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 Excédents chinois et déficits américains : un changement dans les déséquilibres globaux


Jean-Pierre CABANNES Chercheur, Groupe d’économie mondiale (GEM), Sciences po Paris.
Jinghui WANG Assistante de recherche, GEM, Sciences po Paris.
Les déséquilibres entre les États-Unis et la Chine se situent sur trois plans : monétaire, commercial et économique. Deux types d’économie fondamentalement différents sont à l’origine de tous les autres déséquilibres. Le commerce international et l’investissement étranger (flux de biens et de capitaux) transforment ces différences en excédent commercial pour la Chine. En réalité, une guerre des monnaies entre la Chine et les États-Unis cache des différences structurelles plus profondes entre les deux économies. Le commerce international les transforme en un déséquilibre monétaire quantitativement observable. Aujourd’hui la situation des États-Unis requiert autant de changements internes que pour son nouveau rival, la Chine. Les véritables solutions seront domestiques plutôt qu’internationales.

L’Empire britannique régna sur le monde de la marine marchande de 1815 à 1914 (Hyam, 1976). À leur tour, les États-Unis étendirent progressivement leur hégémonie après la Première Guerre mondiale. Cent ans plus tard, à l’aube du XXIème siècle, y aura-t-il un nouvel État prêt à reprendre ce flambeau, si la pendule de l’histoire existe et si elle est à l’heure ? Après celui, clairvoyant, de Napoléon, le regard du monde se tourne à présent vers la Chine.

La Chine se transforme à grande vitesse depuis maintenant plus de trente ans, pendant que le monde occidental affronte et surmonte régulièrement différents types de crises économiques et poursuit son développement à un rythme modeste. L’entrée de la Chine dans l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et sa participation croissante au commerce international la placent sous les projecteurs. Quand un pays lointain de plus de 1 milliard d’habitants et à la civilisation ancienne en vient à exporter ses produits dans le monde entier, la perception par les autres pays des conséquences qui en découlent n’est qu’une question de temps. L’émergence, ou plutôt la réémergence, de la Chine est à présent un fait, une réalité qui s’affirme par sa place de deuxième puissance économique mondiale depuis 2010.

Après les deux guerres mondiales, la reconstruction de l’Europe et la consolidation du pouvoir communiste soviétique, le centre des relations internationales s’est d’abord situé de part et d’autre de l’Atlantique nord. L’émergence économique du Japon et d’autres économies asiatiques attirent ensuite ce centre vers le Pacifique. Aujourd’hui, il existe un groupe de pays émergents majeurs : la Russie, le Brésil, et l’Inde, voire l’Indonésie, grandes nations en train de pénétrer les domaines historiquement dominés par les pays industriels. Pourtant, c’est la Chine que les observateurs placent systématiquement face aux États-Unis, celle-ci étant leur rival majeur. Comparée aux autres pays, du point de vue politique, elle n’a jamais été considérée par les États-Unis comme un État démocratique ; du point de vue économique, l’OMC ne lui a toujours pas accordé le statut de market economy ; du point de vue commercial, elle inflige le plus gros déficit aux États-Unis ; du point de vue monétaire, elle est le pays étranger qui détient la plus grande réserve en dollars et la plus grande part de la dette publique des États-Unis ; du point de vue diplomatique enfin et sur les sujets sensibles, les deux nations sont fréquemment en désaccord.

Autant de différences majeures écartent les deux pays d’une possible alliance transpacifique. Mais la mémoire encore fraîche de la guerre froide et de la Révolution culturelle a rendu leurs dirigeants d’aujourd’hui plus lucides et pragmatiques. Dotée d’une superficie quasi identique1, la Chine compte une population 4,3 fois2 plus élevée que les États-Unis. L’économie américaine ne pèse actuellement que trois fois celle de la Chine, alors que ce ratio était encore de sept en 2000. Une Amérique prospère et une Chine en croissance représentent deux marchés gigantesques, aussi les deux pays se surveillent et tentent de contrôler leurs divergences susceptibles de dégénérer en conflit afin de leur trouver des solutions. Il n’est plus l’heure de s’affronter durablement pour des questions idéologiques au détriment du développement économique. Ces deux pays qui auraient très bien pu s’opposer avant toute chose sont finalement devenus deux concurrents de taille, bien obligés de coopérer.

