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 Entre État et marché : quel rôle futur pour l'assurance de santé en France ?


Didier BAZZOCCHI * Directeur général, MMA ; vice-président, Centre de recherche et d'analyse de la protection sociale. Contact : didierbazzocchi@hotmail.fr.

Le système français de santé est financé à titre principal par la Sécurité sociale, élément structurant de l'État-providence, et par des assureurs de santé, à titre complémentaire. Cela offre aux Français la meilleure couverture des dépenses de soins au sein des pays de l'OCDE. Pourtant, cet excellent système de protection laisse une part significative de la population sur le bord de la route, en termes d'accès aux soins. Cela conduit à réfléchir aux rôles respectifs qui devraient être confiés aux deux principaux systèmes de financement, pour favoriser l'adaptation du système de santé aux enjeux démographiques, médicaux, technologiques, économiques et sociaux du futur. Nous proposons deux voies envisageables, qui nous semblent répondre aux aspirations de ceux de nos concitoyens qui veulent vivre comme des acteurs libres et responsables d'une société moderne et solidaire.

Pendant le pic de la crise sanitaire, la santé devait être gratuite ; elle l'a été pour les citoyens comme pour les entreprises, financée par la dette publique. C'était indispensable, ce fut fait. Mais le paradigme français du zéro mort à zéro coût est-il durablement crédible ? Avec quel impact sur l'économie réelle ? La question du financement de la santé semble plus que jamais posée.

Pendant près d'un demi-siècle, les Français ont eu la conviction que leur système de santé, bâti dans l'après-guerre, était le meilleur du monde, présentant deux caractéristiques principales : l'excellence technique et l'accès universel.

Depuis le début du xxie siècle, cette image s'est progressivement ternie. Si l'accès universel reste une réalité, les Français ont la perception que le système de santé s'est dégradé : allongement des délais pour obtenir un rendez-vous, saturation des services d'urgence, déserts médicaux et augmentation des restes à charge sont autant de signaux que le système n'est plus aussi performant qu'il a été. Dans le même temps, pour inégalitaires qu'ils soient, les systèmes anglo-saxon et asiatique s'affichent comme réunissant l'excellence technique et la qualité de leurs infrastructures médicales. La crise de la Covid-19 a accéléré la prise de conscience que le système français est fragile. Même s'il a globalement tenu, c'est au prix d'efforts exceptionnels des personnels de santé et avec un risque permanent d'explosion, là où le système de nos voisins allemands s'est révélé plus résilient.

La croissance structurelle des dépenses de santé est et restera supérieure à celle du produit intérieur brut (PIB). Elle s'explique par le progrès des techniques médicales, par le vieillissement de la population, par une demande toujours plus importante et diversifiée de soins de confort – la demande d'offre –, ainsi que par les facteurs structurels sur le coût du travail1, tous facteurs qui ne sont pas près de se réduire. Pour autant, ces dépenses dites de santé concernent essentiellement le financement du système de soins, qui ne constitue qu'une partie du système de santé.

Un système de santé globalement efficace, mais inachevé...

L'intervention de l'État-providence est massive. La Sécurité sociale couvre 78 % de la consommation de soins et de biens médicaux. Une seconde part du financement (14 %) est apportée par les assureurs de santé (les organismes complémentaires d'assurance maladie ou OCAM). Quant à eux, les ménages ne supportent directement qu'une faible part des dépenses de soins, bénéficiant ainsi du reste à charge le plus bas au sein des pays de l'OCDE (7 %).

Pour autant, une partie de la population rencontre des difficultés pour accéder aux soins ou maintenir son état de santé, en dépit du système public de couverture santé solidaire (CSS) censé couvrir les 12 millions de citoyens les plus défavorisés.

