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 Les banques centrales peuvent-elles mener des politiques non conventionnelles tout en conservant leur indépendance ?


Niels THYGESEN Professeur émérite d’économie, université de Copenhague ; membre du comité Delors sur l’UEM (en 1988-1989). Contact : nth@econ.ku.dk.

Au cours des années 1970 et 1980, les banques centrales ont vu leur objectif principal devenir la stabilité des prix et elles ont acquis de l’indépendance pour assumer ce mandat. Ces deux évolutions sont nées de l’expérience pratique combinée à de nouvelles théories macroéconomiques. La création de la BCE en offre un exemple frappant. Des mesures ont été prises pour supprimer explicitement les objectifs et/ou les outils susceptibles de détourner la BCE de son mandat principal. Après 2008, les banques centrales des États-Unis, du Royaume-Uni et du Japon ont entamé des politiques non conventionnelles – achats massifs de titres et annonces concernant les futures mesures de politique monétaire – dans le but de contourner leur incapacité à diminuer les taux directeurs à court terme. Elles se sont ainsi rapprochées des gouvernements sans remise en cause officielle de leur indépendance. La BCE n’a pas suivi cette voie, la diversité des membres de la zone euro a rendu plus difficile voire carrément impossible l’usage de politiques non conventionnelles.

Ces dernières années, les banques centrales des pays industrialisés ont été confrontées à des défis de taille. Elles ont utilisé les instruments traditionnels de façon plus agressive, en ont inventé de nouveaux et ont parfois outrepassé leur rôle traditionnel de banques centrales en intervenant dans des domaines politiquement très sensibles. Il y a vingt ou trente ans, la plupart des États organisaient des débats afin d’identifier les responsabilités en matière de politique économique et de les répartir entre les autorités monétaires et politiques. Selon le consensus qui s’est dégagé à l’époque, les banques centrales devaient être dotées d’un mandat clair et restreint, à savoir fournir un cadre nominal stable à l’économie, et, en retour, être protégées de toute interférence politique par des dispositions relatives à leur indépendance, tout en répondant à des exigences de transparence et de responsabilité.

Dans le contexte de gestion de crise depuis 2008, on peut se demander si ce consensus existe toujours. Par ailleurs, les nouvelles politiques accommodantes des banques centrales, dites « non conventionnelles » ou « non orthodoxes », ont-elles ébranlé l’idée de l’autonomie des autorités monétaires et politiques et la notion d’indépendance des banques centrales ? Si tel est le cas, s’agit-il d’un phénomène plutôt permanent ou temporaire ? Doit-on s’en préoccuper ? L’expérience de l’Europe offre une perspective particulière sur ces questions : la création de l’Union économique et monétaire (UEM), qui a commencé à prendre forme il y a vingt-cinq ans, a inévitablement attiré l’attention à la fois sur le mandat et l’indépendance de la future institution monétaire commune. La politique monétaire supranationale, terrain inconnu, nécessitait de mettre au point une approche sur mesure plutôt que de se fier uniquement aux conseils des grands États fédéraux.

Cet article revient tout d’abord dans la première partie sur l’expérience pratique acquise au cours des années 1970 et 1980, sous-tendue par les nouvelles théories macroéconomiques, à l’origine de l’émergence d’un consensus visant à octroyer pour mandat aux banques centrales indépendantes la préservation de la stabilité monétaire. La deuxième partie examine les circonstances particulières qui ont fait de la Banque centrale européenne (BCE) une institution jouissant d’une indépendance exceptionnelle. La troisième partie évalue dans quelle mesure ces mécanismes ont été modifiés et cherche à déterminer si de nouvelles approches politiques imprévues, notamment en matière de communication des intentions futures, remettent en question l’équilibre d’origine. La quatrième partie présente quelques conclusions hypothétiques.

