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 Mutuelles et coopératives : une histoire commune


Philippe NASZÁLYI * Directeur-éditeur-gérant, Direction et gestion des entreprises, La Revue des sciences de gestion.Contact : philippe.naszalyi@larsg.fr.

L'évolution du capitalisme, à partir des crises du milieu des années 1970, a relancé les idéaux libéraux sous l'apparente modernité des préceptes « libertariens » à la manière d'Ayn Rand et des règles néolibérales, monétaristes des « Chicago boys ». Cela donne toute sa légitimité à s'interroger sur les formes alternatives à ce mainstream totalitaire en considérant les mutuelles et les coopératives et leur origine commune, le « mutualisme ». Il est et demeure l'un des premiers mouvements de solidarité français dont l'enchevêtrement des idées et des idéaux fondateurs prennent leur source dans l'Antiquité pour aboutir d'une lente gestation au xixe siècle jusqu'aux réalités de ce nouveau millénaire.

Cet article vise à faire prendre conscience que le jugement hâtif ou la simplification n'ont pas de place dans ce monde original des organisations de l'économie sociale et solidaire, au sens où l'on peut placer cet ensemble d'organisations comme de véritables « hétérotopies » au sens foucaldien, dans cet univers économique et social du xxie siècle qui leur est globalement hostile.

Un enchevêtrement d'idé(es) ou (aux) !

Le xixe siècle constitue bien en effet la période de refondation d'une pratique et d'une idéologie irriguant cette identité. C'est bien la Révolution française qui, en bouleversant l'ordre séculaire, va à la fois diffuser une forme de « libéralisme » en Europe et sa contrepartie, la résistance à ce bouleversement que constituent la « contre-révolution » ou « le dépassement d'une interprétation purement individualiste de la démocratie » (Maier, 1959-1988). Ils sont l'un comme l'autre, avec des formes parfois diamétralement opposées, les deux faces complémentaires de cette économie sociale et solidaire, portion congrue ou promesse d'avenir ?

Le refus de toute « coalition »

Les Constituants français, convaincus que la formation de groupements particuliers dans les communautés de travail ne peut que favoriser la reconstitution de corps privilégiés, récusent l'existence de toute société intermédiaire entre l'État et l'individu. L'exposé des motifs de la loi du 14 juin 1791, dite « Le Chapelier », s'appuie sur les théories philosophiques du « Contrat social » inspirées de John Locke (1690) tout autant que de Jean-Jacques Rousseau (1762), notamment la thèse de l'intérêt général. Ce n'est pas seulement l'économie qui est l'objet de la réforme, c'est une autre société philosophique, religieuse, politique et bien sûr économique et sociale qui est en jeu, qui privilégie l'individu et l'État en éliminant tout corps intermédiaire. Cet idéal ou cette idéologie, selon l'endroit que l'on considère, est propagé par les guerres révolutionnaires et napoléoniennes dans toute l'Europe. La croissance économique et la révolution industrielle provoquent une réaction de milieux très différents et une construction intellectuelle avec des propositions alternatives qui ont déjà été traitées par ailleurs (Naszályi, 2011). Comme le soulignent Fretel et Ramaux (2006) : « L'idée selon laquelle le capitalisme libéral laissé à lui-même est insuffisant pour résoudre la question sociale est portée par des courants extrêmement divers tout au long du xixe siècle et au-delà : le catholicisme social (Le Play, Armand de Melun, etc.), les divers penseurs socialistes (Owen, Saint-Simon et ses disciples, Fourier, Louis Blanc, etc.) ou communistes (Cabet, Marx, etc.), le mutuellisme de Proudhon, le solidarisme (Durkheim, Bourgeois, etc.) et les républicains, etc. » Ce n'est donc pas seulement la « question sociale », mais aussi la résistance à la finance capitaliste qui les rapprochent pour en rendre l'écheveau quasi indémêlable.

Utopie sociale et/ou chrétienne ?

