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 Tarifer un risque dont l'intensité est diversement perçue


Elyes JOUINI * PSL, Université Paris-Dauphine. Contact : jouini@ceremade.dauphine.fr.Cet article revisite très largement un article publié dans cette même revue (Jouini et Napp, 2004).

Le but de cet article est d'analyser les conséquences de l'introduction de perceptions du risque et du temps (croyances, taux d'impatience) hétérogènes dans les modèles de valorisation standard. Nous montrons tout d'abord que les divers arguments avancés dans la littérature pour nier cette hétérogénéité ou pour en négliger les effets sont contredits tant par les données que par les travaux les plus récents. Nous introduisons ensuite une typologie de ces perceptions, nous en analysons les diverses formes et nous étudions comment le marché les agrège. Nous en déduisons l'impact de cette hétérogénéité des perceptions sur la prime de risque (ou le prix de marché du risque) et sur le prix du temps (taux d'actualisation ou taux d'intérêt). Nous montrons notamment que sur le long terme, la diversité des perceptions doit conduire à une évaluation plus prudente : taux d'actualisation plus faible et prime de risque plus élevée.

Les divergences entre analystes en matière de prévisions des résultats sont un fait. De manière plus générale, la divergence d'opinions quant à l'évolution future des fondamentaux de l'économie est largement étayée dans la littérature. Les divergences entre experts également. Il y a cependant peu de travaux relatifs à l'impact de ces divergences sur la valorisation ou la tarification des risques. Comment agréger les avis divergents ? Y a-t-il lieu de prendre en compte cette divergence ? Les périodes à forte divergence de prévisions sont-elles différentes du point de vue de la valorisation ? Les actifs ou les projets pour lesquels la divergence est la plus forte ont-ils des comportements spécifiques ? Doivent-ils être tarifés de manière spécifique ?

Le but de cet article est d'analyser les conséquences de l'introduction de perceptions (croyances, aversion au risque, impatience) hétérogènes dans les modèles de valorisation standard. Plus précisément, en partant d'une situation avec prévisions ou croyances hétérogènes, nous tenterons de répondre aux questions suivantes : (1) quel est l'impact de l'hétérogénéité des perceptions sur la prime de risque (ou le prix de marché du risque) ? (2) quel est l'impact de l'hétérogénéité des perceptions sur le prix du temps (taux d'actualisation ou taux d'intérêt) ?

En filigrane, répondre à ces questions suppose de répondre à une autre question : l'hétérogénéité des perceptions ou la diversité des opinions ont-elles un impact intrinsèque. En d'autres termes, une situation dans laquelle il y a multiplicité des points de vue est-elle analogue à une situation avec un point de vue unique et correspondant à la moyenne des points de vue multiples ? À supposer que la réponse soit positive, se pose alors la question du sens à donner à cette moyenne : s'agit-il d'une moyenne arithmétique ? Une telle moyenne est-elle équi-pondérée et, si ce n'est pas le cas, comment déterminer le poids à attribuer à chaque point de vue ? Par exemple, selon que la croyance moyenne prise en compte dans les prix pondère plus les agents optimistes (resp. surconfiants) ou pessimistes (resp. sous-confiants), la prime de risque d'équilibre sera plus ou moins élevée que celle prédite dans un modèle standard. De même, selon que l'on surpondère les agents les plus impatients ou les plus patients, la tarification d'un risque donné variera d'autant plus fortement que l'horizon est éloigné.

L'article est organisé comme suit. La deuxième partie s'intéresse aux croyances, la troisième partie traite des taux d'escompte et d'actualisation et la quatrième partie synthétise les divers résultats théoriques présentés pour répondre à la question posée : comment tarifer des risques dont l'intensité est diversement perçue ?

L'hétérogénéité des croyances

Une réalité inéluctable et robuste

Toute la théorie économique et financière récente s'est construite sur le principe des anticipations homogènes et rationnelles. Cette hypothèse a été à la base de nombreux développements en finance et notamment le CAPM (Sharpe, 1964 ; Lintner, 1969). Cette hypothèse doit son succès, avant tout, à la puissance des conclusions auxquelles elle permet d'aboutir. En effet, supposer que les agents sont capables de prendre leurs décisions présentes et futures sur la base des prix d'équilibre actuels ainsi que de leurs anticipations sur les prix futurs et que ces prix anticipés seront effectivement ceux qui se réaliseront dans le futur est une hypothèse extrêmement forte. Face aux sceptiques, essentiellement deux arguments ont été avancés afin de justifier cette hypothèse d'anticipations homogènes et rationnelles. Tous les deux sont de nature dynamique et la prise en compte d'horizons de long terme devrait, en théorie, en renforcer la pertinence. Nous allons expliquer dans cette partie pourquoi ces deux arguments sont peu pertinents même dans le long et dans le très long terme, puis nous verrons dans les parties suivantes comment l'hétérogénéité fondamentale des anticipations a un impact sur les rendements et les primes de risque.

Rappelons tout d'abord les deux arguments évoqués supra :

  • argument asymptotique : comme l'ont montré certains auteurs (voir, par exemple, Sandroni, 2000), les agents aux prévisions biaisées sont éliminés du marché par ceux qui ont des prévisions correctes ou moins biaisées, les prix devraient alors être, au moins sur le long terme, déterminés par ces derniers. Cet argument de la « sélection naturelle » a une longue tradition dans l'analyse économique (voir, par exemple : Alchian, 1950 ; Friedman, 1953 ; Cootner, 1964 ; Fama, 1965) ;

  • argument évolutionniste : les agents irrationnels devraient voir que les agents rationnels réussissent mieux et devraient peu à peu adopter les mêmes croyances qu'eux. Cet argument est similaire au concept de croyances pragmatique de Hvide (2002).

Yan (2010) a posé une première limite au premier argument : l'élimination des irrationnels peut prendre des centaines d'années. Kogan et al. (2006, 2017) et Cvitanic et al. (2012) mettent en exergue une seconde limite de taille : élimination et impact sur les prix sont deux concepts différents. Un agent peut être asymptotiquement éliminé par le marché tout en continuant à avoir un impact majeur sur les prix asymptotiques. Ces derniers exhibent même des situations dans lesquels le taux de long terme est déterminé par une certaine catégorie d'agents, le rendement risqué de long terme est déterminé par une autre catégorie d'agents et où ces deux catégories d'agents sont éliminées dans le long terme.

