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 Microfinance et éthique


Reinhard H. SCHMIDT Professeur, Chaire « banque et finance internationales », université Goethe de Francfort, Allemagne. Contact : schmidt@finance.uni-frankfurt.de

À la suite d'une commercialisation excessive, la microfinance est entrée dans une crise profonde depuis 2010. Les relations entre microfinance et éthique semblent provenir des tensions qui apparaissent dans la conduite d'une activité commerciale de microfinance. Ce papier défend la thèse selon laquelle la microfinance est viable socialement, économiquement et moralement dans un cadre purement commercial sous réserve qu'elle évite une commercialisation excessive de ses produits. Enfin, il analyse les différentes conceptions rivales de la microfinance à la lumière du débat philosophique plus général relatif à l'éthique des comportements humains.

L'éthique : un aspect important de la microfinance

Il n'y a pas si longtemps, la microfinance, ou l'octroi de petits et très petits prêts et la prestation d'autres services financiers à des personnes relativement pauvres dans les pays en développement et les anciens pays socialistes d'Europe centrale et de l'Est, était saluée comme une idée brillante et tout à fait positive. Cette pratique était soutenue par presque tous les hommes politiques et experts du développement. L'engouement autour de la microfinance a atteint son point culminant à la fin de 2006, lorsque le prix Nobel de la paix a été décerné au professeur Muhammad Yunus et à la Grameen Bank, l'institution de microfinance (IMF) qu'il a créée au Bangladesh dans les années 1970. Ce prix Nobel de la paix a soudainement fait découvrir la microfinance au grand public et beaucoup l'ont alors considérée comme la branche la plus humaine du système financier international, si ce n'est la seule. Par ailleurs, le prix a été décerné pour de bonnes raisons : toute personne qui lutte pour une répartition plus équitable des opportunités de développement personnel et économique, en accordant des prêts aussi largement et efficacement que Muhammad Yunus et sa banque le font depuis des années, œuvre bel et bien pour la paix dans le monde. Le manque d'accès aux services financiers est en effet l'une des raisons principales du maintien de la pauvreté, et la pauvreté massive et durableest l'une des plus grandes menaces pour la paix1. Il existe donc bien un lien évident entre microfinance et éthique.

Pourtant, au moment où j'achève ce texte à l'été 2012, la situation a fondamentalement changé, et pas uniquement à cause de la crise financière qui a frappé certaines IMF aussi durement que de nombreuses autres banques. C'est une question purement morale qui est au cœur du problème. L'Inde a connu en 2010 une vague de suicides d'emprunteurs qui avaient contracté des prêts auprès d'IMF. Ces événements tragiques ont suscité une vive attention du public et terni l'image autrefois résolument positive de la microfinance. Soudain, le scepticisme s'est propagé. La microfinance fonctionne-t-elle vraiment ? Peut-elle avoir un quelconque effet positif sur la pauvreté et le développement ? Le modèle économique adopté par de nombreuses IMF ces dernières années est-il réellement adapté ? L'utilisation de fonds publics pour soutenir la microfinance, comme cela a été amplement le cas ces dernières années, est-elle justifiée ? Toutes ces préoccupations sont également liées à des questions éthiques.

La relation entre microfinance et éthique est donc à l'évidence plus complexe que le suggère l'attribution du prix Nobel de la paix à Muhammad Yunus et sa banque pour récompenser la « découverte » de la microfinance en tant qu'outil de lutte contre la pauvreté. Cette complexité va au-delà des doutes déjà exprimés depuis un certain temps par des observateurs compétents à propos de l'efficacité de la microfinance comme outil pour combattre la pauvreté. Si cette question est malvenue, elle ne signifie pas pour autant que la microfinance n'a aucune valeur sur le plan du développement et de l'éthique2.

Cet article traite de divers aspects de la relation entre microfinance et éthique. Le rôle discutable de la microfinance dans la réduction de la pauvreté et les revendications exagérées de Muhammad Yunus et nombre de ses disciples dans ce sens ne sont qu'un aspect mineur du débat. Les tensions entre valeurs morales et impératifs économiques dans la création et la gestion des IMF sont bien plus importantes. Le débat porte plus particulièrement sur le rôle et les mérites de ce que l'on appelle l'approche commerciale de la microfinance.

Le terme « approche commerciale de la microfinance » fait référence à une stratégie de création et de gestion des IMF leur permettant de couvrir l'intégralité de leurs coûts, incluant le coût des fonds propres, au terme d'une courte période de démarrage et d'être définitivement indépendantes des subventions des institutions d'aide au développement. Il est intéressant de noter que pendant de nombreuses années, la Grameen Bank n'a pas suivi cette approche et que Muhammad Yunus est depuis longtemps l'un de ses critiques les plus véhéments. Toutefois, depuis le début du nouveau millénaire, une grande majorité des experts de la microfinance sont convaincus que l'approche commerciale est la seule valable. Pour un petit nombre d'institutions bien connues comme la Grameen Bank, avec un porte-parole extrêmement éloquent et très respecté comme Muhammad Yunus, le fait d'accomplir un travail consciencieux, très pertinent d'un point de vue social, et le fait de dépendre du soutien extérieur pour couvrir les déficits prévus peuvent constituer un modèle économique viable3. Mais ce n'est pas le cas pour les centaines et même les milliers d'IMF qui ont vu le jour au cours des trente dernières années. Par conséquent, toute IMF sérieuse doit, dans une certaine mesure, adopter une approche commerciale. Mais la question clé est précisément la suivante : quelle devrait, ou plutôt doit, être l'ampleur de l'approche commerciale d'une IMF ?

Il est évident qu'une approche commerciale trop faible peut poser problème étant donné que la non-viabilité financière remettrait en question l'existence de toute IMF. Les cas les plus intéressants et les plus critiques sont ceux des IMF qui affichent ce que j'appelle une « commercialisation excessive ». De tels cas existent et ils ont récemment suscité une grande attention, étant donné que les événements qui ont terni la réputation et l'attrait moral de la microfinance ont touché précisément les IMF que je considère comme excessivement commerciales.

Cet article s'articule autour de trois propositions. Premièrement, encore aujourd'hui, la microfinance est un outil précieux sur le plan social, économique et moral, à condition d'être utilisée correctement, ce qui nécessite une approche commerciale claire. Ensuite, les événements récents sont à l'origine d'une crise morale de la microfinance, conséquence d'une commercialisation excessive. Enfin, la commercialisation excessive peut être évitée sans toutefois abandonner complètement l'approche commerciale.

En vue d'illustrer et d'appuyer ces propositions, la deuxième partie décrit comment la microfinance a évolué depuis ses débuts modestes jusqu'à devenir un véritable succès. La troisième partie revient sur le fond de la controverse des années 1990 à propos des mérites éthiques de l'approche commerciale. Ensuite, dans la quatrième partie, je traite des événements récents à l'origine de la crise morale qui touche actuellement la microfinance. En conclusion, la dernière partie traite tout d'abord des conditions dans lesquelles une IMF peut s'introduire en Bourse sans être exposée à un risque de commercialisation excessive, puis des perspectives de la microfinance qui peuvent sembler indûment optimistes et paradoxales pour les cinq ou même dix prochaines années, et enfin elle laisse place au débat spécifique relatif aux approches rivales de la microfinance dans le contexte du débat philosophique général autour de ce que l'on peut considérer comme une conduite éthique de valeur.

L'évolution de la microfinance

Des débuts modestes

Soutenir des systèmes financiers dans les pays pauvres a longtemps été un aspect important de la politique occidentale d'aide au développement reposant sur des hypothèses plausibles : les pays pauvres manquent de capital et leur croissance économique serait stimulée par un meilleur système financier4. Toutefois, la notion de « bon système financier » et les idées pour améliorer le système financier des pays en développement ont évolué au fil du temps. L'un de ces changements de points de vue a donné naissance à la microfinance.

L'ancienne politique de financement du développement menée depuis les années 1950 consistait à acheminer de grandes quantités de capitaux des pays occidentaux vers les banques de développement liées aux pouvoirs publics dans les pays bénéficiaires, qui prêtaient à leur tour ces fonds à des projets ou des agences liés à l'État et à de grandes entreprises. Selon la conviction optimiste à l'origine de cette politique, la stimulation des « pôles de croissance » finirait par déclencher un processus de croissance générale autonome qui bénéficierait également aux pauvres et aux petites entreprises car, comme on le supposait alors, « la marée montante soulève tous les bateaux ».

Pourtant, dans la plupart des pays bénéficiaires, l'effet de retombée attendu n'a pas eu lieu. La leçon éthique à tirer de cet échec est claire et simple : il ne suffit pas de se fier à des théories illusoires et infondées prévoyant ce que des mesures données permettront d'accomplir et d'espérer que les initiatives mises en place finiront d'une manière ou d'une autre par donner des résultats positifs5. Par ailleurs, dans la plupart des pays, la forme traditionnelle de financement du développement avait une conséquence involontaire : le revenu, la richesse et les opportunités économiques étaient encore plus inégalement répartis qu'auparavant. Au cours de la période postérieure à 1968 et à la fin de la guerre du Vietnam, cette conséquence n'était pas acceptable d'un point de vue politique.

En 1973, Robert McNamara, à l'époque président de la Banque mondiale, a abandonné le financement du développement tel qu'il était pratiqué jusque-là. Son célèbre discours prononcé à Nairobi au Kenya a marqué le point de départ de la seconde phase du financement du développement et de la microfinance, comme nous l'appelons aujourd'hui. La nouvelle politique, annoncée dans ce discours, consistait toujours à acheminer des fonds vers les pays en développement. Toutefois, les grandes quantités de capitaux n'étaient plus uniquement fournies à de grandes agences et banques liées aux pouvoirs publics, et indirectement à de grandes entreprises, mais également, réparties en petites sommes, directement aux groupes-cibles nouvellement identifiés, à savoir les pauvres et les petites et même très petites entreprises.

Pour acheminer de petites sommes directement à ceux qui étaient censés en avoir le plus besoin, il fallait trouver de nouveaux « canaux de distribution » atteignant réellement les groupes-cibles. Compte tenu des restrictions générales en matière de taux d'intérêt, toujours en vigueur dans presque tous les pays à l'époque, les banques étaient à juste titre considérées comme incapables et peu disposées à exercer cette fonction : elles ne gagneraient jamais rien à s'occuper des clients pauvres. Il fallait donc trouver d'autres institutions vraiment motivées pour atteindre et soutenir les petites entreprises et les pauvres. Assez rapidement, de nombreuses institutions de ce type ont été créées avec le soutien de l'étranger. La plupart étaient des institutions à but non lucratif avec des standards éthiques élevés et de grandes ambitions. Pourtant, comme elles avaient également des coûts très élevés, mais pas de modèle économique bien conçu, elles sont devenues des puits sans fond, et presque aucune de ces institutions n'a survécu plus de quinze ans. L'une des rares exceptions qui a réussi à survivre et même à croître considérablement, grâce à l'influence charismatique de Muhammad Yunus et à sa capacité à mobiliser des fonds, est la désormais célèbre Grameen Bank. L'une des raisons de cet échec était que bon nombre de ces nouvelles institutions étaient gérées par des spécialistes en sciences sociales occidentaux motivés par des préoccupations politiques, qui n'étaient pas compétents pour gérer des institutions financières et avaient une compréhension limitée des problèmes financiers des propriétaires de petites et très petites entreprises dans les pays en développement. Ainsi, la deuxième approche du financement du développement fut également un échec dont on a pu tirer une nouvelle leçon éthique : il ne suffit pas simplement d'avoir de bonnes intentions.