Évolution des perspectives sur les conventions et l’indépendance

Depuis la Seconde Guerre mondiale, on a pu observer d’importants changements dans la perception de ce qui constitue une politique monétaire « conventionnelle ». À l’origine, après les échecs des politiques économiques de l’entre-deux-guerres et la nationalisation d’un certain nombre de banques centrales dans les années 1930, les politiques monétaires « conventionnelles » se sont adaptées aux besoins de reconstruction d’après-guerre et ont maintenu des taux d’intérêt minimaux sur les grands volumes de dette publique du temps de guerre. Le Royaume-Uni et les États-Unis sont allés particulièrement loin dans cette « répression financière », allant jusqu’à négliger les flambées d’inflation occasionnelles dans les premières années d’après-guerre. Ce n’est que progressivement que le rôle de la politique monétaire s’est accru, principalement au Royaume-Uni, pour protéger la valeur externe de la monnaie. Aux États-Unis, l’accord de 1951 entre le Trésor américain et la Federal Reserve (Fed), mettant fin à l’obligation de soutenir le prix des obligations, a donné la possibilité à une banque centrale de contribuer à la stabilisation économique, le rôle principal revenant à l’État.

Il a fallu près de deux décennies pour que les difficultés liées à la hausse de l’inflation deviennent préoccupantes. Aucun bouleversement majeur de l’équilibre entre les autorités politiques et monétaires ne s’est produit tant que cette situation a perduré. Un léger conflit entre les objectifs macroéconomiques de croissance de la production et de l’emploi et l’inflation des prix et des salaires a été reconnu, mais ce conflit devait être principalement arbitré par les autorités politiques et non par la banque centrale. Il existe une exception, qui a eu par la suite des conséquences majeures pour l’Europe : l’Allemagne, qui dès 1957 s’est dotée d’une banque centrale jouissant d’une plus grande indépendance qu’ailleurs en Europe. La Bundesbank a été mise en place à l’initiative des États-Unis en tant que puissance occupante avec pour mandat de préserver la stabilité des prix. En retour, elle a obtenu un statut indépendant du gouvernement fédéral, ce qui revenait à décentraliser le pouvoir politique. Cette perspective, à l’époque inédite, sur ce qui était considéré comme « conventionnel » a entraîné des conflits occasionnels entre la Bundesbank et le gouvernement fédéral allemand depuis l’arrivée au pouvoir du chancelier Konrad Adenauer à la fin des années 1950 jusqu’au départ d’Helmut Schmidt en 1982.

La hausse de l’inflation dès la fin des années 1960, l’effondrement du système monétaire international en 1971-1973, l’expérience de la stagflation au milieu des années 1970 et l’interdépendance croissante des économies européennes, collaborant ou non sur leurs politiques de change, ont fini par entraîner une remise en question des anciennes perspectives, à la fois sur ce qui constituait une politique monétaire « conventionnelle » et sur la façon de s’assurer que ces missions, et elles seules, seraient menées à bien par la banque centrale.

L’expérience acquise en Europe et ailleurs a été analysée par les économistes d’un point de vue de plus en plus radical quant à la conception optimale de la politique monétaire. La stagflation a mis un terme au point de vue confortable selon lequel les États pouvaient, dans une certaine mesure, tirer parti d’un arbitrage à court terme entre chômage et inflation : le renforcement des anticipations inflationnistes l’empêcherait. De plus en plus d’économistes approuvaient Kydland et Prescott (1977) pour qui une politique monétaire basée sur un ensemble de règles avec une banque centrale s’engageant à veiller à la stabilité des prix était le meilleur moyen d’empêcher les responsables politiques fondamentalement trop ambitieux au sein de l’État ou de la banque centrale de déclencher une inflation injustifiée. Les implications étaient évidentes pour l’indépendance des banques centrales, les deux notions de politique monétaire basée sur des règles et d’indépendance de celles-ci étant rattachées. Des mesures adéquates incitant la banque centrale à s’acquitter de son mandat par le biais de contrats prévoyant des sanctions pouvaient-elles fonctionner ? Certaines de ces idées ont été appliquées dans de petits États et le message principal a largement été assimilé : « Indépendance des banques centrales et mandat statutaire clair sont mutuellement dépendants. », comme l’a écrit Issing (2008) bien plus tard.

L’indépendance des banques centrales était-elle nécessaire à un mandat clair et restreint ? Des contributions antérieures à la littérature économique, notamment Friedman (1960), préconisaient une conduite mécanique de la politique, permettant à la masse monétaire de croître à un rythme régulier et prédéfini. Dans ce cas, aucune indépendance n’était requise. Les premières tentatives de mise en place d’une politique de ciblage de la Bundesbank dès 1974 n’étaient pas loin de cette approche, au moins en termes de communication. Néanmoins, face à l’instabilité grandissante du mécanisme de transmission à des objectifs plus fondamentaux, la stabilité nominale était recherchée en ciblant directement l’inflation ou, pour souligner l’orientation future, les anticipations d’inflation. Cela impliquait qu’une banque centrale indépendante décidait quels instruments utiliser et à quel rythme atteindre le faible taux d’inflation visé.