Jouini et Napp (2016) posent une limite au deuxième argument : la menace de l'élimination n'est pas suffisante pour pousser les agents vers la rationalité. Une « vie » courte peut être plus gratifiante qu'une longue. En d'autres termes, survie n'est pas synonyme d'efficacité et le bien-être intertemporel de ceux qui sont éliminés peut être, à chaque instant, supérieur à celui de ceux qui leur survivent. Il n'y a donc aucune incitation chez les irrationnels à imiter le comportement des rationnels. Plus précisément, ils montrent, dans un modèle dynamique, qu'il y a des situations où les irrationnels peuvent rationnellement rester irrationnels en ce sens que leurs niveaux de bien-être ex ante (sous leur vision biaisée) et ex post (sur la base des réalisations) au cours de la vie entière (ainsi que sur toute période intermédiaire) sont plus élevés que les niveaux de bien-être qu'ils auraient atteints s'ils avaient adopté des anticipations rationnelles, sont plus élevés que les niveaux de bien-être atteints par les rationnels et sont plus élevés que les niveaux de bien-être qu'ils auraient s'ils avaient soudain la possibilité d'échanger leurs allocations optimales contre celle des rationnels.

Dans un tel cadre, l'argument évolutionniste ne fonctionne pas : les agents irrationnels n'apprennent pas ; leurs croyances ne sont pas modifiées et ce même s'ils observent les croyances, les choix et les niveaux de bien-être des agents rationnels. Adopter un mauvais modèle (par exemple, un modèle de prévision qui n'est pas corroboré par les faits) peut être efficace et soutenable dans la durée, dans le sens où ce modèle, adopté par un large groupe, peut conduire à des équilibres de l'économie et à une répartition des richesses et des niveaux de bien-être qui soient favorables à ceux qui ont adopté ce modèle.

Ainsi l'hypothèse d'apprentissage dans la durée et de convergence vers des anticipations homogènes et rationnelles n'est confirmée ni empiriquement ni théoriquement. Et il suffit d'observer l'hétérogénéité des prévisions d'analystes ou de prévisionnistes professionnels ou plus généralement des opinions d'experts pour se rendre compte que l'hypothèse d'anticipations homogènes et rationnelles n'est pas réaliste.

Des croyances hétérogènes à une croyance de consensus

Dans le cadre usuel du modèle d'équilibre des marchés financiers (MEDAF) ou (CAPM) de Sharpe (1964) et Lintner (1969) ou dans le cadre de sa version dynamique prenant en compte la consommation (CCAPM ; Ingersoll, 1987 ; Huang et Litzenberger, 1988 ; Duffie, 1996), tous les agents – comme nous l'avons déjà mentionné – sont supposés avoir les mêmes anticipations et les prix d'équilibre peuvent s'interpréter comme résultant des choix d'un agent unique dit « agent représentatif ». La théorie de l'agent représentatif est ainsi devenue un outil incontournable de l'analyse des marchés financiers. La grande simplicité d'utilisation et d'interprétation de ces modèles a conduit à de nombreuses études empiriques ainsi qu'à de multiples prolongements théoriques.

Cependant, comme le signale Williams (1977), de nombreux effets ne sont pas pris en compte dans ces modèles désormais standards et le plus important d'entre eux est certainement l'hétérogénéité des croyances et des prévisions des agents économiques. De nombreux autres auteurs ont depuis longtemps confirmé que la diversité des prévisions des investisseurs est un élément important à prendre en compte pour une bonne compréhension du fonctionnement des marchés financiers1.

L'objet de cette partie est de présenter une généralisation du CCAPM à un cadre dans lequel les agents ont des anticipations hétérogènes. Plus précisément, nous répondons aux deux questions suivantes :

  • est-il possible de définir une croyance de consensus qui, si elle était partagée par tous, conduirait aux mêmes prix que ceux qui sont effectivement observés ?

  • est-il encore possible de définir un agent représentatif et de faire le lien entre la prime de risque et l'aversion au risque de cet agent comme dans le cadre standard ?

Jouini et Napp (2006a, 2006b, 2007) répondent positivement à ces deux questions et montrent plus précisément que dans un modèle où chaque agent maximise, sous sa contrainte de richesse, l'espérance d'utilité résultant de sa consommation future sous une probabilité qui lui est propre, il existe une probabilité de consensus Q, une fonction d'utilité représentative u et un taux d'escompte μ tels que les prix observés à l'équilibre dans le modèle de départ sont les mêmes que ceux observés dans un modèle à un seul agent de fonction d'utilité u, de richesse égale à la richesse agrégée de l'économie, de probabilité subjective Q et dont l'objectif serait de maximiser, sous sa contrainte de richesse, l'espérance actualisée par le taux d'escompte μ, de l'utilité résultant de sa consommation CT à la date t, c'est-à-dire :

.

Leur résultat est obtenu sous des conditions très générales sur les fonctions d'utilité. Cependant, pour mieux illustrer le propos, regardons le cas où les fonctions d'utilité sont des fonctions puissances ou logarithmiques, alors il en est de même pour la fonction d'utilité de l'agent représentatif et une certaine puissance de la probabilité de consensus escomptée est égale à la moyenne arithmétique, pondérée par les tolérances au risque individuelles, des densités des probabilités individuelles élevées à la même puissance.

En général et sauf dans le cas logarithmique, cette moyenne n'est pas la densité d'une probabilité,

n'est alors pas égal à 1 et μs n'est pas identiquement nul.

Cela signifie donc bien, qu'en général, l'agrégation des croyances individuelles en une croyance commune induit un biais spécifique que nous allons analyser plus précisément dans ce qui suit.