Des déséquilibres superficiels aux changements fondamentaux : investigation sur la nature des déséquilibres sino-américains

Vingt-cinq ans se sont écoulés depuis les accords du Plaza entre les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne de l’Ouest et le Japon, qui avaient pour objectif de réajuster le taux de change du dollar face au deutschemark et au yen d’une manière coordonnée par leurs banques centrales. La guerre des monnaies est redevenue aujourd’hui un problème majeur : l’ordre économique mondial a été totalement bouleversé, l’euro remplace les monnaies respectives des dix-sept pays européens, la Chine s’est substituée au Japon comme principal concurrent et créancier des États-Unis. Or c’est toujours le dollar qui assume e rôle de monnaie de réserve internationale dominante. Il est évident que la situation économique et politique actuelle ne correspond plus du tout à la situation d’après-guerre où le système monétaire mondial avait été mis en place et dont la Chine populaire de Mao était exclue.

Les déséquilibres entre les États-Unis et la Chine se situent sur trois plans : monétaire, commercial et économique. Deux types d’économie fondamentalement différents sont à l’origine de tous les autres déséquilibres. Le commerce international et l’investissement étranger (flux de biens et de capitaux) transforment ces différences en excédent commercial pour la Chine. En réalité, la guerre des monnaies entre la Chine et les États-Unis est un conflit superficiel qui cache les différences structurelles plus profondes entre les deux économies. Le commerce international les transforme en un déséquilibre monétaire quantitativement observable.

La transformation de l’économie chinoise en économie de marché

La Chine communiste de Mao a mis en place son économie moderne et communiste durant les années 1950. Horizontalement, elle s’appuie sur la modernisation des villes et le développement des entreprises étatiques dans les zones urbaines. Verticalement, les entreprises d’État sont gérées soit directement par le gouvernement central et ses ministères tutélaires, soit par les gouvernements locaux. Un système économico-social dual s’installe dans le pays. Les zones urbaines, fortement liées avec les secteurs industriels et étatiques, sont protégées et favorisées par l’État : emploi garanti, éducation et santé quasi gratuites pour les fonctionnaires, les employés des entreprises d’État et leurs enfants. Les zones rurales restent dotées d’une économie agricole autarcique et arriérée, tandis que leurs habitants sont exclus des avantages économiques et sociaux accordés aux citadins.

Cette séparation entre le monde rural et le monde urbain est officialisée en 1958 par l’introduction du Hukou, une sorte de livret familial qui a en réalité la fonction d’un passeport intérieur. En fonction du statut du Hukou, agricole ou non agricole, qui correspond à la frontière entre les zones rurales et urbaines, la population est divisée en deux. Les deux statuts se transmettent de parents à enfants à la naissance et ils sont difficilement modifiables. D'être né Chinois « agricole » dans une famille paysanne prédestine, pour la vie et sans espoir de changement, à être agriculteur sur sa terre natale.

En même temps, la mobilité des citoyens est devenue pratiquement interdite et le mouvement entre les zones urbaines et rurales fait l’objet de contrôles encore plus stricts. Une telle politique a pour objectif de maintenir le modèle économique et le système social fraîchement introduits dans les zones urbaines, ainsi que de garder les privilèges coûteux de leurs habitants hors de portée des Chinois « agricoles », largement majoritaires à l’époque. En un certain sens, le développement fulgurant de l’économie communiste dans les zones urbaines s’est réalisé au détriment des vastes zones rurales entre 1949 et 1978.

