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 Introduction


Olivier KLEIN * Professeur affilié, notamment cours de macroéconomie financière et cours de politique monétaire, co-responsable de la Majeure et du Master de Financial Economics, HEC ; directeur général, BRED. Contact : olivier.klein@bred.fr.
Jean Paul POLLIN

* Professeur émérite, Laboratoire d'économie d'Orléans, Université d'Orléans. Contact : jean-paul.pollin@univ-orleans.fr.

Le Conseil de stabilité financière (FSB) définit les Fintech comme des innovations susceptibles d'impacter de façon significative l'offre de services financiers. Leur développement est censé générer de nouveaux produits, process, modèles d'affaires et transformer la structuration, l'efficience et la stabilité du système financier.

Ce n'est évidemment pas la première fois que l'industrie financière se trouve confrontée à des mutations importantes de ses technologies. Dans un passé pas si lointain, l'introduction des DAB, des paiements électroniques, de la banque à distance, etc. avait déjà affecté bon nombre de ses caractéristiques (produits, modes d'accès, structure des coûts, etc.). Mais la vague des Fintech semble plus disruptive parce qu'elle repose sur la convergence de plusieurs types d'innovations. L'alliance des progrès dans le numérique, la transmission, le stockage et l'exploitation de données impactent les différentes fonctions de la finance au point de révolutionner (peut-être) les modèles de production et de commercialisation du secteur.

Ce numéro de la Revue d'économie financière n'a évidemment pas pour ambition de traiter de toutes les dimensions de ce sujet qui ont du reste fait l'objet de nombreuses études et discussions durant ces dernières années. Nous souhaitons simplement en éclairer ou en approfondir quelques aspects, et en particulier le rôle des nouvelles technologies dans l'évolution des activités financières, dans la transformation de leurs structures de marchés et finalement dans l'émergence et le traitement des nouveaux risques qui y sont associés.

Des effets de l'intelligence artificielle
et de l'apprentissage automatique

L'interdépendance que l'on vient d'évoquer dans le développement des nouvelles technologies rend difficile l'évaluation de leurs incidences respectives sur les transformations de telle ou telle activité. Il n'empêche que certaines innovations ont un effet déterminant sur divers types de services financiers. En ce sens, on met fréquemment en avant le rôle de l'intelligence artificielle (IA) et de l'apprentissage automatique (machine learning, ML) dans la mutation des services qui nécessitent l'accumulation et le traitement de bases d'informations de grande taille.

Une bonne illustration en est donnée par l'apport du ML à l'évaluation de la solvabilité des emprunteurs (le credit scoring), donc à l'accès au crédit. La contribution que Christophe Hurlin et Christophe Pérignon consacrent à cette question s'efforce tout d'abord d'apprécier les gains prédictifs du ML par rapport aux méthodes économétriques classiques (principalement les régressions logistiques) et d'en comprendre les raisons. Or il se trouve que ces gains sont faibles lorsque le ML est appliqué à des données classiques sur ce problème (c'est-à-dire socioéconomiques et bancaires). Tandis que les avantages comparatifs du ML se révèlent clairement lorsqu'il s'applique à des bases de données de grande taille et venant en partie de sources d'une autre nature : en l'occurrence des informations obtenues sur les réseaux sociaux (l'« empreinte digitale d'emprunteurs potentiels »). Dans ce cas, le ML permet à la fois de mieux prévoir la solvabilité et de réduire les phénomènes de discrimination (d'accroître l'inclusion financière). Les auteurs soulignent toutefois les risques qui s'attachent à l'utilisation des « données alternatives », en particulier les problèmes éthiques qu'elle soulève.

Il existe une proximité naturelle entre les décisions de crédit et les choix de placements. Dans les deux cas, les nouvelles technologies offrent la possibilité de construire des systèmes experts (des robots) capables d'analyser de grandes masses d'informations pour formuler des solutions en fonction de critères prédéfinis. Il est donc logique que l'activité de gestion d'actifs s'empare de ces instruments, en tant qu'aides à la décision. L'article de Muriel Faure montre que l'usage de l'IA en ce domaine va bien au-delà de la fonction de front-office (la gestion des portefeuilles). Il concerne aussi la fonction marketing et commercialisation, donc la connaissance des besoins de la clientèle, notamment à l'égard du risque. Il peut également servir au contrôle interne des procédures et à s'assurer de la conformité aux contraintes réglementaires.