En effet, les socialismes utopiques sont, avec le christianisme social qui prolonge au fond l'action caritative des confréries de toutes sortes, le terreau d'un discours adapté aux nouveaux temps économiques. Il est bien difficile de distinguer quoi que ce soit, lorsque Prosper Enfantin se proclame « grand prêtre », que Charles Fourier (1772-1837) se considère comme un messie, un « prophète », voulant une religion fondée « sur un Dieu tel qu'il aurait pu être et tel qu'il n'a jamais été dans les religions traditionnelles ». Il annonce « un Dieu mécanicien, équilibriste, jouant sur toutes les passions » (Varoqui, 2018). Robert Owen (1771-1858) se propose de fonder une « Nouvelle Jérusalem » (Gimeno, 2004).

Les tendances mystico-religieuses sont nombreuses et se mêlent parfois en même temps à un anticléricalisme issu des Lumières et à la constatation de l'échec de l'Église à réformer le monde pour le comte de Saint-Simon (1760-1825) ou pour Félicité de Lamennais (1782-1854) ou pour Pierre Leroux (1797-1871), à une religion naturelle quasi panthéiste pour Charles Fourier mais aussi, pour certains, à une adhésion souvent à une renaissance au catholicisme pour Philippe Buchez (1796-1865) ou Abel Transon (1805-1876) qui, bien que disciple de Charles Fourier, affirme même que « quand on est phalanstérien, on ne peut être que catholique » à l'instar de ce que le député Frédéric Arnaud dit de l'Ariège (1819-1878), ou dans l'esprit du « phalanstère chrétien » en Moravie, de Josef Florian (Galmiche, 2004), pour ne citer que quelques exemples de ces pensées qui fusent.

Solidarisme et laïcité

Parmi les hommes incarnant le mieux ce combat de la solidarité, au côté de Charles Gide (1847-1932), on doit compter Léon Bourgeois (1851-1925), dans l'esprit du « solidarisme » déjà initié chez les socialistes chrétiens, dont Pierre Leroux (1797-1871) a « inventé » le terme. En 1896, il publie Solidarité qui indique que l'« individu isolé n'existe pas » et pourfend ce dogme du libéralisme et du « rousseauisme » de l'antériorité de l'individu sur le corps social dont il faudrait sans cesse limiter la puissance, au nom de la liberté essentielle de l'individu. L'homme est avant tout un être social et « le solidarisme est une théorie de la justice sociale, une théorie des droits et des devoirs des individus en société » (d'Hombres, 2010). Cette morale sociale et laïque veut dépasser « la charité », au sens chrétien. Alexandre Ledru-Rollin (1807-1874), l'animateur de « la Solidarité républicaine » en 1848, Paul Bert (1833-1886), chantre de l'instruction civique où se conjuguent morale individuelle et solidarité (Benoit, 2005) développent également cette conception humaniste laïque qui prévaut alors, mais qui institutionnalise de fait les valeurs morales anciennes, mais chrétiennes.

L'interpénétration des deux est souvent grande avec des passages de l'un à l'autre. Non pas moins important, le christianisme social, qui se confond souvent avec l'acceptation de la démocratie et dispose d'un corpus théorique, se situe, lui, comme on l'a vu, dans la droite file millénaire de l'Écriture et de la Tradition de l'Église, du moins pour cette dernière, pour les Catholiques.

L'antique origine du mutualisme

La généralisation au Moyen Âge

On estime généralement que les organisations mutualistes d'Occident ont vu le jour au tournant de l'an mil. Elles visent à lutter contre les accidents de la vie : la mort prématurée du travailleur, les obsèques auxquelles chacun a droit, mais aussi les maux de la vie que sont la maladie et le handicap physique, né de l'accident du travail et non de la naissance (Husson, 1903). En bref, tout ce qui génère l'indigence avec quelques notables nuances dont celles des handicaps de naissance, vus très différemment selon les périodes et la lèpre qui exclut. La solidarité face aux difficultés de l'existence, quelles qu'elles soient, ne se date donc évidemment pas des débuts du capitalisme en Europe. La sociabilité existe bien dans les campagnes et les villes.

