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 Les conséquences économiques de Mrs May et Mr Trump


Jacques MISTRAL Senior Fellow, Brookings Institution ; conseiller spécial, Institut français des relations internationales (IFRI). Contact : mistral@ifri.org.

Cet article s'interroge sur les conséquences prévisibles des événements marquants intervenus en 2016, le vote en faveur du Brexit et l'élection de Donald Trump, qui rompent de manière spectaculaire avec le monde libéral et ouvert qui a caractérisé les soixante dernières années. S'il est trop tôt pour tirer des conséquences définitivement négatives de ces changements politiques, on doit au minimum mesurer les défis nouveaux auxquels se heurte la poursuite de la coopération internationale en matière monétaire et commerciale. Il est urgent de relever ces défis sauf à laisser le monde glisser, de dérapages en représailles, vers une guerre économique dont on a fait l'expérience catastrophique dans le passé. Notre génération sera comptable auprès de nos petits-enfants de l'usage qui sera fait de l'héritage que nous avons reçu avec les traités de 1957 et 1992, le succès du projet européen dans ce nouveau contexte géopolitique est plus nécessaire que jamais.

Malgré des prévisions de croissance revues légèrement en hausse par le Fonds monétaire international (FMI), l'année 2017 s'annonce sous des auspices inquiétants. La campagne menée par les partisans du Brexit en Grande-Bretagne, celle de Donald Trump aux États-Unis et les majorités sorties des urnes créent un climat international sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. La deuxième semaine de janvier au cours de laquelle s'est réuni le forum de Davos a, par exemple, été ouverte par des déclarations retentissantes du futur président des États-Unis qui s'est déclaré hostile à l'idée d'une Europe unie et fière de valeurs qu'elle partage avec l'Amérique depuis deux siècles et demi, tout en menaçant l'Allemagne de guerre tarifaire. Le lendemain, le Premier ministre britannique Theresa May adoptait une position équivoque en souhaitant négocier un divorce apaisé avec l'Union européenne, tout en la menaçant explicitement de déclarer une guerre fiscale. La rhétorique diplomatique est déjà devenue guerrière. De là à dire que le monde ouvert, progressivement instauré après la Seconde Guerre mondiale, a fait son temps, il y a évidemment un pas que l'on ne franchira pas immédiatement. Il n'est en revanche pas trop tôt, il est même urgent de s'interroger pour mesurer les conséquences d'un retour offensif des nations et de leurs comportements stratégiques : cette évolution conduira-t-elle à terme à tourner le dos à une économie internationale ouverte, fondée sur le respect de règles multilatérales ? Que devraient, dans ce cas, faire les nations parties prenantes aux traités de 1957 et 1992 dont nous célébrons dans ce volume l'anniversaire ? La seule chose qui soit claire à ce stade est que le climat international n'est déjà plus celui qui avait vu la création du G20 et favorisé une réponse internationale coordonnée face à la crise financière ; sur l'échelle des risques politiques, nous sommes un cran plus haut, peut-être déjà deux. Cette situation est un défi tout particulier pour l'Europe, puisque celle-ci est un acteur mondial de premier plan sans être un État structuré comme les États-Unis, la Chine ou la Russie, et puisque son existence même repose depuis le traité de Rome et plus encore depuis celui de Maastricht sur l'esprit de coopération internationale, le compromis et le respect des règles, la souveraineté partagée. Cet article examine les défis économiques internationaux à venir à la lumière des tensions, dont on vient de voir les premières manifestations, et il s'interroge sur la façon pour l'Europe et pour l'euro d'être à la hauteur des enjeux plus tranchants et des rapports de force plus brutaux qui se font jour à l'horizon.

Comment organiser l'économie mondiale en l'absence d'économie dominante ?

Il est tentant, en cet hiver 2017, de paraphraser Keynes : « Nous pouvons, en buvant notre café, commander par Internet les produits les plus variés de la Terre entière et organiser, sans formalité, nos prochaines vacances pour nous rendre en tout pays et sous tous climats. En se fondant sur la masse d'informations à notre disposition, nous pouvons par le même moyen arbitrer instantanément le placement de nos avoirs aux quatre coins du monde en y cherchant soit le rendement, soit la sécurité. Et surtout, nous considérons cet état du monde comme normal, certain et permanent. » C'est ainsi que Keynes décrivait avec nostalgie au lendemain de la Grande Guerre la vie à Londres en août 1914 (Keynes, 1920). Le parallèle est troublant car, jusqu'à récemment, les élites du monde occidental, en particulier dans le monde anglo-saxon, considéraient de même la mondialisation comme un état normal, certain et permanent. Nous ne sommes pas en août 1914, évidemment, mais nous ne pouvons déjà plus nous cacher que l'ordre international ouvert est plus fragile qu'on ne le croyait.

