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 Le défi des migrations : quelles options pour l'Europe ?


Amelie F. CONSTANT Université de Princeton, UNU-MERIT et GLO. Contacts : ameliec@princeton.edu ; kfz@princeton.edu.
Klaus F. ZIMMERMANN

Cet article examine la question des migrations et de la mobilité des travailleurs dans l'Union européenne (UE) et souligne leur importance pour la pérennité de l'UE. En dépit de tous les indicateurs de réussite, le débat public actuel semble révéler que le consensus politique selon lequel les migrations sont bénéfiques est rompu. Cela coïncide avec une crise des institutions européennes en général. Les migrations et la mobilité des travailleurs ne sont pas à l'origine du changement culturel perçu. L'UE, dans sa forme actuelle et avec les ambitions qui sont les siennes, pourrait parfaitement survivre ou s'effondrer même si elle surmontait le défi des migrations. Il est toutefois plus que probable qu'elle s'effondrera si elle ne parvient pas à résoudre la question des migrations en favorisant la mobilité des travailleurs dans l'UE et en établissant une politique migratoire extérieure commune.

« Il nous faut édifier une sorte d'États-Unis d'Europe. »

Discours de Winston Churchill à Zurich, 19 septembre 1946

« L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait. »

Déclaration de Robert Schuman, 9 mai 1950

La paix et la prospérité sont les principes directeurs du processus d'intégration européenne. Si complexe soit-elle, la libre circulation des travailleurs est un principe fondamental depuis l'origine. Il était entendu que la libre circulation des personnes serait l'aboutissement d'un long processus, mais qu'elle était néanmoins indispensable pour répondre aux préférences de la population, aux besoins des économies et à la vision politique de l'Europe. Pendant des décennies, le processus d'élargissement et d'intégration a progressé. S'il a quelquefois ralenti ou été retardé, il a également parfois fait de grands bonds en avant, notamment après la chute des régimes communistes. Le nombre de pays impliqués et les ambitions d'intégration ont considérablement augmenté. La quantité et la qualité des pays membres étaient la promesse de belles perspectives pour le continent à tous les niveaux : politique, social et économique. Les cœurs et les esprits européens vibraient à l'unisson.

Pourtant le scepticisme latent envers l'Union européenne (UE)1 des citoyens des pays membres les plus exposés aux difficultés du processus d'intégration est devenu évident notamment face aux critères de convergence du traité de Maastricht, aux chocs économiques engendrés par la Grande Récession et à la montée de l'antimondialisation. Les problèmes liés à l'euro se sont intensifiés devant l'impuissance des mesures prises par les responsables politiques européens. Certaines franges de la population, ayant le sentiment d'être délaissées, ont blâmé à tort l'intégration. Les décisions politiques ont commencé à faire abstraction des avantages économiques et sociaux que pouvait apporter l'Europe. Un changement culturel s'est opéré à l'échelle mondiale : les autorités politiques, au lieu de s'appuyer sur les faits, les ont ignorés. Les mouvements nationalistes, la quête d'une homogénéité ethnique stricte et les sentiments anti-européens n'ont cessé de se renforcer. Le Brexit en est l'une des conséquences.

Les migrations et la mobilité des travailleurs ne sont pas à l'origine de ce changement culturel. Pourtant rien ne rend plus perplexe que la question de la libre circulation des personnes. Cette libre circulation est au cœur du rêve de l'humanité. Sur le plan économique, elle est bénéfique car elle conduit les travailleurs là où on en manque le plus, elle contribue au bien-être et à la lutte contre la pauvreté. Avec la bonne combinaison de compétences, elle favorise la mobilité ascendante des populations locales. Conformément aux prévisions et aux attentes, la mobilité des travailleurs a fortement augmenté notamment après l'élargissement de l'UE aux pays d'Europe de l'Est et pendant la Grande Récession. Elle a également permis d'absorber les chocs asymétriques. En réalité, pendant la récente crise économique, la mobilité des travailleurs à l'intérieur de l'UE a contribué à atténuer la disparité des taux de chômage entre les pays membres de l'UE (Commission européenne, 2016). Ni la mobilité des travailleurs entre les pays membres de l'UE, ni l'immigration extérieure n'ont entraîné de problèmes économiques majeurs. Elles ont au contraire favorisé le développement économique. Aucun « tourisme social » n'est à déplorer en Europe. C'est donc en dépit des faits que l'on reproche aux migrations de nuire aux populations locales en entraînant une perte d'emplois et de revenus ou des abus envers l'État-providence.