Durant tout le Moyen Âge, la plupart des confréries pratiquent un véritable brassage social où se mêlent hommes, femmes et enfants de tous âges et de toutes distinctions (Pernoud, 1948). Leurs densités sont plus ou moins fortes selon les régions. Dans la généralité de Lyon, le Forez est riche en associations et s'oppose au Beaujolais qui offre un faible degré associatif (Attou et al., 2001, p. 10). Toutes, d'où leur nom parfois de « confréries générales », ont une dimension à la fois spirituelle et sociale, celle d'assister les confrères nécessiteux et surtout tous les malheureux, qu'ils soient mendiants, malades, prisonniers, condamnés à mort, pèlerins ou agonisants. Elles redistribuent la charité et du fait de cette fonction caritative, elles sont souvent dotées d'un patrimoine, composé de terres, de maisons et de rentes. Des compagnonnages urbains ou villageois se renforcent eux à partir de la fin du xiiie siècle. Ils s'ordonnent autour des métiers et d'un saint patron : « Confrérie des Charitables de Saint-Éloi » autour de Béthune fondée en 1188 lors d'une épidémie de peste, ou la « guilde de Saint-Luc » patron des peintres qui, depuis Florence au xive siècle, va s'étendre aux villes des Pays-Bas, de la Rhénanie et de la France. Destinée aux peintres, comme à Bruxelles, cette confrérie charitable peut s'ouvrir aux sculpteurs ou aux graveurs, comme à Anvers comme le rapporte Dürer1 dans son journal de voyage. Ces solidarités caritatives constituent sans doute la véritable « 1re Internationale ». Certaines confréries spécialisées vers l'assistance à des membres appartenant à une profession souvent confondue avec un quartier se rapprochent de celles des « pagi » (Tite-Live)2, institués par Numa Pompilius, roi de Rome de 715-673 av. J.-C.

Une réalité très ancienne

La référence romaine reste malgré tout relativement « récente », si l'on considère que l'autel de Seshenou qui date du Moyen-Empire égyptien (2000-1700 av. J.-C.) constitue l'« une des premières traces d'association religieuse, en relation avec une divinité bien spécifique pour ses talents d'intercesseur, et dans le cadre étroit d'une corporation d'artisans spécialisés » (Tallet, 2006). Dans les cités grecques, l'assistance lors des funérailles est attestée sous la forme associative depuis le ive siècle avant notre ère et jusqu'au iie siècle de l'Empire (Baslez, 2006) et ce n'est là que l'un des aspects du mutualisme pratiqué dans les cités grecques à l'époque hellénistique. Cette solidarité mutuelle ne concerne pas seulement les métiers stables des campagnes ou des villes, elle est pratiquée aussi déjà au viiie siècle avant notre ère par les « associations » de marchands mésopotamiens qui bâtissent une forme particulière du contrat, harranu, pour assurer la « mutualisation des risques ». Les membres « s'appellent mutuellement « frères », selon une tradition très répandue dans le monde sémitique qui insiste sur les liens personnels entre contractants » et parfois se trouve renforcée par une vie de quartier (Graslin, 2006). Une origine ethnique minoritaire dans le cadre d'un commerce à la géographie plus vaste, comme les Araméens à Babylone (Greif, 1993), peut constituer un facteur de cohésion supplémentaire.

Une organisation moderne

Ces solidarités de commerçants de type souvent assurantiel se retrouvent plus tard dans la société des corroyeurs, fondée à Paris sous le règne de Philippe V (1316-1322). En échange d'une cotisation, l'association assure à ses membres des secours en cas de maladie. La lettre patente d'Henri de Taperel, garde de la prévôté de Paris, du 10 février 1318, définit déjà tous les éléments du mutualisme :

  • après les attendus : « Nous faisons savoir que nous avons reçu la requête des ouvriers corroyeurs de robes de vair demeurant à Paris qui, en raison de leur travail harassant, succombent souvent à de graves et longues maladies les empêchant de travailler. Ils doivent alors mendier leur pain et meurent de misère. » ;

  • on trouve le principe démocratique et l'accord de la puissance publique : « La majorité d'entre eux souhaite donc, avec notre accord, aider les membres de leur métier de la façon suivante », les clauses de garantie : « quiconque sera malade, tant que dureront la maladie et l'invalidité, recevra chaque semaine 3 sous parisis pour vivre. Il recevra 3 sous la semaine de sa convalescence et à nouveau 3 sous pour se fortifier. » ;