L'avènement de la microfinance moderne

Un nouveau type de projets de financement du développement avait de meilleures perspectives de réussite. Il s'agissait de programmes de crédits octroyés par des organisations non gouvernementales (ONG) et financés par des fonds externes, qui n'étaient ni conçus ni supervisés par des spécialistes en sciences sociales des pays industrialisés, mais plutôt par des hommes et des femmes de tendance libérale, souvent entrepreneurs eux-mêmes et originaires des pays hôtes. Les initiateurs de ces programmes étaient conscients des besoins des microentrepreneurs, le principal groupe-cible de la nouvelle politique, et comprenaient en principe leurs problèmes économiques et financiers.

Vers 1990, une conviction a émergé parmi les experts du financement du développement : les petits et très petits entrepreneurs des pays en développement étaient le groupe-cible idéal pour les programmes de microcrédits, et les ONG créées et gérées par les entrepreneurs locaux étaient la forme organisationnelle idéale pour les soutenir, le tout créant une combinaison parfaite en matière de politique de développement. Comme les ONG avaient un caractère commercial et également un engagement social et n'avaient, tout comme leurs clients, rien à voir avec les pouvoirs publics, cet ensemble s'intégrait presque parfaitement au paysage politique de l'époque. Un certain nombre d'agences de développement internationales ont repris cette idée et soutenu plusieurs de ces nouvelles ONG octroyant des crédits.

Il est important de faire la distinction entre deux types d'IMF6. Il y a, d'une part, les IMF qui se soucient de limiter leurs coûts et d'augmenter leurs revenus pour atteindre un niveau d'efficacité qui leur permet d'être financièrement autonomes. Cette approche, que l'on appelle « commerciale », implique la nécessité de limiter les coûts en se concentrant sur le crédit en tant que seul service fourni, et d'augmenter les revenus en imposant pour les crédits des taux d'intérêt plus élevés qui, si possible, permettent de couvrir les coûts. Cette politique consistant à n'accorder que de petits et très petits prêts est la raison pour laquelle les IMF de ce type étaient appelées « minimalistes ».

On trouve, d'autre part, les IMF qui fournissent divers types de services dont les pauvres ont besoin, imposent des taux d'intérêt plus faibles sur les microcrédits et sont moins strictes en matière de remboursement. Pour les observateurs extérieurs, cette approche plus souple avait un certain attrait car elle semblait plus favorable pour les clients et plus conforme aux capacités de paiement des pauvres. Les IMF de ce type étaient parfois appelées « welfaristes » (de l'anglais welfare, aide sociale) car elles prétendaient appliquer des méthodes reflétant un concept global visant à améliorer la situation sociale de leurs clients7.

En 1992, la Banque interaméricaine de développement a commandé une étude sur l'efficacité des ONG octroyant des crédits, s'intéressant aux deux types d'IMF. Les conclusions donnaient à réfléchir (Schmidt et Zeitinger, 1996). Les déficits annuels des IMF qui privilégiaient l'approche souple étaient colossaux. Néanmoins, même les IMF qui aspiraient à rentrer dans leurs fonds étaient loin d'atteindre cet objectif. La conclusion était évidente : avec les coûts élevés constatés dans l'étude, aucune IMF ne pourrait survivre et toutes seraient définitivement dépendantes des subventions. Cependant, faire assumer aux clients leurs coûts élevés, qui s'élevaient à presque 100 %, aurait été tout aussi impossible pour des raisons économiques, politiques et éthiques.

Si le microcrédit coûtait aussi cher que cela semblait à l'époque, la microfinance ne serait pas un outil adapté pour combattre la pauvreté, créer des emplois et stimuler la croissance économique. Sur le long terme, les organisations concernées n'auraient même pas pu créer ne serait-ce qu'une illusion de plus grande égalité sociale. Dans sa forme de l'époque, la microfinance ne pouvait être qu'une façade politique. La préconiser en tant qu'outil de la politique de développement – et dépenser l'argent des donateurs qui aurait pu être attribué à d'autres mesures d'aide au développement – paraissait discutable sur le plan éthique.

Ces conclusions ont incité certains organismes donateurs internationaux à demander aux IMF qu'ils soutenaient de faire preuve d'une bien plus grande efficacité. Sous cette pression, certaines IMF qui octroyaient des crédits ont commencé à entreprendre de sérieux efforts pour réduire leurs coûts et mener des activités efficaces et financièrement viables. Quand il a eu connaissance des résultats de cette étude, John D. Von Pischke, l'un des plus éminents experts du financement du développement8, a suggéré un objectif qui semblait à l'époque presque utopique : la somme des coûts administratifs et du coût du risque d'une bonne IMF ne devrait pas s'élever à plus de 20 % de son portefeuille de crédits. Un tel niveau de coûts serait suffisamment bas pour être répercuté sur les clients, permettant ainsi aux IMF de couvrir leurs coûts et de développer l'étendue de leurs activités conformément à leur double objectif : parvenir à la viabilité financière et accroître leur portée auprès des clients pauvres. Les IMF qui ont relevé le défi, certes une minorité parmi les IMF existantes au début des années 1990, ont adopté la nouvelle étiquette d'IMF commerciales.

Le vieux débat autour du caractère éthique de la microfinance commerciale

La microfinance commerciale et ses critiques

La seconde moitié des années 1990 a vu une profonde évolution de la microfinance. Grâce à une série d'innovations en matière de technologie de prêt9, à la conception organisationnelle des IMF et à l'élaboration de projets d'aide au développement qui ont servi à créer de nouvelles IMF10, les meilleures IMF ont en effet pu réduire leurs coûts pour atteindre un niveau d'environ 20 % à 30 % de leur portefeuille de crédits dans un délai assez court. Quelques-unes d'entre elles ont même réussi à couvrir intégralement leurs coûts grâce à leurs recettes courantes.

Naturellement, la meilleure façon de parvenir à cet objectif ambitieux a suscité de profonds débats. Deux approches principales, comme on les appelle dans le jargon technique, sont ressorties de ces débats. La première est l'« approche institutionnelle », qui considère la création d'institutions viables pouvant réaliser de solides performances financières comme le point clé et comme une condition préalable pour avoir également un effet notable sur le plan social et du développement. Le principal protagoniste de cette approche était la société de conseil allemande Internationale Projekt Consult (IPC). L'autre approche était appelée « approche commerciale ». Parmi les experts, elle était principalement associée à ACCION, une organisation très respectée de soutien aux IMF basée aux États-Unis. Mais ces étiquettes ne signifient pas grand-chose étant donné qu'il n'y a quasiment aucune contradiction entre les deux approches : les IMF financièrement viables doivent également avoir une approche commerciale et si elles souhaitent parvenir à la réussite commerciale nécessaire pour avoir un impact notable et durable, elles doivent avoir une forme institutionnelle adaptée. Par conséquent, je regroupe ces deux approches sous le terme le plus largement accepté « approche commerciale ».

À la fin du siècle dernier, l'approche commerciale l'avait clairement emporté sur les pratiques « plus souples » et traditionnelles, bien intentionnées, mais inefficaces. Toutefois, il serait faux de penser que les opinions partagées par IPC et ACCION et de nombreux autres éminents praticiens et théoriciens de la microfinance étaient universellement acceptées. Les principales figures de nombreuses IMF, y compris Muhammad Yunus, ainsi que certains experts travaillant dans les institutions d'aide au développement et universitaires émettaient de sérieuses réserves vis-à-vis de la nouvelle approche, et certains y étaient même ouvertement hostiles11. Du point de vue des « welfaristes », essayer de réaliser des profits par le biais de projets de développement était a priori moralement répréhensible. Ils allaient jusqu'à ne pas considérer la couverture des coûts comme un objectif adéquat, car à leurs yeux, le travail des IMF était si important d'un point de vue social et politique que les pays industrialisés avaient l'obligation morale de le financer et de couvrir les déficits inévitables des IMF respectables sur le plan moral et du développement. Évidemment, cette critique était motivée par des considérations éthiques, mais comme je le démontre dans le présent article, elle ne s'appuyait sur aucun fait, ni aucun chiffre.

Une simple illustration du premier conflit éthique autour de la microfinance commerciale

Le conflit des années 1990 autour de la valeur éthique de l'approche commerciale peut être illustré par la comparaison de deux IMF hypothétiques appelées IMF-1 et IMF-2, calquées sur le modèle de ce que l'on considérait à l'époque comme une bonne institution dans chaque catégorie.

L'IMF-1 a une approche commerciale, contrairement à l'IMF-2. Les deux institutions ont été créées quatre ans plus tôt en utilisant le même montant de fonds de l'aide au développement et en octroyant toutes deux des prêts d'une taille moyenne de 1 000 dollars. Au cours de ses quatre années d'existence, les coûts administratifs et le coût du risque (par an) de l'IMF-1 s'élèvent à 15 % de son portefeuille de crédits moyen. En incluant les coûts de financement d'environ 10 %, le total de ses coûts se monte à environ 25 %. Les propriétaires de petites et très petites entreprises peuvent obtenir des prêts assortis de modalités et conditions qui correspondent à un taux d'intérêt effectif de 30 % si l'on inclut les propres coûts de transaction des clients. L'IMF-1 couvre donc intégralement ses coûts. Comme c'est le cas depuis un certain temps, elle dispose également des fonds propres nécessaires au développement de ses activités et peut facilement obtenir de la part des organismes d'aide au développement des prêts supplémentaires dont elle pourrait avoir besoin. Grâce à son meilleur accès au financement, elle prête de l'argent à 30 000 clients. Toutefois, son approche stricte en matière de couverture des coûts implique que ses dirigeants ne peuvent pas toujours être « gentils » avec les emprunteurs qui ne remboursent pas leurs prêts et les employés qui ne travaillent pas aussi dur qu'ils le devraient ou accordent des prêts à leurs familles et amis plutôt qu'à la clientèle ciblée, les propriétaires de petites entreprises.