Le Brexit constitue un exemple flagrant du décalage entre les faits et la politique. Les réfugiés en sont un autre : s'ils mettent en évidence la difficulté d'élaborer des politiques, ils n'ont jamais causé de difficultés économiques notoires à l'Europe, pas même face aux flux relativement importants enregistrés en 2015 et 2016, principalement absorbés par l'Allemagne. Tandis qu'il semble exister une volonté politique croissante de renforcer la « Forteresse Europe », l'UE a bel et bien besoin d'attirer plus de migrants à moyen et long terme pour faire face au déclin et au vieillissement de sa population.

La libre circulation des personnes et des travailleurs est donc menacée et, avec elle, la paix et la prospérité économique. L'Europe est à la croisée des chemins : elle peut soit se morceler en une multitude d'États nationalistes et autocentrés, soit trouver la volonté politique de stabiliser et de poursuivre le processus d'intégration. La solution apportée au problème des migrations pèsera lourdement sur cette issue et sa mise en œuvre. En d'autres termes, sans la libre circulation des personnes au sein de l'Europe et sans une politique migratoire extérieure conjointe, l'issue la plus probable est la dislocation de l'Europe.

Cet article insiste sur l'importance de la mobilité des travailleurs et des migrations et propose un bref historique de la mobilité de la main-d'œuvre dans le cadre des institutions européennes. L'article aborde ensuite les options politiques de l'Europe en termes de migrations et de mobilité et s'achève par une conclusion.

L'importance des migrations et de la mobilité des travailleurs

De nombreuses preuves empiriques témoignent des énormes avantages apportés par la libre circulation au sein de l'UE et les migrations en général. Les conclusions négatives sont rares2. En quoi la mobilité des travailleurs est-elle bénéfique sur le plan économique ? La principale raison est qu'elle favorise une répartition optimale des ressources et contribue ainsi à l'amélioration et à la croissance de la production et du bien-être. Ainsi l'économie des migrations est une part importante de l'économie dans son ensemble. La mobilité permet aux marchés du travail de corriger les déséquilibres, notamment à la suite des chocs régionaux asymétriques. Elle favorise l'augmentation du revenu global, la création d'emplois et ainsi la réduction du chômage. C'est pour cela que le projet de Marché unique européen du travail figure en tête des priorités de l'Europe, sans toutefois être encore achevé.

Précurseur d'une tradition européenne, le traité de Paris (1951) autorisait déjà la libre circulation des travailleurs dans les secteurs du charbon et de l'acier. Le traité de Rome (1957) a instauré la liberté de circulation des travailleurs dans l'ensemble de la Communauté économique européenne (CEE). Enfin le traité de Maastricht (1993) a fait de la libre circulation des travailleurs une valeur fondamentale de l'UE. Ainsi, depuis longtemps, le consensus politique (et pas seulement économique) estime que favoriser la croissance grâce à une répartition plus efficace de la main-d'œuvre permet d'accroître la prospérité économique, de consolider l'intégration socioculturelle en Europe et de renforcer l'identité européenne commune.