Afin de spécifier un peu plus le modèle, nous considérons, dans l'appendice, un modèle en temps continu dans lequel le taux de croissance de l'économie est donné par α et le niveau de volatilité est donné par β > 0. On suppose que les agents ont des anticipations hétérogènes sur ce taux de croissance et, pour l'agent i, le taux de croissance moyen est supposé être de la forme α + βδiδi s'interprète comme le degré d'optimisme de l'agent considéré. Si δi est positif, l'agent surévalue le taux de croissance moyen et si δi est négatif, il sous-évalue ce taux de croissance moyen. On désigne par δ, le degré d'optimisme/pessimisme de la probabilité de consensus. Ce dernier est alors égal à la moyenne pondérée par les tolérances au risque individuelles des δi et μ est proportionnel à leur variance. Les prix d'équilibre dans le cadre des croyances hétérogènes correspondent donc à des prix d'équilibre dans un modèle à croyances homogènes dans lequel la croyance commune serait la croyance moyenne et dans lequel les agents appliqueraient un facteur d'escompte à leur utilité future. Ce facteur est proportionnel à la dispersion des croyances d'origine et rend donc compte du degré d'hétérogénéité des croyances.

En outre, il est facile de voir que μ est positif si et seulement si l'aversion relative au risque est inférieure à 1. Une interprétation possible de ce résultat pourrait être la suivante. Dans le cas des fonctions d'utilité puissance, lorsque le niveau de risque augmente dans l'économie, selon que l'aversion au risque relative est supérieure ou inférieure à 1, il est facile de montrer que l'investisseur réduit ou augmente sa consommation courante par rapport à sa consommation future agissant comme si son utilité avait été escomptée par un taux d'escompte négatif ou positif. Dans notre contexte, tout se passe donc comme si la dispersion des croyances était interprétée comme une source de risque puisqu'elle conduit à l'apparition d'un facteur d'escompte dont l'effet principal est un transfert entre consommation courante et consommation future (dans un sens déterminé par la position de l'aversion relative au risque par rapport à 1) et que cet effet est tout à fait analogue à celui qui serait observé si l'on augmentait le niveau de risque dans l'économie.

Croyances hétérogènes, prime de risque et taux d'intérêt

L'impact de l'hétérogénéité des croyances sur les prix devient alors facile à analyser. Il suffit de réécrire les équations usuelles du CCAPM en prenant en compte à la fois le changement de probabilité et le facteur d'escompte. Il s'avère alors tout d'abord que ce dernier n'a aucun impact sur le prix du risque, c'est-à-dire la rémunération en termes de rendement excédentaire (par rapport au taux sans risque) de chaque unité de risque supplémentaire. Il s'avère également que l'hétérogénéité des croyances conduit à un prix du risque plus élevé si et seulement si la probabilité de consensus est pessimiste. En fait, le prix du risque subjectivement anticipé n'est pas modifié par l'introduction d'un certain degré de dispersion des croyances ou de pessimisme. En d'autres termes, la raison pour laquelle le pessimisme augmente le prix du risque n'est pas que les consommateurs pessimistes exigent une rémunération du risque plus élevée. Ils exigent le même niveau de rémunération du risque qu'un agent standard, mais sous-estiment en revanche le taux de rendement des actifs, ce qui revient à surestimer le risque associé à un rendement donné.

Ces résultats sont cohérents avec ceux de Epstein et Wang (1994), Hansen et al. (1999), Abel (2000), Anderson et al. (2000) ou Cecchetti et al. (2000), qui introduisent dans leurs modèles des distorsions de croyances liées à des comportements individuels. Ainsi, Abel (2000) montre dans un modèle en temps discret que si les agents sont pessimistes, la prime de risque est plus élevée. Dans notre cadre, et à la différence de celui de Abel (2000), il n'est pas nécessaire que les agents soient individuellement pessimistes car le pessimisme au niveau global suffit à assurer une augmentation du prix du risque.

Quant à l'effet du taux d'escompte sur les taux d'intérêt, il est également facile à analyser. Un taux d'escompte positif signifie que la consommation future est moins importante pour l'agent représentatif, ce qui conduit à un taux d'intérêt d'équilibre plus élevé. Ce résultat apporte un éclairage intéressant sur l'énigme du taux sans risque. Comme souligné par Weil (1989), un taux d'escompte négatif est « la solution numérique » de l'énigme du taux sans risque. La principale différence cependant entre notre cadre et celui de Weil (1989) est que le taux d'escompte apparaît chez nous de manière endogène et est lié à la dispersion des croyances, alors que dans Weil (1989), ce taux d'escompte est considéré comme donné et partie intégrante du comportement individuel des agents. Dans un tel contexte, un taux négatif devient impossible à justifier puisqu'il supposerait que les agents préfèrent le futur au présent, ce qui ne correspond pas du tout à ce que montrent les études empiriques.

L'effet du changement de probabilité quant à lui correspond à un abaissement du taux d'intérêt sans risque lorsque la probabilité de consensus est pessimiste. En effet, si les consommateurs sont pessimistes au sujet du taux de croissance de l'économie, ils essayeront de réduire la consommation courante et d'augmenter l'épargne courante. La tentative d'augmenter l'épargne courante conduit alors à une baisse des taux d'intérêt.

En combinant les deux effets, nous obtenons que l'hétérogénéité des croyances des investisseurs conduit à une augmentation des taux d'intérêt si la probabilité globale est optimiste et si le taux d'escompte est positif. Dans le cas où les deux effets s'opposent, c'est l'effet changement de probabilité qui l'emporte tant que la dispersion des croyances reste suffisamment faible.

En ce qui concerne les actifs risqués, l'effet du facteur d'escompte, dans le cas le plus cohérent d'un coefficient d'aversion relative au risque inférieur à 1, est vers un abaissement du prix des actifs, ce qui signifie que les prix des actifs dans le modèle à croyances hétérogènes sont inférieurs au prix des actifs dans un modèle où tous les investisseurs partagent la même probabilité. L'effet du changement de probabilité est également une baisse des prix des actifs dans le cas d'une probabilité de consensus pessimiste.

Typologie des croyances individuelles
et propriétés de la croyance de consensus

Nous avons vu que l'on pouvait parler de pessimisme lorsqu'un agent sous-évalue le rendement d'un actif ou d'un projet et d'optimisme dans le cas contraire. Sans rentrer plus dans les détails (voir Jouini et Napp, 2008a), on peut également parler de doute lorsque l'investisseur surévalue le niveau de risque et de surconfiance lorsqu'il le sous-évalue.

Comme nous l'avons vu ci-dessus, la question de la possible corrélation entre tolérance au risque et pessimisme et son signe sont donc des éléments essentiels pour déterminer l'impact de cette hétérogénéité sur la prime de risque et les taux d'intérêt. En effet, lorsque cette corrélation est positive, la croyance de consensus est pessimiste et conduit à une augmentation de la prime de risque. On a l'effet inverse lorsque cette corrélation est négative.