Le processus de mondialisation existe et ne dure en réalité, comme l'histoire nous l'apprend depuis deux siècles, que sous forme d'une construction politique dont le véhicule est le commerce et le ciment une monnaie internationale : pas de monnaie internationale, pas d'échange, et pas de système monétaire, pas d'équilibre entre les nations. Ce fut le cas dans l'entre-deux-guerres, dans une période sombre où la Grande-Bretagne « ne pouvait plus » et où les États-Unis « ne voulaient pas encore » organiser les affaires monétaires du monde1. De là vient l'idée ancienne qu'un système international n'a de chance d'être stable que sous l'influence d'une puissance « hégémonique », qu'il s'agit fondamentalement d'une question de nature géopolitique. Un système monétaire, de même que le libre-échange, reflète d'abord les réalités du moment, le poids prépondérant du Royaume-Uni au xixe siècle, celui des États-Unis dans la seconde moitié du xxe siècle ; la mondialisation aujourd'hui doit prendre en compte le poids des pays émergents, de la Chine en particulier. Il exprime aussi la représentation intellectuelle dominante que l'on se fait de l'économie ; l'étalon-or était le produit de l'économie politique « classique », les changes fixes, mais ajustables de Bretton Woods, reflétaient des idées d'inspiration keynésiennes, les changes flottants étaient associés aux thèses friedmaniennes. Ce que l'on attend d'une « refondation » au xxie siècle du système monétaire international, c'est qu'il apporte des solutions aux quatre principaux dysfonctionnements du non-système actuel : l'approvisionnement adéquat en liquidités, une évolution maîtrisée des taux de change et une discipline en matière de balance des paiements, la disponibilité d'un actif de réserve international sûr et une contribution à la réalisation d'un haut niveau d'emploi partout dans le monde. Quelles sont alors les options envisageables pour le xxie siècle ?

L'étalon-or, qui a accompagné les succès de la Pax Britannica au xixe siècle, suscite encore aux États-Unis l'intérêt d'esprits nostalgiques, mais il exige la soumission absolue des politiques nationales à l'équilibre externe, il est impensable d'en revenir là. Le bitcoin, qui fait épisodiquement l'admiration de journalistes en mal de copie, n'est pas une monnaie, mais un instrument spéculatif, une manière de tromper les naïfs à l'ère digitale. Les changes totalement flexibles sont inacceptables par la Chine qui n'entend pas soumettre son développement aux influences erratiques de la politique monétaire américaine, comme le Brésil et tant d'autres en ont fait l'expérience. Les changes fixes, enfin, sont incompatibles avec la liberté de mouvement des capitaux, comme on l'a vu à la fin des années 1960. Qu'il faille s'orienter vers une certaine viscosité des mouvements de capitaux pour éviter les emballements ou les assèchements trop brutaux, c'est indiscutable ; mais aller plus loin ne serait possible qu'au prix d'une fragmentation et donc d'une contraction de l'économie internationale ; ce n'est pas impossible, mais ce n'est pas souhaitable. Il ne faut pas dans cette liste oublier le troc, il a le vent en poupe à l'initiative de la Chine lorsqu'elle finance des infrastructures et accepte de se faire payer en livraisons de commodités, mais on parle ici d'expédient, pas de « système ». Les options sont donc très peu nombreuses. Aujourd'hui, il y a deux grandes monnaies de réserve, le dollar et l'euro. La stabilité de l'euro pendant la crise de la dette prouve que beaucoup de pays excédentaires, la Chine, les pays du Golfe, d'autres pays exportateurs de pétrole, etc. ne souhaitent pas en revenir à un monde dominé par le seul dollar. Mais si l'euro est une alternative au dollar, il n'a clairement pas vocation à en être un substitut. Quant au renminbi, il évolue lentement, les expériences se succèdent avec régularité, mais il restera, à vues humaines, largement administré. En bref, il n'y a pas de monnaie nationale prête à prendre la succession de la livre ou du dollar comme pivot de l'économie internationale, il n'y a de solution que multilatérale.