Que disent les faits ? En 2014, 4 % des personnes de 15 ans à 64 ans nées dans l'UE vivaient dans un État de l'UE autre que leur pays de naissance, ce qui représente un peu moins de 15 millions de personnes mobiles. Les migrants nés hors UE sont environ deux fois plus nom breux (28 millions). Il existe toutefois d'importantes variations entre les pays de l'UE. La part des migrants par rapport à la population totale dépasse 32 % en Irlande et au Luxembourg, tandis qu'elle est de 10 % à Chypre et de moins de 0,5 % en Bulgarie, en Roumanie, dans les États Baltes et en Pologne. L'Allemagne, l'Espagne, la France, l'Italie et le Royaume-Uni absorbent 70 % de tous les migrants citoyens de l'UE et plus de 70 % des migrants hors UE. Parmi les personnes nées dans l'UE, environ 4 % travaillent dans un pays membre de l'UE autre que leur pays de naissance. Les travailleurs non issus de l'UE sont plus mobiles (6,6 %). Ils affichent un taux d'emploi inférieur à celui des travailleurs nés dans l'UE. Toutefois ce taux dépend de la durée de leur séjour dans le pays d'accueil et augmente avec le nombre d'années de résidence (Commission européenne, 2016). Dans l'ensemble, les travailleurs mobiles de l'UE28 sont jeunes et instruits et vont chercher les opportunités là où le chômage est faible. Globalement ils connaissent des taux d'emploi plus élevés et de meilleures perspectives professionnelles que le reste des personnes nées dans l'UE (Constant, 2017).

Malheureusement, en 2017, la situation indique que le consensus politique selon lequel les migrations sont bénéfiques est rompu, ou du moins en grand danger. Déjà auparavant, les migrations internationales à grande échelle étaient considérées par certains comme une menace pour la souveraineté des frontières nationales, les économies et leurs sociétés. Les inquiétudes croissantes concernant la mobilité à l'intérieur même de l'UE qui ont émergé dans les débats politiques avant et après le vote en faveur du Brexit dans de nombreux pays membres de l'UE mettent en évidence une incompréhension des avantages significatifs liés aux migrations et une appréciation erronée de la valeur de l'UE en général.

Toutefois le principal défi des migrations en Europe ne relève pas d'un excès de migrants, mais de la mobilité trop limitée des travailleurs. Pendant de nombreuses décennies, à quelques exceptions près, les migrations entre les régions, au sein d'un pays et entre les pays en Europe, ont en réalité diminué. Historiquement les migrations interrégionales ont joué un rôle bien moins important dans les ajustements économiques en Europe qu'aux États-Unis. Ce n'est que récemment que l'Europe est devenue plus flexible, à la suite de l'élargissement aux pays d'Europe de l'Est et aux divergences économiques des pays européens pendant et après la Grande Récession. Les migrants venant de l'extérieur de l'UE sont généralement plus mobiles en Europe (Jauer et al., 2016). Les travailleurs des pays de la zone euro sont devenus plus mobiles que ceux des pays hors zone euro (Beine et al., 2013 ; Arpaia et al., 2014). Encourager la mobilité des travailleurs pour favoriser les ajustements économiques ne peut être que bénéfique.

Les travailleurs européens vont devoir faire face à de nouveaux défis : l'évolution technologique (automatisation), la demande croissante de travailleurs hautement qualifiés au détriment de la main-d'œuvre peu qualifiée, le vieillissement de la population et une réduction du nombre de travailleurs nés en Europe. L'Europe est donc confrontée à la nécessité croissante d'attirer depuis les marchés internationaux une main-d'œuvre compétente et qualifiée. Au vu du désavantage comparatif que subit l'Europe par rapport aux pays d'immigration traditionnels tels que les États-Unis, le Canada et l'Australie, l'incompréhension grandissante des enjeux pour l'Europe nuit à la compétitivité à long terme de l'ensemble du continent.

La mobilité des travailleurs au fil de l'évolution de l'Europe

Les prémices de l'UE remontent à 1944, lorsque les gouvernements en exil de Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg ont formé l'Union douanière Benelux. L'accord monétaire, l'union économique et la coopération en matière d'affaires étrangères mis en œuvre par le Benelux sont devenus la toile de fond de l'intégration européenne. Les pays européens ayant subi les épreuves des deux guerres mondiales et leurs dirigeants visionnaires ont compris que l'unité apporterait la puissance et la paix et ont proposé de se confédérer en une entité européenne. Winston Churchill avait déjà évoqué cette idée en 1946. Après le discours historique de Robert Schuman en 1950, le Benelux, la France, l'Italie et l'Allemagne de l'Ouest (UE6) ont signé le traité de Paris en 1951, créant la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA). Symboliquement la CECA transformait les matières premières de la guerre en une Communauté de paix et de réconciliation. Elle est officiellement entrée en vigueur et a débuté ses activités en 1953.