Il en est de même pour le doute et la surconfiance, le doute prenant la place du pessimisme (Jouini et Napp, 2006b).

Dans la suite de cette partie, nous allons passer en revue différentes approches concluant toutes à une corrélation positive entre pessimisme (resp. doute) et tolérance au risque et conduisant donc toutes à une prime de risque plus élevée en raison de l'hétérogénéité des croyances.

Approche comportementale

Ben Mansour et al. (2006 et 2008) sur la base d'une enquête auprès de plus de 1 500 répondants adoptent une approche d'estimation bayésienne afin d'analyser le lien entre l'aversion au risque et le pessimisme et pour estimer la moyenne des probabilités subjectives pondérée par les tolérances (qui représente donc la probabilité de consensus) ainsi que la moyenne non pondérée. Il en résulte que dans leur expérience, la probabilité objective est de 0,5, l'estimation de la probabilité subjective moyenne (équipondérée) se révèle être aux alentours de 0,4 et l'estimation de la probabilité subjective moyenne pondérée par la tolérance au risque se révèle être aux alentours de 0,3. Il apparaît donc, sur cet échantillon, que le groupe est pessimiste et plus pessimiste que l'individu moyen qui lui-même est plus pessimiste que de raison. Cette différence entre la moyenne non pondérée et la moyenne pondérée par les tolérances au risque est suffisamment importante pour conclure à une corrélation comportementale entre pessimisme et aversion pour le risque. De façon analogue, la différence entre la probabilité objective et la moyenne non pondérée des probabilités subjectives est suffisamment substantielle pour conclure à un biais comportemental en faveur du pessimisme au niveau individuel.

En conséquence, il devrait y avoir un penchant pour le pessimisme au niveau collectif. L'impact sur les caractéristiques d'équilibre devrait alors être orienté vers une augmentation de la prime de risque et une diminution du taux sans risque, ce qui va dans le sens d'une explication des énigmes de la prime de risque et du taux d'intérêt sans risque.

Approche par les anticipations rationnelles

La deuxième approche permettant d'analyser le lien entre pessimisme et tolérance au risque est étonnamment en termes d'anticipations rationnelles, alors que l'objectif même est de remettre en cause la rationalité des croyances. Jouini et Napp (2008b) considèrent un marché avec un continuum d'agents qui possèdent diverses informations privées sur le rendement de l'actif risqué, comme, par exemple, dans Grossman (1976) ou Kyle (1989). Contrairement aux modèles classiques, ils supposent que les agents ne connaissent pas la répartition de l'aversion au risque dans l'économie. Les informations privées sont agrégées et, en raison du bruit généré par la répartition de l'aversion au risque, elles ne sont que partiellement révélées par les prix d'équilibre. L'hypothèse d'une connaissance imparfaite de l'aversion pour le risque des autres agents n'est pas irréaliste, car l'aversion pour le risque individuel (ou collective) est généralement difficile à estimer et les estimations dépendent fortement de la méthodologie choisie (loteries, comme dans Donkers et al., 2001, options comme dans Jackwerth, 2000, etc.). Comme le souligne Jackwerth (2000), « il est notoirement difficile d'estimer directement les fonctions d'aversion pour le risque ». En conséquence, il n'y a pas de consensus dans la littérature sur un niveau global précis d'aversion pour le risque.

En partant d'un modèle dans lequel les aversions au risque et les croyances individuelles sont indépendantes et en supposant que, pour un agent donné, un niveau d'aversion au risque individuel élevé est pris comme un signal privé pour un niveau d'aversion au risque moyen élevé, les auteurs montrent qu'une corrélation positive entre pessimisme et aversion pour le risque apparaît naturellement.

Intuitivement, pour un prix d'équilibre donné, un agent plus averse au risque anticipe un niveau plus élevé d'aversion au risque dans l'économie et va donc interpréter le prix d'équilibre observé comme résultant de signaux moyens optimistes sur le rendement attendu de l'actif. Il corrige donc ses propres anticipations à la hausse. Symétriquement, l'agent plus tolérant au risque corrigera à la baisse ses anticipations et comme la tolérance au risque et le pessimisme sont initialement indépendants, ils se retrouvent in fine positivement corrélés.

Approche évolutionniste

Jouini et al. (2013a) montrent à travers des arguments évolutionnistes que l'interaction stratégique conduit à des croyances hétérogènes et subjectives. Plus précisément, ils analysent la situation dans laquelle les agents tirent les leçons de leurs interactions mutuelles et modifient de manière dynamique les fréquences avec lesquelles ils utilisent les différentes stratégies possibles, en sous-pondérant les stratégies aboutissant à de faibles niveaux d'utilité et en surpondérant les stratégies aboutissant à des niveaux élevés d'utilité. Ce concept de croyances stratégiques évolutives est similaire au concept de convictions pragmatiques de Hvide (2002) en ce sens que, dans les deux cas, les agents sélectionnent les croyances qui leur sont les plus bénéfiques. En mobilisant des concepts issus de la théorie des jeux évolutionnistes, ils montrent que le comportement asymptotique des agents correspond au comportement qu'ils adopteraient dans un jeu statique dans lequel chaque agent adopterait sa croyance de manière à maximiser son utilité, en tenant compte de l'effet de ses choix sur les prix et en tenant compte de la stratégie des autres agents.

À l'équilibre, les croyances sont subjectives et hétérogènes : optimisme (resp. confiance excessive) ainsi que pessimisme (resp. doute) survivent tous deux à long terme. De plus, il apparaît une corrélation positive entre pessimisme (resp. doute) et tolérance au risque. L'intuition est la suivante. Pour un agent relativement tolérant au risque, sa demande pour l'actif risqué est positive, de sorte que son utilité escomptée décroît avec le prix de cet actif. Une croyance pessimiste est associée à une demande plus faible, donc à un prix plus bas, et met en balance cet avantage du pessimisme par rapport aux coûts d'une prise de décision sous-optimale en raison de la distorsion de croyance. Le raisonnement inverse s'applique à un agent très peu enclin à prendre des risques, qui, à l'équilibre, a une demande négative pour l'actif risqué et bénéficie de l'optimisme. L'effet est d'autant plus prononcé que l'actif est risqué.