Une solution coopérative au problème monétaire international existe…

La paix économique ne sera assurée au xxie siècle que si deux types de conditions sont réunis. Il faut d'abord que chacune des grandes zones relève, pour ce qui la concerne, les défis auxquels chacune est confrontée en propre, plutôt que de prendre le monde extérieur comme bouc émissaire. Il faut par ailleurs mettre en place les mécanismes d'une coopération monétaire internationale plus efficace et en définir les instruments. Voyons successivement ces deux points. Jusqu'à récemment, c'est la seconde condition qui paraissait nécessiter l'investissement politique le plus lourd, mais il n'est pas certain que ce soit toujours le cas. Bien sûr, ni la Chine, ni les États-Unis ne sont prêts à s'orienter vers une monnaie mondiale unique comme l'a fait l'Europe, lorsqu'elle a voulu mettre de l'ordre dans l'infrastructure monétaire de son grand marché. Puisqu'on se trouve dans un monde de fait multimonétaire, c'est l'idée d'une monnaie synthétique qui devrait s'imposer, inspirée de celle proposée par Keynes à Bretton Woods dès 1944, une idée incompatible avec la prééminence absolue de l'Amérique et du dollar à l'époque. Une monnaie synthétique a bien été créée par la suite dans les années 1960, mais sous une forme atrophiée, l'usage des droits de tirage spéciaux (DTS) restant depuis limité aux règlements entre banques centrales. Le bancor et le DTS étaient de bonnes idées, mais leur heure n'était pas venue. Il faut reprendre le flambeau, mais le réalisme invite plus que jamais à écarter à cet égard les plans grandioses. Nous n'étions pas dans les années récentes à la veille d'une négociation comme celle de Bretton Woods, et cette perspective s'est encore éloignée. Mais c'est précisément le fait que le DTS soit d'ores et déjà un instrument apprivoisé qui lui donne du potentiel.

La possibilité de progresser dans cette direction a d'ailleurs été illustrée, après plusieurs années de préparation, par l'entrée à l'automne 2016 de la monnaie chinoise dans le panier de monnaies constituant le DTS2. Plus généralement, les gouvernements font et continueront à faire face à de nombreux défis financiers : la répétition de phases d'instabilité sur les marchés, les risques liés au redressement possible des taux d'intérêt, le bilan dangereusement gonflé des banques centrales, l'évolution incontrôlable des taux de change, comme l'appréciation du dollar qui préoccupe Donald Trump, ou la sécurité des actifs internationaux (en particulier pour les pays d'Asie détenteurs d'immenses réserves et confrontés au vieillissement de leur population active). Les campagnes électorales mensongères, les rodomontades et les tweets provocateurs que l'on a connus en 2016 ne mettront pas fin à ces dangers par miracle, et ne ferment par conséquent pas définitivement la porte à des comportements constructifs des gouvernements. Ce qu'il faudrait explorer, c'est un scénario suffisamment ambitieux pour s'attaquer aux dysfonctionnements actuels, mais suffisamment réaliste pour prendre en compte les intérêts nationaux et les rapports de force internationaux en ce début du xxie siècle, un scénario qui se situe dans le prolongement de ce qui a été fait avec le lancement du G20, la création du Conseil de stabilité financière et l'amorce d'une réforme du FMI, mais qui en dépasse les limites manifestes, un scénario enfin qui soit inspiré par la certitude qu'il est du devoir des États de créer un cadre politique et institutionnel qui mette le marché au service d'un développement équilibré, répondant aux attentes sociales, pas de la seule finance. Des prises de position variées pour que le DTS devienne à la fois le pivot de la coopération monétaire internationale et une réalité opérationnelle pour que tous les acteurs de l'économie mondiale attestent que ce scénario constitue une utopie crédible3.