Lignes directrices pour la création de la banque centrale de l’UEM

En 1990, cette littérature économique avait été complètement assimilée en Europe, non seulement par les banques centrales qui penchaient naturellement en faveur des conclusions, mais, plus surprenant encore, également par les États européens. Ces derniers ont en fin de compte adopté le projet d’une future banque centrale commune indépendante des autorités politiques nationales et européennes ayant pour principal objectif la stabilité des prix.

Il était tout à fait possible d’expliquer cette approche au grand public : les performances macroéconomiques des candidats à la monnaie unique étaient meilleures dans les États dotés de banques centrales relativement indépendantes, et pas uniquement en Allemagne. Plusieurs États avaient déjà accepté de restreindre la domination de la politique budgétaire sur leurs politiques économiques en menant des politiques budgétaires plus prudentes, comme en France en 1983, ou en mettant un terme au soutien des banques centrales nationales au marché des obligations d’État, comme en Italie en 1981. Le concept clé n’était plus le même : la « coordination » des politiques monétaires et budgétaires d’un État n’était plus essentielle, on obtiendrait en fait de meilleurs résultats en octroyant un mandat précis à la banque centrale, pour empêcher le retour de la domination de la politique budgétaire.

Du premier projet d’UEM dans le rapport Delors (1989) à la version finale du traité de Maastricht (1991) en passant par les travaux préparatoires sur les statuts de la BCE, les deux facteurs clés du pilier monétaire de l’UEM, à savoir un mandat fixant pour objectif principal la stabilité des prix à moyen terme et l’indépendance de la BCE, ont été moins controversés que prévu.

La plupart des débats autour du traité concernaient le rôle que devraient jouer les politiques nationales pour soutenir cette construction monétaire. Avec la centralisation des politiques monétaires, incluant la disparition des ajustements liés au taux de change, il était indispensable d’accorder une autonomie considérable aux politiques budgétaires et autres politiques nationales dans une zone encore hétérogène. Le traité a établi des règles assez souples pour les finances publiques de chaque État : un plafond pour le déficit public et une norme à long terme pour la dette publique. Ces règles pouvaient prévenir la domination de la politique budgétaire, améliorer la stabilité budgétaire à long terme au regard des ambitions activistes et protéger l’UEM d’une future coalition d’États fortement endettés imposant à la BCE leurs préférences en faveur de taux d’intérêt durablement faibles.

Les avancées dans la négociation de ces règles et la combinaison d’un mandat clair et de l’indépendance, codifiée dans l’interdiction faite aux États d’adresser des instructions aux membres du conseil d’administration de la BCE, ont rendu possible un accord remarquable sur le principe « un homme, une voix » pour décider de la future politique monétaire de la BCE.

La singularité de l’élaboration de la politique économique au sein de l’UEM, seule la politique monétaire étant centralisée, était le facteur décisif du degré exceptionnel d’indépendance de la banque centrale de l’UEM. La BCE devait adopter pour seule et unique perspective une appréciation globale de la situation macroéconomique au sein de l’UEM. Les autorités politiques, à savoir les ministres des finances de l’Eurogroupe, devaient adopter une perspective par État et adresser des recommandations plus ou moins contraignantes à chaque État. Cela modifiait fondamentalement la nature de la coordination politique, c’est-à-dire du dosage de la politique économique, de chaque État, incluant les grands États fédéraux tels que les États-Unis, où le niveau national/fédéral conservait la plupart des responsabilités en matière de finances publiques, pour des questions d’efficacité, d’équité et de stabilisation des performances économiques, de l’État/État fédéral. Le traité de Maastricht, pour des raisons à la fois politiques et économiques, n’octroyait cette autorité à aucun organisme politique européen. Le résultat n’était pas couru d’avance. La France, entre autres, souhaitait une plus grande latitude pour formuler une orientation budgétaire globale au sein de l’UEM. Des allusions en faveur d’une coordination allant dans ce sens figuraient dans certains documents européens, comme le rapport Delors (paragraphe 30). En fin de compte, le Conseil/l’Eurogroupe s’est vu octroyer un rôle purement disciplinaire, à savoir surveiller le respect des règles relatives au déficit public et à la dette publique, mais aucun rôle dans la coordination de la politique traditionnelle, basée sur les performances globales. L’asymétrie entre les objectifs politiques et monétaires et l’absence d’une autorité politique centrale ont fait de la BCE une institution très indépendante, mais pas pour autant non conventionnelle.