  • sont prévues les exclusions des garanties : « Cette aide ne s'appliquera toutefois qu'aux victimes de maladie ou d'accidents, non pas à ceux qui auraient reçu des blessures provoquées par leur méchanceté. Ces derniers ne recevront rien. » ;

  • sont indiqués les tarifs : « Les ouvriers corroyeurs qui voudront participer à cette aumône verseront chacun 10 sous et 6 deniers d'entrée au clerc. Ils paieront chaque semaine 1 denier parisis ou 2 deniers pour la quinzaine, qu'ils devront apporter à l'endroit où l'aumône sera perçue. » ;

  • sont précisés les motifs d'exclusion : « Quiconque aura un arriéré de plus de 6 deniers sera exclu de l'aumône jusqu'à ce qu'il ait réglé sa dette. » ;

  • enfin est attesté le libre choix d'adhérer : « Si un corroyeur ne désire pas payer ce qui est dit au-dessus, il ne participera pas à l'association et ne profitera pas de ses avantages s'il était dans le besoin. » (Fagniez, 1877).

Une évolution chaotique

Avec la Renaissance, notamment à cause de leur dimension festive, les confréries commencent à susciter la méfiance des autorités civiles et religieuses qui voient dans ces regroupements des ferments d'agitation sociale dans une période où la solidarité tend à s'estomper et à opposer les classes sociales. Ce même phénomène de dégénérescence des structures de solidarité, du fait de l'inégalité de fortune des membres, avait déjà été mis en exergue dans les associations d'entraide hellénistiques (Baslez, 2006). De même, au ier siècle de notre ère, Saint Paul dénonçait lui aussi cette même déviance d'exclusion des plus pauvres et d'intempérance, au cœur même des assemblées des chrétiens (pour la messe) : « En effet, chacun se précipite pour prendre son propre repas, et l'un reste affamé, tandis que l'autre a trop bu. » (Paul, I Co, 11, 20-29).

Par ailleurs, les troubles religieux s'intensifient en Europe et notamment dans les États germaniques des Habsbourg (Pays-Bas, Saint Empire) où existaient de nombreuses confréries. Elles vont disparaître également dans les États devenus protestants à cause du patronage des saints, puisque les Réformés en condamnent le culte. La réforme tridentine, elle, marque sa différence et réaffirme les deux piliers du salut : « La foi sans les œuvres est stérile ! » (Jac. 2.20), « Les morts furent jugés, d'après ce qui était écrit dans ces livres, selon leurs œuvres. » (Apoc, 20-11-12). Les confréries deviennent donc, au xviie siècle, le fer de lance de la reconquête catholique et vont être utilisées par les Jésuites comme des instruments de rechristianisation populaire. Ces organisations s'inscrivent alors dans la volonté de l'Église de diffuser dans la société l'action charitable qui est liée à une bonne pratique de la religion. « Et si on demande à Notre Seigneur : qu'êtes-vous venu faire sur la terre ? Assister les pauvres ! Autre chose ? »

« Assister les pauvres ! »3 proclame alors Saint Vincent de Paul. L'influence vincentienne est décisive par la suite lors de la construction de la doctrine sociale de l'Église au xixe siècle avec notamment Frédéric Ozanam (1813-1853) et bien sûr Rerum novarum de Léon XIII en 1891.

En revanche, les confréries perdent, tout particulièrement en milieu urbain, la dimension communautaire médiévale, pour revêtir un aspect où les hommes et les femmes sont séparés, avec la congrégation des Messieurs ou les confréries du Saint-Sacrement, elles, fortement féminisées. Au cours du xviiie siècle, ces organismes sont considérés comme trop populaires pour les notables qui font des choix religieux souvent différents malgré la condamnation du jansénisme (1712). Elles sont aussi abandonnées souvent au profit des loges maçonniques où l'un des frères porte d'ailleurs le nom d'« hospitalier ».