L'UE6 a signé le traité de Rome le 25 mars 1957, établissant la CEE et la Communauté européenne de l'énergie atomique (Euratom) afin d'approfondir la coopération économique. Alors que la CEE était avant tout une union douanière, l'article 3(c) du traité proposait déjà d'éliminer les entraves à la liberté de circulation des personnes, des services et des capitaux entre les États membres. Ces traités sont donc considérés comme la pierre angulaire de l'UE.

Le traité de Fusion (1965) regroupant la CEE, la CECA et Euratom en une structure institutionnelle unique a jeté les bases de l'UE. La CEE s'est élargie en 1973 pour inclure le Danemark, l'Irlande et le Royaume-Uni. Elle a sereinement surmonté les crises pétrolières des années 1970 et a accueilli de nouveaux États membres dans les années 1980. La Grèce est devenue son dixième membre en 1981. Avec l'arrivée de l'Espagne et du Portugal en 1986, la CEE comptait douze membres. Au même titre que les accords de Schengen qui abolissaient les contrôles aux frontières intérieures3, elle concrétisait la libre circulation des personnes.

En 1986, avec l'Acte unique européen, l'UE12 a engagé la transformation du marché commun en un Marché unique européen à l'échéance du 31 décembre 1992. Cet Acte amendait le traité de Rome et prévoyait l'intégration politique et l'Union économique et monétaire (UEM). Il est arrivé au moment opportun pour contrer l'euroscepticisme et la récession économique des années 1980. Malgré les turbulences causées par la chute du mur de Berlin et l'effondrement consécutif de l'Union soviétique, la CEE est restée unie et a soutenu la réunification de l'Allemagne en 1990. Elle était prête à passer au niveau supérieur en matière d'intégration.

Les membres de l'UE12 ont signé le traité sur l'UE (TUE) comme plénipotentiaires à Maastricht en 1992, créant l'UE telle que nous la connaissons aujourd'hui. Les historiens affirment que le coup de pouce donné à cette création découlait de l'incertitude liée à la chute de l'URSS en 1991 et de la réunification de l'Allemagne en 1990, qui justifiaient la coopération intergouvernementale. Le TUE a réuni sous un « chapeau » commun trois piliers : (1) Euratom, la CECA et la CEE, (2) la politique étrangère et de sécurité commune et (3) la coopération policière et judiciaire en matière pénale. Il a introduit le concept de citoyenneté européenne qui se superpose à la citoyenneté nationale et s'accompagne du droit de circuler et de résider librement au sein de la Communauté. Il a élargi et renforcé le rôle du Parlement européen et lancé l'UEM. L'élargissement de l'UE en 1995 avec l'arrivée de l'Autriche, de la Finlande et de la Suède a donné naissance à l'UE154.

La convention de Dublin (1997) visait à harmoniser les politiques relatives aux réfugiés et stipulait que le premier État membre d'entrée était responsable des demandeurs d'asile. L'idée était d'éviter la situation dans laquelle aucun État membre n'accepterait la responsabilité des demandeurs d'asile qui se retrouveraient ainsi « en orbite » autour des États membres et rempliraient plusieurs demandes d'asile5. Le traité d'Amsterdam (1997) modifiant le TUE a créé une politique de l'emploi pour la Communauté en s'éloignant de la gestion intergouvernementale pour rapprocher l'UE de ses citoyens. Il a incorporé les accords de Schengen et établi la liberté de circulation des citoyens de l'UE et hors UE.