À la fin des années 1970, dans une Chine fermée et épuisée par les mouvements politiques, le gouvernement a pris de son propre chef l’initiative de la réforme et de l’ouverture économique. Face à cette économie duale, le changement s’opère dans deux directions distinctes. La réforme s’attaque au problème concret de sortir l’économie urbaine, planifiée et rigide, celle des entreprises étatiques et du secteur public, d’une voie sans issue. Quant à l’économie rurale, la voie explorée est celle de l’ouverture, le gouvernement central laissant une relative liberté économique et budgétaire aux gouvernements provinciaux.

La mesure phare, considérée comme le lancement de la réforme, est la location de longue durée de la terre agricole par l’État aux paysans. Dans cette contractualisation, l’État reste toutefois l’unique propriétaire légitime de toutes les terres, tandis que les paysans ont l’obligation de fournir à titre de loyer une quantité fixée par l’État de produits agricoles. En conséquence, la famille remplace la commune ou le groupe de travail du village et redevient l’unité de base du travail agricole. Ce changement signifie que le pouvoir de décision économique revient à la famille, les paysans sont libres d’organiser leur activité entre les membres de la famille et leur force de travail, libérée du contrôle de l’unité de travail supérieure, leur appartient à nouveau.

Du fait de la géographie et du climat, il y a relativement peu de terres cultivables par rapport à l’effectif de la population rurale3. La densité surnuméraire de main-d'œuvre par rapport à la terre entraîne une sévère sous-productivité et les paysans ne peuvent que rester sur place à cause du Hukou et de l’interdiction de la mobilité. Mais la situation va bien changer à la suite d’une série de politiques qui relâchent progressivement cette interdiction au début des années 1990.

Si la contractualisation de la responsabilité des paysans vis-à-vis de l’État leur redonne la liberté de travail et le pouvoir de décision économique, l’assouplissement, même modeste, de l’interdiction de mobilité leur donne l’opportunité de franchir la frontière entre les zones urbaines et rurales et le droit d’exercer les métiers « non agricoles ». La conséquence directe de ces politiques est la transformation d’une gigantesque population rurale inactive en un réservoir d’emplois actifs et dynamiques. Des millions de Chinois « agricoles » quittent leur terre natale inscrite sur leur Hukou pour raison d’emploi. Puisque les enfants n’ont pas le droit d'être scolarisés ailleurs que dans le lieu inscrit sur le Hukou, les parents laissent les personnes âgées de la famille s’occuper d’eux. À l’arrivée du nouvel an chinois, ces millions de travailleurs retournent sur leur terre natale pour une unique visite dans l’année, afin de renouveler le lien familial qui est primordial dans la tradition chinoise. Ils repartent aussitôt pour un nouvel emploi, pas nécessairement situé au même endroit que l’année précédente. « Travailleurs migrants » ou « travailleurs paysans » est leur nouvelle dénomination. La libération de cette main-d'œuvre et sa mobilité sont probablement les facteurs les plus importants de l’étonnante réémergence de la Chine.

Inspirées par les expériences réussies des économies d’Asie du Sud-Est (Taiwan, Hong Kong, Singapour, Corée du Sud, Malaisie et Indonésie), les provinces côtières chinoises qui entretiennent de forts liens culturels et linguistiques avec les communautés chinoises de la diaspora installées dans ces pays se sont ouvertes aux investissements étrangers avec l’autorisation de Pékin. Ces investissements apportent le capital, les réseaux et l’accès aux marchés étrangers et la maîtrise des pratiques internationales d’exportation. Ils apportent en même temps le savoir-faire dans le domaine de la petite production industrielle moderne et facilement transférable. Ainsi, par l’apprentissage, puis par l’assimilation, les petites et moyennes entreprises privées des villages prospérèrent dans ce type de production et son exportation.