Beaucoup de confréries ont disparu avant la fin de l'Ancien Régime, excepté dans quelques régions où la foi est ardente. C'est le cas en Lorraine où le 1er février 1775, les maîtres menuisiers de Rambervillers fondent une confrérie de métier sous le vocable de Sainte-Anne. Hormis durant les dix années des troubles révolutionnaires, cette confrérie rétablie en 1803 a conservé ses registres et fonctionne encore (Perry, 2002) !

La lente gestation du mutualisme au xixe siècle

C'est de cet enchevêtrement des idées et de la confrontation avec les réalités de la misère qui s'accroît avec la révolution industrielle que naissent les premières expériences d'un renouveau du mutualisme en Europe d'abord. C'est en Allemagne que sont posés les fondements du « crédit solidaire » par l'instauration des coopératives de crédit. Il est éclairant de noter que les « Équitables Pionniers » (The Rochdale Society of Equitable Pioneers), société coopérative fondée en 1844 par 28 tisserands de Rochdale en Grande-Bretagne et considérée comme fondatrice du mouvement coopératif, est contemporaine de ces créations germaniques (Naszályi, 2012).

Les sociétés de secours mutuels

Ainsi, à l'issue des troubles révolutionnaires, il faut bien constater que l'État en France a rapidement été incapable de prendre en charge les fonctions d'assistance assurées par les confréries de charité et de bienfaisance religieuses. Les confréries de métiers sont autorisées de nouveau et reprennent généralement le nom du saint sous le patronage duquel elles sont placées. Par ailleurs, le « coopérativisme » se crée avec les premières mutuelles qui se développent avec la révolution industrielle, dès les années 1820.

C'est en 1835 que la loi du 22 juin autorise les dépôts des Sociétés de secours mutuels dans les livres des Caisses d'épargne. C'est déjà pour pallier l'absence d'un système de protection sociale et freiner l'indigence et la mendicité que les Caisses d'épargne ont vu le jour à l'initiative de Benjamin Delessert et de François de La Rochefoucault-Liancourt, l'auteur du rapport fondateur sur le rôle de l'État en matière de prise en charge de l'indigence, en 17904. La première ouverture d'une Caisse d'épargne a eu lieu à Paris le 22 mai 1818. Quelques jours avant l'autorisation des sociétés de secours mutuels, par la loi du 5 juin 1835, ces Caisses d'épargne sont reconnues établissements privés d'utilité publique. En 1848, on dénombre environ 2 000 sociétés de secours mutuels regroupant plus de 250 000 sociétaires, soit près de 1 600 000 personnes si l'on inclut les familles (Dreyfus, 2006).

Après une brève tentative d'organisation sous la IIe République (1850), le 26 mars 1852, est publié le décret instituant « la société de secours mutuels approuvée ». Les « sociétés approuvées », sous un strict contrôle de l'État, prennent la charge de l'assurance-maladie volontaire dans le cadre d'associations d'entraide5. Elles jouissent de privilèges fiscaux et de la possibilité de placer leurs fonds à la Caisse des dépôts et consignations à des taux préférentiels. Pour leur organisation, elles bénéficient également de l'aide des communes qui sont tenues de leur fournir locaux et matériel, nécessaires à leur fonctionnement. Elles peuvent étendre leur domaine d'action dans la gestion des retraites. À la fin du Second Empire, les employés, les cadres, les enseignants et surtout les membres des professions libérales, du commerce et de l'industrie sont majoritaires. Ils représentent les deux tiers de l'ensemble des effectifs mutualistes. Les mutuelles ouvrières, qui constituent le tiers restant, évoluent vers la forme syndicale.

La victoire de la mutualité

Les « pères-fondateurs » de la IIIe République se sont assez bien contentés de l'état de fait en matière de mutualité. ll est vrai que le mutualisme était parfois taxé d'être trop proche de l'Église et de se situer dans sa tradition caritative, ce qui n'inspirait pas confiance à ces tenants d'une laïcité combative. Les Républicains au pouvoir sont également adeptes du libéralisme économique. Le débat fait rage pendant près de quinze ans et explique que la charte de la Mutualité ne soit votée qu'en 1898, alors que les lois fondamentales datent des années 1881-1886. Il en ressort une victoire du solidariste laïque, grâce à Léon Bourgeois, mais aussi le maintien du principe de la libre adhésion qui s'oppose à un système général obligatoire de protection (système bismarckien) qui n'apparaît en France qu'avec les ordonnances de 1945 sur la Sécurité sociale.