Cette situation paradoxale d'un État-providence prodigue et d'une incapacité à garantir l'accès de tous à la santé n'est pas le propre du système de santé. En matière de logement, par exemple, Tirole (2016) a montré que les aides publiques entretiennent des niveaux élevés de prix, aux dépens de ceux à qui elles sont destinées. L'universalité du système de financement du système de soins est une condition nécessaire de la bonne santé de la population, et non une condition suffisante. Le gouvernement du Québec en a fait la démonstration. Il a conduit une politique volontariste de santé publique associée au déploiement de centres locaux de santé (les centres locaux de services communautaires), réunissant médecins de première ligne, paramédicaux et travailleurs sociaux, ayant accès à des données prophylactiques permettant d'améliorer de manière plus efficace l'état de santé d'une population. L'accompagnement de proximité de populations ciblées est le moyen incontournable d'une politique efficace de santé. En France, la prise en charge financière des dépenses de soins est excellente. Mais la prise en charge de proximité, incluant la prévention, l'information et l'accès aux soins primaires, n'est pas également répartie. Notre système de santé est inachevé.

Les fausses vertus de la gratuité

Nos concitoyens ont longtemps été maintenus dans l'illusion d'une santé gratuite. Chacun perçoit au quotidien que ce n'est plus le cas, en dépit de l'intervention massive de la Sécurité sociale. Comment expliquer ce paradoxe ? Rappelons les caractéristiques de cet ensemble réglementaire et tarifaire tellement complexe que ses dispositions sont devenues illisibles.

La Sécurité sociale est la garante d'une solidarité universelle. Elle couvre la quasi-intégralité de la population et déclare mettre en œuvre un double mécanisme de solidarité : d'une part, une solidarité dite « verticale », selon un principe de contribution proportionnelle aux revenus (via la CSG et les cotisations sociales), qui constitue un puissant dispositif de redistribution, et, d'autre part, une solidarité dite « horizontale » entre bien portants et malades.

L'État et la Sécurité sociale ont progressivement abandonné la gestion du risque sur laquelle reposent les modèles « bismarkiens », telle que l'imaginait le législateur en 1947, pour introduire insensiblement un système « beweridgien » de protection sociale. Cet abandon de la gestion du risque s'est opéré au profit d'un modèle redistributif de la plupart des dépenses de santé, au sein duquel la demande d'offre est sans limite. Pour assurer la maîtrise comptable de ce modèle inflationniste par nature s'il n'est pas rationné2, l'État a transféré une partie de la dépense au marché, c'est-à-dire aux ménages et aux entreprises, via les assureurs de santé. Et pour entretenir l'illusion de gratuité, il a réglementé l'assurance de santé et généralisé la couverture complémentaire obligatoire des salariés des entreprises privées. Ce faisant, il a bridé toute capacité d'innovation et de réponse aux demandes spécifiques des assurés ou des entreprises.

Mosaïque d'intervenants relevant de divers statuts juridiques (mutuelles, mutuelles d'assurance, institutions de prévoyance, sociétés de capitaux), l'assurance de santé est régulièrement décriée par les pouvoirs publics, alors même que ceux-ci l'ont enfermée dans un rôle de supplétif de la Sécurité sociale, certes avec son consentement passif.

Pourtant, les assureurs de santé couvrent plus de 96 % de la population, sans aucune sélection du risque. Ils opèrent une mutualisation du risque au sein de groupes d'assurés, tels que les salariés d'une entreprise, d'une branche professionnelle, d'une administration publique ou d'un portefeuille de particuliers.

Ce système dual de financement a permis un large accès aux soins tout en ménageant la liberté de choix pour les patients, a contribué au développement d'une médecine spécialisée d'excellence et à l'équilibre entre les offres publique et privée d'hospitalisation. Pour autant, notre système de soins est confronté à plusieurs défis de taille : qualité inégale dans les territoires, désenchantement des professionnels, disparité des prises en charge et de l'accessibilité, etc. Il est devenu illisible pour les patients, et de moins en moins accessible pour les populations les plus fragiles. Les décisions s'y prennent très loin des réalités sociales, des territoires et des personnes.