…mais le contexte international devient moins favorable

Pareille ambition est évidemment moquée par les réalistes et l'année écoulée n'a pas manqué d'apporter de l'eau à leur moulin. Ne cédons pourtant pas trop vite le terrain : la conclusion brillante en 2015 de l'accord de Paris sur le climat a démontré, face aux sceptiques, que des nations souveraines peuvent mesurer les risques que recèle la poursuite d'objectifs étroitement nationaux et préférer tirer les bénéfices d'une stratégie coopérative. C'est à tort que l'on considère l'« intérêt national » comme un concept monolithique, il peut être exprimé avec plus ou moins de vivacité ou de verdeur, mais il peut toujours être poursuivi de deux manières, qualifions-les d'étroite et d'éclairée, aux conséquences radicalement différentes. Que les « intérêts nationaux » soient malléables, on en a d'ailleurs eu la preuve avec le climat, puisque ceux de la Chine et des États-Unis, incompatibles à Copenhague en 2009, finirent par converger six ans plus tard de manière spectaculaire. Et pourquoi rejeter a priori la verdeur de certains propos si elle exprime et si elle est reçue comme l'espoir d'un destin maîtrisé, alors que le langage « technocratique » n'exprimerait qu'une soumission révoltante à la fatalité ? Ainsi un scénario de refondation ne doit-il pas encore aujourd'hui être considéré comme irréaliste à condition, évidemment, d'être en ligne avec une conception « éclairée » de leur intérêt national par les principaux protagonistes. Les priorités sont en la matière faciles à établir : l'emploi, partout, mais aussi la sécurité de son épargne placée à l'extérieur par la Chine, la continuité de financements externes à bas taux d'intérêt par les États-Unis, la stabilité – à un niveau raisonnable – de son taux de change pour l'eurozone.

Un scénario possible, donc, bien que le contexte international soit devenu moins propice qu'il n'était il y a dix ans au moment de la première réunion du G20. Ce contexte était l'expression d'un état du monde caractérisé par trois traits toujours présents : l'affaiblissement relatif des États-Unis – qui restaient et restent tout de même pour les deux décennies à venir la principale puissance économique, politique et stratégique –, la création de l'euro comme symbole des succès d'une coopération monétaire internationale achevée et la reconnaissance de la Chine comme puissance mondiale de premier plan. Les optimistes pouvaient y voir le xxie siècle commencer sous le signe de la multipolarité et d'un multilatéralisme refondé. Ils ont également pu vérifier, expérience faite, que l'économie mondiale avait ainsi, après la grande récession de 2009, évité le cycle dépressif des années 1930-1933. Début prometteur, puisque la réponse à la crise financière reposait sur une approche coopérative : il n'y avait au demeurant pas, et il n'y a toujours pas, de rivalités idéologiques majeures entre les trois grands continents de l'économie mondiale, mais, au contraire, beaucoup d'intérêts communs, et l'économie ouverte n'a jusqu'ici pas d'ennemi déclaré, comme ce fut le cas dans l'entre-deux-guerres avec le fascisme et le communisme. Pourquoi alors le climat s'est-il assombri ?

La raison la plus visible tient à ce que l'équilibre international est devenu plus instable. Après la crise de la dette et avec le Brexit en cours, l'Europe réduite à vingt-sept fait front commun face aux difficultés de l'heure et la zone euro reste attachée à sa monnaie. Mais leur présence sur la scène internationale est évanescente, même en matière de climat où le vieux continent, autrefois leader, est en passe d'être devancé. La Chine, fière de voir l'« humiliation » subie au xixe siècle bientôt effacée, n'hésite plus à s'affirmer avec assurance, certains disent avec arrogance. Mais la stabilité qui est la pierre angulaire de la politique chinoise reste dépendante de ses exportations et le président Xi s'est déclaré inquiet, à Davos, des risques pesant sur la mondialisation. Le renouvellement en cours des équipes dirigeantes ouvre à mi-mandat du président Xi une lutte pour le pouvoir dont le monde extérieur sait peu de chose si ce n'est qu'elle est violente et constitue un facteur d'instabilité interne et externe. L'Amérique, quant à elle, est engluée au Moyen-Orient où elle a été défiée par la Russie, le pivot vers l'Asie s'avère un échec. Elle est de plus en plus anxieuse de voir sa suprématie contestée (d'où le succès du slogan « Make America great again »). En conséquence, l'esprit de coopération internationale s'affaiblit, ce qui peut ouvrir la porte à des initiatives stratégiques qui auraient été considérées comme hasardeuses, il y a seulement quelques années. On se rapproche ainsi de ce que Harold James a récemment caractérisé comme la « tentation de Thucydide » suivant laquelle un État fort, mais dont la prééminence est perçue comme déclinante, peut être tenté d'utiliser sa puissance pour attaquer préventivement et affaiblir une puissance montante (James, 2015).

