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 Sortir des politiques monétaires non conventionnelles : quels défis ?


Philip TURNER Directeur adjoint du Département monétaire et économique, Banque des règlements internationaux (BRI). Contact : philip.turner@bis.org.

Les politiques monétaires engagées pour répondre à la crise financière ont démontré que modifier les bilans des banques centrales a des conséquences importantes. La nouvelle macroéconomie classique, qui a gagné en influence depuis la fin des années 1980 et qui a conduit à se concentrer exclusivement sur le taux directeur, avait simplement ignoré de tels effets (équivalence ricardienne). Ramener les bilans des banques centrales à des niveaux normaux est important pour parvenir à préserver les marges de manœuvres politiques et constituera un formidable défi. Cette tâche nécessitera la coopération de la banque centrale avec le Trésor sans sacrifier son indépendance en matière de politique monétaire. Alors que les banques centrales doivent surveiller la résilience des marchés avec pragmatisme, elles ne doivent pas tomber dans le piège de la domination financière.

Les politiques monétaires menées depuis la crise financière ont porté les bilans des banques centrales à un niveau exceptionnellement élevé dans la plupart des économies avancées. Par ailleurs, les réserves des banques commerciales (la monnaie) ont atteint des sommets. Cela complique considérablement la problématique de « sortie » que les banques centrales doivent résoudre, d’autant que les avis divergent sur ce que doit être la « nouvelle norme » du bilan des banques centrales. Cet article soutient l’idée que la crise a forcé à un réexamen critique de certaines doctrines très répandues sur la répartition des tâches entre les différentes instances publiques chargées de mettre en place les politiques macroéconomiques. La banque centrale dépend désormais de décisions prises par d’autres autorités publiques – politique budgétaire, choix des sources de financement de l’État et règles imposant aux banques et aux autres intermédiaires financiers de détenir des obligations d’État. Il reste que la sortie des politiques monétaires non conventionnelles ne réussira que si les banques centrales ne cèdent pas à la dominance budgétaire ou financière.

D’autres contributions à cette revue étudient toute la gamme des mesures de politique monétaire non conventionnelle. Il sera ici question des liens entre le bilan de la banque centrale, le bilan des banques et les finances publiques. La « nouvelle macroéconomie classique », qui a commencé à prendre de l’importance à la fin des années 1980, a malheureusement conduit à négliger les effets macroéconomiques des variations du bilan de la banque centrale. Toute analyse de ces effets doit tenir compte du fait que les choix en matière de finances publiques peuvent se répercuter sur le bilan de la banque centrale et, par voie de conséquence, avoir des implications monétaires. Beaucoup de banques centrales ont utilisé leur bilan pour agir sur le taux d’intérêt à long terme. Cette stratégie peut créer d’éventuels conflits avec la stratégie de gestion de dette des autorités fiscales. Les données empiriques indiquent que la Federal Reserve (Fed) américaine est parvenue à faire baisser le rendement des titres du Trésor à dix ans. La prime d’échéance sur les principaux marchés a été réduite à des niveaux qui ne sauraient rester durablement si bas. Conjuguée à l’accumulation considérable de risque de taux, cette situation posera aux autorités plusieurs dilemmes de taille lorsque débutera la phase de sortie des politiques monétaires extraordinairement accommodantes.

Trois « dogmes » concernant les quantités monétaires

Dans l’histoire de la pensée économique, les variables quantitatives occupent une place de choix dans l’analyse de la politique monétaire. Ainsi, avant le milieu des années 1980, les grandes analyses reposaient, entre autres, sur les éléments suivants (outre le taux directeur) : les opérations de marché des banques centrales sur les marchés des titres d’État, la liquidité des marchés financiers et les anticipations des intervenants. La liquidité du bilan des banques, estimait-on, était un facteur intervenant dans leurs décisions de prêt. L’effet des achats ou des ventes de titres par la banque centrale sur les cours de marché des actifs financiers dépendait de l’interchangeabilité entre monnaie et autres actifs dans les portefeuilles des investisseurs. De nombreuses banques centrales imposaient aux banques des ratios d’actifs liquides ou d’actifs de réserves non seulement à des fins de contrôle monétaire, mais aussi pour influer sur l’activité de prêt des banques et préserver la sécurité du système bancaire2. Les effets de rééquilibrage des portefeuilles jouaient un rôle, mais ni leur ampleur ni leur stabilité dans le temps ne faisaient consensus.

Cette conception quantitative de la fonction de banque centrale fut, toutefois, progressivement supplantée par la montée de la nouvelle macroéconomie classique (qui, appliquée à l’économie monétaire, a pris le nom de « nouveau modèle keynésien »). Curieusement, ces modèlesoccultèrent largement les avancées contemporaines majeures en microéconomie, qui montraient combien les marchés financiers étaient imparfaits3. Soutenant que les modèles de rééquilibrage des portefeuilles étaient d’une utilité limitée, parce qu’ils traitaient la demande d’actifs comme exogène, cette école de pensée a tenté d’expliquer la demande d’actifs par le comportement d’optimisation des agents soumis à des contraintes budgétaires intertemporelles. Les modèles sur lesquels elle s’appuyait considéraient ainsi, au moins comme point de départ, les choix intertemporels rationnels d’un agent représentatif unique capable de prévoir parfaitement chaque état futur de la nature (ou pouvant négocier sur des marchés complets). Ainsi, la banque centrale n’a besoin que de fixer le taux d’intérêt à court terme, les marchés déterminant la pente de la courbe des rendements en fonction des anticipations de taux courts futurs et des perspectives macroéconomiques. Divers « théorèmes de non-pertinence » ont été conçus pour le budget de l’État ou le bilan de la banque centrale. Selon cette théorie, les ménages sont conscients de l’incidence des décisions relatives au budget de l’État ou au bilan de la banque centrale sur leur charge fiscale future, et agissent de manière à en neutraliser l’effet putatif (équivalence ricardienne).

Cette approche intertemporelle de la politique économique présente l’avantage de mettre l’accent sur les conséquences potentielles à long terme de mesures prises aujourd’hui par les autorités en vue d’en tirer un bénéfice à court terme : par exemple, un changement de politique en matière de finances publiques est susceptible de limiter les marges de manœuvre fiscales futures. De même, l’action présente des autorités publiques influe-t-elle sur les anticipations des agents privés, et donc sur leur comportement. De telles considérations ne sont pas sans rapport avec le débat actuel autour des questions de politique monétaire. Ces modèles ont toutefois un inconvénient : ils excluent les problèmes de coordination entre agents privés. En fait, ils éludent les contraintes de liquidité et toutes les autres questions macroéconomiques intéressantes4.