Après le traité de Nice (2001) relatif aux questions institutionnelles, la zone euro a été créée en 2002. Douze des quinze pays de l'UE ont adopté l'euro comme nouvelle monnaie6. Le plus grand élargissement de l'UE15 a eu lieu en 2004 avec l'adhésion de huit pays d'Europe de l'Est (République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Slovaquie, Slovénie ou UE8) en plus de Chypre et Malte. En 2007, la Bulgarie et la Roumanie ont rejoint l'UE25 et la Croatie a rejoint l'UE27 en 2013. Par peur des migrations de masse, du tourisme « social » et de la délocalisation de la main-d'œuvre locale, plusieurs membres de l'UE15 ont imposé une période de transition d'une durée de sept ans (dispositions transitoires 2+3+2) aux pays d'Europe de l'Est, avec des résultats médiocres pour les pays qui appliquent ces dispositions et des effets bénéfiques pour ceux qui ont rapidement instauré la liberté de circulation (Kahanec et Zimmermann, 2009 et 2016). Les travailleurs croates seront soumis à ces dispositions jusqu'en 2020, si ces États membres de l'UE peuvent prouver que les restrictions sont nécessaires pour protéger leur marché du travail. Naturellement la Croatie a imposé des restrictions équivalentes aux travailleurs de ces États de l'UE (Constant, 2017).

Il était évident que l'UE élargie devait amender le TUE pour le rendre plus simple et plus efficace, ce qui a abouti au traité de Lisbonne (signé en 2007 et promulgué en 2009) qui a introduit de profondes réformes. Il a notamment remanié l'architecture de l'UE, modifié la répartition des compétences entre l'UE et les États membres et permis aux institutions de légiférer. Ce traité est considéré comme un jalon pour la liberté de circulation telle que stipulée à l'article 2§2 : « L'Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes, en liaison avec des mesures appropriées en matière de contrôle des frontières extérieures, d'asile, d'immigration ainsi que de prévention de la criminalité et de lutte contre ce phénomène. » Le TUE et le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) garantissent tous deux le droit de chaque citoyen de l'UE à se déplacer et à résider dans un autre État de l'UE. Le TFUE (article 45) établit spécifiquement la liberté de circulation des travailleurs dans l'UE287 en tant que principe fondamental. Les travailleurs peuvent demeurer dans leur pays d'accueil après y avoir occupé un emploi et bénéficient de l'égalité de traitement avec les ressortissants du pays.

Il est toutefois important de noter que si des progrès ont été réalisés en matière d'harmonisation des qualifications sociales et formelles, les prestations de santé et de chômage ou la transférabilité des compétences ne sont toujours pas alignées entre les États membres, ce qui nuit à la liberté de circulation. D'autres obstacles entravent parfois la mobilité, notamment dans le secteur public car les États réservent les emplois du secteur public à leurs propres citoyens.

Une analyse des flux bilatéraux de migration de Vargas-Silva (2012) montre que les ressortissants de l'UE ayant migré vers un autre État de l'UE en 2010 représentaient 35 % du nombre total de migrants dans l'ensemble de l'UE. Ce nombre cache d'importantes disparités entre les États. Alors qu'au Luxembourg et en République tchèque, ils représentaient plus de 80 %, ils n'étaient que 31,7 % au Royaume-Uni. Nous sommes loin des migrations de masse que dénoncent certains politiciens.

Lors du référendum de juin 2016 au Royaume-Uni, la majorité des voix se sont exprimées en faveur de la sortie de l'UE. Parfois, lorsque la population n'est pas satisfaite de la situation de son pays, elle blâme l'UE. Ce vote en est l'exemple. Le Royaume-Uni a été l'un des premiers États de l'UE à s'ouvrir aux pays d'Europe de l'Est en 2004 et à profiter de leur adhésion. Néanmoins il a également été durement frappé par la crise économique et les attaques terroristes. Ces difficultés, conjuguées à des manipulations politiques, ont incité la majorité de certaines couches socioéconomiques à voter pour le Brexit. Si de solides preuves indiquent qu'en sortant de l'UE la Grande-Bretagne subira des conséquences économiques néfastes en matière de commerce, rien n'indique quelles seront les incidences sur les migrations. Il est par ailleurs intéressant de noter que le débat autour du Brexit portait sur l'immigration alors qu'en réalité, le Royaume-Uni enregistre le plus faible nombre de migrants issus d'autres pays de l'UE et accueille très peu de réfugiés (Constant et Zimmermann, 2016).