On décèle facilement derrière ces fragilités un facteur commun qui tient à l'affaiblissement du tissu économique et social intérieur et au désenchantement politique qui l'accompagne : la crise qui dure, la faiblesse de la reprise, les difficultés des classes moyennes, la perpétuation du sous-emploi et des inégalités, la remise en cause des systèmes de protection sociale. L'enseignement peut-être le plus frappant de l'année politique 2016, ce sont les cartes électorales et les lignes de démarcation qu'elles révèlent : divergences entre l'Europe du Sud et l'Europe du Nord, entre ces fragments désunis de la Grande-Bretagne qui votent massivement Exit (l'Angleterre), Remain (Londres et l'Écosse) et celles qui sont divisées (Pays de Galles et Irlande du Nord), les côtes américaines en bleu et la vaste étendue continentale en rouge, différenciation que l'on voit également en Chine entre les provinces côtières et intérieures, aussi bien qu'au sein des grandes métropoles où les inégalités atteignent des sommets. Partout, depuis deux décennies, se fait jour un divorce de plus en plus manifeste entre les gagnants et les perdants de la mondialisation, lequel a brutalement changé de nature en 2016. Qu'il y ait eu des perdants, personne en effet ne le niait, ce fut le cas antérieurement des agriculteurs chassés vers les villes ou des restructurations industrielles consécutives, par exemple, à la fermeture des mines de charbon, processus schumpétérien qui marque toute l'histoire du capitalisme. La période récente ne faisait pas exception, mais on voyait, comme précédemment, dans les perdants de la globalisation une catégorie dont, à de rares exceptions près, on ne cherchait pas à délimiter exactement le périmètre, ni la morphologie4, une minorité à laquelle un État-providence étendu devait et pouvait en tout état de cause apporter un filet protecteur suffisant. C'est ce diagnostic que les votes de 2016 mettent à mal en révélant que les perdants peuvent être majoritaires et, surtout, que ces perdants ont le sentiment qu'ils n'ont plus rien à perdre et que la vie politique se réduisant au mensonge, rien ne s'oppose à ce que l'on entre dans l'ère terrifiante dite post-truth politics. Sommes-nous arrivés à un point où il n'y a alors plus que quelques pas à franchir pour céder aux séductions artificielles des solutions nationales ?

Les tentations nationales sont de retour, jusqu'où iront-elles ?

La tentation du « chacun pour soi » a, depuis des années déjà, gagné du terrain. Le protectionnisme rode, l'Organisation mondiale du commerce (OMC) alerte régulièrement sur la multiplication de mesures restrictives. Le risque, c'est que face à une crise longue et dure, l'absence d'action collective internationale résolue menace à la longue de relancer la guerre économique. L'édition et les médias n'ont d'ailleurs pas tardé à se saisir du thème de la guerre monétaire5. C'est en ces termes qu'a, par exemple, souvent été commentée la mise en œuvre depuis 2009 de politiques monétaires « non conventionnelles », d'abord aux États-Unis et en Grande-Bretagne, puis au Japon (sous le nom d'Abenomics), et tout récemment dans l'eurozone. Ces politiques ont pour but d'augmenter massivement la masse monétaire et peuvent entraîner une dépréciation de la monnaie. Parler de « guerre » à ce propos était à la fois suggestif, parce qu'il s'agit effectivement de la poursuite d'intérêts nationaux, et prématuré, parce que ces politiques ont constitué la réponse la moins mauvaise au risque déflationniste. Ces politiques ne visaient pas, à l'exception du cas japonais, l'obtention d'un avantage massif de compétitivité6, ni le retour à une inflation forte qui dévaloriserait les avoirs internationaux (par exemple, les actifs chinois en dollars7). L'usage rhétorique et médiatique de la métaphore fait sensation, mais elle ne s'applique jusqu'ici qu'à des escarmouches par comparaison avec la brutale et désastreuse réalité des conflits économiques.

Après trois quarts de siècle de mondialisation, on a en effet oublié ce que sont les « guerres commerciales et monétaires ». La guerre économique est étroitement associée au souvenir de la Grande Dépression pour une raison simple, c'est que toute initiative « guerrière » appelle des représailles. Prenez un gouvernement qui, pour une raison quelconque, souhaite « encourager » une partie de ses activités soumises à une concurrence jugée dommageable ou « soulager » son économie du poids d'une dette insupportable. De deux choses l'une : soit il existe un mécanisme juridique ou politique pour faire arbitrer le contentieux et retrouver une ligne de conduite commune, soit le pays exposé à une initiative agressive répliquera en imposant au premier des représailles qui frapperont ses exportations ou ses financements ultérieurs. Et cela est inévitable, l'histoire ne donne aucun exemple d'un pays qui ait accepté de gaîté de cœur, sans réagir, de voir ses exportations ou son épargne mises à mal par un autre pays8. Et c'est ainsi que s'est enclenchée la spirale dépressive des années 1930, trajet pour lequel il n'y a pas de billet de retour. Il faut faire preuve d'une bien grande naïveté pour écarter ces effets induits et ne songer qu'au soulagement que procurent les mesures initiales, celles dont le président élu des États-Unis se gargarise. Le repli sur soi tarifaire ou monétaire est le dernier recours d'une société tétanisée à laquelle l'État, submergé par l'amoncellement de difficultés insolubles, est incapable d'offrir une perspective.