Toutefois, son mandat était très clairement délimité afin de mettre l’accent sur son objectif monétaire principal et de la dissuader de poursuivre d’autres objectifs susceptibles de détourner son attention. On peut citer trois exemples de « distractions » : les objectifs de change, le financement des autorités publiques et la participation à des opérations de sauvetage à grande échelle des institutions financières, tous susceptibles de mettre en échec la régulation monétaire. Toutefois, les raisons pour lesquelles ces objectifs ont été mis de côté divergeaient, mais ils restent pertinents pour l’avenir.

Concernant les objectifs de change vis-à-vis des devises tierces, principalement le dollar américain, les interventions avaient joué un rôle important pour stimuler ou diminuer la liquidité des États européens dans les années 1970 et 1980, en particulier en Allemagne, pivot européen à l’international. Une zone monétaire unique se révélerait plus robuste face à des chocs monétaires externes et les fluctuations des taux de change seraient moins spectaculaires. Sauf évolution (totalement improbable) vers une plus grande fixité des taux de change à l’échelle internationale, la BCE ne devait répondre aux futurs besoins modestes d’intervention que si elle n’identifiait aucun conflit avec son objectif principal de stabilité des prix à l’échelle nationale.

Concernant le financement des autorités publiques, le but des règles en matière de dette et de déficit était de limiter le risque de domination de la politique budgétaire, toujours présent à l’esprit des autorités politiques et monétaires. La BCE était explicitement non destinée à devenir un prêteur en dernier ressort pour quelque autorité publique que ce soit, et surtout pas pour les États nationaux. Elle pouvait effectuer des opérations d’open market sur le marché (secondaire) des obligations émises par les États, mais devait éviter de favoriser un émetteur souverain par rapport à un autre. Il a été brièvement envisagé à l’époque de limiter les opérations d’open market à un panier d’obligations souveraines, pondérées selon l’importance de l’émetteur, mais l’idée a été écartée car elle était trop fastidieuse, bien que recevable. L’autonomie de la BCE vis-à-vis des États devait contribuer à la fois à l’indépendance de la banque centrale et à la stabilité des prix.

Concernant les opérations de sauvetage des institutions financières privées, les prêts d’urgence accordés aux banques en échange de garanties adéquates se poursuivraient en tant que pratique normale, mais la responsabilité de la stabilité financière incomberait aux États, et de moins en moins aux banques centrales. Plusieurs États européens étaient à l’époque en train de mettre en place une autorité de surveillance financière nationale consolidée distincte de leur banque centrale. En parallèle, le secteur bancaire était demeuré un secteur très largement national et l’expérience des crises bancaires, nationales ou transfrontalières semblait bien loin il y a vingt-cinq ans. Les conséquences pour la stabilité financière d’une monnaie unique et d’une libéralisation accrue des services financiers en Europe étaient sérieusement sous-estimées, quoique pour des raisons compréhensibles.

Toutefois, le traité a laissé une marge permettant à la BCE d’aller à l’avenir au-delà de son rôle consultatif en matière de surveillance financière. Ce qui allait devenir l’article 127.6 du traité de Lisbonne accordant l’autorisation, à première vue vague et ténue, au Conseil des ministres de « confier à la BCE des missions spécifiques ayant trait aux politiques en matière de contrôle prudentiel ». Cette autorisation a permis une diversification majeure des objectifs de la BCE au cours des dernières années, comme nous le verrons par la suite.

Sur le plan général, l’élaboration asymétrique de la politique au sein de l’UEM et les contraintes plus spécifiques imposées par le traité font de la BCE un exemple intéressant de ce que l’on considérait comme « conventionnel » et comme un modèle d’indépendance pour les banques centrales. La particularité de cet ensemble était renforcée par une condition : les modifications ne pouvaient se faire que par une modification du traité et non par (simple) vote majoritaire d’un parlement national. Ces caractéristiques exceptionnelles ont-elles survécu aux événements majeurs de ces dernières années ? La partie suivante tente de répondre à cette question.