L'IMF-2 rejette l'approche commerciale pour des raisons éthiques et elle fonctionne cependant avec une plus grande ouverture. C'est pour cela que le total de ses coûts est plus élevé et se monte à environ 40 %. Ses dirigeants et les autres personnes chargées de l'élaboration de sa stratégie ne trouvent pas acceptable de répercuter ces coûts sur les clients. Par conséquent, le taux d'intérêt que l'IMF-2 applique à ses clients est plus faible afin que les coûts d'intérêt effectifs pour les clients ne soient que de 20 %. Comme cela ne suffit pas à couvrir ses coûts, elle doit trouver des organismes d'aide au développement disposés à compenser le déficit. Au cours des années 1990, cela pouvait encore être possible moyennant quelques efforts et une certaine habileté à mobiliser des fonds. Mais à cette époque, les organismes d'aide qui intervenaient pour couvrir les déficits ne considéraient plus comme inévitable le fait que l'IMF-2 ne parvienne pas à couvrir intégralement ses coûts. Ils ne pouvaient donc plus être persuadés de fournir les fonds supplémentaires qui permettraient de développer le niveau ou la portée des activités de l'IMF-2. Par conséquent, je considère que l'IMF-2 ne peut prêter de l'argent qu'à 10 000 clients.

J'émets également l'hypothèse suivante en vue de faciliter l'évaluation : les clients des deux institutions ne demandent pas ces prêts par plaisir ou pour financer leur consommation, mais parce qu'ils en ont vraiment besoin pour leurs entreprises. La seule autre solution pour eux serait d'emprunter de l'argent sur le marché du crédit informel où le taux d'intérêt effectif sur les petits crédits est d'au moins 100 % par an, un chiffre encore valable aujourd'hui dans les régions les plus pauvres du monde.

Le problème éthique est maintenant facile à démontrer : l'IMF-1 peut parfois se montrer sévère et demande des taux d'intérêt plus élevés à ses clients pauvres, mais elle peut prêter de l'argent à trois fois plus de clients que l'IMF-2 en leur proposant des crédits à 30 %. En d'autres termes, elle permet à 20 000 personnes supplémentaires d'éviter de devoir solliciter des crédits informels et onéreux qui leur coûteraient 100 %. En revanche, l'IMF-2 n'est pas aussi stricte dans ses relations avec ses clients (et probablement avec ses employés) et est donc une institution plus conviviale, mais qui prête de l'argent à beaucoup moins de clients.

La valeur monétaire des coûts que les clients d'une IMF économisent, en n'ayant pas à solliciter de crédits auprès d'usuriers sur le marché informel, peut être utilisée comme mesure quantitative très simple de l'impact des activités d'une IMF ou du bénéfice financier qu'elle crée pour ses clients. Si l'on multiplie le montant moyen d'un prêt (1 000 dollars dans les deux cas) par le nombre d'encours de crédits (30 000 dollars pour l'IMF-1 et 10 000 dollars pour l'IMF-2) et les économies d'intérêts par rapport au taux d'intérêt présumé appliqué par les usuriers (100 % moins les intérêts payés, soit –30 % ou –20 %) par dollar emprunté, on obtient un bénéfice pour les clients de 21 M$ en une seule année dans le cas de l'IMF-1. Le même calcul pour l'IMF-2 donne un bénéfice de seulement 8 M$, soit 13 M$ de moins.

D'autres bénéfices apportés par les deux IMF pourraient également être calculés et il serait également logique d'ajouter les bénéfices nets sur plusieurs années. Mais pour ma démonstration, ces approfondissements ne sont pas nécessaires. Un décideur agissant dans l'intérêt du groupe-cible officiellement déclaré, les pauvres et les propriétaires de petites entreprises, n'aurait aucune difficulté à décider laquelle des deux IMF doit être soutenue : l'IMF-1 est évidemment préférable à la fois pour des raisons économiques et éthiques car elle présente de meilleures performances financières et offre bien plus d'avantages aux clients. Cette simple comparaison du bénéfice prévu pour les emprunteurs soutient clairement l'approche commerciale : elle est supérieure sur le plan éthique simplement car elle génère un impact bien plus fort en matière de développement.

De nouvelles façons de créer des IMF

Au milieu des années 1990, les conditions économiques et réglementaires liées au financement de petites et très petites entreprises n'étaient plus les mêmes que dans les décennies précédentes. Principal changement : les plafonds des taux d'intérêt que les banques pouvaient imposer à leurs clients avaient été supprimés dans la plupart des pays. Compte tenu des graves problèmes d'efficacité rencontrés par la plupart des ONG de microfinance, les experts ont commencé à penser qu'il serait plus efficace et productif de disposer de banques spécialisées dans la microfinance pour fournir des services de microfinance à la place des ONG, qui ne sont pas des banques au sens juridique et réglementaire. Le principal atout des banques formelles et agréées serait qu'elles seraient autorisées à recevoir les dépôts. Elles pourraient ainsi fournir un service supplémentaire, qui devrait être fortement apprécié par leurs clients, et également utiliser les dépôts comme une source de financement leur permettant d'accorder plus de petits prêts à la population ciblée. Un autre avantage est que les banques formelles et agréées, agissant en tant que prestataires spécialisés de services de microfinance, seraient des institutions réglementées et supervisées et que, pour cette simple raison, elles seraient plus efficaces. Mais d'où viendraient ces banques ? Comment pourraient-elles être identifiées et éventuellement créées ?

Des projets de financement du développement d'un nouveau genre, appelés « montée en gamme », constituaient l'un des moyens de créer ce type de banques. Un projet de montée en gamme se décompose en trois étapes. La première consiste à identifier une ONG qui octroie des crédits dont les créateurs ou dirigeants actuels seraient disposés à faire subir une profonde transformation institutionnelle. Au cours de la deuxième étape, l'aide extérieure est utilisée pour renforcer l'ONG et la transformer en une bonne institution de crédit capable de couvrir intégralement ses coûts ou au moins en bonne voie d'y parvenir. La dernière étape décisive consiste à modifier le statut juridique d'ONG pour celui de société, à obtenir un agrément bancaire et enfin à débuter les activités bancaires au sein de la nouvelle structure juridique. L'importance présumée du savoir localement disponible et l'implication active des acteurs clés de l'ancienne ONG ont fait que certains experts du financement du développement attendaient beaucoup des projets de montée en gamme.

Quelques-uns de ces projets ont connu une certaine réussite, mais moins que prévu12 et dans de nombreux cas, il s'est révélé très difficile d'intégrer les anciens dirigeants des ONG dans les nouvelles organisations à cause de leur trop fort attachement à l'ancien modèle d'ONG. Par conséquent, la plupart des avantages attendus de la transformation des ONG existantes en banques de microfinance étaient irréalisables.

La montée en gamme ayant connu moins de succès que prévu, un autre type de projets de financement du développement a été inventé. Au lieu de transformer une ONG existante en banque spécialisée pour les petites entreprises locales, les agences d'aide et leurs conseillers ont commencé à créer des IMF s'adressant au groupe-cible « en partant de zéro », c'est-à-dire sans institution préalable. Cette approche, appelée « approche ex nihilo », est devenue, à l'heure actuelle, la méthode privilégiée de création de nouvelles IMF s'adressant au groupe-cible et visant l'efficacité13.

La question cruciale de la propriété

La création d'une banque de microfinance sous la forme juridique d'une société, que ce soit par la montée en gamme d'une ancienne ONG ou la création d'une banque de ce type à partir de zéro, est devenue plus ou moins une opération de routine après la réussite des premières mises en œuvre. Toutefois, dans tous les cas, il reste un problème vraiment important, qui touche évidemment à un aspect éthique : qui doit être propriétaire ou actionnaire de la nouvelle institution ? Dans le cas d'un projet de montée en gamme, il pouvait s'agir de l'ancienne ONG. Toutefois, cela aurait rarement suffi à combler les besoins en capitaux plus élevés d'une banque formelle. Des actionnaires supplémentaires auraient été nécessaires. L'expérience a également montré que les dirigeants de l'ancienne ONG étaient difficilement capables de gérer une banque, qui est après tout une entreprise bien plus complexe qu'une ONG et nécessite des compétences administratives et financières différentes. Les donateurs internationaux, qui dans la plupart des cas ont apporté un soutien financier généreux pour la conversion de l'ancienne ONG ou la création d'une nouvelle institution, auraient pu envisager une autre possibilité. Mais en pratique, ils ne sont révélés ni capables ni disposés à endosser l'entière responsabilité de la réussite de la nouvelle banque à la fois sur le plan financier et sur celui du développement sur le long terme. Les investisseurs purement commerciaux n'ont pas non plus été jugés aptes à endosser la fonction de propriétaires d'IMF, simplement par crainte qu'ils se concentrent uniquement sur la rentabilité et négligent le rôle et la mission des banques de microfinance sur le plan social et celui du développement.

Être actionnaire stratégique – ou simplement propriétaire – d'une IMF demande plus qu'un simple apport de fonds. Un propriétaire qualifié doit se sentir responsable de l'institution et de sa réussite, à la fois sur le plan financier et sur celui du développement, et agir en conséquence. La nouvelle IMF doit bien sûr connaître une réussite commerciale au risque de ne pas devenir une institution stable. Néanmoins, sa tâche est, au bout du compte, de contribuer au développement économique du pays et de prêter de l'argent à des gens à revenus modestes. Par conséquent, se demander qui occuperait au mieux la fonction de propriétaire et de superviseur revient à se demander qui utiliserait au mieux ses droits de propriété pour prendre des décisions équilibrées entre objectifs financiers et objectifs de développement.

Au moment où la création de nouvelles IMF était en train de devenir la règle, c'est-à-dire vers la fin du siècle dernier, il n'y avait pas de bonne réponse à la question de savoir qui pourrait être un propriétaire compétent, patient et socialement responsable pour les IMF qui suivent l'approche commerciale. Il est intéressant de noter que les deux organismes mentionnés ci-dessus, IPC et ACCION, qui avaient été les plus fervents partisans de l'approche commerciale pendant des années et qui avaient également été les acteurs les plus brillants de la création d'IMF à la fois viables financièrement et axées sur le développement, ont également été les premiers à se rendre compte qu'il ne suffit pas de créer de telles institutions, mais qu'il faut les doter de propriétaires stratégiques, compétents et dévoués pour garantir leur stabilité et leur croissance à long terme. Ils ont fini par endosser ce rôle eux-mêmes. ACCION a créé un réseau institutionnel soutenu par ses fonds pour les nombreuses IMF qu'il avait contribuées à créer, et IPC a fondé une holding, appelée ProCredit Holding AG (PCH), qui détient aujourd'hui la majeure partie du capital de vingt et une banque pour petites entreprises dans vingt et un pays et joue le rôle de coordinateur central de ce groupe de banques14.