Marché de gourous ou d'experts

Dans la même veine stratégique, Jouini et Napp (2015) analysent un modèle avec deux types d'intervenants : les investisseurs standards et les gourous, capables d'attirer les autres investisseurs. Comme dans Benabou et Laroque (1992), le « gourou » émet « des prévisions d'émissions, mais est également engagé dans des échanges pour son propre compte ou pour le compte d'un investisseur quelconque ». L'exemple suivant cité par Benabou et Laroque (1992) « fournit l'illustration la plus dramatique de prix réagissant aux annonces d'experts ».

Sur le marché nerveux de 1987, Prechter est devenu à la fois un prophète et une divinité, un conseiller dont les conseils parviennent à tellement d'investisseurs qu'il a tendance à entraîner le marché dans le sens qu'il l'avait prévu2.

Les gourous font part de leurs convictions (via des recommandations) et chaque investisseur adopte la croyance d'un gourou de son choix. Cette modélisation est conforme aux conclusions de Fisher et Statman (2000) où les auteurs montrent qu'« il existe une relation positive entre les variations dans le sentiment des investisseurs individuels et celui des rédacteurs de recommandations ». Dans le modèle de Jouini et Napp (2015), les gourous choisissent leurs « croyances » de manière stratégique en tenant compte de l'impact de leurs croyances annoncées sur les autres agents et donc sur les prix. Pour des raisons de crédibilité, les gourous agissent conformément à leurs croyances affichées. Ces croyances stratégiques ne sont pas de véritables croyances du point de vue des gourous, bien qu'elles correspondent à ce que les investisseurs croient sincèrement. De plus, elles seraient interprétées comme des « croyances » par un observateur qui observerait les choix d'investissement des gourous. Les investisseurs standards observent les performances des gourous, choisissent un gourou et suivent ses recommandations. Les prix sont déterminés par un mécanisme classique de Walras. La compétition entre gourous pour attirer des adeptes parmi les investisseurs standards est décrite par une dynamique simple et les auteurs se concentrent sur ses états stables. Il apparaît alors que de ce processus émergent des croyances hétérogènes et une corrélation positive entre pessimisme et tolérance risque. L'effet est d'autant plus prononcé que l'actif est risqué.

Conclusion provisoire

Les croyances sont hétérogènes et peuvent être pessimistes ou optimistes, sur-confiantes ou sous-confiantes (doute). La croyance de consensus est la moyenne pondérée par les tolérances aux risques individuelles des croyances individuelles. La tolérance au risque d'un individu n'est, en général, pas constante et dépend de sa consommation ou de sa richesse courante. La croyance de consensus est donc une moyenne pondérée fluctuante des croyances individuelles. En moyenne, il y a de nombreux arguments en faveur d'une corrélation positive entre pessimisme (resp. doute) et tolérance au risque conduisant à une croyance de consensus pessimiste et à des primes de risque moyennes plus élevées.

Hétérogénéités des taux d'escompte
et d'actualisation individuels

Une réalité inéluctable et robuste

Le taux d'escompte individuel également appelé taux d'impatience ou taux de préférence pour le présent est le taux d'escompte appliqué par un individu donné à une utilité future. Plus ce taux sera élevé, plus cette utilité future sera escomptée et donc rendue progressivement négligeable par rapport à l'utilité présente, d'où la dénomination « taux d'impatience ». Frederick et al. (2002) présentent une revue de la littérature portant sur l'estimation des taux d'escompte individuels. Ils mettent en exergue la très grande hétérogénéité des résultats obtenus, que ce soit entre les différentes études ou que ce soit au sein même de chacune des études. Warner et Pleeter (2001) trouvent des taux entre 0 % et 70 % par an. Gollier et Zeckhauser (2005) mentionnent des taux, dans la littérature, allant de –6 % à 55 700 %. Or dès qu'une décision implique au moins deux personnes (couple, ménage, collectivité, etc.), le critère à maximiser est une combinaison des critères individuels. Or, même si les membres du groupe ont tous la même fonction d'utilité (mais des taux d'impatience différents), le facteur d'escompte du groupe est une combinaison des facteurs d'escompte individuels et n'est pas exponentiel. La combinaison d'individus aux taux d'escompte exponentiels conduit en fait à un taux collectif hyperbolique généralisé.

Les taux d'escompte hyperboliques ne sont donc pas simplement une variante anecdotique de l'escompte exponentiel standard, mais semble plutôt correspondre au cas général dès que l'on cherche à modéliser les comportements réellement observés et/ou dès que l'on prend en compte le fait que la plupart des décisions ne sont pas prises par un individu, mais résultent plutôt de la confrontation d'individus aux taux d'impatience hétérogènes.

Taux d'actualisation

Le concept de taux d'actualisation est un élément central de l'analyse économique, il permet de comparer des euros futurs à différentes dates en les convertissant en euros actuels équivalents. L'analyse coûts-bénéfices s'appuie sur la technique de l'actualisation afin de comparer différents projets dont les coûts et les bénéfices s'étalent dans le temps et afin de déterminer ceux d'entre eux qui méritent d'être mis en œuvre.

La question de la détermination du taux d'actualisation est donc une question fondamentale lorsqu'il s'agit de sélectionner des investissements, d'évaluer l'impact de décisions publiques ou privées ou de déterminer le niveau de provisions à mettre face à des risques futurs. Dans le court terme, le taux d'intérêt observé sur les marchés fournit un élément fiable de comparaison entre les euros présents et les euros futurs et il est même possible, via les marchés obligataires, de verrouiller dès aujourd'hui le financement de projets de long terme et de mettre en cohérence coût effectif et valorisation obtenue dans le cadre de l'analyse coûts-bénéfices sur la base du taux d'actualisation retenu. En revanche, l'analyse est moins aisée dès que l'on fait face à des projets dont les effets s'étalent dans la durée bien au-delà de l'horizon habituel des titres obligataires suffisamment liquides (soit au-delà de vingt à trente ans). Par exemple, les gaz à effet de serre émis aujourd'hui génèrent des coûts à très long terme en lien notamment avec le réchauffement climatique. On peut donc être amenés à arbitrer entre payer pour réduire les émissions de CO2 aujourd'hui ou payer plus tard pour des digues afin de se protéger de la montée des océans susceptibles d'inonder les villes côtières. Il n'existe pas aujourd'hui d'instruments financiers suffisamment liquides et avec des durées suffisamment longues pour ramener ce problème à un simple problème de gestion actif-passif. Il faut donc s'appuyer sur des modèles économiques pour déterminer les taux d'actualisation à utiliser pour des horizons longs.