Dans quelle mesure la BCE est-elle encore conventionnelle et indépendante ?

Quand le président Barack Obama a renouvelé le mandat de Ben Bernanke à la tête de la Fed à la fin de 2009, il a salué ce dernier pour son côté « non conventionnel » et sa capacité à « sortir des sentiers battus ». Pourrait-on en dire autant de la présidence de la BCE ? Dans quelle mesure la notion originale d’indépendance a-t-elle dû être revue ?

Avant l’éclatement de la crise financière à l’automne 2008, la BCE demeurait proche du concept original de banque centrale conventionnelle. Elle est parvenue avec une précision inattendue à atteindre sa propre définition de stabilité des prix à moyen terme, à savoir un taux d’inflation annuel moyen des prix à la consommation légèrement inférieur à 2 % au cours de la première décennie. Cette réussite a clairement démontré que l’abandon de la flexibilité des taux de change n’avait pas altéré la capacité à atteindre un objectif ambitieux de stabilité interne des prix, comme on le craignait fortement en Allemagne. La BCE a su progressivement ajuster ses procédures de fonctionnement et, lors d’une révision de sa stratégie monétaire en 2003, l’équilibre entre les deux « piliers ». La poursuite de la surveillance non seulement de l’inflation, pilier économique, mais aussi, par recoupement, de la croissance des agrégats monétaires et de leurs contreparties, les agrégats de crédit, a été fortement critiquée à l’époque. Avec le recul, la stratégie adoptée peut être vue comme une surveillance plus étroite des marchés financiers et des éventuelles incohérences entre l’économie réelle et les tendances financières plutôt que comme un pur ciblage de l’inflation, même si la BCE n’a pas prétendu avoir anticipé d’inquiétudes en termes de stabilité financière. Les procédures opérationnelles, notamment la réaction rapide et flexible aux tensions sur le marché interbancaire dès 2007 et l’interprétation de sa stratégie monétaire, témoignent d’une capacité à innover au sein d’un cadre conventionnel. La BCE s’est rapidement et pleinement jointe aux réductions coordonnées des taux d’intérêt en octobre 2008, inversant une hausse précédente aujourd’hui considérée comme excessivement prudente, quoique fidèle au mandat.

La principale critique concernant cette phase précédant la crise est que la BCE s’est abstenue d’avertir publiquement que les politiques conventionnelles ne pouvaient plus s’appliquer face à l’accroissement des déséquilibres des finances publiques et des déséquilibres extérieurs au sein de l’UEM. Toutefois, comme indiqué précédemment, selon la principale caractéristique du cadre défini par le traité, elle doit uniquement s’appuyer sur les indicateurs des performances globales de l’UEM, alors que les autorités politiques, à l’échelle nationale et conjointement, doivent veiller à la cohésion de l’UEM. Ce dernier enjeu étant resté largement ignoré, elle aurait pu passer outre les préoccupations exprimées uniquement en privé et les commentaires complaisants selon lesquels la confiance dans l’euro et dans la BCE avait permis de réduire les écarts de taux sur les marchés des obligations d’État dans une mesure inattendue jusqu’en 2009. D’autres banques centrales affichaient à l’époque le même excès de confiance, comme la Fed dans son analyse des marchés américains hypothécaires et de l’immobilier avant 2008. L’anticipation des tensions sur les marchés, vouées à compliquer la future politique monétaire, est une tâche prioritaire pour les banques centrales indépendantes et performantes sur le plan analytique.