La réalité des coûts à la charge des patients

Contrairement aux idées reçues, les assureurs de santé absorbent une part importante des dépenses de santé non remboursées par la Sécurité sociale, et notamment dans trois situations où les patients sont amenés à engager à titre individuel des dépenses significatives, voire importantes. En voici quelques exemples :

  • les dépenses courantes de soins, dites de ville, ne sont plus remboursées qu'à hauteur de 56 % par la Sécurité sociale. L'assurance de santé s'est donc vue attribuer une place incontournable dans le financement de la demande de soins ;

  • pour les hospitalisations, les assureurs de santé indemnisent chaque année leurs assurés de 6 Md€3. Selon une étude statistique réalisée sur un portefeuille d'assurance de 1,5 million de personnes4, un assuré sur cent qui n'aurait pas d'assurance de santé supporterait un coût de 5 200 euros relatif à l'hospitalisation (données 2015). À l'échelle du pays, cela représenterait pour environ 600 000 personnes un débours de près de trois mois d'un revenu médian, charge insupportable pour un grand nombre de nos concitoyens. Ce montant est constitué des forfaits journaliers, des dépassements d'honoraires médicaux et chirurgicaux, des chambres particulières, ainsi que des tickets modérateurs. Sur ce même portefeuille d'assurés, le reste à charge final en sortie d'hospitalisation après sa prise en charge par l'assureur de santé était de zéro euro dans 80 % des cas et en moyenne de 26 euros pour les autres 20 %. Preuve que les assureurs de santé ont un rôle déterminant dans la gestion du risque ;

  • il en va de même des affections de longue durée (ALD), théoriquement prises en charge à 100 % par la Sécurité sociale. Une personne en ALD ne disposant pas d'assurance de santé supporterait un reste à charge annuel de 760 euros en moyenne, contre 450 euros pour un assuré ne relevant pas du régime de l'ALD. En pratique, ce coût est majoritairement indemnisé au titre de l'assurance de santé. L'assureur de santé rembourse 1,5 à 1,8 fois plus de dépenses de soins à un assuré relevant de l'ALD, alors même que celui-ci est censé être dispensé de toute dépense eu égard à son état de santé. Cela s'explique, là encore, par le nombre significatif de dépenses non prises en charge par la Sécurité sociale, telles que les compléments d'honoraires, certains frais d'hospitalisation, ainsi que par les dépenses exposées ne relevant pas du strict motif de l'ALD.

À l'examen de ces trois situations, on perçoit combien l'assureur de santé a un rôle déterminant de mutualisation du risque, ainsi que d'exercice concret de la solidarité entre malades et bien portants.

L'illusion d'une « grande Sécu »

L'articulation entre l'assureur public et les assureurs de santé est un sujet souvent évoqué, mais jamais traité. Récemment, le ministre de la Santé a exprimé sa volonté de mettre en place une « grande Sécu ».

Ce projet vise, semble-t-il, à transférer vers l'assureur public environ 20 Md€5 actuellement indemnisés par les assureurs de santé. Les motifs invoqués sont une articulation inefficace entre Sécurité sociale et assureurs de santé, ainsi que les frais de gestion (6 Md€) de ceux-ci, qui pourraient ainsi être économisés. Sur ce dernier point, souvent avancé, une étude du BIPE (2012) a jadis montré qu'à périmètre comparable, les coûts de gestion de la Sécurité sociale et ceux des assureurs de santé sont équivalents. En outre, à l'intention de ceux qui doutent de l'utilité de la concurrence, les coûts de distribution engagés par l'assurance de santé ont permis une couverture dite « complémentaire » de 96 % de la population, alors que le dispositif public de couverture santé solidaire destiné aux populations défavorisées, principalement géré par l'État et la Sécurité sociale, laisse sur le bord de la route 40 % de ses bénéficiaires potentiels.