La contribution de Charles-Albert Lehalle va plus loin encore dans l'élargissement du rôle qu'il prête à l'IA, ou plutôt à ce qu'il appelle l'« intelligence bon marché ». Car il considère que celle-ci va toucher toute la structuration de la finance de marché : la fabrication des produits, l'appréciation des conjonctures microéconomiques et macroéconomiques, la gestion du risque, etc. Mais sa thèse consiste surtout à dire que les offres standards des acteurs actuels vont se trouver éclatées en un ensemble de services qui vont être assemblés via des plateformes pour répondre de façon personnalisée aux demandes de la clientèle. Ce sont donc les grands opérateurs de plateformes qui devraient être les gagnants de ces évolutions. L'article de Charles-Albert Lehalle conclut, comme les précédents, en évoquant les risques qui accompagnent ces utilisations de l'IA, en particulier la dépendance des acteurs aux ressources communes susceptibles de provoquer du risque systémique, ou encore la difficulté à rendre intelligible les relations générées de façon automatique.

Dans cette perspective, le segment de la banque transactionnelle de gros dans son ensemble, qui assure le traitement des flux financiers et commerciaux des entreprises de toutes tailles, est aussi en pleine mutation sous les effets conjugués d'innovations technologiques majeures, de l'arrivée de nouveaux modèles et écosystèmes ainsi que de la segmentation du marché entre les activités standardisées et celles plus complexes. Jean-Christophe Mieszala évoque dans son article un avenir incertain pour les acteurs traditionnels qui vont devoir investir massivement, se regrouper et faire évoluer leurs modèles vers celui des plateformes et des écosystèmes B2B pour éviter de se faire court-circuiter par l'arrivée en force des Bigtech sur ce marché1. Les évolutions technologiques combinant API, IA et chaînes de blocs pour automatiser et sécuriser les échanges seront selon Jean-Christophe Mieszala le facteur déterminant de la banque transactionnelle de gros.

Des technologies qui tendent à décentraliser
le système financier

Certaines Fintech ont pour effet de décentraliser les systèmes financiers, c'est-à-dire de réduire la place de l'intermédiation dans la production et/ou la commercialisation des services financiers. En bonne partie, ces opérations (de paiement, de financement, de gestion des risques, etc.) supposent en effet, encore aujourd'hui, l'interposition d'institutions entre les agents individuels. L'utilisation de nouvelles technologies a la capacité de faire l'économie de cette interposition en rendant possible la réalisation en direct des transactions en question, donc sans une médiation centrale. Les Fintech concernées sont assez diverses, mais deux catégories d'entre elles méritent un peu plus d'attention : d'une part, la constitution de « registres distribués » (utilisant la technologie des « chaînes de blocs ») et, d'autre part, la mise en relation directe de coéchangistes (dites de « pair à pair », P2P) par des réseaux et des plateformes.

Les opérations de paiement devaient fatalement être affectées par la digitalisation parce qu'elles y trouvent le moyen d'être exécutées de façon plus rapide et moins coûteuse. Ce qui est encore plus sensible dans le cas des règlements transfrontières, et aussi au sein des économies faiblement bancarisées. Le processus de digitalisation des paiements en Chine, dont rend compte la contribution de Dominique Torre et Qing Xu, constitue une bonne illustration de la puissance de cette innovation ainsi que des effets induits qu'elle peut avoir sur la structuration du système financier.

Le développement des deux systèmes de paiement mobile qui dominent aujourd'hui le marché semble dû à la faible pénétration de la carte de crédit en Chine. Ce qui a permis à deux géants du numérique extérieurs au secteur financier (l'un dans le commerce électronique, l'autre dans les services internet) d'installer des systèmes permettant des règlements (y compris dans quelques cas à l'étranger) à partir de porte-monnaie électroniques alimentés par des avoirs bancaires. Cela a eu pour conséquence de détourner une partie des flux de paiements à l'extérieur du système bancaire proprement dit. Mais cela a aussi permis aux deux entreprises concernées d'entrer ensuite dans la gestion d'actifs ainsi que dans les marchés des crédits à la consommation et aux PME.