Cette question est d'autant plus épineuse que l'analyse coûts-bénéfices sur horizons longs est très sensible au taux d'actualisation choisi. Ainsi, de nombreux auteurs (voir, par exemple, Nordhaus, 2007, ou Weitzman, 2007) ont pointé du doigt le fait que les conclusions du rapport Stern sur le changement climatique sont, pour une bonne part, liées au choix d'un taux d'actualisation particulièrement bas par rapport à celui qui est d'ordinaire retenu. Ainsi, la valeur actuelle d'un coût ou d'un bénéfice de 1 M€ dans 100 ans est de 32 000 euros si l'on utilise un taux d'intérêt standard de 3,5 %, alors qu'elle est de 250 000 euros si l'on utilise le taux de 1,4 % recommandé dans le rapport Stern (Stern, 2007). À la question de la détermination du taux d'actualisation s'ajoute alors celle du choix du taux approprié lorsque les experts divergent dans leurs recommandations.

La formule de Ramsey

Mais revenons à la nature de ce taux. Il faut tout d'abord insister sur le fait que ce taux diffère de celui de la section précédente qui représentait le taux d'impatience subjectif appliqué par un individu ou un groupe d'individu à une utilité future, alors que le taux d'actualisation définit l'équivalent monétaire de montants futurs. La formule de Ramsey illustre cette différence en exprimant notamment, dans un cadre standard, le lien entre ces deux taux. Si R désigne le taux d'actualisation, la formule de Ramsey donne l'aversion au risque R = p + (1/ŋ)g, où p est le taux d'impatience, g le taux de croissance de l'économie et 1/ŋ l'aversion relative au risque. Cela signifie qu'il y a essentiellement deux déterminants du taux d'actualisation. Le premier est directement en lien avec le taux d'impatience : puisque 1 euro aujourd'hui est préféré à un 1 euro demain, l'équivalent monétaire aujourd'hui de 1 euro demain devrait être inférieur à 1 euro. Le second déterminant est en lien avec l'effet richesse. Une forte croissance diminue la valeur relative de 1 euro de plus demain et augmente donc le taux d'actualisation. Cet effet est d'autant plus important que l'utilité marginale est fortement décroissante ou que l'aversion relative au risque est élevée. À titre d'exemple, le gouvernement britannique dans le Green Book: Appraisal and Analysis in Central Government (HM Treasury, 2003) recommande, pour l'analyse coûts-bénéfices de tout projet, l'utilisation d'un taux d'actualisation de 3,5 % sur la base des valeurs suivantes : p = 1 %, ŋ = 1 et g = 2,5 %. Stern (2007) propose un taux de 1,4 % sur la base des données suivantes : p = 0,1 %, ŋ = 1 et g = 1,3 %.

Divergences entre experts

La divergence de recommandations entre experts peut donc notamment, comme dans l'exemple ci-dessus, résulter d'une divergence fondamentale quant aux valeurs à retenir pour p, ŋ et g. Les individus (ou experts) peuvent, en effet, appréhender différemment les déterminants de l'évolution économique à long terme. En ce qui concerne le paramètre g de croissance, prévoir à un an est déjà une tâche ardue et il est donc naturel que les prévisions de croissance sur 10, 50 ou 100 ans soient soumises à une forte hétérogénéité. Pour certains, les révolutions technologiques à venir (et même celles en cours, comme la révolution numérique, qui n'ont pas, selon eux, encore révélé tout leur potentiel de croissance) devraient garantir une croissance élevée pour les décennies à venir. À l'inverse, pour d'autres, la rareté des ressources naturelles et leur épuisement progressif devraient entraîner un essoufflement de la croissance. Certains suggèrent même une décroissance de long terme, en raison de la détérioration de l'environnement, de la croissance de la population mondiale et de la diminution des rendements d'échelle. En ce qui concerne le taux d'impatience p, il reflète l'importance relative accordée au bien-être des générations futures. Le débat parmi les économistes (et aussi parmi les philosophes) sur la notion d'équité intergénérationnelle illustre les possibles divergences quant à la valeur à attribuer à p. Pour certains, les choix intergénérationnels doivent être traités exactement comme les choix intertemporels individuels conduisant ainsi à un poids relatif élevé sur le bien-être présent. D'autres estiment que l'éthique exige une neutralité intergénérationnelle et que la seule justification possible pour un moindre poids affecté au bien-être des générations futures résulte de l'incertitude quant à l'existence même de ces générations. Le facteur p refléterait alors l'intensité de la loi de survie de l'humanité par unité de temps (plus précisément, 1/p correspondrait à l'espérance de vie de l'humanité et p devrait donc être extrêmement faible).

Divergences, long terme et taux d'actualisation décroissants

Se posent alors deux questions fondamentales. (1) Comment calibrer la formule de Ramsey lorsque les différents experts divergent quant aux valeurs à attribuer aux différentes caractéristiques p, ŋ et g ? (2) Plus généralement, la formule de Ramsey ayant été obtenue dans un cadre où tous les agents ont les mêmes caractéristiques, quel est l'impact de l'hétérogénéité des caractéristiques individuelles sur la formule elle-même ? En d'autres termes, y a-t-il, dans le cadre hétérogène, des caractéristiques agrégées (p, ŋ, g) telles que le taux d'actualisation continue à vérifier la formule de Ramsey pour ces valeurs agrégées R = p + (1/ŋ)g ou y a-t-il, au contraire, une spécificité du cadre hétérogène et quel est son impact sur les taux d'actualisation ?

En ce qui concerne l'impact de la croyance de consensus sur le taux d'intérêt, la réponse est claire. Une croyance de consensus pessimiste réduit la valeur de g et réduit dont le taux d'intérêt.