Alors que la Sécurité sociale couvre déjà 78 % de la consommation de biens et de soins médicaux, un système de financement totalement socialisé induirait les effets suivants :

  • il coûterait cher aux Français et aux entreprises, sous forme de nouveaux prélèvements obligatoires, par une augmentation de 1 à 2 points de CSG (par exemple) selon l'étendue de l'étatisation, avec des impacts sur la compétitivité des entreprises et ce sans réduction proportionnelle des coûts de gestion des assureurs de santé (qui collectent actuellement 5 Md€ via une taxe spécifique, la TSA ou taxe de solidarité additionnelle) ;

  • il conduirait à de nouveaux transferts intergénérationnels de dépenses publiques des jeunes vers les seniors, alors que ceux-ci sont d'ores et déjà les bénéficiaires des transferts sociaux. Une décision de nouveaux transferts de dépenses sociales au profit des retraités, y compris des retraités aisés, au détriment des actifs et notamment des jeunes, relèverait d'un choix éminemment politique, difficilement explicable ;

  • il réduirait la liberté de choix des citoyens : les Français n'ont pas forcément envie d'un « tee-shirt à taille unique » en matière d'accès aux soins. Il n'est pas illégitime de favoriser le développement d'une offre complémentaire en fonction des attentes des consommateurs de soins tout en préservant l'accès aux soins essentiels ;

  • il unifierait les garanties « vers le bas », ce qui aurait deux effets cumulatifs : d'une part, l'augmentation des restes à charge des ménages et, d'autre part, la diminution des revenus des professionnels et des établissements de santé, établissant ainsi de nouvelles pressions conventionnelles auprès des pouvoirs publics ;

  • il priverait la France d'un potentiel de financement des investissements et de l'innovation dans le système de soins ;

  • il serait largement illusoire, partiel et temporaire : le système ne pourra pas intégralement socialiser la demande d'offre dans la durée. Il y aura des échappatoires au système public. Des espaces de liberté se récréeront, comme on le constate dans les pays ayant opté pour un système national de santé (Royaume-Uni, Espagne, etc.), avec de très fortes inégalités d'accès aux soins, par défaut de mutualisation de la part du risque qui n'est pas prise en charge par le système public.

Ce dernier point est sans aucun doute le plus critique en matière d'accès aux soins hospitaliers pour nos concitoyens. Si les assureurs de santé ne sont plus en mesure de mutualiser le risque sur l'ensemble de leurs portefeuilles d'assuré, la part qui ne sera pas prise en charge par la Sécurité sociale (chambre particulière, suppléments d'honoraires, accompagnant, etc.) sera à la charge directe de chaque hospitalisé. Nous avons vu ci-dessus que cela peut représenter une charge insupportable pour une partie significative de la population.

Par ailleurs, l'étatisation du système de santé via la création d'une « grande Sécu » ne correspond à aucune demande de la population comme le montre l'enquête Elabe (2021). 90 % des personnes interrogées se disent très attachées au système de santé. Pour une majorité de Français (61 %), le bon fonctionnement du système de santé repose avant tout sur la complémentarité entre la Sécurité sociale et les assureurs de santé. Le maintien du système actuel est jugé le plus souhaitable. Des évolutions sont néanmoins souhaitées : réduction de la fracture territoriale (prioritaire pour 75 % des sondés), tarifs plus accessibles pour les seniors et les jeunes en recherche d'emploi, responsabilisation des assurés sur une information sur le coût réel des soins, amélioration de la transparence et de la lisibilité, développement de la prévention.

L'étatisation du financement ne réduirait pas les inégalités d'accès aux soins, dont on sait qu'elles sont autant géographiques et sociodémographiques que financières. Elle ne remédierait pas non plus aux limites de la régulation administrative et comptable, qui garantit une bonne universalité de l'accès aux soins, mais présente des effets pervers décrits par la théorie économique (pénuries, rentes, barrières à l'innovation et à de nouveaux entrants, iniquité, perte de qualité, rigidité, etc.).

Des enjeux de souveraineté

Le système de soins constitue une source importante d'emplois, et a une contribution significative à la production de richesse nationale. Deux millions de personnes y sont employées et l'industrie pharmaceutique contribuait en 2020 pour 7 Md€ à l'excédent de la balance commerciale. Le secteur de la santé participe également de la productivité des entreprises, de l'attractivité du pays par la qualité de ses infrastructures, de son rayonnement et de son indépendance stratégique. La limitation des dépenses de santé ne peut donc pas être une fin en soi.