Événements récents et commercialisation excessive

Le point de départ : la victoire apparente de l'approche commerciale

La microfinance a connu son âge d'or entre la fin des années 1990 et le milieu de la dernière décennie. À l'origine, elle est une sphère réservée à des amateurs bien intentionnés, mais peu compétents, et elle est peu à peu devenue le domaine des professionnels. En parallèle, elle est également devenue de plus en plus efficace sur le plan financier et du développement. Beaucoup de nouvelles IMF ont été créées et gérées selon l'approche commerciale et un grand nombre d'entre elles ont bien réussi en termes purement financiers et ont commencé au même moment à avoir un impact notable sur le plan social et du développement. Ces institutions et les réseaux d'IMF mis en place par ACCION et IPC/PCH ont servi de modèle et leurs « meilleures pratiques » ont aujourd'hui été copiées par plusieurs imitateurs. Quand Muhammad Yunus et la Grameen Bank ont reçu le prix Nobel de la paix en 2006, le « nouveau monde de la microfinance » – pour citer le titre d'un livre publié par deux éminents membres d'ACCION (Otero et Rhyne, 1994) – semblait indiquer que l'approche commerciale avait remporté une nette victoire dans la bataille pour trouver la meilleure solution à un problème majeur du développement économique et social.

Par ailleurs, avec le succès apparent de la microfinance commerciale, les investisseurs à vocation commerciale et leurs conseillers ont commencé à s'intéresser à la microfinance en tant que nouvelle et « intéressante catégorie d'actifs » (DB Research, 2007). Cet intérêt était bienvenu car les portefeuilles de crédits des nouvelles IMF augmentaient à l'époque très rapidement. Étant donné que la plupart des nouvelles IMF étaient des banques agréées, réglementées et supervisées, un portefeuille de crédits plus important nécessitait une augmentation des fonds propres. Le manque de capitaux était devenu une entrave à la croissance et d'éventuels nouveaux investisseurs auraient pu offrir une solution à ce problème – tant qu'ils se limiteraient à apporter des fonds sans essayer de renverser l'équilibre délicat entre profit et développement que les meilleures IMF et les principales institutions qui les soutenaient avaient mis en place pour elles-mêmes.

Mais une victoire apparente peut cacher les prémices d'une défaite. Ceux qui travaillaient depuis de nombreuses années dans la microfinance avec pour objectif d'atténuer les problèmes de développement n'étaient pas les seuls à avoir remarqué que la microfinance commerciale pouvait être lucrative. De nouveaux acteurs sont arrivés sur la scène avec des intentions apparemment bien différentes des acteurs traditionnels. Qui étaient ces nouveaux acteurs ? Quel a été leur rôle ?

Le double visage de la microfinance commerciale

Le terme « commercialisation » a plus d'un sens. Jusqu'ici, je ne l'ai utilisé que dans le sens de pratique de la microfinance avecl'ambition de couvrir intégralement les coûts liés à la gestion d'une IMF et même de réaliser des bénéfices modérés en vue d'attirer de nouveaux fonds, sous forme de fonds propres ou de crédits, et donc de se détacher de la dépendance aux subventions et aux fonds de l'aide au développement.

Le deuxième sens de ce terme renvoie au fait que des agents purement commerciaux, comme des banques commerciales privées ou autres investisseurs purement motivés par le profit, s'engagent dans des activités commerciales auprès de clients pauvres et de petites et très petites entreprises, et qu'ils agissent selon leurs objectifs unilatéraux. Depuis le milieu de la dernière décennie, c'est dans les deux sens du terme que la commercialisation existe. Le succès incontestable de la microfinance commerciale dans le premier sens du terme a préparé le terrain pour la commercialisation au second sens du terme, car elle a montré aux acteurs purement commerciaux que le marché de la microfinance peut être un marché lucratif.

Déjà, au cours des années précédentes, il est arrivé que des acteurs commerciaux débarquent sur le marché de la microfinance d'un pays et qu'au lieu de faciliter l'accès à la finance à des conditions raisonnables pour les clients pauvres, ils créent des problèmes de surendettement et d'importantes pertes sur prêts pour les véritables IMF en place. Néanmoins, ces cas étaient rares et leurs effets négatifs étaient rapidement surmontés15.

Toutefois, depuis le début de la dernière décennie, ce nouveau type de commercialisation est devenu un phénomène courant. La soi-disant microfinance pratiquée au Mexique en est un exemple bien connu. Comme la revue économique américaine Business Week l'a souligné plusieurs fois ces dernières années, dont une fois sous le titre de « La face cachée du microcrédit »16, certaines grandes banques internationales se sont récemment lancées dans la microfinance au Mexique – et malheureusement, il faut le préciser, ailleurs également. Bien qu'elles qualifient de « microfinance » leurs activités, celles-ci n'ont pas grand-chose à voir avec le financement de petites et très petites entreprises. Ce sont des prêts à la consommation. Est-il défendable d'un point de vue éthique de financer la consommation des pauvres, d'autant plus quand ce financement est accordé sous une étiquette trompeuse ? On est en droit de se poser la question. Quand l'octroi de crédits à la consommation cible les pauvres à qui l'on impose des taux d'intérêt très élevés, et même anormalement élevés, comme l'a signalé Business Week dans le cas du Mexique, on peut qualifier cela d'irresponsable. La transformation progressive du financement de microentreprises en prêts à la consommation a commencé à ternir la réputation de la microfinance et cela est contestable d'un point de vue éthique.

L'introduction en Bourse de Compartamos en 2007

Malheureusement, l'arrivée de banques commerciales n'est pas le seul événement récent qui fait planer une ombre sur la microfinance et soulève des questions éthiques. Certaines véritables IMF, autrefois réputées, ont de plus en plus tendance à opter pour ce que j'appelle une commercialisation excessive.

En émettant des actions destinées au public et cotées en Bourse pour permettre des échanges, une IMF peut chercher à attirer des investisseurs privés motivés par le profit. Le succès de la première introduction en Bourse d'une IMF est le signe que la microfinance a atteint un niveau élevé de maturité, car cela nécessite que l'IMF et les banques d'investissement qui soutiennent cette introduction parviennent à convaincre de nouveaux investisseurs purement, ou au moins principalement, motivés par le profit que leur investissement va rapporter. Comme les investisseurs ne doivent pas être induits en erreur, une introduction en Bourse implique également que l'IMF et ses dirigeants s'engagent à faire en sorte que les actionnaires obtiennent les retours promis.

Au cours des dernières années, cinq IMF ont procédé à une introduction en Bourse, trois en Asie, une en Afrique et une au Mexique17. Dans ce qui suit, je vais tout d'abord traiter de l'introduction en Bourse de l'IMF mexicaine Compartamos, un cas qui souligne bien la dimension éthique de la commercialisation excessive.

Au début de 2007, 30 % des actions ordinaires existantes de Compartamos, une ancienne ONG convertie en société par actions en 2000, ont été vendues à des investisseurs institutionnels et privés, américains et mexicains, et ont été cotées à la Bourse de Mexico City. Étant donné qu'aucune nouvelle action n'a été créée au cours de cette introduction en Bourse, l'IMF elle-même n'a reçu aucuns fonds supplémentaires. Seuls ceux qui avaient investi au préalable ont eu la possibilité de vendre à profit.

L'introduction en Bourse a connu une grande réussite sur le plan financier. Le prix d'émission des actions de Compartamos était douze fois plus élevé que leur valeur comptable18, ce qui correspond à un coefficient de capitalisation des résultats extrêmement élevé19. Évalués au prix de souscription, le total des fonds propres de Compartamos se montait à environ 1,5 Md$ bien qu'à l'époque, il s'agissait encore d'une institution relativement petite20. En dépit du prix d'émission élevé, l'émission a été sursouscrite treize fois. Après l'émission, le prix a encore augmenté d'environ 50 %.

Parmi ceux qui ont vendu des actions au cours de l'introduction en Bourse figurent ACCION et l'institution de financement du développement IFC, une filiale de la Banque mondiale, ainsi que plusieurs actionnaires privés parmi les fondateurs et les dirigeants de Compartamos. Tous avaient acheté leurs actions à leur valeur nominale en 2000, au moment de la conversion de l'ancienne ONG en société. Leur investissement s'est révélé très lucratif. Sur une période de sept ans, de 2000 à 2006, la valeur a doublé chaque année.

Selon moi, les aspects financiers de cette introduction en Bourse sont préoccupants. Toutefois, ce n'est pas le fait que les actions d'une IMF ont été vendues à un large éventail d'investisseurs ou le fait que l'introduction en Bourse a été rentable pour les investisseurs qui sont préoccupants. Ces deux caractéristiques de l'introduction en Bourse ont un effet positif : elles consolident la réputation de la microfinance en tant que possibilité d'investissement, facilitant pour les autres IMF l'accès au marché financier comme source de fonds propres particulièrement bienvenus.

Ce qui est préoccupant, en revanche, c'est ce qui a donné aux actions de Compartamos leur si grande valeur. Dans ce cas, il s'agit des bénéfices particulièrement élevés réalisés tout au long de la période qui a suivi la conversion de l'ONG en société. Le prix d'émission élevé ne peut s'expliquer que comme l'expression des attentes des acheteurs, qui présumaient que ce niveau étonnant de rentabilité se maintiendrait au cours des années suivantes et que les propriétaires initiaux et les dirigeants de Compartamos tiendraient leur promesse implicite de maintien de ce niveau de rentabilité exorbitant.

Les bénéfices passés de Compartamos n'étaient dus ni aux faibles coûts des activités, ni aux faibles coûts de financement. La seule raison pour laquelle Compartamos était aussi rentable était sa politique tarifaire qui consistait à imposer un taux d'intérêt moyen proche de 100 % sur ses crédits. Le Mexique avait subi une flambée d'inflation à la fin des années 1990. Quand l'inflation s'est envolée pour atteindre environ 100 %, Compartamos a fait ce que n'importe quelle bonne IMF est censée faire. Elle a monté les taux d'intérêt de ses crédits en conséquence afin que les taux d'intérêt corrigés des effets d'inflation restent positifs. Toutefois, très rapidement, le taux d'inflation au Mexique est retombé à son niveau normal et Compartamos a conservé ses taux d'intérêt élevés, ce qui suggère que cette politique en matière de taux d'intérêt pourrait avoir été choisie en vue de l'introduction en Bourse planifiée.

Des taux d'intérêt réels, c'est-à-dire corrigés des effets d'inflation de presque 100 %, poseraient un problème éthique et politique à n'importe quelle institution financière. Ils sont d'autant plus problématiques au sein d'une institution qui se présente comme une IMF axée sur le développement, comme Compartamos le fait encore aujourd'hui.De mon point de vue, et de celui de nombreux autres observateurs, les profits excessifs sont le résultat purement et simplement de l'exploitation des clients21. Nous en concluons qu'au moins jusqu'en 2007, l'orientation commerciale de Compartamos était excessive et incompatible avec la mission éthique de la microfinance.