Une première réponse à la première question a été apportée par Weitzman (1998) qui propose, dans un cadre où certains experts préconiseraient, par exemple, un taux de 3,5 % alors que d'autres experts préconiseraient un taux de 1,4 %, de ne pas moyenner les taux (ce qui conduirait à un taux moyen de 2,45 %), mais plutôt de moyenner les valeurs actualisées (soit 32 000 euros et 250 000 euros dans notre exemple avec un horizon de 100 ans pour une somme initiale de 1 M€) et de reconstituer un taux équivalent à partir de cette valeur actualisée moyenne (ce qui conduit à un taux de 1,98 % pour un horizon de 100 ans). Plus généralement, pour un horizon T et deux taux initiaux R1 et R2, les valeurs actualisées respectives pour 1 euro sont données par exp(–R1T) et exp(–R2T) et le taux équivalent à la moyenne des valeurs actualisées est donné par –(1/T)ln[(exp(–R1T) + exp(–R2T))/2]. On obtient alors un taux d'actualisation qui dépend de l'horizon, est décroissant et qui est asymptotiquement égal au plus petit des deux taux R1 et R2. Cette propriété reste vérifiée que ce soit en présence de dires d'experts divergents ou que ce soit en présence d'incertitude quant aux valeurs des différents paramètres (Weitzman, 2001, 2004 et 2007 ; Gollier, 2008 ; Nocetti et al., 2008).

Jouini et al. (2010) et Jouini et Napp (2014) adoptent une approche basée sur l'équilibre économique : quel est le taux d'actualisation à prendre en compte, à l'équilibre, lorsque différents agents aux caractéristiques hétérogènes interagissent via le marché. Puisque l'approche est alors une approche de marché et d'équilibre, la question revient alors à caractériser la courbe des taux dans une économie où les caractéristiques des agents sont hétérogènes. Ils montrent alors que l'hétérogénéité des caractéristiques a le même effet que (et peut être interprétée comme) une source de risque supplémentaire. La courbe des taux à court et moyen terme peut être croissante ou décroissante et le taux d'équilibre n'est pas forcément compris entre les taux individuels3 les plus faibles et les plus élevés. En revanche, sur les longs et très longs termes, la courbe des taux est nécessairement décroissante et converge vers le taux le plus faible. Ils démontrent de plus que plus le degré d'hétérogénéité est élevé, plus les taux d'équilibre sont faibles. Sur cette base et en calibrant leur modèle sur les données recueillies par Weitzman (2001), ils proposent les taux marginaux d'actualisation suivants pour l'évaluation de projets publics de long terme : futur immédiat (entre 1 et 5 ans), aux alentours de 5 % ; futur proche (de 6 à 25 ans), aux alentours de 4 % ; futur moyennement distant (de 26 à 75 ans) aux alentours de 3 % ; futur distant (de 76 à 300 ans) aux alentours de 1,5 % et futur très éloigné (au-delà de 300 ans) aux alentours de 0 %.

Effets sur la tarification d'un risque
dont l'intensité est diversement perçue

Quittons à présent les modèles pour tenter d'utiliser les briques élémentaires analysées ci-dessus pour une meilleure compréhension de la tarification d'un risque dont l'intensité est diversement perçue.

Tout d'abord, nous avons vu que la probabilité de consensus est une moyenne des probabilités individuelles pondérée par les tolérances individuelles au risque. Nous avons vu, d'autre part, qu'il y a de nombreuses raisons de penser que la corrélation entre pessimisme et tolérance au risque est positive et que la croyance de consensus est donc plus pessimiste que la croyance moyenne qui est elle-même plutôt pessimiste.

D'autre part, toutes les études empiriques montrent que le coefficient de prudence est plutôt inférieur à 1, ce qui, dans notre cadre, signifie que le taux d'escompte doit plutôt être considéré comme positif.

L'impact de l'hétérogénéité des croyances est alors :

  • une hausse de la prime de risque en raison du pessimisme agrégé ;

  • un effet de baisse du taux d'intérêt en raison du pessimisme agrégé ;

  • un effet de hausse ou de baisse du taux d'intérêt selon que l'aversion au risque relative des investisseurs est plus petite ou plus grande que 1.

L'impact de l'hétérogénéité des taux d'actualisation ou des taux d'impatience est une baisse du taux d'intérêt de long terme.

Ainsi, sur le long terme, tous les effets concourent pour dire que la diversité des perceptions doit conduire à une évaluation plus prudente : taux d'actualisation plus faible et prime de risque plus élevée.

Sur les court et moyen termes, la prime de risque doit être plus élevée et le taux d'actualisation plus faible lorsque l'aversion relative au risque est plus grande que 1.

En revanche, dans le cas d'aversion relative au risque plus petite que 1, la prime de risque est encore une fois plus élevée, mais le taux d'actualisation est soumis à deux forces contraires. Mais on peut montrer que l'effet à la baisse (linéaire) l'emporte sur le second (quadratique) lorsque la divergence d'opinions est relativement faible.

L'impact de la divergence d'opinions sur la prime de risque est enfin d'autant plus important que le risque considéré est élevé, ce qui semble conduire à une conclusion globale qui peut paraître de bon sens, mais qui n'est ni immédiate ni communément partagée : la diversité des perceptions doit conduire à des évaluations prudentes (plus prudentes que la moyenne des évaluations) et cette prudence doit être d'autant plus grande que le risque est élevé.

Ces résultats sont des résultats moyens (dans le temps). D'un point de vue dynamique, Jouini et Napp (2011) montrent qu'à croyances individuelles inchangées, la croyance de consensus devient plus optimiste à la suite d'un choc positif et plus pessimiste à la suite d'un choc négatif. L'évaluation dynamique collective du risque va donc être impactée en conséquence même lorsque les avis d'experts sont inchangés.

L'illustration la plus parlante est celle de l'évaluation du risque climatique : les points de vue des climato-sceptiques et des climato-pessimistes sont connus et sont peu impactés par les catastrophes climatiques à répétition, les uns y voyant des épiphénomènes et les autres une confirmation de leurs prévisions. Pourtant, au niveau agrégé, la survenue de ces chocs négatifs doit conduire à une évaluation plus prudente (c'est-à-dire aggravée) des risques concernés.

Dans le cas du risque climatique, tous les effets décrits précédemment (prime de risque et taux d'actualisation) concourent également à une évaluation plus prudente, puisque nous sommes là typiquement sur des horizons de long terme.