En 2020, la santé est subitement devenue un enjeu de la souveraineté nationale. En réponse au séisme économique lié au coronavirus, les banques centrales ont pérennisé le principe des taux bas initié en 2008 et amplifié l'injection de capitaux dans le système financier. Les marchés financiers atteignent de nouveaux records et les flux financiers s'orientent massivement vers deux secteurs : les technologies et la santé. Les marchés financiers anticipent que ces deux secteurs continueront durablement de susciter l'intérêt des investisseurs, ce qui permettra de financer les investissements dans de nouvelles offres de santé au service des populations. Si les entreprises françaises n'ont pas les moyens de s'engager rapidement dans cette voie, les leaders mondiaux des industries de santé et du numérique imposeront leurs solutions, à leurs conditions.

Les assureurs de santé ne sont actuellement pas considérés par les pouvoirs publics comme des acteurs pouvant contribuer aux enjeux de souveraineté et de cohésion sociale que représente le secteur de la santé. Ils en ont pourtant les moyens humains et financiers.

Leurs équipes maîtrisent la connaissance du risque et ont su nouer des accords avec les opticiens, les audioprothésistes et les chirurgiens-dentistes (la loi leur interdit de le faire avec les médecins).

Ils en ont également les moyens financiers. Détenteurs d'importants actifs financiers dédiés à l'activité d'assurance santé, que nous estimons à environ 60 Md€, les assureurs de santé disposent des moyens d'investir dans les entreprises ou des actions d'intérêt économique général du secteur de la santé. À cet égard, les obligations à impact social (OIS) peuvent, par exemple, constituer l'opportunité pour des investisseurs privés la possibilité de miser sur la réussite d'activités sociales. Cette orientation s'intégrerait pleinement dans une approche de responsabilité sociale de l'entreprise (RSE) et pourrait faire l'objet d'incitations spécifiques, en liaison avec les régions et les autres collectivités territoriales.

Les assureurs de santé peuvent aussi inscrire leurs actions dans le cadre des investissements d'avenir et des appels nationaux (par exemple : des programmes de prévention ciblés sur un secteur, une branche professionnelle, etc.). Cela suppose le choix assumé d'une coopération public-privé, ce qui n'a pas été le cas pour l'assurance lors des expérimentations dites « article 51 » sur les nouveaux modes de rémunération des professionnels de santé.

Enfin, les assureurs de santé sont soumis au contrôle attentif de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). Leurs centres de décision, leurs plateaux de gestion et la quasi-totalité de leurs salariés sont situés en France. Ils offrent ainsi aux pouvoirs publics les meilleures garanties qui soient en matière de respect de la vie privée, contrairement à des opérateurs de services non soumis au droit de l'assurance, ni au droit européen sur la protection des données.

Donner la possibilité aux assureurs de santé de prendre des initiatives en matières d'offres et de services, incluant la prévention et l'accompagnement personnalisé, est aussi un enjeu de souveraineté.

Simplifier, protéger, libérer, innover...

L'empilement des prestations de la Sécurité sociale et de celles des assureurs de santé, la complexité croissante de la nomenclature des actes médicaux et de la réglementation ont rendu le système de financement peu compréhensible des assurés, décevant en termes d'efficacité comme de services à l'ère numérique.

L'État rend les assureurs de santé responsables de cette situation. Ces derniers se plaignent des ambitions monopolistiques de la Sécurité sociale et des excès de la réglementation. L'assuré ne s'y retrouve plus. Pas plus que l'entreprise, tenue de financer depuis 2013 la moitié du coût de l'assurance de santé de ses salariés. La dualité du financement de l'assurance de santé est du reste l'un des sujets à traiter. Alors que la gestion paritaire de la Sécurité sociale a disparu en 1995, la prise en charge complémentaire des frais de santé est devenue au fil du temps une variable d'ajustement de la négociation sociale au sein des entreprises, des branches professionnelles ou de l'État.