Avait-on des raisons de penser que la politique tarifaire abusive de Compartamos changerait après l'introduction en Bourse et redeviendrait plus conforme aux meilleures pratiques des IMF ayant une approche commerciale, mais également une vocation éthique ? Dès le départ, c'était peu probable, étant donné qu'à peu près la moitié des actions avait été vendue à des fonds d'investissement spéculatifs au cours de l'introduction en Bourse22. Ces fonds ne sont pas le genre d'actionnaires de la part desquels on peut attendre un fort engagement en faveur des objectifs sociaux et de développement. Leur transférer le pouvoir en émettant des actions ordinaires avec plein droit de vote revient à perdre définitivement le pouvoir et à abandonner ses propres ambitions en matière de développement.

L'introduction en Bourse de Compartamos a engendré une série de commentaires très critiques au sein de la communauté de la microfinance. L'un des commentaires les plus acerbes a été exprimé par Muhammad Yunus. Comme il l'a soutenu, la microfinance avait été mise en place pour combattre les usuriers, et non pour en créer de nouveaux23. On pourrait être tenté de qualifier sa critique d'inopportune, étant donné qu'il n'a jamais accepté l'approche pleinement commerciale de la microfinance. Mais il n'était pas le seul à s'exprimer. D'autres, comme Rosenberg (2007) qui avait toujours été un fervent partisan de l'approche commerciale, étaient tout aussi critiques sur l'introduction en Bourse de Compartamos en raison de l'exemple qu'elle donnait pour la microfinance commerciale et des dégâts qu'elle avait fait subir à l'image de la microfinance en général.

L'introduction en Bourse de SKS en 2010

Le grand public n'a pas vraiment tenu compte de l'introduction en Bourse de Compartamos, ni de ses aspects contestables. Les médias n'ont peut-être simplement pas trouvé cet événement suffisamment attrayant, ce qui n'a pas été le cas avec la deuxième introduction en Bourse majeure d'une IMF en Inde en 2010.

L'Inde était retardataire en matière de microfinance en dépit de sa proximité avec le Bangladesh, pays de la Grameen Bank, d'ASA (Association for Social Advancement) et de BRAC (Bangladesh Rural Advancement Committee), trois des IMF les plus importantes et les plus renommées au monde. Le fait que les banques publiques et les programmes liés aux pouvoirs publics ont dominé le monde de la microfinance en Inde pendant de nombreuses années est l'une des raisons de cette arrivée tardive de la microfinance privée. Mais une fois lancé, c'est-à-dire seulement après 2000, le microcrédit proposé par des établissements privés a bondi en Inde. Entre 2006 et 2010, le nombre de clients-emprunteurs auprès d'IMF commerciales est passé de 8 millions à 28 millions et le volume des prêts en cours a même été multiplié par huit. L'Inde, et en particulier l'État de l'Andhra Pradesh au sud du pays, comptait certaines des IMF connaissant la croissance la plus rapide et donc, en fin de compte, les plus importantes au monde. La plus visible de ces IMF était SKS Microfinance.

Deux événements très frappants se sont produits dans cette région de l'Inde en 2010, engendrant une situation que les observateurs ont qualifiée de « crise majeure » (Wallstreet Journal) ou même de « mort de la microfinance » (Global Post, Inde). Le premier événement est l'introduction en Bourse de SKS et le deuxième une vague d'environ soixante suicides de bénéficiaires de microcrédits, ayant des problèmes de remboursement et subissant une pression apparemment exercée par les agents de recouvrement des IMF.

SKS est une grande IMF purement orientée vers le profit dont le siège se trouve à Hyderabad dans l'État de l'Andhra Pradesh et qui opère dans cet État et dans plusieurs États voisins du sud de l'Inde. Elle a été créée sous forme d'ONG en 1997 par Vikram Akula, un entrepreneur qui avait travaillé en tant que consultant aux États-Unis pendant de nombreuses années et qui avait de bonnes relations sur le marché américain du capital-investissement. En 2003, elle a été transformée en société privée à responsabilité limitée, c'est-à-dire en institution à but lucratif, puis en société anonyme en 2009. Au fil des ans, la propriété de SKS a radicalement changé. Alors que jusqu'en 2003, elle appartenait principalement à ses clients, avant et aussi après l'introduction en Bourse, la majorité des actions étaient détenues par des sociétés de capital-investissement américaines. Si l'on compare la taille de leur portefeuille de crédits au moment de leur introduction en Bourse, SKS était environ deux fois plus grande que Compartamos. Peu avant l'introduction en Bourse, Vikram Akula et d'autres grands dirigeants ont vendu leurs actions en réalisant des bénéfices considérables.

En août 2010, 23 % des actions de SKS ont été émises pour le grand public, intégrant plus d'investisseurs institutionnels. En termes financiers, l'introduction en Bourse a connu un succès au moins égal à celle de Compartamos. Sur la base du prix d'émission, SKS avait une valeur de marché totale d'environ 1,5 Md$, exactement comme Compartamos au moment de son introduction en Bourse, et l'émission a également été sursouscrite treize fois24.

Comme Compartamos, SKS était, et est toujours, une institution qui n'accorde que des prêts et ne reçoit pas de dépôts. Le financement par actions provient principalement d'investisseurs institutionnels du type mentionné ci-dessus, et l'essentiel des fonds de SKS est constitué d'emprunts auprès de banques indiennes. En Inde, la loi exige que toutes les banques accordent une certaine proportion de leurs prêts à des emprunteurs à faibles revenus. Toutefois, elles peuvent se conformer à cette obligation en prêtant de l'argent à des IMF et la plupart des banques indiennes le font. Par conséquent, pendant longtemps, le financement ne semblait pas poser de problème aux principales IMF en Inde, malgré leur taux de croissance vertigineux. Dans le cas de SKS, le taux de croissance annuel moyen du portefeuille de crédits était supérieur à 100 % au cours des cinq années précédant l'introduction en Bourse.

Le prix d'émission élevé des actions de SKS et le fort coefficient de capitalisation des résultats sont difficiles à expliquer. En raison de la forte compétition avec les autres IMF et probablement aussi parce que la direction de SKS ne souhaitait pas susciter de critiques dont avait souffert Compartamos trois ans plus tôt, les taux d'intérêt imposés par SKS se situaient dans la plage normale des bonnes IMF. Ainsi, on ne pouvait pas reprocher à SKS de faire payer trop cher à ses clients. Le rendement des fonds propres et celui des actifs n'étaient pas non plus particulièrement élevés. Compte tenu des bénéfices modérés, il semble que ceux qui ont acheté les actions à un prix très élevé aient été convaincus que SKS serait capable de maintenir les taux de croissance considérables du nombre de clients, du volume de prêts et du personnel qu'elle avait enregistrés au cours des cinq années précédant l'introduction en Bourse. L'autre éventualité est qu'ils ont tout simplement surévalué les nouvelles actions qui leur ont été proposées, comme Chen et al. (2010) semblent le croire.

La crise de la microfinance en Inde

Comme il a été dit précédemment, les récents taux de croissance du microcrédit dans le sud de l'Inde étaient considérables et un certain nombre d'IMF ayant une croissance rapide se livraient une concurrence féroce pour les parts de marché. Largement similaire à la crise des subprimes aux États-Unis, cette situation a provoqué de la négligence dans les évaluations effectuées par les chargés de prêts et a conduit à une politique d'expansion illimitée du crédit de la part des dirigeants d'IMF. Par conséquent, les emprunteurs pauvres se sont sentis encouragés à solliciter des prêts auprès de plusieurs IMF en même temps. Les emprunts multiples étaient largement répandus, entraînant l'incapacité des clients à rembourser leurs prêts. Avec le déferlement des problèmes de remboursement, les pratiques de recouvrement des crédits sont devenues de plus en plus rudes, terme en dessous de la réalité pour désigner des pratiques de recouvrement contraires à l'éthique.

Comme la presse du monde entier l'a largement rapporté, un nombre croissant d'emprunteurs ne pouvaient plus supporter la pression exercée par les agents de recouvrement travaillant pour SKS et d'autres IMF et environ soixante personnes se sont suicidées, apparemment à cause de cette pression. Bien entendu, il n'est jamais possible de connaître les vraies raisons d'un suicide et il est encore plus difficile de comprendre ce que le suicide signifie dans une culture spécifique où certaines croyances religieuses jouent un rôle important. Toutefois, il semble plausible de supposer que ces suicides en Inde étaient, d'une manière ou d'une autre, liés aux emprunts multiples et au surendettement. Pour les familles concernées, il s'agit de toute façon d'une tragédie et, pour la microfinance, d'un désastre sur le plan éthique et pour sa réputation.

Ce fut également un désastre commercial et politique pour les IMF indiennes. Les autorités politiques de l'Andhra Pradesh et de certains autres États indiens ont rapidement réagi à la vague de suicides en recommandant aux clients des IMF d'arrêter de rembourser leurs prêts et en utilisant des moyens politiques et juridiques pour mettre fin aux agissements contestables des agents de recouvrement et des dirigeants responsables de l'octroi d'un nombre toujours croissant de nouveaux microcrédits. Comme on pouvait s'y attendre, le taux de remboursement a radicalement chuté, tout comme le flux de nouveaux prêts. Le marché du microcrédit dans l'Andhra Pradesh s'est totalement interrompu. Bien entendu, le cours des actions de SKS s'est effondré. En seulement un an, il a chuté à un tiers du prix d'émission.

En observant les événements qui ont frappé le cœur de la microfinance indienne, on pourrait être tenté de croire que la crise de l'Andhra Pradesh allait s'étendre à toute l'Inde et pourrait également marquer le début d'une crise similaire dans de nombreux autres pays. Naturellement, les praticiens et les observateurs étaient maintenant alertés des dangers du surendettement et des prêts multiples auprès de plusieurs IMF. Ils ont également commencé à se préoccuper des IMF qui octroyaient purement et simplement des prêts à la consommation et non des prêts destinés à de petites entreprises qui aideraient la population à générer plus de revenus. De nombreux cas de ce type ont en effet été découverts. Toutefois, il semble que la crise indienne ne s'est pour l'instant pas transformée en une crise mondiale de la microfinance. À l'heure actuelle, elle est limitée à quelques pays et, dans ces pays, elle semble n'affecter que quelques marchés locaux et les activités d'un petit nombre d'IMF25.

Pourtant, même si l'on ne peut pas encore parler de crise mondiale de la microfinance, le mal est fait. En plus des grandes difficultés pour les personnes directement concernées, les événements du sud de l'Inde ont eu pour effet de faire perdre à la microfinance presque tout l'attrait éthique et politique dont elle bénéficiait. Comme Chuck Waterfield, expert de la microfinance et partisan de l'approche commerciale, l'a écrit dans un blog26 tenu par l'organisme de soutien aux IMF, le CGAP (Consultative Group to Assist the Poor), « nous courons le risque que le monde ne fasse aucune différence entre la microfinance et les usuriers que nous cherchions à remplacer ».