Plus important encore, ces investissements suscitent une demande de main-d'œuvre et créent des emplois là où ils sont réalisés. La main-d'œuvre libérée des zones rurales y est parfaitement absorbée grâce à cette injection de capital. Autrement dit, parmi les trois facteurs essentiels de production, la terre, le travail et le capital, les deux derniers voient leur importance s’accroître depuis trente ans. Pour donner une mesure de cela, 145 millions4 de « travailleurs migrants » ont pu quitter leur terre natale, inscrite sur leur Hukou, pour raison d’emploi en 2009 ; 574,3 Md$5 d’investissements étrangers passent de projet à réalité à la fin de 2010. La capacité de production de la Chine a énormément augmenté, notamment dans les industries qui exigent intensité de main-d'œuvre et de capital. Enfin, 145 millions de travailleurs, c’est à neuf millions près la population active des États-Unis6, on conçoit que l’ordre économique mondial en soit bouleversé…

En résumé, en assouplissant les règles d’attachement des paysans à la terre, le gouvernement a laissé son économie rurale, extérieure au secteur étatique et moins socialiste, s’ouvrir aux investissements étrangers ; et en même temps, il a tenté de réformer le noyau dur de son économie planifiée, l’économie urbaine. Malgré la complexité de l’économie chinoise, comme la difficulté de sa réforme depuis la fin de la Révolution culturelle, les changements en Chine du point de vue économique constituent surtout un processus de sortie du modèle communiste, un retour vers la normale si l’on considère que l’économie de marché est la forme normale et naturelle. Dans ce retour à la normale, l’économie chinoise a connu une croissance accélérée pendant trente ans.

Commerce et investissement international : transfert des déséquilibres sino-américains

Depuis les années 1980, la Chine a connu un véritable développement dans le commerce international, sa progression est encore plus spectaculaire depuis son entrée à l’OMC en 2001. La somme des importations et des exportations passe de 509,7 Md$ en 2001 à 2 563,3 Md$ en 2008, soit une croissance de plus de 500 %, et son excédent commercial évolue encore plus rapidement, de 24,1 Md$ à 298,1 Md$, soit une multiplication par 12,4 pendant cette période. Les États-Unis sont le partenaire commercial le plus important de la Chine. En 2008, ils importent 337,8 Md$ et exportent 71,5 Md$ avec elle, ce qui produit son excédent le plus important : 266,3 Md$7.

Cette réémergence de la Chine dans le commerce international est radicalement différente de ses précédentes périodes de prospérité. Il s’agissait alors d’un commerce alimenté par l’exportation des spécialités locales, le thé, la soie, la porcelaine… Cette fois-ci, l’investissement étranger et la libération de la main-d'œuvre rurale sont les principaux moteurs.

Les principales sources de l’investissement étranger en Chine sont des économies asiatiques, Hong Kong, Taiwan, Corée du Sud, Singapour et Malaisie, qui ont elles-mêmes connu une croissance très rapide grâce à l’exportation dans les différentes périodes d’après-guerre. Hong Kong et Taiwan comptent respectivement 47 % et 12 % d’investissements étrangers entre 1985 et 2005. L’investissement venant du Japon, de la Corée du Sud et de Singapour croît extrêmement rapidement depuis 2004 (Naughton, 2008). En revanche, les principaux investisseurs du monde, les États-Unis, le Canada, le Japon et l’Union européenne, ne dépassent pas 25 % de l’investissement en Chine entre 1985 et 2005, alors qu’ils réalisent 92 % de l’investissement étranger mondial entre 1998 et 2002.

En investissant en Chine, les économies asiatiques y transfèrent leur production d’exportation. Par conséquent, la part de l’exportation de l’ensemble de ces investisseurs et de la Chine reste stable ou en légère croissance. Par contre, à l’intérieur du groupe, la part de la Chine est en nette croissance et celle de ces investisseurs est en déclin. En effet, ces derniers transfèrent également leur part du marché d’exportation à la Chine.

Parallèlement, la politique d’ouverture du gouvernement chinois a toujours été finement orientée, par des avantages fiscaux ou une accélération du traitement des dossiers, pour attirer les investissements là où peut être employé le surplus de main-d'œuvre peu qualifiée pour exporter des produits vers les marchés étrangers. Cette volonté politique est souvent combinée avec la pratique des investisseurs qui est d’importer le maximum de composants et de matières premières pour ensuite assembler ou produire le produit final (cette pratique est dénommée processing trade8). Il n’est donc pas étonnant qu’entre 53 % et 57 % des exportations chinoises soient de processing trade depuis 1996 (NBER, 2008). C’est un court-circuit de production sur le sol chinois qui protège le marché domestique de la concurrence en ménageant une position confortable pour les entreprises étatiques.