Les votes exprimés en 2016 à deux reprises et ceux qui se profilent en 2017 ont une signification à cet égard bien plus profonde que les protestations véhémentes que suscitaient, il y a quinze ans, les négociations de l'OMC ou les réunions du FMI. Ce que les majorités réunies autour de Boris Johnson et Donald Trump ont manifesté avec éclat, c'est que la philosophie politique spontanée des peuples rejoint facilement le mercantilisme en ce qu'il enseigne une vérité qui paraît pleine de bon sens, surtout dans une période de croissance lente ou, pire encore, de stagnation séculaire : ce que l'un gagne, l'autre le perd. S'ouvrir au reste du monde, abaisser mutuellement sa garde, accepter les restructurations et les délocalisations supposent par contraste des gouvernements profondément acquis à l'idée d'un jeu international à somme positive… et la possibilité, en régime démocratique, de démontrer a posteriori à l'électeur qu'il en est bien ainsi. Il serait évidemment prématuré de crier « au feu » au vu de ce que nous savons, en janvier 2017, des projets de Theresa May et de Donald Trump, rien de tragique, ni d'irrémédiable n'est encore sur les rails. Le gouvernement britannique déclare vouloir respecter la volonté populaire, mais, poursuivant des objectifs contradictoires, il se garde de toute action précipitée et le président élu donne par Tweeter à son électorat des raisons d'espérer auxquelles un petit nombre de décisions industrielles symboliques semblent habilement donner de la substance. Mais le danger est évidemment que ces réponses soient jugées bien tièdes par un électorat qui a pris conscience de sa force. Le rejet du monde extérieur, la manipulation des menaces tarifaires et l'attrait d'une souveraineté économique retrouvée nourrissent un discours riche en critiques, mais faible en substance et pauvre en résultats tangibles. Il tinte agréablement dans une campagne, mais il se borne à flatter les illusions. Et là réside le plus grand danger car flatter ainsi les illusions ne fait que préparer les désillusions du lendemain. Face aux difficultés à venir, le bruit se répandra rapidement sur les réseaux sociaux que si la situation se détériore, c'est que la rupture n'a pas été assez radicale. C'est alors que pointerait véritablement la menace des guerres commerciales et monétaires dont le souvenir des tragédies passées ne suffira évidemment plus à nous protéger.

Faire de l'Union européenne et de l'euro les instruments de souveraineté qu'appelle le nouvel état du monde