Malheureusement la vague de réfugiés venant entre autres de Syrie, d'Afghanistan ou d'Irak vers l'Europe qui a débuté en 2014 a permis aux partis populistes et nationalistes de faire surface et de menacer l'UE de l'intérieur. Motivés par la peur et la confusion suscitées par les migrations et les attaques terroristes, certains membres de l'UE8 ont fait valoir une clause spéciale des accords de Schengen et ont temporairement fermé leurs frontières, invoquant de sérieuses menaces pour la politique publique ou la sécurité intérieure. Une étude relative aux coûts de Schengen commandée par le Parlement européen (2016) montre que la mise en place de contrôles d'identité coûterait aux citoyens et aux entreprises de l'UE entre 7 Md€ et 14 Md€. Les coûts macroéconomiques directs cumulés liés à la suspension de Schengen pourraient même totaliser de 14 Md€ à 64 Md€ par an (0,1 % à 0,4 % du PIB de l'UE). Enfin, si les contrôles aux frontières étaient définitivement rétablis, les coûts seraient bien plus élevés9.

L'Europe à la croisée des chemins

Au vu de la solide base institutionnelle sur laquelle repose la mobilité des travailleurs européens et des preuves de ses avantages pour l'éco nomie, il paraît compliqué de prétendre que les dernières décennies ont été dominées par une vision erronée de l'avenir du continent. Pourtant, dans une société qui ignore les faits, les électeurs ont le droit de protester et de renoncer à un potentiel bien-être au profit d'une autre de leurs priorités. C'est le revers de la démocratie. Toutefois la tradition démocratique permet également de résister et de préconiser une politique basée sur les faits et une société ouverte en mettant en évidence les coûts colossaux engendrés par une telle ignorance. L'UE, dans sa forme actuelle et avec les ambitions qui sont les siennes, pourrait parfaitement survivre ou s'effondrer même si elle surmontait le défi des migrations. Il est toutefois plus que probable qu'elle s'effondrera, si elle ne parvient pas à résoudre la question de la mobilité.

Il existe donc deux scénarios de référence10. Le premier est l'approche « mon pays avant tout ». C'est la voie que suivent actuellement le Royaume-Uni avec le Brexit et les États-Unis sous la présidence de Donald Trump. D'autres pays de l'UE leur emboîtent déjà le pas ou pourraient le faire à la suite des prochaines élections. Cela équivaut au point de vue isolationniste consistant à se « barricader » en s'imaginant que l'on empêche les autres d'entrer. Le second scénario est plus complexe. Il s'agit de l'union politique et économique ou une « sorte d'États-Unis d'Europe », comme l'imaginaient Winston Churchill et Robert Schuman, dotée de dispositifs permettant de concilier les intérêts de tous les États membres. Une telle Europe sera capable d'affronter les difficultés actuelles et de relever convenablement le défi des migrations.

Quelles sont les stratégies possibles pour résoudre les problèmes liés à la mobilité ? L'Europe a besoin de solutions et de mesures portant sur la mobilité intérieure des travailleurs, l'immigration de la main-d'œuvre à long terme et le défi des réfugiés. On s'imagine aujourd'hui que chaque pays peut gérer les problèmes liés aux migrations selon ses seuls intérêts nationaux et que l'Europe pourrait même restreindre la mobilité des travailleurs entre les pays sans conséquences économiques majeures. Pourtant ces restrictions aux migrations entravent le marché du travail et pourraient avoir des conséquences négatives sur toutes les économies par une réaction en chaîne. Cela concerne en particulier les pays de la zone euro. Entraver la mobilité des travailleurs de la zone euro pourrait entraîner de nouvelles difficultés, alors que favoriser les ajustements internes via le marché du travail permettrait d'atténuer les problèmes liés à la monnaie unique. Ainsi la libre circulation des travailleurs est une condition préalable au bon fonctionnement d'une économie vraiment européenne.

Plusieurs mesures pourraient améliorer la mobilité des ressortissants de l'UE à l'intérieur de l'UE : proposer des cours de langue (actuelle ment réservés aux ressortissants de pays tiers) pour atténuer la barrière de la langue, harmoniser la reconnaissance des qualifications professionnelles, instaurer un système similaire à la carte professionnelle européenne pour les professionnels de santé ou encore harmoniser les droits à pension.