Le Haut Comité pour l'avenir de l'assurance maladie (HCAAM) a produit des travaux très documentés et propose quatre scénarios d'évolution. L'arbitrage entre ces différentes voies s'avère délicat. Il dépendra des ambitions que l'on aura bien voulu se donner.

Pour notre part, elles tiennent en quatre mots : simplifier, protéger, libérer, innover :

  • simplifier : en clarifiant les champs respectifs relevant de la Sécurité sociale et des assureurs de santé, pour offrir aux assurés la lisibilité et la simplification attendue ;

  • protéger : en complétant les couvertures sur chacun de leurs périmètres respectifs, et notamment en matière de prévoyance ;

  • libérer : en permettant aux assurés de choisir des garanties hors du « tee-shirt à taille unique » et aux professionnels, aux établissements et aux industries de santé d'accéder à de nouveaux champs de prestations ;

  • innover : en favorisant leur contribution des assureurs de santé au développement d'un secteur économique stratégique, au moment où le système de santé fait face à des défis de transformation technique et organisationnelle.

Deux voies d'évolution des rôles respectifs de la Sécurité sociale et des assureurs de santé sont présentées ci-dessous. Elles apportent toutes deux la simplification des contrats, une meilleure protection et plus de liberté aux assurés. Les nouvelles garanties pouvant alors être prises en charge par les assureurs de santé, dans le cadre de la compétition concurrentielle, seraient, par exemple :

  • le suivi régulier de prévention et de soins en dentaire ;

  • les dispositifs médicaux numériques et d'accompagnement personnalisé, susceptibles d'améliorer la prise en charge globale du patient, y compris à domicile ;

  • des paniers de médicaments non remboursés, mais présentant une utilité dans les processus de soins ou de prévention ;

  • la coordination de soins négociée avec les professions de santé.

Un premier scénario d'évolution repose sur le principe de complémentarité, avec le maintien du niveau actuel de protection sociale relevant de la Sécurité sociale, sur un périmètre identique à celui en vigueur, voire légèrement étendu, d'un niveau 2 à caractère universel relevant d'assureurs de santé dits « complémentaires ». Il s'y ajoute la création d'un niveau 3 non réglementé relevant d'une intervention libre des assureurs de santé. Une telle organisation de la complémentarité du financement répond à un objectif de lisibilité des contrats d'assurance de santé réclamée par des associations de consommateurs. Elle distingue en effet le panier socle universel, dont le contenu est normé en termes de prestations et dont le prix fait l'objet d'une présentation spécifique. Les contrats du socle universel seraient soumis à une TSA réduite, ainsi qu'à l'exonération de charges sociales et fiscales de la contribution des entreprises. Ce scénario offre, d'une part, une amélioration de comparabilité des tarifs et, d'autre part, une liberté de choix (de la part des entreprises, des branches professionnelles et des ménages) sur un panier « libre » de prestations et de services, faisant l'objet d'une tarification distincte du panier socle universel. Les services aux assurés aujourd'hui largement méconnus, car noyés dans des tableaux de garanties devenus illisibles au gré des évolutions de la réglementation et des accords conventionnels, gagneraient ainsi en visibilité et deviendraient des éléments de différenciation entre les assureurs de santé, de nouveau incités à innover. Pour autant, ce scénario maintient un niveau élevé de complexité de la complémentarité entre les prestations de la Sécurité sociale et celles des assureurs de santé.

Plus ambitieux, le second scénario est celui d'un « décroisement » des prestations respectives de la Sécurité sociale et de celles des assureurs de santé. En quoi consiste-t-il ? Prenons comme référence le périmètre des soins d'ores et déjà pris en charge à titre principal par les assureurs de santé. Ces derniers indemniseraient principalement les risques suivants au premier euro :

  • l'optique et les audioprothèses hors 100 % santé ;

  • les prothèses dentaires hors 100 % santé, les implants et l'orthodontie ;

  • les prescriptions de médicaments prises en charge à 65 % et plus (dont ALD) ;

  • les dépenses hospitalières de chambre individuelle, de suppléments d'honoraires (hors forfait journalier et ticket modérateur) ;

  • les suppléments d'honoraires et actes hors base de remboursement (BRSS) ;

  • l'orientation médicale, la gestion du retour à domicile après hospitalisation ;

  • la nutrition, la psychologie, etc.