On observe une sophistication du contenu technologique et une montée en gamme des exportations chinoises, par exemple vers les produits électroniques et l’équipement pour les télécommunications. Mais si l’on exclut le processing trade, fortement lié aux investissements étrangers, le niveau de l’exportation chinoise reste finalement inchangé. En réalité, le changement est bien plus profond que le changement de la structure d’exportation chinoise.

Le cycle de vie d’un produit comprend la conception, la fabrication et le service après-vente. La conception demande une connaissance fine du marché et des préférences des consommateurs et le service après-vente exige souvent une présence réelle à proximité des consommateurs. Ces deux phases engendrent le plus de valeur ajoutée, mais sont difficiles à délocaliser, contrairement à la production. Du fait du perfectionnement de la gestion logistique, du transport et de la télécommunication, la séparation de la conception, de la production et du service après-vente est devenue possible et la Chine s’est saisie de cette possibilité.

Pendant longtemps et encore aujourd’hui, le Japon, l’Allemagne et d’autres pays industriels concurrencèrent les États-Unis sur l’ensemble de ces processus dans certaines industries, par le biais de leurs entreprises internationales respectives. Cette concurrence se manifeste dès la conception jusqu’aux services. C’est une concurrence verticale qui ne touche que les entreprises et les salariés des industries en question, l’automobile ou l’électroménager, par exemple. Cette concurrence verticale laisse les salariés d’une entreprise touchée passer chez un rival ou se tourner vers d’autres secteurs qui demandent des compétences similaires.

Plus récemment, Taiwan et Hong Kong ont beaucoup produit et exporté dans l’industrie légère, mais leur progression fut vite limitée par le manque de main-d'œuvre et d’espace. Il s’agit d’un modèle théorique parfait de commerce international entre une petite économie et une grande économie, modèle qui profite pleinement à la petite, mais lèse peu la grande.

Dotée d’une population active, éduquée, disciplinée et surtout affranchie du Hukou, bénéficiant des investissements qui apportent le savoir-faire, le capital et le marché d’exportation, depuis vingt ans, la Chine se spécialise rapidement dans la phase d’assemblage et de production d’une très vaste famille de produits manufacturés. Elle prend donc en charge horizontalement une étape entière du cycle des produits, laissant la conception et les services aux pays importateurs et consommateurs. Cela met en difficulté l’ensemble de la classe moyenne et ouvrière des pays importateurs, qui se trouve indirectement en concurrence avec les travailleurs chinois via le commerce international.

Le fond du problème est le décalage des transformations économiques entre la Chine et les États-Unis. La transformation économique en Chine a pour effet de convertir des paysans sous-productifs en travailleurs d’une production industrielle en pleine activité. C’est un changement de secteur, mais sans réelle évolution de leur qualification. En revanche, aux États-Unis, l’économie bascule de l’industrie vers le service ou, autrement dit, de la production à la conception et aux services. La conversion des travailleurs de la production vers d’autres secteurs ou d’autres métiers plus qualifiés exige alors beaucoup plus de formation et d’accompagnement professionnel. C’est pour cette raison que les pays nordiques sont souvent cités comme les pionniers en matière d’emploi (et de retraite). Ils ont en effet mis en place des systèmes d’accompagnement et de formation continue, qui facilitent la reconversion professionnelle, sans lesquels la transition économique serait plus douloureuse pour la population touchée et même pour l’ensemble de la société. C’est malheureusement le cas aux États-Unis.

Le changement structurel fondamental de l’économie américaine

Rapportées à la situation d’il y a trente ans, les conséquences de la dérégulation financière, incluant la consommation croissante, se démarquent des autres changements économiques aux États-Unis.