Les postulats de la nouvelle macroéconomie classique (c’est-à-dire les anticipations rationnelles et l’interchangeabilité parfaite des actifs) se sont révélés commodes pour les décideurs. Ils ont façonné ce qui est devenu la « doctrine » d’avant-crise de la politique monétaire et, de ce fait, sont en partie responsables de la gravité de la crise récente (Aglietta, 2013). Il convient de rappeler ici trois de ces « dogmes ».

 

1) Les opérations d’open market sur les marchés des obligations d’État (ou sur les changes) ne modifient pas les cours relatifs

La théorie de l’équivalence ricardienne s’applique à la banque centrale : tout achat ou vente d’actifs est compensé par des fluctuations inverses de la demande privée et n’a aucun impact sur les prix. Il en découle que la gestion de la dette publique (c’est-à-dire l’offre relative par le Trésor de bons à court terme et d’obligations à long terme) peut être séparée de la politique monétaire.

2) Le taux directeur à court terme de la banque centrale est le seul instrument de politique monétaire visant des objectifs macroéconomiques

L’impact des politiques sur les autres prix des principaux marchés financiers – comme le taux d’intérêt à long terme – n’est pas pris en considération. L’évolution des quantités monétaires (M2, réserves bancaires…), considérée comme une réaction endogène aux décisions de politique monétaire, n’a que peu d’influence sur la politique, voire aucune influence.

3) La « liquidité » du bilan des banques commerciales ne joue aucun rôle

Avec des normes adéquates de fonds propres garantissant la viabilité des établissements, il n’y a pas lieu, pour les autorités de réglementation bancaire, de se préoccuper de liquidité : une banque saine peut facilement emprunter sur les marchés interbancaires pour couvrir une éventuelle pénurie « temporaire » de liquidité. L’absence dans les réglementations internationales mises au point dans les années 1980 de mesures communes de la liquidité globale d’une banque (et la baisse des ratios d’actifs liquides parallèlement observée) illustre bien le fait que cette question paraissait négligeable.

 

Évidemment, ces trois « dogmes » ne faisaient pas l’unanimité. Des mesures quantitatives liées au bilan ont d’ailleurs continué de guider l’action de la Bundesbank bien après avoir été abandonnées par d’autres banques centrales. Bien des économies émergentes ont maintenu une politique reposant sur les quantités et ont appliqué aux banques des règles sur la liquidité. La taille et la nature du bilan des banques centrales sont au centre de l’analyse que Ben Bernanke fait de la dépression des années 1930 et de la stagnation japonaise du début des années 2000 (Bernanke, 2013). Au début de la crise, Alan Greenspan s’est interrogé sur les raisons pour lesquelles les taux longs ne suivaient pas la hausse des taux courts.

Quoi qu’il en soit, les événements récents sont venus contredire ces trois « dogmes ». Le bilan de la banque centrale ne saurait être absent de l’analyse monétaire. Les achats massifs d’obligations (et autres actifs) par les banques centrales ont effectivement fait baisser les taux d’intérêt à long terme, ce qui a conduit les économistes à reconsidérer les effets du rééquilibrage des portefeuilles, dédaignés par la nouvelle macroéconomie classique. La ligne de démarcation qui séparait les opérations d’open market de la banque centrale et la gestion de la dette publique n’est plus aussi nette. Par ailleurs, les banques s’intéressent désormais de beaucoup plus près à la liquidité de leur bilan et la réglementation bancaire a été considérablement renforcée à cet égard.

Dans le même temps, l’ampleur des mesures prises par les banques centrales dans le cadre de leur politique de bilan renforce la logique fondamentale qui sous-tend les modèles de la nouvelle macroéconomie classique. Il est donc d’autant plus nécessaire d’adopter aujourd’hui une perspective intertemporelle. La maturité des actifs des banques centrales ayant une échéance beaucoup plus longue, les décisions prises pendant la crise auront des effets plus durables et plus incertains que si les mesures de politique monétaire avaient été limitées aux taux courts ou aux effets à court terme.

Bilans

L’une des sources de confusion dans les débats autour de l’impact sur l’économie réelle de la politique de bilan des banques centrales tient au fait que trois éléments fondamentaux ne sont pas pris en compte :

  • toute variation du total des avoirs d’une banque centrale doit s’accompagner d’une variation équivalente du total de ses engagements. De nombreuses analyses des effets économiques de la politique de bilan de la banque centrale ne considèrent que l’actif (par exemple, des achats de titres hypothécaires font diminuer les coûts de financement). Or les variations correspondant au passif de la banque centrale impliquent des variations de l’actif dans d’autres secteurs, susceptibles d’avoir une incidence sur la demande agrégée ;
  • même si elles ne l’ont pas fait jusqu’à présent, les autorités fiscales peuvent décider d’intervenir de sorte que les engagements de la banque centrale évolueront plus en fonction des dépôts du secteur public que des réserves des banques. Pour ce faire, elles peuvent emprunter sur les marchés des capitaux afin d’accroître leurs dépôts auprès de la banque centrale ;
  • une grande partie de la hausse des engagements de la banque centrale – surtout en période de crise – est normalement constituée d’actifs des banques commerciales et pourrait donc avoir une incidence sur les prêts accordés par celles-ci.

Le tableau 1 (infra) illustre ces points au moyen de bilans simplifiés.

 
Tableau 1 - Le système bancaire

Au cours des dix dernières années, la taille du bilan des banques centrales dans la quasi-totalité des pays a bien plus augmenté que l’on ne l’aurait imaginé avant la crise. Le graphique 1c (infra) représente le cas des États-Unis. Même si les banques centrales ont acheté des actifs assez différents, tous ces achats ont eu un impact sur le rendement des obligations d’État. Les banques centrales des économies émergentes (et de Suisse !) se sont surtout procuré des actifs étrangers, ce qui s’est répercuté sur le rendement des obligations d’État de référence. La BCE (Banque centrale européenne) a concentré son action sur les prêts à moyen terme aux banques : cela a conduit les établissements des pays les plus fortement touchés par la crise à accroître leurs achats d’obligations d’État nationales (cf. tableau 2). La Banque d’Angleterre, la Banque du Japon et la Fed ont acquis des obligations, et pas seulement celles d’État. Ces politiques, qui ont pour but de faire baisser les rendements obligataires sur le marché intérieur, entraînent généralement des réaffectations au sein des portefeuilles obligataires internationaux et sont donc susceptibles d’influer sur les cours de change.