Les coopératives de banque et l'« intérêt modéré »

C'est la morale chrétienne qui inspire en revanche le père du mutualisme bancaire.

Frédéric-Guillaume Raiffeisen institue le 1er décembre 1849 la « Société de secours aux agriculteurs impécunieux de Flammersfeld. Le bourgmestre qu'il est s'est rendu compte très vite que le crédit est la source de la plupart des appauvrissements et de la misère du fait de l'usure, l'« intérêt abusif ». Ce protestant pieux s'appuie en matière d'intérêt sur la pensée de Calvin qui stipule qu'il faut que « l'intérêt du capital… soit modéré et honnête6 ». Alphonse Desjardins (1854-1920) a une réaction semblable en 1897, quand il apprend qu'un Montréalais a été condamné, par un tribunal canadien, à payer à un usurier près de 5 000 dollars canadiens en intérêt pour un prêt de 150 dollars. Tout comme plus tard, la première caisse Desjardins de Lévis au Québec, la caisse de Flammersfeld est chargée de réaliser des prêts à taux raisonnable et à moyen terme, afin de permettre l'acquisition du bétail pour en éviter la location ou le gage.

Le problème pour les Catholiques ici est pourtant plus compliqué car le principe du prêt à intérêt est un interdit assez général de la part de l'Église et absolu jusqu'à Léon X, un pape Médicis, en 15157. Il tend toutefois progressivement à être distingué de l'usure, avant que ne soient levées les restrictions morales, du moins la condamnation générale par le Code de droit canonique8, mais seulement en 1917. Dans la pure tradition aristotélicienne et thomiste, l'Église n'en considère pas moins que l'argent demeure stérile et ne peut être « frugifère ! » (Cardahi, 1955). C'est un souci que détournent, à partir du milieu du xixe siècle, les prêtres et les pieux laïcs catholiques qui, à l'instar de Raiffeisen souvent, créent des coopératives de prêts : les « caisses rurales ». Ainsi l'abbé Thomas présente-t-il la mutualité de crédit comme un progrès par rapport à l'acte de charité : « Élevons notre pensée : avec la Caisse rurale, on met en pratique ce conseil de Notre Seigneur trop peu connu de nos jours : faites du bien, prêtez-vous les uns aux autres avec désintéressement. » (Luc 6,36). Le prêt est une forme de la charité, de l'amour du prochain, mieux adaptée aux besoins des agriculteurs que le don, l'aumône. (Aubrun et al., 1994).

À l'opposé de ce monde rural, Hermann Schulze (1808-1885), économiste saxon, créateur de La revue coopérative, fonde en 1850, un comptoir d'escompte dans sa ville natale de Delitzsch. Cet établissement est destiné à ce monde urbain des petits artisans et des commerçants. Le paiement d'une cotisation et d'un droit d'entrée leur permet d'emprunter les sommes nécessaires à leur installation ou à l'achat de matériel s'ils veulent se mettre à leur compte. On peut y voir l'équivalent urbain des caisses Raiffeisen avec des différences de taille, comme la rémunération des administrateurs. Toutefois, Hermann Schulze-Delitzsch condamne le système de Raiffeisen, ce « château de cartes coopératif ».

Cela donne par la suite deux modèles coopératifs bancaires français : le Crédit Mutuel et les Banques populaires.

En Amérique du Nord, les caisses Desjardins, sous l'influence d'Henry W. Wolff (1840-1931), empruntent aux banques populaires de Schulze par le biais de People's Banks, mais Alphonse Desjardins en s'appuyant sur l'Église et les paroisses du Québec construit un modèle de « caisse populaire », inspiré plutôt du système Raiffeisen.