La dérégulation de l’industrie financière a simplifié l’émission des cartes de crédit comme l’obtention de crédits à la consommation pour les particuliers. Le résultat direct est qu’aujourd’hui, une famille américaine moyenne ne possède pas moins de treize cartes de crédit. Le total des crédits des ménages, composé de prêts immobiliers hypothécaires et de différentes formes de crédit à la consommation, dont 976,3 Md$ de crédits revolving9, se monte à 14 000 Md$ en 200810, soit quasiment l’équivalent du PIB des États-Unis en 200911. Il était de 680 Md$ en 1974 ; il a donc été multiplié par plus de vingt en trente-quatre ans.

Parallèlement, la part de la consommation compte de plus en plus dans le PIB américain. Au moment de la crise du début des années 1980, la consommation des ménages représente environ 60 % du PIB américain. Ce chiffre grimpe progressivement et atteint 70 % en 2001, valeur sous laquelle il n’est pas redescendu depuis lors. Le revenu médian des Américains croît seulement de 18 % entre 1984 et 1999, reste stagnant jusqu’en 2007 et connaît par la suite un net recul de 6 %12. Proportionnellement parlant, l’expansion de la consommation est plus soutenue par la progression du crédit que par l’augmentation du revenu.

L’injection de crédits à court terme crée plus de liquidités dans l’économie et augmente instantanément le pouvoir d’achat. À moyen terme, le remboursement durable du crédit se base sur l’hypothèse de revenus à venir, qui reste fragile et précaire face à l’incertitude de l’économie. À long terme, la consommation d’aujourd’hui s’oppose à l’épargne et à l’investissement pour demain. Quand la consommation s’appuie aussi fortement sur le crédit, comme c’est le cas aux États-Unis, l’équilibre entre le présent et l’avenir est gravement altéré.

Ce modèle de financement par le crédit sans souci de l’avenir semble être également celui adopté par les Pouvoirs publics américains. Par rapport à la dérégulation du secteur financier privé, l’avantage de l’État est qu’il lui est facile de s’affranchir de sa contrainte : le plafond de la dette extérieure. En prenant la même période de comparaison que précédemment, de 1974 à 2008, ce plafond passe de 495 Md$ à 11 315 Md$, soit vingt-trois fois plus. Et si l’on va jusqu’en 2010, il sera de 14 294 Md$, soit vingt-neuf fois celui de 1974, et 26 % d’augmentation en seulement deux ans, de 2008 à 201013. En novembre 2010, la dette réelle atteint 13 808 Md$ (US Treasury, 2010), ce qui est proche du PIB du pays, tout comme le crédit des ménages.

Selon la Central Intelligence Agency (CIA), plus de 80 % de la dette extérieure américaine est libellé en dollars ; les prêteurs préfèrent détenir des titres en dollars car ils le considèrent comme la monnaie de réserve mondiale. Les 14 000 Md$ de crédit des ménages et les 13 800 Md$ de dette extérieure représentent presque deux fois le PIB des États-Unis, rien qu’en emprunts. Le premier injecte des liquidités dans la consommation du marché domestique, le second accroît la réserve mondiale en dollars. L’héritage historique du rôle de monnaie de réserve mondiale ne correspond plus à la situation économique du monde. En revanche, le dollar continue de remplir sa mission domestique et une réelle surliquidité de dollars ayant été créée, cela entraîne sa dépréciation sur le marché monétaire international.

La surliquidité est une conséquence, mais n’est pas l’origine des déséquilibres mondiaux. Le cœur du problème reste le même pour les États-Unis : à quel point faut-il dépenser pour croître ? Le crédit ou la dette, que ce soit pour un ménage ou pour un pays, est un mode de financement qui ne peut pas fonctionner éternellement. Or pour un ménage au chômage, les banques, en position de force, peuvent réquisitionner les biens hypothéqués. Pour un petit pays, la Grèce ou l’Islande, les institutions internationales peuvent imposer un plan de rigueur ou encore intervenir. Mais quand il s’agira un jour des États-Unis, le pays sera non seulement too big to fail, mais surtout too big to help