On peut difficilement remettre en question le fait que les pratiques contraires à l'éthique, qui ont si sévèrement terni la réputation de la microfinance, découlent de la « commercialisation excessive ». Milford Bateman, expert britannique, paraphrase Shakespeare en écrivant qu'« il y a quelque chose de pourri dans le monde de la microfinance » et accuse « le modèle privilégié de la communauté internationale du développement, le modèle commercial » d'être à l'origine de la situation actuelle27. Selon lui, « derrière l'objectif d'étendre sa portée se cache le fait gênant que les grands dirigeants d'une IMF transformaient discrètement les gains institutionnels en gains personnels récupérés sous forme de salaires exorbitants, de primes, de dividendes et, en fin de compte, de profits juteux découlant d'une introduction en Bourse ».

La remarque de Milford Bateman vise précisément les deux IMF dont j'ai étudié l'introduction en Bourse. Elles ont en commun la forte présence de sociétés de capital-investissement et de fonds d'investissement spéculatifs parmi leurs investisseurs. Cela soulève une question : l'implication de ce type d'investisseurs et l'enrichissement des fondateurs et des dirigeants sont-ils liés d'une manière ou d'une autre ? Cette question semble avoir une réponse affirmative et suscite d'autres questions importantes. Une introduction en Bourse représente-t-elle nécessairement la fin de la microfinance telle que nous la connaissons et de toutes ses aspirations morales ? Ou s'agit-il simplement d'un problème de mise en œuvre de l'introduction en Bourse ? La microfinance commerciale traditionnelle peut-elle éviter de tomber dans l'engrenage des prêts multiples et du surendettement et de perdre de vue son objectif de développement ?

Conclusions et perspectives

Les effets négatifs du marché financier sont-ils inévitables ?

J'ai l'impression que dans ces deux cas d'introduction en Bourse, les personnes qui ont, par le passé, créé et développé ces IMF, probablement avec la noble intention de contribuer au développement, les ont mis entre les mains du « marché financier ». Il semble qu'elles ont ainsi perdu le contrôle et sont devenues incapables ou peu disposées à conserver l'engagement de développement qu'elles ont pu tenir par le passé. Plus précisément, elles ont mis leur IMF entre les mains de sociétés de capital-investissement et de fonds d'investissement spéculatifs, c'est-à-dire d'investisseurs dont on peut supposer qu'ils ne sont intéressés que par le profit et ne se soucient pas des ambitions, ni des effets sur le plan social et du développement. Ce qui s'est produit avec ces IMF est-il la conséquence inévitable des relations avec le marché financier ? Une introduction en Bourse représente-t-elle nécessairement la fin de la microfinance motivée par des considérations éthiques pour les IMF concernées, excluant ainsi la possibilité de recourir au marché des actions pour attirer plus de fonds et ainsi accroître les effets positifs éventuels de la microfinance ?

L'exemple de l'introduction en Bourse prévue d'une IMF qui n'a pas encore été exécutée en raison de la crise financière mondiale permet de donner une amorce de réponse. Le cas auquel je pense est celui de PCH. PCH est une holding allemande qui détient un groupe de vingt et une banques pour petites entreprises dans vingt et un pays, comme indiqué précédemment, et qui a été créée par les propriétaires et les dirigeants de la société de conseil IPC également mentionnée ci-dessus28.

PCH et les IMF qu'elle soutient ont par le passé systématiquement privilégié l'approche commerciale et en tant que groupes, elles sont relativement rentables depuis longtemps. Elles sont également profondément conscientes de leur mission en faveur de la politique de développement et y adhèrent autant que les dirigeants le jugent possible29. On peut considérer que PCH réussit sur les deux plans.

Depuis le milieu de la dernière décennie, PCH envisage de se lancer dans une introduction en Bourse en vue de mobiliser de nouveaux fonds, dont elle a besoin sans délai pour soutenir la croissance rapide de l'activité de prêt de ses banques pour petites entreprises. Quand la crise financière a frappé en 2007, les préparatifs étaient déjà bien avancés. Pourtant, la crise a stoppé toute activité d'introduction en Bourse en Europe de l'Ouest et en Amérique. Par conséquent, l'opération envisagée par PCH a aussi dû être mise en attente, au moins pour le moment30.

Pour PCH, le succès financier de l'introduction en Bourse de Compartamos avait des implications ambivalentes. D'une part, il était considéré comme encourageant car il démontrait que les marchés financiers sont réceptifs aux actions des IMF. D'autre part, les dirigeants et les propriétaires de PCH craignaient qu'après la controverse suscitée par l'introduction en Bourse de Compartamos, les investisseurs institutionnels et privés motivés par des considérations sociales et de développement, et dont PCH espérait qu'ils représenteraient un grand nombre d'acheteurs de leurs nouvelles actions, ne se détournent complètement de la microfinance. Il se pourrait bien que ces « investisseurs sociaux » ne fassent plus confiance aux IMF qui poursuivent l'approche commerciale quant au respect de leur engagement envers les objectifs de développement, une fois qu'elles seraient soumises aux « diktats des marchés financiers ». En outre, les dirigeants et les propriétaires actuels ont également pu craindre que leur organisation et probablement eux-mêmes, en tant que personnes, ne changent, comme cela semble avoir été le cas au sein de Compartamos31, si PCH entrait en Bourse ou même simplement à l'idée de réaliser cette introduction en Bourse.

Le groupe PCH pouvait-il faire en sorte d'éviter que cela ne se produise ? Je pense que la réponse à cette question est affirmative. Toutefois, cette réponse nécessite une profonde compréhension des problèmes à résoudre et la capacité d'expliquer le probable déroulement des événements concernant Compartamos. Ce qui semble s'être produit avec cette IMF correspond exactement à ce qu'un observateur attentif aurait pu prévoir. Cet observateur aurait dû accepter le principe général selon lequel ce qui se produit à un moment donné dépend des motivations des participants impliqués et des options dont ils disposent à ce moment-là. Alors l'observateur n'aurait pu que constater que ceux qui ont acquis la plupart des actions nouvellement émises de Compartamos ne souhaitaient pas limiter la rentabilité de Compartamos une fois qu'ils seraient devenus actionnaires avec droit de vote. Il était prévisible que Compartamos ne baisserait pas les taux d'intérêt imposés à ses clients, si ce n'est d'une faible marge.

Mais étant donné que les motivations et les options futures sont prévisibles, alors elles peuvent également être encadrées à l'avance. À cette fin, on peut essayer de créer des engagements contraignants qui prendront effet plus tard, à condition de savoir, à l'avance, que l'on ne souhaite pas agir selon les motivations et les options prévisibles.

Thomas Schelling a analysé ce principe d'engagement volontaire, il y a cinquante ans, de manière remarquable32. Son concept d'engagement volontaire peut être directement appliqué au cas de l'introduction en Bourse d'une IMF commerciale, qui a également un objectif sur le plan social et du développement et souhaite le conserver après l'introduction en Bourse. Avant l'introduction en Bourse, les propriétaires peuvent essayer de créer un engagement contraignant relatif à l'approche qu'adoptera leur IMF après l'introduction en Bourse. Ils peuvent, pour ce faire, signer une convention d'actionnaires qui fait office de contrat entre eux, dans laquelle ils acceptent que le niveau de profits réalisés par leur IMF ne devra pas dépasser une limite spécifique, qu'ils n'exploiteront, ni ne maltraiteront leurs clients, et ainsi de suite. La mise en place d'une telle convention éviterait que les motivations changent par la suite et que l'IMF se mette à accorder des crédits à la consommation ou des produits similaires d'une valeur sociale limitée sous la pression du marché financier.

Mais quels seraient la valeur et les effets d'un tel engagement entre les actionnaires d'origine après l'introduction en Bourse ? Cette dernière n'entraînera-t-elle pas une nouvelle distribution des droits de vote parmi les propriétaires, rendant ineffectif le contrat bien intentionné entre les anciens propriétaires ? La réponse est fonction de l'obtention ou non par les nouveaux actionnaires des droits de vote. Les actions sans droit de vote existent dans presque tous les systèmes juridiques. Pour rendre leur engagement irréversible, les propriétaires de PCH, qui souhaitaient conserver l'approche de leur IMF, avaient prévu d'émettre uniquement des actions sans droit de vote lors de l'introduction en Bourse, maintenant ainsi intacte la distribution initiale des droits de décision afin de s'assurer que leur approche en faveur du développement demeure. Cette mesure aura bien entendu un coût qui pourrait bien être très élevé, car les actions sans droit de vote ne peuvent pas être émises au même prix que les actions avec droit de vote. On pourrait même craindre que les actions sans droit de vote ne puissent pas être placées du tout. Toutefois, l'introduction en Bourse de Compartamos nous a appris une leçon positive : au moins avant 2007, le marché financier semblait avoir un appétit considérable pour les actions des IMF. On pouvait donc s'attendre à ce que le marché soit également intéressé par les actions sans droit de vote d'une IMF ayant un engagement volontaire à long terme envers des objectifs de développement.

C'est en substance ce que les propriétaires et les dirigeants de PCH avaient prévu de faire avant que la crise financière ne vienne contrarier leur projet d'émission d'actions pour le grand public. Il me semble qu'en appliquant ce concept, PCH peut, encore aujourd'hui, essayer de préserver son identité et son approche en faveur du développement, à condition que les principaux décideurs en son sein veuillent toujours adhérer à ces objectifs de longue date et bénéficier des ressources du marché financier33.

C'est ainsi que je conclus ma discussion sur la possibilité pour une IMF ayant une mission sur le plan social et du développement de se lancer dans une introduction en Bourse. Si une IMF n'approche pas le marché financier aveuglément et naïvement et n'ignore pas les dangers, alors l'approche commerciale ne modifie pas nécessairement le caractère d'une IMF, en ce sens que celle-ci ne se met pas forcément à maximiser ses profits, à exploiter ses clients et à abandonner tous ses anciens objectifs sur le plan éthique et du développement.

Le futur rôle de la microfinance

Depuis la fin de la première décennie de ce siècle, un certain nombre de nouvelles études ont été publiées qui soutiennent que l'efficacité de la microfinance en tant qu'outil de lutte contre la pauvreté a été largement surestimée par le passé34. Cette affirmation est très probablement correcte, mais elle n'apporte rien de nouveau. Morduch (2000), entre autres, avait déjà soulevé cette question et soutenait que la microfinance commerciale est un moyen de créer des emplois et de stabiliser la classe moyenne inférieure d'un pays en développement plutôt qu'un outil de lutte contre la pauvreté. Après tout, le client typique d'une IMF est la commerçante locale d'une petite ville et non son voisin pauvre à qui il arrive parfois de travailler dans ce commerce. La commerçante locale appartient à la classe moyenne inférieure locale. Elle est pauvre selon les critères occidentaux, mais pas selon les critères locaux. Dans de nombreux pays en développement, les commerçants des petites villes n'ont pas accès au crédit par l'intermédiaire des banques existantes. Les gens très pauvres n'ont pas besoin de prêts, qui font fatalement peser le fardeau de la dette sur leurs épaules, mais plutôt d'autres services comme l'accès à l'eau potable et à la santé à des prix abordables.