Un défi crucial s’est présenté au début de 2010 pour le cadre politique du traité et le rôle de la BCE au sein de ce cadre, alors que la situation réelle de l’économie grecque et son potentiel de contamination des perspectives d’autres économies en grave déséquilibre sont devenus évidents. La BCE a dû s’éloigner de son modèle d’autonomie vis-à-vis des autorités politiques de chaque État. L’événement marquant fut la réunion du Conseil européen en mai 2010, au cours duquel elle a annoncé un programme de rachat d’obligations souveraines (Securities Markets Programme – SMP) de certains États en situation de faiblesse. Une telle initiative était considérée par les États, et les marchés financiers, comme un complément nécessaire à l’annonce de la mise en place d’un système de protection temporaire par les États. Par ailleurs, ce dispositif devait être en partie financé par le Fonds monétaire international (FMI). L’intervention du FMI dans la gestion des programmes d’ajustement pour les pays de l’UEM a d’abord été considérée par la BCE comme non nécessaire du point de vue du financement et potentiellement dangereuse en raison des éventuels effets de contagion liés à la restructuration de la dette prônée par le FMI. Se résignant à affronter ces nouveaux défis, la BCE a rejoint la troïka qui organisait avec les pays du programme des consultations régulières. À long terme, toutefois, le FMI et la BCE semblaient devoir quitter la troïka pour des raisons différentes, laissant la gestion des prêts conditionnels du type mis en place depuis 2010 aux mains des autorités politiques de l’UEM, pour mieux se conformer au partage des responsabilités défini dans le traité. La mise en place du Mécanisme européen de stabilité (MES) représentait une étape importante au regard des responsabilités politiques.

Avec le lancement imminent du MES, la BCE a endossé une responsabilité contingente en 2012. L’annonce du programme OMT (opérations monétaires sur titres), à savoir l’achat d’obligations à court terme émises par les États ayant négocié un programme d’ajustement avec le MES, a eu un impact spectaculaire sur les marchés des obligations, réduisant les écarts de taux en deçà des niveaux extrêmes observés à l’été 2012.

Quand l’UEM a été créée, il était inimaginable que le mécanisme de transmission monétaire puisse se détériorer au point d’impliquer purement et simplement la fin de la politique monétaire commune. Les modifications du taux directeur à court terme de la BCE devaient influencer uniformément les courbes des taux dans chaque État de l’UEM. À compter du début de 2010, la surprenante convergence des taux a laissé place à des écarts qui semblaient bien supérieurs à ce que l’on pouvait expliquer même par une analyse critique des facteurs économiques de base de chaque État, tant que l’on faisait abstraction de la restructuration de la dette publique et de la rupture de l’UEM. La BCE a explicitement mentionné l’élimination de ce dernier risque de « redénomination » comme principale raison justifiant l’annonce du programme OMT, inscrivant ainsi cette initiative dans le cadre de ses responsabilités globales. En parallèle, les OMT devaient accorder plus de temps aux autorités politiques, à l’échelle nationale et au niveau de l’UEM, pour réduire les divergences et (ou) atténuer leurs effets afin que les débiteurs aient de nouveau accès aux marchés financiers internationaux, ce qui est actuellement le cas pour certaines des économies les plus faibles, alors que les OMT n’en sont restées qu’au stade d’annonce.

Malgré cela, cette gestion apparemment conjointe des divergences au sein de l’UEM est considérée par nombre d’intervenants du débat en Allemagne comme une initiative de la BCE pour franchir la frontière qui sépare les responsabilités monétaires et les responsabilités politiques. Cependant, les OMT n’ont imposé aucune décision du seul ressort des États. En raison de la nature conditionnelle de l’implication de la BCE, elles doivent être considérées comme respectant le partage des responsabilités. Elles permettent également de renforcer potentiellement les actions des autorités politiques.

Les divergences persistant au sein de l’UEM ont conduit à des initiatives monétaires non conventionnelles qui pourraient se poursuivre pour faciliter l’octroi de prêts à des conditions identiques aux emprunteurs privés. La fourniture de liquidités aux banques, notamment sur des périodes allant jusqu’à trois ans, est extrêmement flexible et innovante. Le taux directeur à court terme a été réduit à près de zéro et le taux de rémunération des dépôts à zéro. Il ne s’agit pas d’une politique aussi agressive que celles menées par d’autres grandes banques centrales, mais la diversité des expériences et des préférences des pays de l’UEM a rendu les opérations d’open market à grande échelle, observées au Royaume-Uni et aux États-Unis depuis 2010, et au Japon plus récemment, irréalisables ces dernières années. Sous forme de paniers d’obligations souveraines, elles seraient aussi bienvenues pour les pays les plus faibles qu’indésirables pour les pays les plus solides.