De l’autre côté du Pacifique, la Chine et les Chinois épargnent et investissent. Depuis la réforme, la désocialisation de l’économie chinoise accorde à nouveau la propriété privée du logement et l’État ne se charge plus de distribuer gratuitement les logements de fonction dans les zones urbaines. Les services sociaux ne sont également plus gratuits. Il y a eu un véritable transfert de charges et de responsabilités de l’État aux citoyens dans les domaines de l’éducation, de la santé, du chômage et de la retraite. Devant l’incertitude face à l’avenir due aux réformes en cours, les Chinois préfèrent avoir leur propre assurance financière et anticiper les dépenses, quitte à réduire leur consommation actuelle. Le taux d’épargne de la Chine atteint son record historique de 58 % en 2010, soit plus du double de la moyenne mondiale qui est de 26 %14.

Déséquilibres monétaires et financiers : conséquence inévitable des changements

La monnaie de la Chine, le renminbi (RMB), n’est pas une monnaie totalement en libre circulation. Sur le plan international, le renminbi n’est pas utilisé sur les marchés monétaires internationaux, son taux de change vis-à-vis des autres devises ne résulte pas du marché, mais il est fixé par la banque centrale chinoise. À l’intérieur de la Chine, les entreprises qui opèrent dans le commerce international doivent échanger dans les banques autorisées des renminbis contre les devises nécessaires avec justification des contrats pour l’importation et elles sont astreintes à l’opération inverse pour l’exportation. Enfin, la banque centrale a pour obligation de racheter les devises étrangères aux banques commerciales. L’excédent commercial de la Chine fait que c’est l’État qui possède et gère une réserve d’une taille croissante qui atteint 2 847 Md$ à la fin de 201015.

Les Chinois fabriquent des produits que les Américains consomment et la Chine détient des dollars que les États-Unis impriment. Finalement, si l’on compare des billets dont la valeur décline et des biens déjà consommés, la Chine occupe la position la plus vulnérable.

La diversification de la gestion de la réserve chinoise commence par un considérable ralentissement de ses achats de bons du Trésor américain. Le stock détenu par la Chine est passé de 77,5 Md$ à la fin de 2002 à 728,4 Md$ en 2008, 894,8 Md$ en 2009 et 891,6 Md$ en 2010, alors que le stock total en circulation passait de 3 685 Md$ en 2009 à 4 373 Md$ en 2010 (soit 18,7 % d’augmentation, la part détenue par la Chine reculant donc de 24,3 % à 20,4 %) ; dans cette même année 2010, les parts du Japon et de la Grande-Bretagne ont crû, passant respectivement de 765,7 Md$ à 883,6 Md$ et de 180,3 Md$ à 541,3 Md$16. La Chine tente de liquider ses dollars en investissant massivement à l’étranger via le biais de ses entreprises étatiques pour en faire des champions internationaux et garantir ses approvisionnements stratégiques en matières premières. Le renforcement, qui en découle, de ces entreprises d’État, relativement peu efficaces, transparentes et sujettes à la corruption, constitue en un certain sens un retour en arrière par rapport à la réforme économique. La remontée en puissance de ces entreprises, souvent dans les secteurs hautement protégés, rend l’accès au marché chinois des entreprises étrangères complexe et moins prometteur. Les États-Unis ont réussi à faire réévaluer le taux de change entre le yen et le dollar en 1985, mais ils n’ont jamais pu franchir la frontière du marché japonais. Cette fois-ci, la taille et le potentiel du marché chinois sont tels que la classe politique américaine se donnera les armes nécessaires pour assouplir la position de la Chine.

Les caractéristiques du système monétaire actuel de la Chine font que plus l’excédent commercial est important, plus l’équilibre monétaire domestique est fragilisé. En réalité, les plans de relance gigantesques du gouvernement central et des gouvernements provinciaux et le rachat obligatoire de l’excédent commercial en devises produisent déjà une grande tension inflationniste. Une libéralisation du système de change du renminbi ne garantirait même pas une réévaluation de ce dernier à la hausse vis-à-vis du dollar à moyen terme, puisqu’il y a une surliquidité du dollar du côté américain.

