par une faille réglementaire, de manière à mieux servir l'établissement d'un nouveau paradigme de développement. » (PBoC, 2021, p. 37 ; nous traduisons).

Prêts bilatéraux

La puissance d'un pays au sein du système monétaire et financier international se mesure à sa capacité à sortir vainqueur d'une crise qu'il a lui-même générée. Les États-Unis en ont fait par deux fois la plus flagrante démonstration. La première était en 1971 lorsque la crise du dollar précipita la fin du système de Bretton Woods, mais aboutit paradoxalement à donner au dollar sa place incontestée de monnaie de réserve dominante. La crise financière de 2007-2008 commença sur le marché du crédit états-unien, dans un contexte où beaucoup prédisaient un effondrement du dollar, mais la crise précipita au contraire une augmentation de la demande de dollars pour assurer la liquidité des banques étrangères sur les marchés financiers internationaux. La Fed commença par répondre à la crise en prêtant massivement à des banques étrangères opérant sur son territoire. Mais cette réponse fut insuffisante étant donné l'ampleur de l'interdépendance entre les banques internationales. Elle prêta donc directement à d'autres banques centrales pour que ces dernières puissent fournir des dollars aux banques de leur juridiction, ces dernières ayant besoin de dollars pour rembourser les prêts qu'elles avaient contractés sur les marchés internationaux (Mehrling, 2015 ; Tooze, 2018, ch. 8 et 9). Les premières destinataires de ces prêts furent les banques centrales anglaise, européenne, japonaise et suisse, puis le système s'étendit jusqu'à inclure quatorze banques centrales.

Les prêts bilatéraux entre banques centrales ne sont pas nouveaux. Au xixe siècle, la Banque de France a plusieurs fois fait ce type de prêt à la Banque d'Angleterre, quand ce pays subissait une crise (Bordo et Schwartz, 1999). Ce n'était pas par altruisme, mais bien pour permettre à la banque d'Angleterre de prêter aux banques anglaises et donc éviter l'impact négatif de la crise sur le système financier français (Bazot et al., 2016). Mais il s'agissait de cas isolés. Lors de l'entre-deux-guerres, la BRI avait été créée pour faciliter de tels prêts, mais la coopération entre banques centrales ne tint pas face à la grande crise financière et bancaire du début des années 1930 (Toniolo, 2005, p. 95 ; Bordo et Schenk, 2017). La France en particulier refusa que la BRI prête à l'Autriche car elle craignait l'union douanière entre cette dernière et l'Allemagne. Les enjeux diplomatiques de ces prêts, et non seulement financiers, étaient donc prégnants.

La création du FMI après la guerre institua le multilatéralisme financier et permit à ses pays membres d'emprunter des fonds à court terme pour faire face à des crises de change. Le but était d'éviter que la volatilité des marchés financiers ne vienne forcer des pays à dévaluer, alors que le taux de change n'était pas déconnecté des fondamentaux macroéconomiques du pays. Au cours du temps, et surtout dans les années 1980, le rôle du FMI s'étendit à l'aide financière en case de crise de la dette publique. La coopération financière bilatérale entre banques centrales se développa en parallèle et (à l'exception notable des relations entre États-Unis et Mexique) se limita aux pays riches. C'est seulement dans les années 1960 que les prêts entre banques centrales devinrent systématiques pendant plus d'une décennie, pour permettre au Système monétaire international de Bretton Woods de perdurer, puis pour accompagner la libéralisation des marchés de capitaux internation aux (McCauley et Schenk, 2020). Déjà, à l'époque, il s'agissait d'un privilège de pays riches pouvant contourner le FMI et ses prêts sous conditions. Ils étaient discutés dans un cadre multilatéral par un ensemble de banques centrales à la BRI (Monnet, 2013). Mais, contrairement à 2008, ces prêts avaient également pour but d'aider au maintien de la stabilité de la livre sterling et du dollar. Ils s'inscrivirent d'abord dans le contexte particulier des années 1960 où les deux monnaies de réserve internationales – sterling et dollar – subissaient des attaques répétées sur les marchés des changes et étaient stabilisées uniquement grâce à la coopération monétaire internationale (Bordo et al., 2019). Si les banques centrales étaient à la manœuvre, les termes de la coopération n'étaient pas décidés par elles seules. Comme au FMI, les représentants des ministères des Finances étaient présents lors des négociations à la BRI sur la mise en commun des réserves de change et les prêts en banques centrales (Monnet, 2013).