Conclusion

Tout est dit ou presque et cette « courte promenade », très imparfaite et très incomplète dans la longue histoire aux sources du mutualisme, coopératives et mutuelles, ne vise qu'à faire prendre conscience que le jugement hâtif ou la simplification n'ont pas de place dans ce monde original des organisations de l'économie sociale et solidaire, au sens où l'on peut placer cet ensemble d'organisations comme de véritables « hétérotopies » au sens foucaldien, dans cet univers économique et social du xxie siècle qui leur est globalement hostile. Mais les banques coopératives et mutualistes sont-elles encore vraiment ces lieux qui « ont la curieuse propriété d'être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu'ils suspendent, neutralisent ou inversent l'ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis » ? (Foucault, 1984). Vision irénique me rétorqueraient nombre de scrutateurs attentifs des évolutions de ces institutions bancaires. « On se demande pourquoi garder le nom de Raiffeisen pour une organisation qui devient l'inverse de celle qu'il préconisait », conclut Michel Abhervé9, il y a peu, à propos de la banque éponyme du Luxembourg. La critique est loin d'être infondée lorsqu'on y regarde de près. Les règles européennes en banalisant le secteur financier coopératif et mutualiste l'ont uniformisé par dévotion au mainstrean. Ces rapprochements de pratiques mortifères ont été renforcés par les aller-retour d'un groupe à l'autre d'une caste de dirigeants formés dans le même creuset étroit, et plus préoccupés de chiffres voire de leur carrière personnelle que des valeurs propres au mutualisme ! Quelques campagnes de communication ne peuvent masquer des manquements graves au principe consubstantiel de tout ce qui est coopératif, l'égalité démocratique ! Et pourtant, l'on n'a pas trouvé meilleure garantie de solvabilité que la mutualisation du risque ainsi que la propriété collective, sans but lucratif10. Une refondation pourrait bien paraître nécessaire au xxie siècle comme il y a deux siècles !


Notes

1 Albrecht Dürer, Journal de voyage aux Pays-Bas pendant les années 1520 et 1521, trad. et éd. Stan Hugue, Paris, Éditions Maisonneuve et Larose, 1993.
2 Tite-Live, Histoire romaine, I, 19-20.
3 (Coste XII, 108) Saint-Vincent de Paul II, Entretiens Tome XII, (Texte imprimé) : correspondance, entretiens, documents / édition publiée et annotée par Pierre Coste, Paris : Librairie Lecoffre, J. Gabalda, 1924.
4 Rapport de M. le duc de Liancourt, au nom des comités des rapports, de mendicité et des recherches, sur la situation de la mendicité à Paris, lors de la séance du 30 mai 1790 (travail de l'Assemblée et productions du roi et des ministres).
5 Rétablissement le 25 mars 1852 de l'article 291 du Code pénal et de la loi 1834 contre les associations.
6 Lettre sur l'usure, 1545.
7 « Persuadés que les monts-de-piété contribuent à la paix et à la tranquillité du monde chrétien, nous déclarons et décidons, avec l'approbation du Concile (Latran V, ndlr), que les monts-de-piété où l'on reçoit quelque chose de modique pour l'entretien des officiers et les dépenses inévitables n'ont nulle occasion de pécher et ne sont point usuraires ; qu'au contraire, ils sont méritoires et dignes d'éloge et que les prédicateurs peuvent les présenter comme des monuments de la piété et de la charité des fidèles. »
8 Canon 1543, Codex Juris Canonici  : « Si une chose fongible – c'est-à-dire un objet de consommation – est donnée à quelqu'un de manière à lui appartenir et à n'être ensuite restituée que spécifiquement, aucun gain à raison du contrat lui-même ne peut être perçu. Mais dans le prêt d'une chose fongible, il n'est point de soi illicite de convenir un profit tel qu'il est fixé par la loi, à moins qu'il ne soit certain qu'il est immodéré, ou même d'un profit plus grand, si un titre juste et proportionné le permet. »
9 Michel Abhervé, https://blogs.alternatives-economiques.fr/abherve/2019/02/28/au-luxembourg-la-banque-raiffesen-ne-garde-de-son-fondateur-que-son-nom, 28 février 2019.
10 Philippe Naszályi, https://www.economiematin.fr/news-banque-mutualiste-veritable-rempart-face-crises-financieres, 27 novembre 2018.