Cela dit, ces systèmes de paiements digitaux se situent encore assez loin d'un schéma dans lequel les agents individuels ou institutionnels auraient la possibilité d'effectuer des règlements P2P sans l'intervention d'un tiers de confiance (disons une banque). Or c'est précisément ce que permet la technologie des « registres distribués » (DLT), utilisant des chaînes publiques de blocs (permissionnées) ou privées (non permissionnées). Soulignons d'ailleurs au passage que l'usage de cette technologie n'est nullement réservé à l'activité de paiement ; elle peut aussi bien servir à valider et garder la mémoire d'opérations de natures très diverses (des transactions immobilières, par exemple). Mais on sait qu'elle a été conçue ou finalisée lors de la création des premières « cryptomonnaies », dont le Bitcoin est la plus connue, et qui n'ont en fait que peu de chose à voir avec la monnaie.

Nous n'avons pas voulu aborder dans ce numéro cette question des monnaies digitales privées, qu'il est préférable d'appeler des « cryptoactifs ». D'abord parce que son traitement aurait pris une place excessive par rapport au champ que nous entendons couvrir. Ensuite et surtout parce que le futur de ces innovations nous paraît très incertain, du moins si l'on exclut leur utilisation à des fins spéculatives ou de financement d'actions illicites. En revanche, il est très vraisemblable que les monnaies digitales émises par les banques centrales (MDBC) vont se développer pour répondre à des préoccupations plus légitimes.

C'est à cette question, plus complexe qu'on ne le pense a priori, qu'est consacré l'article de Christian Pfister. Il s'attache en premier lieu à expliquer que les MDBC pourraient prendre deux formes bien distinctes. Soit elles seront détenues uniquement par des institutions financières qui s'en serviront pour assurer entre elles des règlements sans passer par les registres des banques centrales. Soit elles seront à disposition de tous les agents et utilisées comme on le fait aujourd'hui avec la monnaie fiduciaire, seul le support étant différent. Dans l'une et l'autre configuration, il reste à voir quels seraient les gains de productivité qu'induiraient ces innovations dans les systèmes de paiement, mais aussi les contraintes nouvelles qui en résulteraient. En tout état de cause, elles constitueraient un obstacle au développement de monnaies privées capables de porter atteinte à la souveraineté des États en ce domaine. Au-delà du choix entre les deux types de MDBC, Christian Pfister montre que la conception de ces monnaies soulève un nombre important de questions techniques. Il souligne aussi que leur introduction devrait avoir des effets significatifs sur l'exercice de la politique monétaire ainsi que sur la stabilité du système bancaire.

Dans le monde des cryptoactifs, les levées de fonds par des entreprises technologiques, sous forme d'émissions de « jetons » (initial coin offerings, ICO), méritent que l'on s'y arrête. Parce qu'elles illustrent bien à la fois les opportunités offertes par les Fintech ainsi que les risques imparfaitement maîtrisés qu'elles comportent. On trouvera dans la contribution de Caroline Le Moign une présentation de cette nouvelle formule de financement, avec quelques informations statistiques sur leur utilisation en France. Les « jetons » en question sont des produits hybrides qui permettent à ceux qui les achètent de bénéficier (si le projet financé aboutit) de produits ou de services provenant de l'entreprise émettrice et/ou de profit : ce ne sont donc pas des titres de propriété, ni de dettes. Après leur émission, certains de ces jetons sont listés et cotés sur des plateformes, ce qui leur assure une liquidité partielle. L'originalité de ces instruments a suscité, au moins pendant un temps, un réel intérêt des investisseurs. Mais les ICO, après avoir décollé en 2017, se sont effondrés à la fin de 2018 pour des raisons qui restent à éclaircir, même si la répétition d'opérations frauduleuses semble en être l'une des causes, et sans que l'on puisse semble-t-il prévoir la suite de l'histoire. La volonté de rendre ces opérations faciles à exécuter, donc d'en alléger les formalités, induit des risques que des réglementations hétérogènes selon les pays ont du mal à circonscrire.