En tant que facteur de production, le travail ne peut pas être considéré et évalué isolément. La mobilité des travailleurs va de pair avec la libre circulation des biens et des services. Le secteur des services dans l'UE est encore réglementé, ce qui empêche certains professionnels de proposer leurs services dans certains États de l'UE. C'est notamment le cas des secteurs de la comptabilité, de la justice, des télécommunications et du bâtiment qui sont réglementés dans plusieurs pays.

En outre, les migrations à court et long terme de travailleurs venant de pays hors UE nécessitent une assise commune11. Des systèmes à points pourraient apporter de la transparence pour les migrants et les pays d'accueil. Ils se sont révélés efficaces pour le contrôle et la gestion de la mobilité et peuvent également aboutir à ou impliquer la résidence permanente. Les critères peuvent inclure explicitement des indicateurs d'intégration tels que l'éducation, les compétences linguistiques, les caractéristiques de l'emploi et les activités sociales. Une autre approche, meilleure mais plus controversée, pour la mobilité à court terme consisterait à utiliser le marché du travail pour filtrer les migrations. Les candidats disposant d'une offre d'emploi peuvent venir et rester tant que leur contrat de travail est en vigueur. Ceux qui ne parviennent pas à retrouver un emploi doivent partir, du moins au terme d'une période de transition, s'ils n'obtiennent pas un permis de résidence permanent. Des contrats de migration circulaire entre les pays pourraient faciliter ces relations qui sont indispensables pour répondre au besoin de flexibilité des pays d'accueil. Offrir aux étudiants étrangers qui obtiennent leur diplôme la possibilité de rester s'ils trouvent un emploi au terme d'une période de transition est la politique d'immigration à long terme la plus efficace pour retenir les travailleurs hautement qualifiés. Enfin le système de la carte bleue doit être modernisé pour attirer davantage de migrants internationaux via des procédures simplifiées.

Il est évident que le fardeau que représentent les réfugiés doit être équitablement réparti au sein de l'UE pour qu'elle fonctionne efficacement : l'appartenance à une union implique à la fois des droits et des obligations. Cela suppose la mise en œuvre de solutions pour l'accueil des demandeurs d'asile et l'intégration des réfugiés sur le marché du travail en fonction de leurs compétences. Les réglementations actuelles du marché du travail relatives aux demandeurs d'asile et aux réfugiés sont en partie responsables de leurs médiocres performances sur le marché du travail. Par exemple, les réfugiés ou les demandeurs d'asile pourraient se voir octroyer plus facilement le droit de se déplacer vers le canal de l'emploi dans un système d'admission à points dès lors qu'ils obtiennent une offre d'emploi adéquate. Ils pourraient être autorisés à travailler dès que possible et ne pas être restreints à une région spécifique du pays ou, une fois le statut de réfugié obtenu, ne pas être contraints de rester dans leur premier pays d'accueil européen. Cela renforcerait leur attachement au marché du travail à long terme et leur contribution financière aux caisses de l'État.

Conclusion

Le débat public actuel en Europe révèle que le consensus politique existant de longue date selon lequel les migrations sont bénéfiques est rompu, ou du moins en grand danger. Encore largement partagé par les élites, il est de moins en moins plébiscité lors des élections. Cela coïncide avec un désintérêt croissant pour l'élaboration de politiques sur la base de preuves et l'observation des faits concrets. Pourtant la libre circulation des citoyens est un élément clé du rêve européen pour une société meilleure et plus égalitaire face à la diversité. Restreindre la mobilité des travailleurs engendrerait à long terme d'importants coûts économiques et sociaux. Cela finirait par apparaître aux yeux des électeurs qui pourraient alors reconsidérer leurs choix. La réponse à la crise de l'Europe doit donc être « plus, et non moins d'Europe ». Il faut pour cela réaffirmer cette vision et créer des structures plus efficaces et plus flexibles. Les esprits et les cœurs européens doivent de nouveau œuvrer en parallèle.