 
Tableau 2 - Obligations d’État domestiques détenues par les banques (en % du total de leurs actifs)
Source : BCE.

Autre fait notable, la façon dont la banque centrale modifie la taille et la composition de son bilan en réaction aux conditions macroéconomiques et financières peut, en elle-même, modeler les anticipations du secteur privé quant à sa politique monétaire à venir. Il peut même arriver que la banque centrale s’engage explicitement sur ses actions futures. À plusieurs moments de la crise récente, l’engagement pris par la banque centrale d’acquérir certains actifs précis (avant même leur achat effectif) a suffi à alléger les contraintes de liquidité qui pesaient sur les détenteurs de ces actifs. Pour toutes ces raisons, il est peu probable que le lien entrele bilan de la banque centrale et les variables macroéconomiques soit simple et mécanique ; il peut même être réversible.

Dans la plupart des cas, les acquisitions d’actifs (ou les prêts) de la banque centrale ont été de fait financées en grande partie par l’augmentation des réserves des banques commerciales auprès de l’institut d’émission – autrement dit par l’expansion monétaire5. Toutefois, le lien entre les acquisitions d’actifs par la banque centrale et l’expansion monétaire n’est ni intrinsèque ni inéluctable. Les autorités fiscales ont toujours la possibilité d’empêcher une expansion monétaire en injectant des fonds propres dans la banque centrale ou en accroissant leurs dépôts auprès d’elle. Cependant, un financement par l’émission d’obligations aura tendance à faire monter le taux long de référence. La réticence du gouvernement à creuser son endettement tient aussi à d’autres raisons : sensibilité de l’électorat (« emprunts destinés à aider les grandes banques »), méthodologies d’évaluation des agences de notation, difficulté à obtenir rapidement l’approbation parlementaire. En tout état de cause, aucun Trésor n’a cherché à financer la plus grande partie de l’expansion du bilan de la banque centrale.

Du fait de la hausse des engagements de la banque centrale, le bilan des banques commerciales a eu tendance à devenir plus liquide. Le graphique 1b (infra) représente le cas des États-Unis. Des achats exceptionnels d’actifs par la banque centrale ont porté les réserves bancaires (dépôts des banques commerciales auprès de la Fed) à plus de 25 % du total des dépôts bancaires. Mais une partie de l’augmentation des réserves pourrait être permanente et témoigner d’une plus forte demande d’actifs liquides de la part des banques. En effet, s’il est un enseignement que les banques des économies avancées ont tiré de la crise, c’est qu’elles doivent détenir plus d’actifs liquides, même en période normale. La nouvelle réglementation bancaire internationale renforce cette orientation6. Il est toutefois trop tôt pour dire quels sont les choix que les banques privilégieront à l’avenir en matière de liquidité à moyen terme. De plus, les avis divergent quant à l’impact d’une plus grande liquidité du bilan sur le comportement futur des banques. D’aucuns soutiennent que celles-ci accorderont sans doute plus de prêts, en particulier si les perspectives de rendement sont attrayantes et seulement subordonnées à une exigence de liquidité, aux effets « binaires » par nature (soit présents, soit absents). À l’opposé, d’autres font valoir la continuité des effets de liquidité : plus le stock d’actifs liquides est important, plus le risque extrême de manque soudain de liquidité et de retraits massifs des déposants hors des banques est réduit, et donc plus l’activité de prêt peut être augmentée.

Cette quantité accrue de réserves bancaires pourrait-elle poser problème lorsque les banques centrales voudront normaliser la politique monétaire ? En théorie, les banques centrales pourraient toujours contrôler le rythme auquel les banques diminuent leurs réserves en relevant les taux d’intérêt qui les rémunèrent. En pratique, la taille même de ces réserves peut susciter des difficultés inattendues. Les résoudre alors que les marchés sont déstabilisés, que l’on s’interroge sur le nouveau niveau optimal des actifs liquides des banques et que les cadres de la politique monétaire ne cessent de changer peut se révéler ardu. Dans certaines circonstances, des observateurs ont fait valoir que les autorités des économies avancées souhaiteront peut-être soutenir la sortie de leurs politiques monétaires actuelles en imposant des règles quantitatives7. Après cette période prolongée de détente monétaire, la gestion de ce que Alan Blinder a appelé une « véritable montagne » de réserves excédentaires ne sera pas chose aisée8.

 
Graphiques 1 - Bilan de la Fed et dette publique des États-Unis
Graphique 1a - Total de l’actif (en % du PIB)
 
Graphique 1b - Réserves des banques auprès de la Fed (en % du total des dépôts des banques)
 
Graphique 1c - Échéance moyenne de l’encours de dette publique des États-Unis (en mois)
Note : les lignes verticales correspondent à mars 2009 (LSAP1 – large scale asset purchases), novembre 2010 (LSAP2) et septembre 2011 (MEP – Maturity Extension Program).
Sources des trois graphiques : Datastream ; Trésor américain ; données nationales.

Taux d’intérêt à long terme : indicateur clé de la politique monétaire

Le taux d’intérêt à long terme joue un rôle crucial en ce qui concerne les effets macroéconomiques de la politique monétaire. Il a une influence sur les décisions (et les bilans) de tous les emprunteurs et bailleurs de fonds détenant des contrats de prêt ou de dette à long terme. Si les fluctuations du taux d’intérêt à long terme pouvaient être expliquées par les variations des anticipations de taux courts futurs, la banque centrale n’aurait à se préoccuper que du taux court actuel (qu’elle contrôle) et des anticipations de taux courts futurs (sur lesquelles elle pourrait espérer agir en annonçant les orientations de sa politique). Cependant, les taux longs dépendent également des variations des primes d’échéance (cf. graphique 2 infra), sur lesquelles les achats de la banque centrale pourraient avoir une incidence9. Étant donné l’incertitude entourant la manière dont une modification du taux directeur affecte le taux à long terme et le moment où cela a lieu, le recours à des opérations d’open market portant sur des titres à long terme pourrait améliorer les chances de planifier au bon moment une politique monétaire contracyclique10. Dans certaines circonstances, des ventes ou des achats de titres d’État seraient préférables à la seule action sur le taux directeur. En effet, l’ajustement du taux directeur nécessaire pour obtenir rapidement l’effet recherché sur le taux long pourrait être si important qu’il perturberait les emprunteurs endettés à court terme. Les banques, dont les coûts de financement sont étroitement liés au taux directeur, pourraient être particulièrement vulnérables à des fluctuations amples et soudaines de celui-ci. Enfin, les taux longs pourraient avec un décalage surréagir, obligeant à revenir sur l’augmentation du taux directeur.