Mais pourquoi est-il important de faciliter l'accès de la commerçante au crédit en contribuant à améliorer la prestation de services financiers aux personnes dans sa situation ? Les raisons sont au nombre de trois.

La première raison est que la commerçante, en tant qu'emprunteur, offre certaines perspectives de création de revenus et d'emplois, pour elle-même et sa famille, et pour d'autres. Ainsi, on retrouve au moins un élément du vieux concept d'effet de retombée si l'on veut accorder certains mérites à la microfinance ou, comme on devrait plutôt l'appeler pour éviter les attentes trompeuses, le financement des petites entreprises. Il existe suffisamment de preuves que le financement des petites entreprises peut avoir des effets positifs sur les revenus et l'emploi, même s'il ne constitue pas un outil adapté pour sortir les gens très pauvres de la pauvreté.

Deuxième raison, les récents événements en Inde et ailleurs nous ont appris l'amère leçon que l'on ne peut pas empêcher les clients très pauvres des IMF de solliciter des prêts auprès d'autres IMF et de prêteurs privés. Par conséquent, il est presque impossible d'éviter les prêts multiples et le surendettement si une institution de financement du développement s'attache à accorder des crédits à presque toutes les personnes en situation de pauvreté, sans tenir compte de l'utilisation des fonds empruntés. Dans le cas d'un crédit accordé à la commerçante précitée, il est au moins possible de surveiller l'utilisation des fonds et d'éviter les crédits multiples et le surendettement.

La troisième raison qui démontre qu'il vaut mieux accorder des prêts aux clients de la classe moyenne inférieure locale plutôt qu'aux clients très pauvres est que les propriétaires de petites entreprises ont un plus grand intérêt à demander et également à soutenir la démocratie, un système juridique qui fonctionne correctement et une bureaucratie efficace, et qu'ils sont plus enclins et mieux capables d'exprimer leurs intérêts. Ainsi, si les prêts accordés aux propriétaires de petites entreprises sont une réussite, ils peuvent avoir contribué à établir et à stabiliser des sociétés bien organisées et, par conséquent, bénéficier indirectement à d'autres tranches de la population.

Qu'impliquent tous ces éléments pour le futur de la microfinance ? De nombreuses grandes IMF, si ce n'est la plupart, vont devoir se transformer en banques pour petites entreprises. Bien entendu, ces banques devront être des institutions stables et rentables, et donc continuer à fonctionner selon l'approche commerciale. Le défit crucial en matière d'éthique consiste alors pour elles à trouver des moyens de s'engager à soutenir les branches de la société et de l'économie locales qui n'avaient jusqu'ici qu'un accès insuffisant aux services financiers. Les services financiers destinés aux personnes très pauvres n'ont peut-être pas beaucoup d'avenir, au moins en ce qui concerne les grandes IMF ayant une approche commerciale. L'hypothèse d'IMF qui s'adresseraient principalement aux personnes très pauvres pourrait au final se révéler illusoire.

L'éthique comme ligne directrice

En conclusion, il semble approprié d'examiner les aspects éthiques de la microfinance d'une manière plus générale que ne l'ont permis les diverses remarques liées à l'éthique pratiquée jusqu'ici. À l'évidence, le sujet de la microfinance comporte de profondes implications éthiques. Celles-ci se retrouvent dans les fortes aspirations originelles que les pionniers comme Muhammad Yunus ont exprimées et qu'un grand nombre de praticiens semblent encore aujourd'hui cultiver. Pour eux, la microfinance est un moyen de rendre le monde meilleur en y consacrant leur temps et leur créativité, guidés par des impératifs éthiques. Cette évaluation générale est presque tout aussi valable pour les « welfaristes », dont l'idole jusqu'à aujourd'hui est Muhammad Yunus, que pour ceux qui ont conçu l'approche commerciale à l'origine et qui sont toujours convaincus qu'elle peut être un moyen de bénéficier à un plus grand nombre de personnes de façon plus efficace. Et pour les deux camps, la récente tendance dans le sens de la commercialisation excessive, parfaitement illustrée par les cas de Compartamos au Mexique et SKS en Inde, doit être très décevante.

Toutefois, il y a des limites à ce que les partisans des deux camps ont en commun concernant leur position éthique et ces limites sont l'objet de ma conclusion. Le vif débat autour des mérites et des limites de l'approche commerciale (cf. supra) reflète un désaccord sur les principes éthiques fondamentaux.

Dans le débat général sur l'éthique entre les philosophes, deux opinions se confrontent autour de ce qui constitue une conduite éthique de valeur. La première position, qui domine depuis plus de deux siècles le débat sur l'éthique dans la philosophie occidentale, a été baptisée « éthique de la conviction » (en allemand, Gesinnungsethik). Elle est parfois attribuée à l'éminent philosophe allemand du xviiie siècle Emmanuel Kant35. Le principe fondamental de l'éthique de la conviction peut être résumé comme suit : la conduite humaine ne peut être évaluée que sur la base des principes qu'elle a l'intention d'appliquer. Une action de valeur sur le plan éthique provient uniquement de principes de valeur et d'attitudes et d'intentions de valeur. L'élément essentiel dans cette caractérisation de l'éthique de la conviction est que seules les attitudes et les intentions comptent.

La position concurrente renvoie au travail du sociologue, économiste et philosophe Max Weber. Peu après la Première Guerre mondiale, il a élaboré une théorie éthique qu'il a baptisée « éthique de la responsabilité » (Verantwortungsethik) et qui est, selon lui, l'attitude correcte sur le plan éthique que les décideurs politiques doivent adopter. Pour faire simple, elle peut être résumée comme suit : les bonnes actions sur le plan éthique sont celles – et uniquement celles – dont on peut attendre, sur la base d'une analyse et d'une planification attentives, les effets les plus bénéfiques sur le plan éthique.

Je pense qu'il est juste de dire que dans le débat autour de ce qu'est la microfinance et des façons de la pratiquer, Muhammad Yunus et ses partisans adhèrent à une position très proche de l'éthique de la conviction – peut-être élaborée par Kant. Cela devient évident dès que l'on entend l'un des nombreux discours sur la microfinance que Muhammad Yunus a prononcé au cours des trente dernières années. Il met toujours l'accent sur les bonnes intentions, les principes nobles et les raisonnements bien pensants en tant qu'éléments clés et rejette toute demande relative à des sujets apparemment anecdotiques, comme le coût des microcrédits et la stabilité financière de la Grameen Bank36, même si beaucoup de ceux qui ont au fil des ans écouté ses discours auraient aimé apprendre comment sa banque s'en tire et comment son concept de microfinance fonctionne en pratique. Son opinion selon laquelle au bout du compte seuls les principes éthiques et les bonnes intentions comptent est fort probablement aussi la raison principale pour laquelle il porte un jugement aussi critique sur l'approche commerciale de la microfinance.

Telle qu'elle a été créée il y a dix ou quinze ans et bien avant que les excès ne fassent leur apparition, l'approche commerciale de la microfinance peut être vue comme une application directe du concept éthique développé par Weber, l'éthique de la responsabilité. Les premiers acteurs de l'approche commerciale ont observé la réalité de la microfinance et sont arrivés à la conclusion que les bonnes intentions seules n'auraient pas les effets désirés et qu'il était impératif de s'assurer que les IMF puissent couvrir intégralement les coûts de leurs activités. Cette solide conviction que la couverture des coûts est essentielle pour obtenir des effets sur le plan du développement est probablement la raison pour laquelle de nombreux partisans de l'approche commerciale, moi y compris, considèrent depuis des années la Grameen Bank comme une institution d'aide sociale remarquable et couronnée de succès, mais pas comme un exemple de la façon dont une IMF doit être organisée et gérée37.

La plupart des économistes et probablement également la majorité des praticiens de la microfinance trouvent l'éthique de la responsabilité de Weber plus attrayante que l'autre approche. Elle correspond à leur façon de penser et, je l'espère, également d'agir : planifier aussi attentivement que possible, puis opter pour la stratégie qui aura, d'après eux, les effets les plus bénéfiques.

Toutefois, les positions éthiques attribuées aux deux camps opposés dans le monde de la microfinance et l'évaluation de leurs mérites respectifs pourraient ne pas être aussi simples que le paragraphe précédent le suggère. Certains des événements récents survenus dans la microfinance commerciale, que j'ai évoqués dans cet article, m'amènent à me demander si l'éthique de la responsabilité, basée sur des prévisions et axée sur les effets, n'est pas quelque peu naïve. Il n'est pas possible de prévoir les effets de nos propres actions aussi bien qu'il le faudrait si l'on voulait adopter la conception webérienne. Par conséquent, les attitudes et les principes éthiques pourraient bien être plus importants que je le croyais, comme sans doute d'autres avant moi.

Le cas de l'introduction en Bourse de Compartamos me permet d'illustrer mon point de vue : ceux qui ont investi dans les actions de Compartamos au moment de sa transformation d'ONG en société ne cherchaient pas tous à faire simplement de gros profits lors de l'introduction en Bourse ultérieure. Par exemple, ceux qui ont décidé que l'organisme de soutien aux IMF ACCION devait investir dans le capital de Compartamos pensaient probablement qu'en fournissant des fonds propres à la respectable IMF Compartamos, ils encourageraient au Mexique le type de microfinance qu'ils préconisaient depuis longtemps, à savoir le financement de petites et très petites entreprises de façon efficace et équitable. Et même plus tard, il se peut qu'ils aient cru et espéré que cette introduction en Bourse n'aurait que des conséquences positives pour la microfinance dans son ensemble car elle ouvrait de nouvelles possibilités de financement pour les « bonnes » IMF.

Du point de vue de l'éthique de la responsabilité, cette position serait acceptable. Pourtant, les choses se sont déroulées différemment et l'attraction du marché financier a commencé à avoir un effet puissant et, selon moi, fortement négatif. Je crois que les décideurs n'ont pas été capables de prévoir cette conséquence. En effet, cette conséquence précise n'a pas pu être anticipée car les introductions en Bourse d'IMF sont de pures innovations de ces dernières années et, par définition, l'impact d'une innovation est toujours difficile, si ce n'est complètement impossible, à prévoir. C'est exactement la difficulté que pose l'éthique de la responsabilité quand elle est appliquée au monde des affaires : celui-ci est caractérisé par les innovations et donc par l'imprévisibilité. Par conséquent, il est simplement impossible de diriger nos actions uniquement en fonction des conséquences prévues et de l'évaluation des conséquences anticipées. Mais si le fait de prévoir et évaluer les conséquences est impossible, alors quelle ligne directrice devons-nous suivre ? Après tout, les maximes générales, valeurs et même raisonnements bien pensants, n'ont-elles pas leur importance ? C'est ce que prône Muhammad Yunus depuis toujours, souvent au mécontentement des experts de la microfinance présents dans le public qui auraient préféré obtenir de sa part des explications sur les chiffres et les modèles économiques.