Notes

1 Nous préférons l'expression « scepticisme envers l'UE », plutôt que le terme largement utilisé « euroscepticisme » qui prête à confusion après la crise qui a touché la monnaie.
2 Voir diverses synthèses telles que Constant (2014) et (2017), Giulietti (2014), Kahanec et Zimmermann (2009 et 2016), Zimmermann (1996 et 2014) et Blau et Mackie (2016). L'ouvrage édité par Constant et Zimmermann (2013) apporte d'autres contributions. L'analyse présentée dans cette section s'appuie également sur Constant (2017) et Zimmermann (2016).
3 Le premier accord de Schengen a été signé par la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, la France et l'Allemagne en 1985. La mise en œuvre de Schengen a été signée en 1990 et promulguée en 1995 pour les signataires d'origine auxquels s'ajoutaient l'Italie, l'Espagne, le Portugal, la Grèce et l'Autriche rejoints par le Danemark, la Finlande et la Suède en 2001.
4 L'espace Schengen de libre circulation sans contrôles aux frontières inclut vingt-six pays. Seuls vingt-deux appartiennent à l'UE28. L'Irlande et le Royaume-Uni n'appartiennent pas à l'espace Schengen auxquel sont candidats Chypre, la Croatie, la Roumanie et la Bulgarie. Par ailleurs, l'Islande, le Lichtenstein, la Norvège et la Suisse appartiennent à l'espace Schengen, mais pas à l'UE28.
5 Les refontes de la convention de Dublin (2003 et 2013) ont permis la « réadmission » des demandeurs d'asile et défini des critères spécifiques pour l'admission. Elles ont mis en place EURODAC, la base de données de l'UE répertoriant les empreintes digitales de demandeurs d'asile. Face à l'afflux de réfugiés à l'automne 2015, de nouvelles révisions ont été proposées.
6 Le Danemark, l'Irlande et le Royaume-Uni ont choisi de ne pas adopter l'euro. Aujourd'hui, seuls dix-neuf des vingt-huit pays de l'UE ont fait de l'euro leur monnaie unique.
7 L'Islande, le Liechtenstein et la Norvège qui appartiennent à l'Espace économique européen jouissent également de la liberté de circulation.
8 Par exemple, le Danemark a fermé ses frontières maritimes et terrestres avec l'Allemagne du 4 mars au 2 juin 2016, la Norvège du 15 janvier au 12 mai 2016, la Suède du 10 janvier au 7 juin 2016, la France du 13 novembre au 26 mai 2016 dans le cadre de l'état d'urgence lié aux attaques terroristes à Paris. Conformément à la recommandation du Conseil européen du 12 mai 2016, l'Allemagne a fermé sa frontière terrestre avec l'Autriche jusqu'au 12 novembre 2016 et l'Autriche a fermé sa frontière terrestre avec la Slovénie et la Hongrie du 16 mai au 12 novembre 2016. Voir le site http://ec.europa.eu/dgs/ home-affairs/what-we-do/policies/borders-and-visas/schengen/reintroduction-border-control/index_ en.htm.
9 Voir le site www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/IDAN/2016/578990/IPOL_IDA(2016)578990_EN.pdf.
10 Un récent article de la Commission européenne (2017) décrit cinq scénarios supposant le maintien de l'UE.
11 Voir également pour le reste de cette section Zimmermann (2016) pour une discussion plus approfondie sur ces questions, notamment dans le contexte des migrations de réfugiés. Comme Constant et Zimmermann (2005) l'ont montré précédemment, le canal d'entrée des migrants peut être crucial pour les futures performances économiques.

Bibliographies

Arpaia A., Kiss A., Palvolgyi B. et Turrini A. (2014), « Labour Mobility and Labour Market Adjustment in the EU », Commission européenne, Economic Papers, n° 539.
Beine M., Bourgeon P. et Bricongne J.-C. (2013), « Aggregate Fluctuations and International Migration », CESIFO, Working Paper, n° 4379.
Blau F. D. et Mackie C. (éd.) (2016), The Economic and Fiscal Consequences of Immigration, Report of the National Academies, Washington DC.
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