Le taux d’intérêt à long terme et la pente de la courbe des rendements sont également des facteurs clés de la stabilité financière. En l’absence de risque de défaut souverain, le taux long des obligations d’État définit la transformation dans le temps des échéances sans risque de crédit. Il fournit le taux d’actualisation de base et, à cet égard, joue un rôle essentiel dans la tarification de tous les actifs à long terme. Lorsque le taux long est « trop bas », les prix des actifs à long terme sont « trop élevés ». Or une hausse de la valeur de marché des actifs détenus par les emprunteurs potentiels permet à ces derniers de proposer plus d’actifs en collatéral afin d’obtenir de nouveaux prêts. Une courbe des rendements assez plate réduit les revenus que les banques tirent de la transformation de la maturité des prêts, de sorte qu’un relèvement des taux courts les conduit à diminuer leur offre de crédit (Adrian et Shin, 2011). C’est pourquoi la gestion de la courbe des rendements est un élément fondamental des instruments macroprudentiels.

Lien avec la gestion de la dette publique

La banque centrale contrôle le taux au jour le jour, mais elle n’est pas la seule autorité compétente en matière de politique ciblant le taux long. En effet, les mesures de gestion de la dette publique affectent l’échéance de la dette publique détenue par des investisseurs extérieurs – c’est-à-dire le secteur privé et les investisseurs officiels étrangers –, tout comme les opérations de marché de la banque centrale. Autorités fiscales et banque centrale sont en mesure, grâce à leurs transactions, de modifier les portefeuilles d’actifs détenus par le marché. Étant donné que les obligations d’échéances différentes ne sont pas parfaitement interchangeables (contrairement à ce qu’affirme la nouvelle macroéconomie classique), elles peuvent influer sur les principaux taux d’intérêt à différents points de la courbe des rendements. Bernanke (2002) a recommandé, dans le cas où le taux des fonds fédéraux tomberait à zéro, que la Fed « annonce un plafond explicite sur les rendements des titres du Trésor d’échéance plus longue (par exemple, les obligations arrivant à échéance dans les deux prochaines années) ». Mais il convient de noter que la logique qui sous-tend les effets de rééquilibrage des portefeuilles est indépendante du niveau des taux courts : il ne s’agit pas d’un cas particulier seulement applicable au plancher du taux zéro (Goodhart, 2012 ; Ellison et Tischbirek, 2013). Certes, la substituabilité des actifs est moindre en temps de crise (et les effets du rééquilibrage des portefeuilles sont donc plus forts), mais les données présentées dans la partie suivante laissent penser que les effets du rééquilibrage des portefeuilles restent importants en temps normal.

L’idée que les autorités peuvent agir sur la courbe des rendements n’est pas nouvelle. La gestion de la dette publique constituait un élément central de la théorie et de la pratique monétaires à compter de 1930, au moins jusque dans les années 1980. Dans les années 1930, autorités fiscales et banques centrales n’avaient pas conscience de l’étendue du pouvoir dont elles disposaient. Souvenons-nous que John Maynard Keynes avait fermement critiqué le gouvernement britannique de 1930, qui commettait une erreur avec sa politique consistant à allonger les échéances des fonds d’État. Cette politique affaiblissait sans le vouloir l’expansion monétaire visée par l’abandon de l’étalon-or (qui permit aux taux courts de baisser) et par l’intervention sur les changes destinée à déprécier la livre sterling (BRI, 2012). Keynes poussa également la Fed à acquérir des titres du Trésor à long terme, mais ces achats ne commencèrent véritablement que pendant la Seconde Guerre mondiale (Tily, 2010). Durant une grande partie de l’après-guerre, de nombreuses banques centrales d’Europe participèrent activement à la gestion de la dette publique de leur pays – mais la plupart d’entre elles n’étaient pas indépendantes.

La situation commença de changer au milieu des années 1980. L’inflation devenant un problème pressant, la cohérence intertemporelle des politiques fut mise en question : l’une des solutions proposées était une banque centrale indépendante opérant sur un horizon temporel long. Afin de préserver la discipline budgétaire, les banques centrales n’étaient pas autorisées à financer l’État et ne détenaient qu’un stock limité d’obligations d’État à long terme. On assista aussi à une prise de conscience du conflit d’intérêts qu’entraînait le fait de confier à la banque centrale un double mandat (fixer la politique monétaire et gérer la dette publique). La volonté de maintenir le coût du service de la dette à un faible niveau (voire de limiter la volatilité de ce coût) pouvait entrer en conflit avec la nécessité, à des fins de politique monétaire, d’ajuster les taux d’intérêt en fonction de l’évolution des conditions économiques (« dominance budgétaire »). La simple perception d’un tel conflit par le marché risquait de déstabiliser les anticipations d’inflation.

Par conséquent, une certaine indépendance fut conférée aux gestionnaires de la dette publique, qui reçurent des objectifs clairs. Il leur était demandé, en règle générale, de minimiser les coûts attendus dans le temps (afin d’éviter des « pointes » de remboursements futurs), sous réserve de certaines limites de tolérance au risque. Leur interaction avec les banques centrales fut soumise à deux « principes de séparabilité » :

  • les banques centrales ne devaient pas opérer sur les marchés des obligations d’État à long terme, mais se limiter au marché des bons de court terme ;
  • la gestion de la dette d’État devait obéir à des considérations de minimisation des coûts, et non d’évolution des conditions macroéconomiques. L’émission de titres de dettes à court terme devait être minimale.

Les acquisitions de titres à grande échelle effectuées par les banques centrales en réaction à la crise financière ont manifestement entamé cette séparation. Les différents Trésors nationaux n’ont cessé d’allonger l’échéance de leurs titres depuis le début de la crise et, ce faisant, ils ont involontairement annulé une partie de l’expansion monétaire qui était le but de la politique d’assouplissement quantitatif11. Il n’est pas difficile de comprendre comment. La perspective de devoir financer une forte hausse de la dette publique conduit les gestionnaires prudents à chercher à accroître l’échéance de leurs émissions. En outre, une modification temporaire de la courbe des rendements due à l’action de la banque centrale peut pousser le gestionnaire de la dette à modifier sa politique d’émission afin de tirer profit de ce qu’il peut considérer comme une « distorsion » temporaire des taux d’intérêt. On peut également envisager que le gestionnaire veuille rapidement agir pour atteindre un objectif préexistant d’extension des échéances grâce aux conditions de marché favorables créées par la banque centrale. Dans tous les cas, les données empiriques montrent que le Trésor américain augmente l’échéance moyenne de ses émissions de dette lorsque le déficit budgétaire est élevé et qu’il lance des titres à plus court terme lorsque l’écart de rendement entre obligations à dix ans et fonds fédéraux est important12.