Dans les mois qui ont précédé le référendum britannique, deux questions étaient posées avec insistance sur lesquelles nous voyons six mois plus tard un peu plus clair. Il y avait tout d'abord la question de la dynamique européenne après un éventuel départ des Britanniques. Nombreux en France étaient ceux qui y voyaient une chance de poursuivre plus ardemment une politique d'intégration à laquelle le Royaume-Uni n'était pas favorable et que sa présence contribuait à décourager. Michel Rocard fut de ceux qui défendirent cette position avec un certain éclat : « Amis anglais, laissez-nous reconstruire l'Europe. », avait-il écrit. Ce point de vue n'était pas largement partagé, l'immobilisme européen pouvant sans difficulté être attribué à bien d'autres causes qui ne disparaîtraient pas par miracle. Mais peu nombreux étaient sans doute ceux qui imaginaient les vingt-sept membres restants faire preuve, à la suite du référendum britannique, d'une unité inflexible. C'est à tort que le sommet de Bratislava fut jugé terne, puisqu'il fixa de manière décisive la feuille de route européenne à laquelle Theresa May dut se plier dans son discours de janvier 2017 : pas d'initiative avant le déclenchement de l'article 50, pas de négociation avant la conclusion d'un divorce « propre » (incluant le solde de la relation financière), la négociation avec le Royaume-Uni concentrée dans les mains d'une task force dirigée par Michel Barnier. Deuxième question, l'impact qu'aurait sur les autres électorats le succès du vote « antisystème » en Grande-Bretagne. La question a évidemment rebondi avec plus d'intensité au lendemain de l'élection surprise de Donald Trump. Compte tenu de la myopie avec laquelle les observateurs n'ont rien vu venir en 2016 des votes britannique et américain, il est évidemment prudent de ne se risquer à aucun pronostic sur les surprises que pourrait réserver l'électorat en France, en Allemagne, ou en Italie. Ce serait sans doute se rassurer à bon compte que de relever l'absence de vague populiste manifeste depuis le Brexit. En revanche, un test en vraie grandeur (et un seul) est disponible avec l'élection présidentielle en Autriche. Ce pays, réputé pour avoir été l'un des premiers à nourrir une représentation d'extrême droite, avait pratiquement élu son candidat à la tête de l'État au printemps 2016. Mais ce résultat ayant été contesté, une seconde procédure fut mise en place et une nette majorité se prononça alors le 4 décembre 2016 en faveur de son adversaire, un candidat qui avait fait de l'ancrage européen de son pays un thème central de sa campagne. On ne saurait tirer de conclusion générale de ce scrutin, mais l'année 2016 ne se résume pas à Theresa May et Donald Trump et l'on ne peut pas exclure que les défis de toutes sortes auxquels font face les nations européennes ne renforcent leur énergie et leur cohésion pour défendre les intérêts et les valeurs qui façonnent leur histoire depuis soixante ans.

Que conclure de cette mise en perspective (inquiète) des tensions qui agitent désormais la scène internationale ? La réponse est simple, nous devrons répondre à nos petits-enfants de l'usage que nous avons fait du legs extraordinaire reçu en héritage avec le traité de Rome que nous avons prolongé par celui de Maastricht. Nous devons donc aujourd'hui surmonter les hésitations ou les contradictions que recèle le fonctionnement actuel de l'Union européenne et de la monnaie unique, mais être aussi en mesure de mieux utiliser les instruments de puissance que représentent l'une et l'autre à l'échelle de la planète.

Il faut d'abord, évidemment, continuer à mettre de l'ordre dans la maison européenne. De grands progrès ont été réalisés depuis juin 2012, beaucoup reste à faire. Mais il faut surtout prêter attention aux fractures révélées par le vote britannique ; même si rien ne conduit à penser qu'un phénomène similaire pourrait se propager sur le continent, d'immenses mécontentements alimentent bien des tentations de rejet. Certes l'euro est un ciment efficace, il reste partout populaire et l'amoncellement de nuages dans le voisinage de l'Europe peut au contraire affaiblir la séduction de solutions nationales étroites. Encore faudrait-il démontrer avec plus d'éclat la réalité protectrice de l'Europe dans ce nouveau contexte international : le sentiment d'une perte de souveraineté constituant l'un des points les plus propices au repli nationaliste, il faut donner de nouvelles chances d'incarner une souveraineté préservée ou retrouvée. Mes suggestions, et ce n'est pas le lieu pour un examen détaillé, consistent à cet égard à faire franchir un pas en avant à l'intégration politique au niveau institutionnel, avec en particulier la création d'un secrétariat au Trésor, qui incarnerait au niveau de la zone euro la conduite d'une vraie politique économique et financière, avec la recherche d'une solution politique au problème de la dette, avec la création d'agences quasi fédérales que requièrent les dossiers politiques les plus sensibles, par exemple des EU coast guards pour faire face à la crise des migrants, et bien sûr une utilisation plus visible des pouvoirs du Parlement européen où chacun verrait reflétées la parole et les attentes des citoyens.

Depuis 1957, la construction européenne a régulièrement progressé au fil de crises successives, mais on ne peut plus se satisfaire de repousser du pied la canette dans le caniveau, il faut retrouver une partie de l'enthousiasme fondateur et redonner à des peuples en partie désillusionnés de bonnes raisons de revoir cette construction comme une garantie de paix, de sécurité et de prospérité partagée. Alors l'Europe pourrait, avant que ne se concrétisent les risques désormais tangibles de guerre économique mondiale, parler à haute et intelligible voix à ses partenaires, parce qu'elle représente depuis des décennies le cas le plus poussé de coopération économique internationale : son succès ou son échec ont une portée universelle et décideront, pour une large part, de la paix économique au xxie siècle.