De son côté, la Sécurité sociale prendrait en charge, au-delà de son périmètre actuel d'intervention, pour ce qui relève aujourd'hui du périmètre des OCAM :

  • le ticket modérateur sur les honoraires de médecine (BRSS), afin de favoriser le développement des parcours publics de soins et la rémunération forfaitaire des professionnels de santé ;

  • le ticket modérateur et les forfaits journaliers de l'hospitalisation ;

  • le 100 % santé (optique, audioprothèses, dentaire) ;

  • les médicaments relevant d'une prise en charge supérieure ou égale à 65 %.

Les autres dispositions seraient inchangées.

Un tel schéma d'organisation du financement des dépenses de soins permet d'envisager le développement d'actions de prévention et d'accompagnement des assurés à l'initiative des assureurs de santé, des entreprises, des branches professionnelles ou des administrations, dans les domaines d'activité désormais reconnus comme relevant du rôle spécifique de l'assurance santé.

La prévention des maladies, leur indemnisation et l'accompagnement personnalisé des assurés peuvent alors se développer de multiples façons pour répondre aux demandes spécifiques des catégories professionnelles et des différentes classes d'âges. La gestion du risque trouve alors un modèle économique viable. Voici quelques exemples de dispositions qui présentent simultanément un intérêt économique et des enjeux concurrentiels pour les assureurs de santé tout en favorisant la gestion du capital santé de l'assuré :

  • en matière visuelle, auditive ou dentaire, l'assuré est invité à observer des visites de prévention primaire ou secondaire permettant une détection précoce de dégradations fonctionnelles et, ce faisant, il bénéficie d'améliorations des garanties sur les soins et les biens médicaux ;

  • pour les prescriptions pharmaceutiques, l'assuré est incité à la bonne observance du traitement, en liaison avec le praticien prescripteur ;

  • pour les risques professionnels ou spécifiques à une population, l'assuré accède à une médecine de première ligne, pour des prestations de prévention secondaire et tertiaire, ainsi qu'à un accompagnement personnalisé.

L'émergence de ces nouveaux services au profit des assurés sera favorisée par les technologies de l'information. Celles-ci permettent désormais la connaissance contextuelle du « moment de vie » de l'assuré, dans le respect de la protection des données de santé. Elles ouvrent des possibilités considérables en termes de prévention et de services, et plus globalement de santé publique. Ainsi, par exemple, lorsque l'assureur de santé peut avoir connaissance d'une sortie d'hospitalisation en temps réel, il sait mettre en œuvre des services personnalisés d'assistance et de prévention tertiaire : information sur l'organisation du retour à domicile et de sa médicalisation, prise en charge du transport et accompagnement, portage de repas et de médicaments, aide-ménagère, prise en charge des enfants et soutien scolaire, appui à l'observance du traitement, etc. Ces services existent, mais leur mise en œuvre reste ponctuelle du fait des contraintes réglementaires. À titre d'exemple, un décret récent exclut la possibilité pour les hôpitaux de transmettre aux assureurs complémentaires des informations sur les prestations, et en particulier le GHS (groupe homogène de séjour). C'est un recul puisque la norme de facturation dématérialisée prévoyait une zone dédiée à cet effet (sous réserve d'un accord de la CNIL, Commission nationale de l'informatique et des libertés). Sans transmission du GHS, un assureur de santé ne peut pas proposer à ses assurés la prise en charge ou l'accompagnement approprié du retour à domicile, par exemple. L'État prive ainsi la profession des moyens de son efficience et vient ensuite lui reprocher son inefficience ; c'est une pratique réitérée.