Données empiriques sur le taux d’intérêt à long terme

Le graphique 2 (ci-contre) représente l’évolution de la prime d’échéance sur les bons du Trésor américain durant les vingt-cinq dernières années. On observe une baisse quasi tendancielle depuis 2000, avec des valeurs faibles, voire négatives, enregistrées ces dernières années. Cette observation discrédite l’idée de la nouvelle macroéconomie classique selon laquelle la prime d’échéance peut être considérée comme indépendante du bilan de la banque centrale ou des finances publiques. Plusieurs études empiriques menées avant la crise montrent que les fluctuations de la demande des grands investisseurs (demande officielle étrangère de titres de dettes de qualité supérieure en dollars, arbitrage sur échéance de titres en dollars de la part des banques européennes...) ont bel et bien fait baisser les primes d’échéance sur les bons du Trésor américain (Bertaut et al., 2011). En outre, les nouvelles réglementations prudentielles, la comptabilité en valeur de marché, les conventions actuarielles, notamment, ont conduit les intermédiaires financiers à augmenter la proportion de leurs actifs en obligations d’État, ce qui a fait diminuer les rendements de référence. La fuite vers la qualité déclenchée par la crise a également joué un rôle.

 
Graphique 2 - Prime d’échéance sur rendements nominaux des obligations d’État américaines à dix ans* (en %)
* Somme de l’inflation et de la prime de risque sur les rendements réels. Les primes sont calculées à partir du modèle de la structure par échéance de la BRI.
Sources : Bloomberg ; données nationales ; calculs de la BRI.

Plusieurs analyses ponctuelles ont révélé que l’annonce d’achats massifs d’obligations par la banque centrale au Japon, aux États-Unis et au Royaume-Uni avait de fait réduit les taux longs. Cependant, ce genre d’études néglige généralement les modifications apportées concomitamment à la politique d’émission du Trésor. En outre, ces estimations reposent sur les difficiles conditions de marché qui ont caractérisé la période d’après-crise : les contraintes qui pesaient sur les fonds propres des banques et des autres entreprises financières, les préoccupations concernant la solvabilité des contreparties sur les marchés de gros et l’incertitude entourant la réglementation future sont autant de facteurs qui freinent l’arbitrage du secteur privé. Le modèle de la nouvelle macroéconomie classique ne serait pas valable dans de tellescirconstances ; il pourrait toutefois recommencer à s’appliquer dans des conditions normales.

Pour contourner ces difficultés, Chadha et al. (2013) se sont concentrés sur l’évolution des taux à long terme pendant une période d’avant-crise (entre 1976 et 2008). Ils ont examiné les déterminants du rendement d’horizon à cinq ans des obligations à dix ans, taux d’intérêt qui devrait être moins dépendant du cycle conjoncturel et de la politique monétaire que le rendement à dix ans contemporain. L’article utilise les anticipations des variables futures, et non les variables courantes. Les auteurs ont calculé le volume et l’échéance de titres de dettes du Trésor américain détenus hors de la Fed : ses calculs sont reportés dans le graphique 1c (supra). La principale conclusion de l’étude est qu’un raccourcissement d’un mois de l’échéance moyenne du total de ces titres entraîne une baisse de 12 à 13 points de base du rendement long. Une hausse de 1 point de pourcentage des anticipations d’inflation sur horizon long fait progresser d’environ 1 point de pourcentage le rendement à dix ans à terme13. Par conséquent, une réduction de l’échéance des émissions de dette d’État provoque bien une diminution du taux long, à condition que les anticipations d’inflation n’évoluent pas14.

Certes, il serait très utile de disposer d’autres études sur l’incidence des achats des banques centrales sur les autres marchés obligataires. Il convient toutefois de rappeler la situation unique des titres du Trésor des États-Unis : ils fournissent une référence mondiale. Le tableau 3 (ci-contre) montre que, aussi bien en période d’avant-crise que d’après-crise, les variations du rendement américain à dix ans (ΔLTR(US)) ont eu un impact plus important que celles des taux courts locaux (ΔSTR) sur les rendements longs en Allemagne, en France et au Royaume-Uni. Le Japon constitue une exception, sans doute parce qu’il est difficile de mesurer les effets de taux alors que ceux-ci sont bas depuis si longtemps. Cela peut aussi refléter le très fort biais domestique qui caractérise les banques et les autres établissements financiers du Japon. Les événements de l’été 2013 semblent confirmer cette dépendance. Les rendements longs allemands, britanniques et français ont en fait augmenté parallèlement aux fluctuations des taux américains, malgré les orientations annoncées par la Banque d’Angleterre et la BCE, le 4 juillet, pour assurer les investisseurs que leurs taux directeurs resteraient peu élevés. Par la suite, tous les rendements ont diminué lorsque la Fed a déclaré le 18 septembre qu’elle ne ralentirait pas ses achats de titres (no tapering).

 
Tableau 3 - Évolution des rendements à dix ans
Note : l’équation MCO était la suivante : ΔLTR(x) = α +Β ΔLTR(US) + c ΔSTR(x), avec des données mensuelles où LTR(x) est le rendement à dix ans des obligations d’État du pays x et STR(x) le taux à trois mois correspondant. Entre parenthèses : t-stat.
Source : estimations de l’auteur.

Il convient également de rappeler le rôle sans équivalent joué par les taux courts américains. Étant donné que le dollar est la monnaie de financement de nombreuses activités de banques internationales hors États-Unis et que beaucoup de banques centrales hors États-Unis ont tendance à suivre la Fed, toute augmentation marquée du taux des fonds fédéraux peut avoir des répercussions majeures au plan mondial.

Prix des actifs et risque de taux d’intérêt

L’abaissement des taux longs a contribué à faire remonter les prix des actifs financiers dans les grandes économies à leur niveau d’avant-crise, voire encore plus haut. En outre, à l’exception du cas discutable de la débâcle de Lehman Brothers, les banques centrales ont davantage conscience que dans les années 1930 de leur rôle de prêteurs en dernier ressort vis-à-vis du système bancaire. Gambacorta et al. (2012) montrent que l’expansion du bilan des banques centrales a véritablement accru le PIB réel. En ce sens, les politiques d’assouplissement quantitatif ont fonctionné.