La lenteur de la reprise a poussé plusieurs banques centrales à prendre des initiatives non conventionnelles sous la forme d’annoncestoujours plus explicites de leurs intentions en matière de politique monétaire pour les prochaines années, ce que l’on appelle la forward guidance. Elles se sont engagées à perpétuer une politique monétaire très accommodante dans le futur ou jusqu’au franchissement des seuils de chômage indiquant la résorption de la baisse d’activité. Cela n’aurait eu aucun sens de prendre des engagements similaires au sein d’une UEM hétérogène. Toutefois, la BCE a, dans une certaine mesure, fourni une forward guidance en faisant clairement comprendre que la reprise en Europe était encore loin, dissuadant ainsi les marchés financiers de l’UEM d’augmenter les taux d’intérêt comme aux États-Unis. L’utilisation de la forward guidance aux États-Unis et au Royaume-Uni semble aujourd’hui à son apogée alors que ces économies connaissent une reprise rapide. Toutefois, la BCE ne regrettera pas de ne pas avoir adopté ce type d’approche non conventionnelle de la politique monétaire, qui se révèle maintenant difficile à abandonner. La seule forme de forward guidance adoptée par la BCE a été l’annonce des OMT qui s’est révélée particulièrement efficace, mais qui a été effectuée pour éliminer un risque catastrophique de perte extrême plutôt que d'être utilisée comme un instrument monétaire classique. Par ailleurs, la mise en œuvre des OMT dépend d’autres actions et n’est pas un engagement inconditionnel.

Trois contraintes spécifiques imposées à la BCE, destinées à renforcer son attention sur la stabilité des prix et à préserver son indépendance, ont été examinées dans la partie précédente : la non-intervention sur le marché des changes, le financement des autorités publiques et la participation à des sauvetages de grande ampleur dans le secteur financier par le biais de la responsabilité explicite de la BCE envers la stabilité financière. La première de ces lignes directrices a été respectée. La BCE n’est intervenue que dans le cadre de l’exceptionnelle faiblesse de l’euro en 2000. Un accord au sein de l’Eurogroupe sur des « orientations générales » en matière de politique de change semble peu probable étant donné la variété de points de vue des participants sur la valeur externe adéquate de l’euro, même si les appels à faire baisser la valeur externe de l’euro pourraient s’intensifier en cas de forte appréciation. L’évolution de l’autonomie vis-à-vis des autorités publiques a été précédemment passée en revue. Elle a été soumise à des tensions, toutefois moins marquées qu’au sein d’une hypothétique UEM homogène.

Les créateurs de l’UEM auraient été fortement surpris par le rôle que la BCE a joué pour préserver la stabilité financière. La nécessité d’une perspective européenne sur les institutions et les marchés financiers s’est manifestée avec l’introduction de l’euro en 1999 et la mise en œuvre peu après du Plan d’action pour les services financiers (PASF). Elle est devenue évidente au cours de la crise financière. À l’origine, seule la surveillance des questions systémiques ou macroprudentielles a intégré les objectifs de la BCE dans le cadre de la mise en place du Comité européen du risque systémique (CERS) à la fin de 2010, présidé par et appuyé sur la BCE. On pourrait considérer cela comme un élargissement naturel du cadre de la politique monétaire, en particulier pour une banque centrale qui a continué à surveiller les agrégats monétaires et les agrégats de crédit. Cela n’engendrait aucun risque majeur de conflit pour la BCE, ni aucune menace pour son indépendance, étant donné que le CERS ne joue qu’un rôle consultatif.

La surveillance des différentes banques était considérée comme une tâche nationale, soumise à la coordination transfrontalière des autorités nationales de surveillance, jusqu’à ce que l’interaction négative entre finances publiques et banques en difficulté ne mette l’union bancaire à l’ordre du jour en 2012. Utilisant la possibilité laissée par l’article 127.6 du traité de confier à la BCE des missions de contrôle prudentiel, un Mécanisme de surveillance unique (MSU) a été mis en place en 2013. Ce rôle va-t-il distraire la BCE de ses missions monétaires et menacer son indépendance ? Il est trop tôt pour le dire. La surveillance financière est un domaine encore plus sensible sur le plan politique que la politique monétaire et plus susceptible de faire entrer la BCE en conflit avec les autorités nationales de surveillance et les autorités politiques. On a pris soin de minimiser ce risque et pour la BCE, l’avantage de ce nouveau rôle est de disposer d’une vue d’ensemble bien plus complète qu’auparavant sur le secteur financier. Dans ce secteur également, la BCE sera protégée par la diversité de l’UEM et pourrait voir son autorité en tant que protectrice des intérêts communs renforcée.