L'idée d'un recours délibérément prudent au marché financier, comme je l'ai décrit dans l'exemple de l'introduction en Bourse de PCH, pourrait apparaître au premier abord comme n'étant qu'une autre manifestation de l'éthique de la responsabilité selon Weber, même si elle était dans ce cas basée sur des principes économiques plutôt que sur des prévisions concrètes. Mais ce n'est certainement pas tout, ce recours implique également des éléments de l'éthique de la conviction car il vise à préserver l'approche de PCH sur le plan social et du développement malgré un coût très élevé et tend à éviter l'attraction du marché financier qu'il semble traiter comme dangereux par principe et donc comme une force à contenir. Cela implique donc des éléments des deux points de vue éthiques. Présenter les deux positions éthiques, l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité, comme deux concepts strictement opposés est donc quelque peu discutable. Aujourd'hui, en revenant sur les expériences des introductions en Bourse de Compartamos et SKS et sur les effets complètement imprévisibles de la crise financière sur la microfinance, j'ai une bien plus haute opinion qu'auparavant du rôle des valeurs, principes et même raisonnements bien pensants en tant que ligne directrice et source de motivation de tous les acteurs de la microfinance. Après tout, les experts de la microfinance devraient peut-être s'agacer un peu moins des discours moralisateurs de Muhammad Yunus.


Notes

Professeur, chaire « banque et finance internationales », université Goethe, Francfort (Allemagne). Contact : schmidt@finance.uni-frankfurt.de.Cet article est une version actualisée et abrégée d'un article publié dans la revue en ligne Poverty and Public Policy, vol. 2, 2010. Une version antérieure de ce même article a été préparée à l'occasion d'une présentation à l'université Paris Dauphine en septembre 2011. Il a été en grande partie réécrit en avril 2012.
1 Comme Muhammad Yunus l'a justement souligné dans son discours de réception du prix Nobel (Yunus, 2006-2007, p. 285).
2 Des doutes concernant le rôle de la microfinance dans la réduction de la pauvreté ont déjà été exprimés, entre autres, par Morduch (1999).
3 À compter de 2002, la Grameen Bank a adopté un nouveau concept économique appelé « Grameen II » qui vise plus qu'avant à couvrir intégralement les coûts de ses activités. Peu de temps après, elle est devenue une institution rentable.
4 On peut trouver des données empiriques démontrant les effets positifs du secteur financier sur la croissance économique dans plusieurs publications de Ross Levine, dont Levine (2005).
5 Voir également Easterly (2001) pour une critique pertinente de l'absence de fondement théorique de cette politique.
6 Voir également Morduch (2000) qui décrit de manière frappante ce qu'il appelle « le schisme de la microfinance ».
7 Par exemple, Woller et al. (1999) utilisent ce terme.
8 Il doit sa réputation en particulier à son livre majeur, Finance at the Frontier, publié en 1991.
9 À cette époque, le débat portait sur les mérites de trois technologies de prêt. Il s'agissait (1) d'accorder des prêts à de petits groupes, système appelé « prêts collectifs », (2) d'accorder des prêts à de plus grands groupes chargés de les répartir entre les membres du groupe, système appelé « banques villageoises », et (3) de prêter à des propriétaires individuels de petites entreprises et à d'autres clients pauvres.
10 Pour une description des principaux types de projets d'aide au développement utilisés pour créer des IMF, consultez la sous-partie « De nouvelles façons de créer des IMF » (infra).
11 Les positions critiques de Hulme et Mosley (1996) et Woller et al. (1999) sont particulièrement directes et également dignes d'intérêt, étant donné que les auteurs étaient les rédacteurs en chef de deux revues éminentes dans ce domaine dans les années 1990, Journal of International Development et Journal of Microfinance. Woller et ses coauteurs attaquent explicitement l'approche commerciale. Ils expriment de sérieuses « inquiétudes à propos de la direction dans laquelle ils [partisans de l'approche commerciale] essaient de pousser le secteur [de la microfinance] » et mentionnent la Grameen Bank comme « l'exemple le plus remarquable » du seul type d'IMF qu'ils considèrent adapté sur le plan de l'éthique et du développement.
12 En revenant sur la stratégie de montée en gamme des dix dernières années, Nair et Von Pischke (2007) ont tiré la même conclusion.
13 La troisième approche pour créer une institution qui accorderait de petits crédits aux clients pauvres et aux petites entreprises, et qui n'est pas explicitement traitée dans le présent article, est appelée « descente en gamme ». Elle consiste tout d'abord à convaincre une banque existante qu'accorder de petits et très petits prêts peut être une activité viable pour elle, puis à utiliser les fonds de l'aide au développement pour la soutenir dans la création d'une division pour les petites entreprises fonctionnant essentiellement comme une IMF indépendante.
14 Des informations à propos d'ACCION, IPC et PCH et les réseaux de banques de microfinance affiliés à ACCION et PCH sont disponibles sur leurs pages d'accueil respectives. PCH n'appelle désormais plus les banques de son réseau « banques de microfinance », mais plutôt « banques pour petites entreprises » ou « banques de proximité ».
15 Un épisode de ce type s'est produit en Bolivie à la fin des années 1990. Il est décrit de façon frappante par Rhyne (2001).
16 Voir Epstein et Smith (2007).
17 Quatre de ces cas sont comparés et analysés dans Lieberman et al. (2007), le cas indien s'est produit ultérieurement.
18 Tous les chiffres mentionnés ici sont issus de l'évaluation minutieuse de l'introduction en Bourse de Compartamos par Richard Rosenberg, membre du CGAP (Rosenberg, 2007). La documentation aussi détaillée sur cette introduction en Bourse publiée par ACCION (2007) propose une évaluation très différente de celle de Rosenberg, mais ne donne aucune raison de douter des chiffres de Rosenberg.
19 Le coefficient de capitalisation des résultats des actions de Compartamos au moment de l'introduction en Bourse était proche de 25. En général, les ratios « cours/valeur comptable des banques cotées » se situent entre 1 et 2 (et actuellement encore moins) et leurs coefficients de capitalisation des résultats entre 10 et 20.
20 À la fin de l'année précédant l'introduction en Bourse, le portefeuille de crédits de Compartamos représentait à peine plus de la moitié de celui de la Grameen Bank et seulement un huitième de celui de l'ensemble du groupe PCH.
21 Un simple calcul présenté dans Schmidt (2010) montre que la valeur élevée de Compartamos au moment de l'introduction en Bourse était essentiellement le reflet du transfert de richesse effectué en maintenant des taux d'intérêt élevés après le pic d'inflation.
22 Cette information est fournie dans ACCION (2007, p. 10) et confirmée dans Lieberman et al. (2007, p. 32).
23 Muhammad Yunus a exprimé son fort désaccord à plusieurs reprises. Le Business Week en ligne du 12 décembre 2007 est l'une des sources : « Microcredit was created to fight the money lender, not to become the money lender. » [Le microcrédit a été créé pour lutter contre les usuriers, pas pour que nous devenions des usuriers].
24 Pour plus de détails, et en particulier les chiffres mentionnés dans cette partie, voir Chen et al., 2010.
25 Pour une étude récente, voir Roodman (2012, pp. 268-286).
26 Ce blog peut être consulté sur le site : https://microfinance.cgap.org/tag/chuck-waterfield/. L'article date du 18 octobre 2010. L'inquiétude de Chuck Waterfield fait écho à celle exprimée par Muhammad Yunus trois années plus tôt lors de l'entrée en Bourse de Compartamos.
27 Cette déclaration en date du 11 février 2011 peut également être consultée sur le site : https://microfinance.cgap.org/author/Milford-Bateman.
28 Je connais bien ce cas car j'ai été membre du conseil de surveillance de PCH pendant cinq ans.
29 L'un des indicateurs de cette réussite est le fait que si PCH vise à réaliser des profits, le groupe limite néanmoins ses aspirations à un rendement des capitaux propres de 15 % (PCH, 2012, p. 93).
30 Quelques remarques disséminées sur la page d'accueil de PCH donnent des informations relatives à l'introduction en Bourse envisagée par PCH. Celle-ci nécessitait au préalable la création d'une banque ProCredit allemande, institution qui ferait l'objet d'une surveillance consolidée du groupe à l'échelle de l'UE. L'autorité allemande BAFin a accordé l'autorisation d'ouvrir cette institution en décembre 2011 et l'institution allemande, appelée « ProCredit Bank AG », a commencé ses activités auprès du grand public en mars 2013.
31 Ou de SKS Microfinance.
32 Pour le principal argument, voir Schelling (1960). Thomas Schelling a reçu le prix Nobel d'économie en 2005 pour l'essentiel de ce travail. Dans un ouvrage ultérieur (Schelling, 1984, p. 57), il explique le principe de préengagement en utilisant l'exemple d'Ulysse qui souhaitait, par tous les moyens, entendre le chant mélodieux des sirènes, mais ne voulait pas risquer la mort, pour lui comme pour son équipage, sur les falaises abruptes de l'île des Sirènes, comme cela avait été le cas pour tous ceux qui avaient entendu le chant des sirènes avant lui. Pour un compte rendu, voir Schmidt (2010). Comme je l'indique ici, Ulysse a trouvé un moyen de s'engager à ne pas faire ce qu'il savait qu'il voudrait vraiment faire par la suite.
33 Le dernier rapport annuel disponible indique que les propriétaires et les dirigeants de PCH prévoiraient toujours une introduction en Bourse ultérieurement et, dans ce contexte, essayent de limiter les droits de décision des nouveaux actionnaires en vue de préserver l'approche de l'institution en faveur du développement (PCH, 2012).
34 Une analyse de ces études figure dans Roodman (2012, chapitre 6). Les propres calculs de Roodman tendent à soutenir la position sceptique exposée dans les travaux qu'il étudie.
35 Le terme Gesinnungsethik a été inventé par Max Weber. Le texte de Weber, datant de 1919, est souvent interprété comme impliquant que le concept de Gesinnungsethik trouve son origine chez Kant, même si Weber ne mentionne pas Kant. Savoir s'il s'agit d'une représentation fidèle de la position de Kant, et même si Weber l'a réellement attribuée implicitement à Kant, fait toujours l'objet d'un débat parmi les philosophes allemands. Mais ce débat importe peu pour l'argument que j'expose ici car il y a une chose qui ne fait pas controverse : la position que Weber aurait ou non attribuée implicitement à Kant était et, dans une certaine mesure, est toujours soutenue par la population éduquée en Allemagne comme dans d'autres pays européens.
36 Par exemple, voir le discours de réception du prix Nobel de la paix par Muhammad Yunus (2006-2007). Même si ce discours s'adressait à un public de non-professionnels, l'axe de nombre de ses discours adressés à des experts de la microfinance au fil des ans est étonnamment similaire.
37 Mais voir la remarque sur Grameen 2 dans la note 3 supra.

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