On peut cependant répliquer par un argument sur les effets intertemporels. La sortie de cette position de bilan exceptionnelle sera-t-elle assez bien gérée pour éviter à l’avenir des répercussions négatives ? Il y aurait bien une réponse très rassurante. Les achats massifs des banques centrales ont eu des effets de richesse positifs. À terme, la demande globale devrait s’en trouver stimulée. Et une fois que cette demande sera suffisamment assurée, la banque centrale pourra facilement se défaire des actifs acquis durant la crise.

Mais il est difficile d'être totalement rassurant, compte tenu de la durée du repli économique que nous traversons depuis déjà plus de cinq ans. Certes, les prix des actifs ont bénéficié d’une forte poussée. Jusqu’à présent, l’espoir d’une croissance réelle du PIB – qui aurait permis aux banques centrales de réduire les politiques d’achat massif d’actifs engagées en réponse à la crise – ne s’est pas réalisé. Cette déconnexion entre la hausse rapide des prix des actifs et l’anémie persistante de la croissance est inquiétante. Serait-ce une bulle qui risque soudainement d’éclater ? Ou bien les prévisionnistes sous-estiment-ils la vigueur de la demande réelle au cours des prochaines années ?

Autre sujet de préoccupation : l’exposition nette mondiale aux taux d’intérêt s’est sans doute fortement accrue depuis la crise. Cette progression s’explique essentiellement par l’encours de titres de dettes du Trésor américain détenus hors de la Fed, qui est passé de 3 000 Md$ au début de 2007 (pour un rendement moyen de 5 %) à 8 000 Md$ (rendement moyen de 1 %) au milieu de 2013. L’alourdissement de la dette publique dans d’autres économies avancées – financée à des taux qui reflètent ceux des bons du Trésor américain – est un phénomène bien connu. Le risque associé réside en grande partie dans le système bancaire : le risque souverain représentait 19 % du total du portefeuille bancaire des grandes banques internationales au milieu de 2012, contre 11 % à la fin de 200815. Les entreprises moins bien notées ont également bénéficié de la prime d’échéance zéro ou négative sur les marchés des obligations d’État, de sorte que le risque de crédit a probablement aussi progressé. En outre, le lien entre rendements américains et rendements obligataires des économies émergentes s’est nettement resserré au cours des dix dernières années, et les émissions des économies émergentes ont augmenté16.

L’ampleur des turbulences qui ont secoué les marchés obligataires mondiaux entre mai et septembre 2013 illustre bien le rôle prépondérant des titres du Trésor américain. Aux États-Unis, les taux longs se sont fortement tendus alors que le taux directeur restait inchangé. La vigueur et le caractère mondial de la réaction des marchés laissent penser que des positions à effet de levier ont été soudainement dénouées et que la contagion entre marchés a été forte.

Il est difficile d’imaginer ce que réserve l’avenir. Les banques centrales des économies avancées ne sont pas à l’aise avec la taille et la structure actuelles de leur bilan. Dès septembre 2009, les gouverneurs des principales d’entre elles (et notamment, Ben Bernanke et Jean-Claude Trichet) ont exprimé l’espoir de pouvoir bientôt amorcer leur « sortie » des politiques non conventionnelles. Mais ces espoirs ont été anéantis par l’aggravation de la crise de l’euro à partir du milieu de 2010. Non seulement le bilan des banques centrales a encore gonflé, mais également, ce qui est tout aussi important, l’échéance de leurs actifs s’est fortement allongée17.

Leurs engagements étant toujours de très court terme (réserves bancaires, en général), les banques centrales font face à une asymétrie d’échéances de plus en plus marquée. Certes, une importante prime d’échéance procure à la banque centrale un rendement courant positif, ce qui a souvent contribué à gonfler ses bénéfices – qu’elle remet généralement au Trésor – et à faire bonne impression devant le Parlement. Cependant, en cas de hausse des taux courts, elle pourrait, à un moment ou à un autre, essuyer des pertes. Ce n’est pas inquiétant du point de vue des fondamentaux, puisque la banque centrale n’est pas soumise à la même contrainte de financement que les agents privés dans sa propre devise : elle peut créer de la monnaie. Le gouvernement peut aussi augmenter les impôts. Mais pour la banque centrale, les pertes pourraient avoir des conséquences politiques susceptibles de miner son indépendance (dans certaines circonstances – par exemple, un choc perturbateur sur les anticipations d’inflation –, la politique macroéconomique aurait à résoudre des dilemmes encore plus insolubles – Sims, 2013).

Les banques centrales conserveront des titres d’État et autres obligations à leur bilan pour encore de nombreuses années. L’accumulation de portefeuilles si importants n’était justifiée que par la situation de crise à laquelle elles faisaient face. Aujourd’hui, il est difficile de savoir quelle sera la taille « normale » de ces portefeuilles. La vitesse avec laquelle les banques centrales les réduiront dépendra des événements macroéconomiques ou financiers (inconnus) des prochaines années.

Les ventes ou les achats d’obligations d’État par la banque centrale pourraient-ils être considérés comme un deuxième instrument de politique monétaire, une fois que les conditions monétaires commenceront à être durcies ? Une politique de resserrement quantitatif pourrait effectivement modérer une éventuelle hausse du taux directeur. De fait, dans le procès-verbal de la réunion du Federal Open Market Committee (FOMC) d’avril 2001, les participants ont noté que « quel que soit le degré de resserrement monétaire, des ventes plus progressives entamées plus tard dans le processus de normalisation permettraient un relèvement plus précoce du taux cible des fonds fédéraux par rapport à son plancher effectif que ce qui serait obtenu avec des ventes d’actifs entamées plus tôt et à un rythme plus rapide ».