Comme dans les années 1960, les prêts bilatéraux entre banques centrales depuis 2008 s'affirment comme une alternative au cadre multilatéral du FMI. Ils permettent des prêts rapides, sans conditions ou plans de stabilisation associés, évitent les coûts de réputation engendrés par un prêt au FMI et permettent également à certains pays de renforcer des alliances géopolitiques au moyen de transactions financières. En mai 2020, l'épidémie de Covid-19 a donné un nouvel élan à ces prêts. La Fed a remis en place ces prêts avec quatorze banques centrales étrangères. D'autres banques centrales ont aussi réalisé des prêts internationaux. La BCE (Banque centrale européenne) a prêté à des banques centrales des pays d'Europe de l'Est (hors zone euro) dont les banques étaient endettées en euros (Aldasoro et al., 2020). Depuis le milieu des années 2010, la Chine est entrée dans la danse et le réseau des prêts bilatéraux de sa banque centrale atteint aujourd'hui un nombre inégalé de pays (Bahaj et Reis, 2020). La PBoC a aujourd'hui conclu des accords de prêts bilatéraux (swap lines) avec 39 pays, dont 28 pays émergents. Bahaj et Reis (2020) montrent que les lignes de swaps en RMB (renminbi) encouragent l'utilisation du RMB dans les paiements transfrontaliers. Il est important de souligner que les lignes de swaps en RMB sont conçues pour financer le crédit commercial et la dette publique à court terme. Cela diffère des récentes lignes de swaps de la Fed qui ont été conçues pour répondre aux besoins de financement en dollars des banques étrangères. Les montants réellement empruntés demeurent secrets, mais la Chine met potentiellement à disposition 580 Md$. L'encours des swaps lines de la Fed atteignait, à la fin de 2020, 450 Md$ et un montant supplémentaire équivalent pourrait être emprunté à l'heure actuelle selon les accords en vigueur. Lors de la crise du Covid, en 2020, les ressources empruntables par ces prêts bilatéraux entre banques centrales représentèrent le double de ceux du FMI. Avant la crise de 2008, les prêts du FMI dominaient très largement l'ensemble des liquidités mises à disposition des pays par des États ou des organisations internationales (Perks et al., 2021). La nouvelle géopolitique monétaire repose donc sur la prédominance des prêts bilatéraux de liquidité et la marginalisation du cadre multilatéral hérité de l'après-guerre. Ce phénomène nouveau s'est par ailleurs accompagné de la hausse des financements perçus dans le cadre d'accords régionaux – comme Chiang Mai Initiative en Asie du Sud-Est. En 2020, le total des prêts résultants de ces accords régionaux approche les 1 200 Md$, soit un montant proche des ressources des prêts bilatéraux entre banques centrales (Perks et al., 2021).

Enjeux géopolitiques et démocratiques

Le retour des contrôles de capitaux et l'expansion des prêts bilatéraux peuvent être vus comme la dimension internationale d'un mouvement plus général d'extension du rôle économique et politique des banques centrales (Monnet, 2021). Dans quelques pays riches et démocratiques, et notamment en Europe et aux États-Unis, le modèle des banques centrales qui avait émergé au cours des années 1990 mettait l'accent sur l'indépendance de ces institutions vis-à-vis des gouvernements et – en contrepartie – restreignait principalement leur mission à la stabilité des prix et leur mode d'intervention au maniement des taux d'intérêt (avec un montant minimal d'achat et de vente d'actifs financiers, et sans prêts ciblés à certaines institutions financières). Autrement dit, les interventions des banques centrales devaient interagir le moins possible avec d'autres politiques macroéconomiques (politique budgétaire, gestion de la dette publique, politique financière, etc.) et avoir le moins d'impact possible sur le fonctionnement des marchés financiers. Cette vision libérale et restrictive de la politique monétaire est cohérente avec une définition de l'indépendance de la banque centrale qui repose sur un principe de délégation étroit : la légitimité démocratique de la politique monétaire tient au respect de ses objectifs sans jamais prendre des décisions pour lesquelles elle n'a pas un mandat précis (Tucker, 2019). Le problème est que, dans le monde d'après 2008, ce principe de délégation étroit a été rendu caduque par l'extension du rôle des banques centrales : prêts ciblés ou sous conditions à des institutions financières, achats massifs de dette publique, engagements à favoriser les actifs finançant la transition écologique (Monnet, 2021). À cela, il faut donc ajouter le nouveau rôle des banques centrales dans la limitation des flux de capitaux internationaux et dans le soutien financier à des intérêts géopolitiques et économiques communs.