Dans le domaine de l'assurance, les « contrats intelligents » (« smart contracts ») sont aussi de possibles terrains d'application des chaînes de blocs et des registres distribués. Dans l'article qu'ils y consacrent, Matthieu Courtecuisse et Ronan Davit s'attachent à montrer les potentialités de cette innovation, sans faire abstraction des défis que comporte son développement. Son principe consiste à concevoir des contrats dont les clauses, validées par les parties prenantes, puissent être exécutées automatiquement. C'est-à-dire que l'observation de l'événement couvert par l'assurance déclenche les indemnisations et/ou autres actions prévues, tout cela sans l'intervention de la compagnie d'assurance. Au point que la définition nécessairement précise des termes de l'assurance et de son exécution automatique confère à ce type de contrats les propriétés qui pourraient leur permettre d'être achetés et vendus de façon décentralisée sur un marché. Cependant, comme le remarquent Matthieu Courtecuisse et Ronan Davit, cette construction implique une forte dépendance à la production et au stockage de données. Ce qui limite pour le moment l'utilisation de ces contrats intelligents à la couverture de risques assez simple à analyser et à évaluer.

Vers une restructuration des institutions
et des marchés bancaires ?

Toutes ces évolutions technologiques ont naturellement un impact sur la transformation des institutions financières et les structures de marché actuelles. En effet, elles permettent l'émergence de nouveaux modèles d'activité et écosystèmes qui s'attaquent aux segments les plus rentables de la chaîne de valeur des banques, déjà affaiblies par des conditions tant macrofinancières que démographiques défavorables. La question est donc de savoir dans quelle mesure ces nouveaux outils et acteurs peuvent mettre à mal le business model des banques traditionnelles et ainsi modifier la structure des marchés bancaires.

Les auteurs s'accordent à penser que l'arrivée des néobanques a fait évoluer le paysage bancaire, forçant les banques traditionnelles à intégrer peu à peu les fonctionnalités digitales de ces nouveaux acteurs, avec qui des liens étroits se sont établis.

Laurent Clerc, Arthur Moraglia et Sylvain Peyron illustrent dans sa contribution comment l'impact sur la transformation en profondeur du marché bancaire diffère en fonction des pays. La particularité du modèle français, qui semble résister à l'arrivée de ces nouveaux acteurs, serait-elle due à une structure de marché déjà concentrée, orientée vers le conseil et vers une offre globale multiservice ? De même que le fait Laurent Weill dans son article, Laurent Clerc, Arthur Moraglia et Sylvain Peyron mettent en avant dans leur contribution l'avantage comparatif des néobanques notamment face aux fortes contraintes de coûts de structures que subissent les banques traditionnelles et qui en forcent certaines à réduire la voilure sur le territoire. Ces derniers restent pour autant peu optimistes sur l'avenir des néobanques françaises qui dans leur quasi-totalité ne sont pas encore rentables, du fait d'un coût d'acquisition élevé d'une clientèle qui demeure peu fidèle.

Afin d'illustrer l'impact que peuvent avoir les Fintech sur le secteur bancaire traditionnel, Laurent Weill présente d'autres avantages comparatifs dont peuvent se prévaloir les Fintech comme la rapidité de la mise en place des offres de crédit notamment. Mais les Fintech constitueront-elles alors un substitut ou un complément aux banques traditionnelles, s'adressant à des populations délaissées par les banques traditionnelles ? S'il est indéniablement modifié, le scénario consistant en une révolution majeure du secteur bancaire est toutefois écarté, rappelant les avantages fondamentaux des banques traditionnelles en termes de confiance et de réputation facilitant notamment la collecte de dépôts, et d'accès à l'information du client permettant de réduire une asymétrie d'information au cœur de l'activité de crédit, en particulier pour les entreprises.