Cette solution se heurte toutefois à une difficulté pratique : il est impossible de quantifier la réaction des marchés obligataires aux ventes de la banque centrale. Les estimations reposant sur l’expérience passée des politiques modifiant le volume et l’échéance des titres de dette publique à céder (telles que celles mentionnées supra) ne prennent pas en compte les effets d’annonce. L’annonce de ventes par la banque centrale, même modestes, pourrait envoyer aux marchés un signal plus puissant que la réalisation effective de ces ventes (« Ils prennent la température du marché en prévision d’autres ventes plus importantes. »). Les marchés financiers connaissent non seulement le volume des portefeuilles obligataires des banques centrales, mais aussi le pouvoir stratégique fort qu’elles détiennent en tant qu’acteurs non commerciaux18. L’hypersensibilité des marchés à des suppositions concernant les ventes futures de la banque centrale est apparue au grand jour à l’été 2013. L’évocation par le président de la Fed, Ben Bernanke, de ce qui aurait dû être une évidence – à savoir qu’à un moment donné, la Fed diminuerait le rythme de ses achats – a eu des effets dévastateurs sur les marchés obligataires partout dans le monde, et ce, malgré l’engagement très clair de la Fed de maintenir encore longtemps les taux à court terme proches de zéro.

C’est pourquoi les banques centrales ont souligné leur réticence à utiliser leur bilan aussi librement qu’elles peuvent ajuster leur taux directeur « en raison de l’incertitude entourant le fonctionnement des instruments non conventionnels ou des coûts potentiels associés à leur utilisation en termes de fonctionnement du marché et de risques d’instabilité financière future » (Dudley, 2013). La Banque d’Angleterre, qui a cessé d’étendre son programme d’achat d’actifs (Asset Purchase Facility – APF) en novembre 2012, continue de réinvestir les flux de trésorerie générés par les fonds d’État arrivant à échéance. La Fed, pour sa part, a annoncé en décembre 2013 sa décision de réduire de 10 Md$ ses achats mensuels d’obligations. Ces deux banques centrales ont mis en exergue leur détermination à maintenir pendant longtemps leur taux directeur proche de zéro.

Le plus grand flou règne quant au calendrier et au rythme que les banques centrales adopteront pour réduire leurs portefeuilles obligataires au cours des prochaines années. La solution qui consiste à simplement laisser les titres arriver à échéance – apparemment la plus simple, car elle évite les décisions conflictuelles concernant les ventes effectives – ne serait pas un choix neutre du point de vue de la politique monétaire. Cela signifierait que le bilan des banques centrales resterait très élevé au-delà de 2020. Le moment de la réduction – qui aurait des répercussions sur les marchés financiers et la macroéconomie – dépendrait uniquement de l’échéancier défini par les achats passés et non des conditions économiques futures.

Les banques centrales n’ont fourni que peu d’indications, qui plus est très générales, sur les principes qui pourraient gouverner la réduction de leurs portefeuilles. La Banque d’Angleterre a déclaré qu’elle ne se mettrait à vendre ses titres qu’après avoir commencé à relever son taux directeur. Elle a indiqué vouloir « travailler en étroite collaboration avec l’Office de gestion de la dette publique du Royaume-Uni » (Debt Management Office – DMO), pour « éviter de générer une volatilité excessive du marché des titres d’État » (Fisher, 2010). Le FOMC des États-Unis, pour sa part, avait énoncé quelques-uns des principes de sa stratégie de sortie à la réunion de juin 2011. Il avait notamment précisé que les achats d’obligations seraient interrompus avant le relèvement du taux directeur et que les cessions de titres d’agences (aucune référence n’étant faite aux titres du Trésor – cf. note 19) n’interviendraient qu’après la première augmentation du taux des fonds fédéraux. Le procès-verbal de juin 2012 donnait toutefois à penser que la plupart des membres du FOMC ne prévoyaient plus de ventes de titres des agences de financement hypothécaire pendant le processus de normalisation. Tous n’étaient pas d’accord à propos des titres dont il fallait d’abord se défaire, ceux du Trésor ou ceux des agences.

Quels choix s’offriront à la banque centrale pour ajuster son bilan une fois que le premier relèvement du taux directeur aura été décidé19 ? La plupart du temps, une banque centrale qui resserre sa politique monétaire choisit de s’en tenir pour l’essentiel à un relèvement de son taux directeur – parce que c’est l’instrument qui lui est le plus familier. Mais peu de banques centrales souhaitent vouloir exclure les mesures actives visant à réduire leur bilan. Cependant, comme le remarque l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mervyn King, la banque centrale doit conserver sa capacité de vendre les obligations d’État à son bilan, si cela est nécessaire, pour garder le contrôle de l’inflation, des conditions monétaires et de l’offre de crédit (King, 2012).

Une banque centrale qui a décidé de réduire volontairement son bilan fait face à des choix stratégiques. La sortie doit-elle être discrétionnaire ou obéir à des règles ? Les règles doivent-elles reposer sur les quantités ou sur les prix ?

D’un côté, la banque centrale pourrait chercher à conserver la plus grande latitude possible. Cependant, même dans ce cas, elle doit encore clarifier la question de la coordination avec les autorités budgétaires. Ne souhaitant être perçue comme compliquant les conditions de financement de la dette publique à long terme, elle pourrait trouver opportun d’échanger ses obligations à taux fixe contre des bons du Trésor ou des obligations du Trésor à taux variable. Une telle opération n’aurait aucun effet sur le volume des titres de dettes à long terme sur le marché, mais elle rendrait les coûts de financement de l’État plus dépendants des taux courts. Cela risquerait d’accroître les pressions exercées par le gouvernement sur la banque centrale pour maintenir le taux directeur à un faible niveau.

D’un autre côté, la banque centrale pourrait s’engager à respecter une règle pérenne précisant ce qu’elle fera et comment elle le fera. D’aucuns pensent que des règles sont encore plus nécessaires lorsqu’une instance publique chargée de la gestion de la dette adopte des mesures non orthodoxes. Une règle pourrait également simplifier la coordination avec le Trésor et contribuer à stabiliser les anticipations du marché. Cependant, une règle, quelle qu’elle soit, perd rapidement de sa crédibilité si elle n’est pas régulièrement réexaminée ou si elle ne permet pas suffisamment de flexibilité. La banque centrale étant partagée entre la nécessité de stabiliser les anticipations du marché et le besoin de s’adapter à une réalité incertaine et changeante, toute règle qu’elle adopte (annonce ou engagement) est susceptible d'être limitée dans le temps et dans sa portée.

Plusieurs options de nature générale sont envisageables, et notamment différentes règles de type quantitatif. La banque centrale pourrait, par exemple, s’engager à cesser ses achats de nouveaux titres de dettes à mesure que ses portefeuilles courants d’obligations arrivent à échéance. Elle pourrait aussi annoncer un montant précis de ventes à réaliser pendant une période donnée20. Toute annonce de ventes pourrait également s’accompagner de conditions particulières. Ainsi, les ventes pourraient dépendre des besoins de financement de l’État (éviter les ventes lorsque le déficit dépasse un certain niveau, par exemple), mais de telles conditions devraient toutefois être communiquées d’une façon qui ne suscite pas de craintes de dominance budgétaire. L’ex-gouverneur de la Banque du Japon, Masaaki Shirakawa, a plusieurs fois mis en garde les banques centrales contre le piège de la dominance budgétaire (Shirakawa, 2013).