Quelques conclusions en forme de conjectures

L’indépendance des banques centrales mandatées pour assurer la stabilité des prix a évolué au cours des années 1970 et 1980 et trouve sa forme la plus aboutie dans l’organisme supranational qu’est la BCE. Cette indépendance a-t-elle survécu à la récente période de gestion de crise ? Si tel est le cas, son évolution est-elle plutôt temporaire ou permanente ? Les réponses à ces questions ambitieuses demeurent très hypothétiques à l’heure actuelle.

La politique monétaire a évolué au-delà des conventions historiques. D’une part, les difficultés ont été bien plus ardues que dans la période de calme relatif de la « Grande Modération » et, d’autre part, ces difficultés avaient une origine différente de la plupart des difficultés rencontrées ces dernières décennies. Des mesures de relance monétaire massive ont été nécessaires au point même d’accroître l’inflation et les anticipations d’inflation, en contradiction avec les principes conventionnels des banques centrales. La politique monétaire est, de toute façon, plus efficace pour faire baisser l’inflation et les anticipations d’inflation, comme le confirme amplement l’expérience récente. La gestion de la crise a rapproché les banques centrales du cœur de l’élaboration des politiques économiques, mettant leurs relations avec les autorités politiques sous une tension sans précédent, quoique probablement temporaire (Blinder, 2012). Faute d’action politique, en raison de l’épuisement des instruments ou de l’absence d’accords, les banques centrales ont dû assumer une lourde part de responsabilités quant à l’insuffisance des performances macroéconomiques. Sans surprise, certaines banques centrales ont évacué leur frustration en mettant la situation sur le compte de la « surcharge » de travail (voir, par exemple, Orphanides, 2013). Face à la difficulté à sortir de la crise, la notion d’indépendance des banques centrales a suscité l’indifférence, voire l’hostilité.

Si la clarté et la singularité du mandat, ainsi que l’indépendance sont plus marquées au sein de l’UEM que nulle part ailleurs, la BCE a mené une politique monétaire bien plus « conventionnelle » que d’autres grandes banques centrales, la durée et la gravité de la crise étant identiques dans les autres grands pays industrialisés. Face à la diversité des participants à l’UEM, il a été plus difficile pour la BCE de prendre des mesures efficaces à l’échelle globale conformément à son mandat et pour les autorités politiques de remettre en question les politiques et l’indépendance de la BCE, ce qui aurait été très difficile dans tous les cas, au vu de l’unanimité requise. La BCE reste plus solidement protégée contre la domination des autorités politiques et de la politique budgétaire que les grandes banques centrales nationales. Avec l’intensification de la reprise, une meilleure convergence au sein de l’UEM restaurera le mécanisme de transmission déficient d’une politique monétaire conçue pour l’ensemble de l’UEM. Cela pourrait également ouvrir la porte à de nouvelles tentatives de coordination de la poli-tique monétaire et d’autres politiques macroéconomiques au sein de l’UEM. La BCE reste une banque centrale exceptionnellement indépendante et bien placée pour accueillir un retour à des conditions plus normales et à un dialogue plus régulier avec les autorités politiques sur leurs responsabilités complémentaires. « Il serait malencontreux de confondre indépendance et solitude. », a écrit Padoa-Schioppa (2004). En fin de compte, la BCE a besoin de la compagnie d’autres responsables sur la scène politique, ce qui lui permettrait d’utiliser plus efficacement les instruments monétaires et poserait moins de défis à son indépendance que si elle était la banque centrale d’un seul pays.


Notes

Le lecteur doit être avisé qu’en raison de sa fonction, le point de vue de l’auteur favorise le modèle original de banque centrale défini par le traité de Maastricht.

Bibliographies

Blinder A. (2012), « Global Policy Perspectives - Central Bank Independence and Credibility during and after a Crisis », in The Changing Policy Landscape, colloque parrainé par la Federal Reserve Bank of Kansas City, pp. 483-91.
Delors J. (comité) (1989), Rapport sur l’Union économique et monétaire dans la communauté européenne.
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