Chacun des instruments évoqués ci-dessus pose un problème différent pour la légitimité de l'action des banques centrales. Nous abordons ici la question de la légitimité comme propre aux régimes démocratiques. Dans un régime non démocratique, la banque centrale n'est pas responsable devant un parlement élu et n'a pas d'obligation de justifier ses actions au peuple dont elle tire sa légitimité. L'extension du pouvoir des banques centrales n'est que l'application du pouvoir du souverain (qui n'est pas le peuple, mais une autorité personnelle ou oligarchique) et il n'est nul besoin d'une autre source de légitimité que la bonne volonté de ce dernier. Ainsi, dans la citation présentée précédemment, la PBoC peut-elle statuer qu'elle adhère aux orientations de la Pensée de Xi Jinping et applique les décisions prises par le Comité central du Parti communiste chinois. Dans des sociétés démocratiques, au contraire, les nouvelles actions présentées ci-dessus ne peuvent se faire sans cadre juridique et légitimité politique. Et le fait de devoir justifier de ses actions devant le parlement ou face à une société libre peut soulever de nouvelles questions sur le bien-fondé des actions des banques centrales dans le domaine international. Les questions qui se posent sont différentes selon les trois types d'actions mentionnés précédemment : interventions de change, contrôles de capitaux et prêts bilatéraux entre banques centrales.

Le cadre juridique des opérations de change est standard et généralement bien défini. La politique de change est définie par le gouvernement (ou par le Conseil européen dans le cas de la zone euro, cf. article 219 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne) et la banque centrale intervient sur le marché des changes pour atteindre les objectifs fixés par cette politique. Puisque la banque centrale est autorisée pour cette raison à acheter et vendre des titres étrangers, elle peut le faire pour garantir la stabilité financière et la stabilité des prix, même en taux de change flottant. Mais, dans des sociétés démocratiques, la question de l'accumulation des réserves de change est aujourd'hui soumise à de nouvelles questions qui rejoignent celles plus générales sur le rôle de la banque centrale dans l'allocation du capital financier. Le cas de la Banque nationale suisse est ici particulièrement intéressant. Puisque la banque centrale accumule des réserves importantes pour éviter une trop forte appréciation du franc suisse, de plus en plus d'observateurs se demandent dans quelle mesure les actifs étrangers achetés peuvent être en contradiction avec une politique de réduction des émissions de carbone (Fahlenbrach et Jondeau, 2021). Dans le cas Suisse, l'intérêt populaire pour la composition des réserves de change n'est d'ailleurs pas nouveau puisqu'un projet de loi soumis à votation en 2014 avait proposé d'obliger la banque centrale à détenir 20 % de ses réserves de change en or.

Les contrôles de capitaux qui restreignent les dépôts, le transfert d'argent ou les prêts bancaires sont décidés par le gouvernement, ou le parlement quand il est nécessaire de faire passer une nouvelle loi pour qu'ils soient mis en place. Ce fut le cas notamment en Islande, en Grèce ou à Chypre après la crise financière (Mercurio et al., 2021). Dans le cas de mesures prudentielles, donc de court terme, qui peuvent être actionnées par des instruments de régulation bancaire, le cadre de la politique macroprudentielle peut être adapté. Ce cadre a été construit après la crise de 2008 (Cartapanis, 2011). Il partait justement du constat du manque de coordination entre les banques centrales et les autres instances de régulation financière. Ce manque de coordination causait un problème d'efficacité, mais aussi de légitimité. La banque centrale seule n'est pas légitime à prendre des mesures au nom de la stabilité financière si celle-ci interagissent avec la régulation bancaire, le contrôle des marchés financiers ou des assurances, ou encore la politique financière (accès au crédit logement, par exemple). Pour cette raison, les pays avec une banque centrale indépendante ont créé de nouvelles institutions permettant de décider et mettre en œuvre la politique macroprudentielle. Ces institutions regroupent généralement la banque centrale, le gouvernement et les différentes agences de régulation financière (Nier et al., 2011). En Chine, une telle réforme institutionnelle n'a pas été nécessaire puisque le Conseil des affaires de l'État est politiquement et légalement responsable de la politique macroprudentielle comme de la politique monétaire (ce qui implique de coordonner les différentes organisations dont les missions touchent à la politique monétaire et financière, dont la PBoC). Comme nous l'avons vu dans la première partie, il y a aujourd'hui un hiatus entre la justification macroprudentielle des contrôles de capitaux par les universitaires et les organisations internationales et la mise en œuvre pratique de ces contrôles. Cela signifie que, à ma connaissance, les autorités de contrôle macroprudentielles existantes ne sont pas aujourd'hui les principales instances de décision des contrôles de capitaux. La décision de contrôler les flux de capitaux n'est pas du ressort de la banque centrale, ce qui ne pose donc pas de nouveau problème démocratique. Paradoxalement, il pourrait en être autrement si les contrôles de capitaux devenaient véritablement un outil de politique macroprudentielle. Le cadre institutionnel de cette dernière est bien défini, mais, dans la plupart des pays, il n'inclut pour l'instant pas explicitement la question du contrôle des capitaux qui demeure une prérogative du gouvernement.