Toute règle reposant sur des quantités spécifiques pourrait être soumise à des contraintes de prix. Ainsi, les ventes pourraient aussi être interrompues si la volatilité du marché s’envolait ou si les rendements étaient déjà en forte hausse. Un plafond explicite sur les taux d’intérêt pourrait limiter la baisse du prix de la dette publique, favorisant ainsi les banques, les fonds de pension et les autres détenteurs de grandes quantités d’obligations d’État. Cependant, comme le souligne Hannoun (2012), le principal risque d’une telle politique est la « dominance financière » –&nb


Notes

Les opinions exprimées ici sont celles de l’auteur. Elles ne correspondent pas nécessairement à celles de la BRI. L’auteur tient à exprimer sa gratitude à Morten Bech, Blaise Gadanecz, Boris Hofmann, André Icard, Enisse Kharroubi, Bruno Tissot et Fabrizio Zampolli pour leurs commentaires et leurs suggestions. Il adresse, par ailleurs, ses remerciements à Jhuvesh Sobrun pour son travail statistique, ainsi qu’à Sylvie Anzemberger et Catherine Brandenburg pour la traduction.
1 Ainsi, avant 1971, les banques de compensation du Royaume-Uni devaient détenir 28 % de leurs dépôts en actifs liquides tels que des bons du Trésor à court terme, les obligations à long terme n’étant pas considérées comme des actifs liquides.
2 C’est ce qu’ont fait remarquer Hahn et Solow (1995) il y a près de vingt ans : « Alors que, au cours des dix dernières années, nous avons assisté à d’énormes progrès dans l’étude de l’information asymétrique, des “marchés manquants”, des contrats, de l’interaction stratégique et de bien d’autres sujets, du fait même que ces aspects sont considérés comme des phénomènes réels qu’il convient d’analyser, la macroéconomie, elle, n’en a tenu aucun compte. »
3 Voir à ce sujet quelques articles publiés par la BRI en 2012.
4 On parlait à l’époque de « monnaie surpuissante » (high-powered money).
5 Dans les économies émergentes, en revanche, de nombreuses banques centrales n’ont pas souhaité que leurs achats de devises rendent les banques commerciales plus liquides et ont pris des mesures formelles pour l’empêcher (Mohanty et Turner, 2006).
6 Siegel (2013) a récemment soutenu que la stratégie de sortie pourrait être mieux gérée si la Fed imposait aux banques un ratio de réserve de 15 % (il a utilisé l’expression « troisième instrument de politique monétaire de la Fed »). Dans la même veine, Goodhart (2013) estime qu’il est possible d’exiger des banques qu’elles détiennent une plus forte proportion de leur bilan en actifs liquides (il parle de « répression financière »).
7 En octobre 2008, la Fed a commencé à rémunérer ces réserves. Le choix du taux d’intérêt à appliquer aux réserves bancaires incombe au Conseil des gouverneurs et non au Comité fédéral de l’open market (Federal Open Market Committee – FOMC). Comme l’explique Blinder (2010), cela a son importance puisque le président de la Fed, Ben Bernanke, a lui-même déclaré que ce taux d’intérêt – et non le taux des fonds fédéraux – pourrait constituer un indicateur plus fiable de l’orientation de la politique monétaire au début de la phase de sortie. En outre, le taux d’intérêt des mises en pension à soumissions intégralement servies (reverse repos) sera sans doute également significatif.
8 Selon la théorie des anticipations de la structure par terme des taux d’intérêt, les obligations d’échéances diverses sont parfaitement interchangeables. L’arbitrage permettrait de s’assurer que le taux d’intérêt d’une obligation d’échéance « n périodes » est égal à la moyenne (géométrique) des taux d’intérêt de n obligations consécutives d’échéance « 1 période ». Cependant, pour un investisseur qui prévoit de vendre le titre avant remboursement, il est risqué de détenir une obligation à long terme car le taux à court terme pourrait augmenter. C’est pourquoi un tel investisseur exige une compensation, ou une prime d’échéance. D’autres investisseurs – normalement peu nombreux – peuvent souhaiter s’assurer que les taux d’intérêt resteront à leur niveau actuel et, pour cela, être prêts à verser une prime.
9 Ce sont les arguments développés par Keynes dans son Traité de la monnaie et sa Théorie générale. James Tobin et Milton Friedman ont repris cette analyse (Turner, 2013), de même que Brainard (2012) avec son principe d’incertitude.
10 Voir Blommestein et Turner (2012) et BRI (2012). L’échéance moyenne des bons du Trésor japonais est passée de cinq ans en 2000 – avant la première vague d’assouplissements quantitatifs au Japon – à près de huit ans en 2013. Iwata et Fueda-Samikawa (2013) analysent la situation du Japon.
11 Voir Blommestein et Turner (2012), tableau 2.
12 Les estimations des coefficients d’autres variables étaient très proches de celles trouvées par Laubach (2009).
13 Recourant à un modèle très similaire, Iwata et Fueda-Samikawa (2013) ont également conclu qu’un allongement d’échéance des obligations d’État japonaises faisait fortement augmenter les taux longs.
14 Pour le détail des estimations, voir Turner (2013).
15 Voir l’article de Manoj Pradhan et Morgan Stanley dans ce numéro.
16 Le terme « assouplissement qualitatif » est parfois utilisé pour désigner les achats par la banque centrale de titres à plus long terme ou à plus haut risque.
17 Comme le dit El-Erian (2012) : « En termes de théorie des jeux, les banques centrales sont des acteurs non commerciaux (…) [elles disposent] de la planche à billets (…) et d’une patience structurelle qui dépasse de loin la capacité de tout autre participant à rester dans le jeu. »
18 Turner (2013) propose un arbre de décision schématique relatif à cette stratégie de sortie.
19 Ainsi, lors de sa réunion de juin 2011, le FOMC a déclaré que le calendrier et le rythme de ses ventes seraient communiqués à l’avance au public : une fois les ventes commencées, le but serait d’éliminer les « portefeuilles de titres d’agences en l’espace de trois à cinq ans ». Aucune mention n’a été faite des titres du Trésor.

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