Dans ce contexte de mutations technologiques majeures favorisant l'émergence de nouveaux modèles, Olivier Klein détaille dans son article comment les banques traditionnelles peuvent pour autant trouver une sortie par le haut sans connaître un phénomène progressif d'attrition. Il met en avant la distinction entre banque transactionnelle (ou banque au quotidien) et banque relationnelle (ou banque du conseil et de l'accompagnement des projets de vie) qui structure la relation client. Il constate ainsi que la demande de banque ne baisse pas et que la relation humaine est indispensable pour traiter des sujets tels que l'argent et la sécurité des clients et de leur famille. Face à un besoin toujours plus exigeant de conseil de la part des clients, les banques bénéficient en effet d'atouts structurels pour leur apporter toujours plus de valeur ajoutée, dans un modèle renforcé de relation globale. À ce titre, les nouvelles technologies ne doivent pas s'opposer à la relation humaine entre le client et son conseiller. Elles permettent au contraire de renforcer la valeur ajoutée apportée par ce dernier. Des investissements significatifs dans le digital comme dans la formation sont indispensables à la transformation réussie du modèle et à la capacité des banques à ne pas se faire désintermédier par les nouveaux entrants. Il souligne l'importance de la banque relationnelle, fondée sur la confiance, la relation et la valeur ajoutée du conseiller, en tant qu'atout essentiel. Les Fintech par ailleurs peuvent devenir, dans une bonne complémentarité, des partenaires des banques elles-mêmes au service de l'expérience et de la satisfaction des besoins du client. Olivier Klein souligne ainsi la spécificité du rôle économique et social des banques.

Ces conclusions sont assez proches de celles de l'article que Pierre Gazé et Jean-Paul Pollin consacrent à l'incidence des Fintech sur la place et les acteurs de l'intermédiation de bilan, considérée comme le cœur de l'activité bancaire. Les auteurs s'efforcent d'abord de montrer que certaines fonctions des institutions financières résistent aux mouvements de désintermédiation impulsés par les nouvelles technologies dont on a discuté précédemment. C'est le cas en particulier de la production de « liquidité non risquée », qui suppose la prise en charge de risques par des institutions et donc leur interposition entre offres et demandes d'actifs. Cela garantit la pérennité de la fonction d'intermédiation, mais non la permanence de sa structuration, c'est-à-dire des formes sous lesquelles elle sera exercée à l'avenir. En ce sens, on peut penser que les effets de réseaux, les économies d'échelle et d'envergure seront sans doute des sources d'avantage concurrentiel importantes, même si la maîtrise de la relation de clientèle fait appel à d'autres éléments. Dès lors, les nouveaux entrants (les entreprises Fintech) ne devraient pas constituer de vrais dangers pour les banques en place, tandis que les Bigtech auront des arguments plus sérieux à faire valoir.

Fintech et nouveaux risques

La façon dont sont traités les risques financiers est désormais sérieusement questionnée. En premier lieu parce que la crise financière récente a fait redécouvrir le principe et la réalité du risque systémique, produit de l'amplification de chocs localisés par l'interdépendance des institutions et des marchés. Ensuite parce que les économies des pays avancés sont soumises à des transformations profondes de nature technologique, environnementale, sociale, etc. dont les effets sont très incertains, sinon inconnus parfois. Dans tous les cas, l'évaluation des risques ne peut plus se réduire à l'estimation de chocs stochastiques autour de tendances déterministes. Ce sont plutôt les possibles changements ou ruptures de trajectoires, induites par les transformations en question, qui sont la source des risques et dont il convient d'apprécier les incidences sur la valeur des actifs et la situation des institutions financières. Il s'agit, par exemple, d'estimer comment devrait évoluer à court ou plus long terme la valeur d'un portefeuille composé de titres émis par des entreprises à forte intensité carbone, en fonction des dégradations environnementales, des comportements individuels et des objectifs publics de régulation. Ces « macrorisques » sont sans doute les plus sérieux auxquels on a déjà à faire face.

Partant de ce constat, Driss Lamrani s'attache à montrer dans sa contribution que la réponse à cette nouvelle appréhension des risques nécessite le recours à des données « extra-financières » (concernant l'environnement, les mutations sociétales, l'obsolescence technologique, etc.), pour lequel l'utilisation des méthodes et des outils de l'IA devrait offrir un apport déterminant. Les indicateurs, tirés entre autres de ces données, serviraient à construire des scénarios censés rendre compte des conséquences des évolutions observées, donc des risques qui y sont associés. Driss Lamrani conclut en esquissant des pistes de recherche qui, au-delà de l'évaluation des risques, pourraient permettre aux acteurs publics ou privés de les gérer à la fois de façon plus efficiente et plus englobante.