Notes

1 J'emprunte cette expression à Benjamin Rowland (Rowland, 1976). Sur les leçons à tirer de l'entre-deux-guerres, se reporter également à Eichengreen (2015).
2 Cette idée était dans l'air dès 2010, mais se heurtait à un obstacle puisque le DTS constitue un panier de monnaies convertibles. La Chine ne voulait pas entendre parler de cette condition, pas plus que l'administration américaine de cette éventualité (rappelons que l'administration américaine doit chaque année faire un rapport au Congrès pour établir que la Chine « ne manipule pas sa monnaie »). L'ouverture se produisit pour la première fois au séminaire à haut niveau sur le système monétaire international réuni sous la présidence française du G20, à l'invitation des autorités chinoises, à Nankin, en mars 2011, le secrétaire au Trésor Tim Geithner se déclarant à cette occasion « ouvert à une réflexion » sur le sujet. La « réflexion » s'est (temporairement) achevée par l'entrée du renminbi dans le DTS en septembre 2016.
3 Voir, par exemple, le rapport de l'Initiative du Palais-Royal, animée par Michel Camdessus (Initiative du Palais-Royal, 2011), celui du Conseil d'analyse économique (Bénassy-Quéré et al., 2011), ou celui de la Fondation internationale Triffin de mai 2014 (FIT, 2014), auxquels se réfère André Icard (Icard, 2015). L'auteur a exposé sa propre vision dans Mistral (2014).
4 Le livre de Christophe Guilluy (Guilluy, 2014), écrit par un géographe, est de ceux qui ont en France retenu l'attention et nourri la polémique ; il peut être comparé, pour les États-Unis, à celui, provocateur, de Charles Murray (Murray, 2012).
5 Le numéro 119 de la Revue d'économie financière, coordonné par Natacha Valla et l'auteur de cet article, n'a pas échappé à cette facilité en intitulant sa première partie « Vers une guerre des changes ? » ; ce numéro intitulé Monnaies et globalisation financière : volatilité ou stabilité ? offre une vision d'ensemble du problème monétaire et financier international avant que ne se produisent les chocs politiques de 2016 (Mistral et Valla, 2015).
6 On le voit d'ailleurs dans le fait que le quantitative easing de la Banque centrale européenne (BCE) – qui a ramené l'euro de 1,35 dollar à 1,05 dollar en quelques trimestres – n'a pas suscité de protestation des États-Unis qui auraient pu se déclarer victimes d'une guerre commerciale. Plus récemment, Donald Trump n'a pour sa part pas hésité à faire vigoureusement campagne contre la surévaluation du dollar et la manipulation du renminbi par les autorités chinoises. Selon les estimations de William Cline du Peterson Institute (pdf, novembre 2016), le taux de change effectif réel du dollar s'est apprécié de 17 % entre le milieu de 2014 et l'été 2016 ; la balance commerciale va en subir les effets de plein fouet à partir de 2017 et le déficit pourrait en conséquence augmenter de 2,5 % à 4 % du produit national brut (PNB). Donald Trump ayant, dans sa campagne, interprété ce déficit comme le résultat d'accords commerciaux « désastreux », il y a là clairement le risque de voir s'amplifier la rhétorique antiglobalisation.
7 La Chine a clairement manifesté l'inquiétude que suscitaient les propositions faites en leur temps par l'économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard, de viser des taux d'inflation plus élevés de l'ordre de 4 % à 5 % pour réduire plus vite le poids des dettes passées.
8 La dévaluation du yen japonais par le gouvernement Abe en 2013 n'a pas provoqué d'émotion internationale (en dehors de la Corée du Sud et de la Chine), parce que les observateurs, en particulier le FMI, y ont pour la plupart vu une ultime tentative pour extraire le Japon de la situation de déflation dans laquelle ce pays est englué depuis deux décennies, une situation qui pèse par contrecoup sur le dynamisme de l'économie mondiale. C'est pourquoi cette initiative, restée isolée, n'a pas suscité de « représailles » et a procuré à l'économie japonaise un soulagement temporaire… et limité (Cieniewski, 2015).

Bibliographies

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FIT (Fondation internationale Triffin, nouvellement Robert Triffin International) (groupe de travail) (2014), « Using the Special Drawing Rights as a Lever to Reform the International Monetary System », The Federalist Debate Papers, n° 1.
Guilluy C. (2014), La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion.
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Keynes J. M. (1920), Les conséquences économiques de la paix, Gallimard.
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