Un dernier élément à prendre en compte et que nous avons – jusqu'à présent – neutralisé est celui de l'hétérogénéité des niveaux d'aversion au risque entre individus. Jouini et al. (2013b) montrent alors qu'une plus grande hétérogénéité est en faveur d'une plus grande tolérance au risque aux niveaux de richesse élevés et d'une plus grande aversion au risque aux bas niveaux de richesse. Ainsi, pour des risques négatifs tels que le risque climatique, cet effet vient se rajouter aux précédents en faveur d'une tarification prudente. C'est-à-dire d'une tarification surpondérant les mauvais scénarios au détriment des bons.

Conclusion

Dans cette analyse, nous avons illustré l'impact de la divergence d'opinions sur la valorisation des risques. La probabilité objective utilisée dans les modèles usuels doit alors être remplacée dans ce contexte par une probabilité de consensus et les taux d'impatience/actualisation doivent être remplacés par un taux hyperbolique. Comme le montrent Jouini et Napp (2012), le groupe se comporte alors comme un individu behavioral, c'est-à-dire tel que décrit par les modèles en économie comportementale.

Les applications des résultats énoncés ci-dessus sont nombreuses. Dans le secteur de l'assurance, nos résultats aboutissent à une situation dans laquelle l'agent qui craint le plus pour le risque (l'assuré) est optimiste et l'agent qui craint le moins pour le risque (l'assureur) est pessimiste. La croyance moyenne est pessimiste et conduit à une prime d'assurance plus élevée, ce qui pourrait aider à expliquer l'achat d'assurances manifestement surévaluées dans diverses situations (Cutler et Zeckhauser, 2004). En finance d'entreprise, les introductions en bourse peuvent être modélisées comme une décision pour un entrepreneur peu enclin à prendre des risques de vendre les actions de son entreprise à des investisseurs plus tolérants aux risques. L'application de ces résultats à un tel contexte conduit à une croyance consensuelle pessimiste. En conséquence, l'entreprise est sous-évaluée et le rendement à court terme est élevé, ce qui est cohérent avec la littérature empirique sur les introductions en bourse (Ibbotson et Ritter, 1995).

L'application au risque climatique demeure cependant – de notre point de vue – la plus importante tant d'un point de vue théorique que de par ses implications concrètes.


Notes

1 Voir, par exemple : Lintner (1969) ; Rubinstein (1976) ; Miller (1977) ; Williams (1977) ; Cragg et Malkiel (1982) ; Mayshar (1983) ; Varian (1985, 1989) ; Abel (1989) ; Harris et Raviv (1993) ; Detemple et Murthy (1994) ; Basak (2000) ; Calvet et al. (2002) ; Diether et al. (2002).
2 Source : International Herald Tribune, 3 octobre 1987.
3 Le taux individuel, pour un individu donné, est défini comme le taux qui prévaudrait si tous les agents de l'économie étaient identiques à cet individu.
4 Voir Gollier et Zeckhauser (2005) pour plus de détails quant aux modalités de détermination de ces poids.

Annexe

ANNEXE

Croyance de consensus et escompte en temps continu

Considérons un modèle en temps continu dans lequel le risque est gouverné par un mouvement brownien standard. La richesse totale de l'économie et les densités individuelles Mi suivent des équations du type det = αtetdt + βtetdWt, β > 0 et

.

L'agent i a une fonction d'utilité HARA, c'est-à-dire telle que – ((ui'(t,x))/(ui''(t,x))) = θi + ŋxŋ commun à tous les agents. Pour l'agent i, le taux de croissance moyen de l'économie est alors α + βδi, ce qui permet d'interpréter δi comme le degré d'optimisme de l'agent considéré. On désigne par le degré d'optimisme/pessimisme de la probabilité de consensus. On a alors :

où les ki vérifient

et sont proportionnels aux tolérances au risque Ti(t,x) = –((ui' (t,x))/(ui''(t,x))) = θi + ŋx, des agents respectivement associés. Quant à l'agent représentatif, sa fonction d'utilité est telle que –((u' (t,x))/(u''(t,x))) = θ + ŋx
.

  

Taux exponentiel et taux hyperbolique

Chaque individu est notamment caractérisé par le facteur d'escompte psychologique qu'il applique aux choix distants dans le temps. Le facteur d'escompte appliqué à la date s à une récompense prévue pour la date t est noté D(s, t) et on a D(s, s) = 1 et D(s, t) décroît avec t pour t > s. Le modèle communément utilisé est le modèle exponentiel où l'on a D(s, t) = exp [–δ(ts)] avec δ > 0 et ce modèle satisfait la condition D(s, τ)D(τ, t) = D(s, t) pour tout sτt qui garantit la cohérence temporelle (les décisions prises aujourd'hui pour après-demain sont cohérentes avec celles que je prendrais demain pour après-demain). Plusieurs modèles alternatifs ont été proposés pour représenter D(s, t) et pour expliquer les données expérimentales : modèle hyperbolique avec

et k > 0 sur la base des travaux de Chung et Hermstein (1967), Ainslie (1974), Green et al. (1994) et Kirby (1997) ou modèle quasi hyperbolique avec pour D(s, t) = β exp[–δ(ts)] pour t > s et D(s, s) = 1 avec β < 1 et δ > 0 (Laibson, 1997). On parle d'escompte hyperbolique généralisé lorsque le taux d'impatience instantané
est strictement décroissant en t. Dans le cas exponentiel, on a : D(s, t) = exp[–δ(ts)] et
est constant. Dans le cas hyperbolique, on a : D(s, t) = (1/(1 + k(ts))) et
est strictement décroissante. Dans le cas quasi hyperbolique, on a :

D(s, t) = βexp.[–δ(ts)] et

, pour t > s et
.

  

Hétérogénéité et escompte hyperbolique

Considérons un couple dans lequel l'un des membres a un facteur d'escompte D1(s t) = exp[– δ1(ts)] et l'autre membre a un facteur d'escompte D2(s, t) = exp[–δ2(ts]. Au niveau du couple, on a D(s, t) = λ1D1(s, t) + λ2D2(s, t) où λ1 et λ2 représentent les poids respectifs (supposés non nuls) attribués aux membres du couple4.

Dans ce cadre, on a :

, fonction strictement décroissante en t dès que. Ainsi un groupe d'individus à escompte exponentiel se comporte comme un individu à escompte hyperbolique généralisé.