Il faut toutefois reconnaître que si les Fintech peuvent offrir des solutions aux problèmes posés par ces « macrorisques », elles en sont aussi l'une des origines possibles. Car leur développement pose de multiples questions pour la stabilité des systèmes financiers. Notamment parce que les interdépendances entre les nouvelles institutions, dont les Fintech favorisent l'émergence, et les banques en place peuvent créer du risque systémique. De plus, l'entrée de certaines de ces institutions est susceptible, en aiguisant la concurrence, d'inciter à la prise de risque, ou au contraire contribuer à la constitution de nouveaux établissements systémiques, si c'est un scénario de concentration (autour de Bigtech) qui l'emporte.

En toute hypothèse, le développement des Fintech va fatalement accroître les risques opérationnels et rendre leur contrôle plus difficile. D'autant que la sophistication des processus de production et de commercialisation des services financiers pousse à la sous-traitance de certaines parties des chaînes de valeur ou à la mise en place de partenariats. Ce qui complique la sécurisation des données, la protection du consommateur, la surveillance des pratiques de blanchiment ou de financement délictueux. Plus encore, l'utilisation des nouvelles technologies implique une sensibilité aux cyber-risques dont nous avons encore une connaissance incomplète.

C'est à cette question des risques numériques qu'est consacré l'article de Olivier Lopez et Florence Picard, plus précisément à leur assurance. On sait que ce type de risque, qui résulte le plus fréquemment de l'intrusion malveillante dans un système informatique, peut avoir de lourdes conséquences de divers ordres (interruptions d'activité, perte de données, réputation, etc.). Or, même si toutes les institutions ont mis en place des dispositions sans cesse améliorées pour chercher à s'en protéger, nombre d'entre elles ont eu (et continuent) à subir les effets de ces attaques. De sorte que l'assurance contre les cyber-risques devient une des solutions incontournables. Mais Olivier Lopez et Florence Picard expliquent qu'une telle assurance possède des spécificités qui hypothèquent sa construction pour deux principales raisons. D'une part, les données sur les coûts et les fréquences des sinistres, nécessaires au calcul des primes, sont ici plus difficiles à rassembler et à traiter. D'autre part, les interdépendances entre les vulnérabilités individuelles, dues à des utilisations communes ou partagées d'outils numériques, créent un risque de système contredisant le principe de mutualisation. Ce qui souligne l'intérêt de travaux de recherche visant à finaliser un modèle robuste d'assurance contre les cyber-risques.

De façon plus générale, les rapports entre les Fintech et les risques seront à l'avenir un champ de recherche fertile. Conformément à l'objectif précédemment évoqué de ce numéro, nous n'avons ici qu'effleuré certains de ses aspects. Il sera plus facile d'y revenir lorsque le rythme d'intégration des nouvelles technologies se sera stabilisé et que l'on pourra avoir une vision plus précise des restructurations qu'elles vont provoquer. Il sera alors également plus facile de comprendre comment les systèmes de régulation et de supervision vont devoir réviser leurs règles et leurs pratiques. Et il se pourrait bien que ces révisions soient profondes. Notamment parce que les phénomènes de décentralisation et/ou d'éclatement d'activités, qui étaient jusqu'ici regroupées dans des entités de même nature, obligent à substituer des formes fonctionnelles à des formes institutionnelles de régulation. C'est là un point qui touche directement la stabilité des systèmes financiers. Il faudra donc assez vite se saisir de cette question et de bien d'autres encore.


Notes

1 Rappelons que l'on appelle Bigtech des entreprises de très grande taille qui se sont assuré, par leur maîtrise des technologies numériques, des positions dominantes dans des secteurs aussi différents que le commerce en ligne, les réseaux sociaux, les services informatiques, etc. On en prend le plus souvent pour exemple les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), mais la liste en est aujourd'hui sensiblement plus longue.