Dans l’absolu, le fait qu’un pays détienne une grande réserve de change n’est pas un problème en soi, c’est l’asymétrie du système, ou du régime, selon laquelle les pays sont soumis à des règles du jeu différentes dans un même marché international, qui fait problème. La Chine a besoin de réformer son régime de change et sa politique sur le contrôle de la population, tout comme les États-Unis ont besoin de réformer leur économie et leur système financier ; la solution est plus domestique pour chacun des deux pays qu’internationale.

Mais le régime du Parti communiste en Chine va-t-il permettre l’arrivée au pouvoir d’un nouveau réformateur qui placerait la nécessité des réformes et la justice sociale devant le maintien au pouvoir du Parti ?

Si l’histoire est un long documentaire que nous pouvons repasser en accéléré, on y voit que les deux derniers adversaires politiques ou économiques des États-Unis, l’URSS et le Japon, se sont affaiblis sous le poids de leurs propres systèmes politiques et économiques sans qu’il y ait eu une guerre, militaire ou monétaire. Mais les Américains vont-ils élire un président qui réduirait considérablement les dépenses à court terme de l’État et investirait dans un futur allant au-delà de son propre mandat ? Le Congrès et le Sénat vont-ils laisser un président réformer profondément le tout-puissant secteur financier ?

Aujourd’hui, peut-être pour la première fois, la situation des États-Unis requiert autant de changements internes que celle de son nouvel adversaire, la Chine, et les solutions ne se trouvent probablement pas dans la poche de l’autre…


Notes

1 9 826 675 km2 pour les États-Unis (source : CIA, The World Factbook) et 9 677 009 km2 pour la Chine (y compris Taiwan) (source : China Statistic Bureau).
2 1 330 141 295 km2 (estimation de juillet 2010) pour la Chine et 310 232 863 km2 (estimation de juillet 2010) pour les États-Unis (source : CIA, The World Factbook).
3 En 1978, 790 millions de Chinois sont enregistrés dans les zones rurales, contre 172 millions dans les zones urbaines (source : China Statistics Bureau).
4 Source : Chinese Academy of Social Sciences (CASS).
5 Source : CIA, The World Factbook.
6 153,9 millions (source : CIA, The World Factbook).
7 Source : The US-China Business Council.
8 Selon le texte juridique Guide to Doing Business in China de Hong Kong Trade Development Council : « Processing trade refers to the business activity of importing all or part of the raw and auxiliary materials, parts and components, accessories, and packaging materials from abroad in bond, and re-exporting the finished products after processing or assembly by enterprises within the mainland. It includes processing with supplied materials and processing with imported materials. Under processing with supplied materials, the imported materials and parts are supplied by the foreign party which is also responsible for selling the finished products. The business enterprise does not have to make foreign exchange payment for the imports and only charges the foreign party a processing fee. Under processing with imported materials, the business enterprise makes foreign exchange payment for the imported materials and parts and exports the finished products after processing. »
9 Source : Federal Reserve Statistical Release, 5 décembre 2008.
10 Source : Time, no 44, 2010.
11 14 330 Md$ en 2009 (source : CIA, The World Factbook).
12 Source : Pew Economic Mobility Project.
13 Source : The New York Times, 6 janvier 2011.
14 Source : Le Monde, 15 février 2011.
15 Source : State Administration of Foreign Exchange of China.
16 Source : Department of the Treasury/Federal Reserve Boardt: Major Foreign Holders of Treasury Securities.

Bibliographies

Hyam R. (1976), Britain’s Imperial Century, 1815-1914, Palgrave Macmillan.
Naughton B. (2008), Chinese Economic Reform and Transition. MIT Press.
NBER (National Bureau of Economic Research) (2008), China’s Growing Role in World Trade.
US Treasury (2010), Debt Position and Activity, rapport, novembre.