La question du contrôle démocratique des prêts bilatéraux entre banques centrales est de nature différente et a commencé à être posée par des parlementaires et des universitaires. Cela l'a été aux États-Unis dès 2009 par des représentants au Congrès (Tooze, 2018, ch. 9). En Europe, les critères de décision de la BCE quant à ces prêts soulèvent aussi des questions (Gabor et Vallée, 2021). Spielberger (2022) montre que la BCE offre des conditions de prêt particulièrement avantageuses aux pays qui ont engagé un processus d'intégration dans la zone euro (Croatie et Bulgarie). Ce choix n'est pas en soi un problème, mais il mériterait d'être plus clairement justifié et fondé en droit, appuyé, par exemple, par une décision du Parlement européen ou du Conseil. En outre, le lien entre les prêts bilatéraux et la politique générale de l'Union européenne de développer l'euro comme monnaie internationale est encore peu explicité du point de vue politique et institutionnel. Dans les cas européen et états-unien – même si les montants en jeu sont très différents –, la question démocratique est la même : est-ce que les prêts à des banques centrales étrangères sous forme de ligne de swaps sont assimilables à des opérations traditionnelles de la banque centrale (open market, achat de titres étrangers pour opérations de change) ou à des prêts directs – à des conditions hors marché – à des institutions ? Cette question peut être traduite en une autre : ces prêts bilatéraux sont-ils du ressort de la politique étrangère ou visent-ils simplement à rendre efficace la transmission de la politique monétaire en limitant les risques financiers ? Dans le cas des États-Unis, à la suite des débats houleux qui ont agité le Congrès, le juriste Alexandre Perry (2020) conteste ainsi que les prêts de la Fed aux banques centrales étrangères soit assimilables à des opérations d'open market (et donc soumis à la section 14 du Fed Act). Il assure que leur fondement juridique devrait plutôt être la section 13(3) qui permet à la Fed de prêter directement à des institutions particulières en cas de risque financier, mais avec accord du Trésor. Ce passage de la section 14 à la section 13(3) impliquerait donc de réintégrer les prêts bilatéraux à la politique étrangère du gouvernement américain. Ces débats parlementaires et juridiques, certes techniques, révèlent combien la nouvelle géopolitique monétaire repose sur un cadre institutionnel démocratique encore instable.

Conclusion

Une nouvelle architecture financière internationale se dessine, caractérisée par la normalisation des limites à la circulation totale des capitaux financiers et par la montée des prêts bilatéraux entre banques centrales. Les enjeux de diplomatie et de stabilité financière s'entrecroisent. Si les états autoritaires avec centralisation du pouvoir et absence d'indépendance des banques centrales trouvent naturellement leur compte dans ce nouvel état du monde, les institutions monétaires et financières des pays démocratiques doivent fonder une nouvelle légitimité des interventions qui touchent aux relations financières avec l'étranger. Les banques centrales ne peuvent agir seules et il est nécessaire de coordonner explicitement leur action avec d'autres versants de la politique économique et la politique étrangère. C'est autant une question d'efficacité que de légitimité démocratique.


Notes

1 Voir, par exemple, pour une introduction à cette littérature : Korinek (2011) ; Cezar et Monnet (2021).

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