L'innovation ne naît pas ou ne prospère pas dans un environnement hyper-réglementé. Or elle est une condition d'amélioration du service rendu aux assurés comme du développement économique. Les assureurs de santé les plus dynamiques sauront en saisir l'opportunité. Certes elle accélérera le mouvement de concentration du secteur déjà engagé. Les effets de cette concurrence au service des assurés doivent être assumés.

Les perspectives offertes par l'Espace numérique de santé (ENS) mis en place par l'État vont ouvrir de nouvelles possibilités. L'accès au store de l'ENS doit permettre aux assureurs de santé de mettre en œuvre des stratégies de prévention et d'accès aux soins dans le strict respect de la confidentialité des données de santé. Les assureurs de santé doivent donc être en mesure de développer de telles initiatives sur le périmètre de leur domaine d'activité, dans l'intérêt des assurés comme dans celui de nos industries, établissements et professionnels de santé. À cet égard, un nouveau dialogue est à construire avec le corps médical pour trouver de nouvelles formes de coopération, autres que les controversés « réseaux de soins ».

Il nous paraît donc indispensable que soient levées les barrières idéologiques et réglementaires dissuadant les assureurs de santé d'investir et d'innover dans le champ de la santé.

Enfin, si les populations bien insérées dans la vie économique et sociale jouissent d'un accès aisé au système de santé, il en va autrement des autres catégories de population. La perception des situations sociales, environnementales et comportementales, dans leur diversité et leur complexité, ne peut s'effectuer de manière efficace qu'au plus près du terrain. C'est pour la société un investissement collectif, réduc-teur d'exclusion et potentiellement générateur de capabilities, pour reprendre le terme de Sen (2012), ainsi que de lien social. En termes de santé publique comme de cohésion nationale, c'est assurément un investissement plus pertinent et moins coûteux pour la dépense publique que l'étatisation d'une couverture des frais de santé déjà pourvue. Au-delà de leur rôle d'acteurs de marché, certains assureurs de santé envisagent d'être les parties prenantes de missions d'intérêt économique général relevant de moyens spécifiques. Cela trouverait pleinement sa place dans une politique de santé publique animée par les régions, dotées de capacités déléguées, et d'autres collectivités territoriales.

Un futur entre État et marché

Les assureurs de santé constituent d'ores et déjà un second pilier de la protection sociale. L'assurance du bien commun qu'est la santé des citoyens confère des obligations spécifiques. Bien qu'ils ne sélectionnent d'ores et déjà pas les risques et ne limitent pas les indemnisations, les assureurs de santé doivent donner des gages de confiance attendus des Français et des pouvoirs publics. Pour pouvoir disposer des nouvelles facultés de gestion du risque au premier euro, ils devront prendre des engagements clairs, tels que :

  • respecter l'impératif de non-sélection et de non-exclusion des risques, aucun traitement d'information ne pouvant servir à sélectionner, discriminer ou exclure des personnes ou des catégories de population ;

  • favoriser l'accès à des soins de qualité et fournir des services de prévention et d'accompagnement dans le système de soins, ce qui suppose des relations partenariales renouvelées avec les professions médicales, reposant sur le respect mutuel et la confiance, en vue d'une coopération équilibrée ;

  • faire un usage des données de santé exclusivement dédié à l'analyse du système de santé et aux traitements de l'information ayant pour finalités de favoriser l'accès aux soins, de proposer aux assurés des parcours de soins ou de prévention, d'identifier les parcours ou les procédures de soins les plus efficaces.

En contrepartie, ils doivent pouvoir exercer pleinement leur mission d'assurance et de gestion du risque dans un cadre légal et réglementaire revu et simplifié.

Le rôle futur proposé ci-dessus aux assureurs de santé offre l'opportunité d'une nouvelle forme de complémentarité entre l'État et l'assurance de santé. Il offre aux assurés un système plus simple et plus lisible, une meilleure couverture du risque, ainsi que de la prévention et un accompagnement personnalisés. Il peut également apporter à l'ensemble de la filière économique des professions et des industries de santé des moyens d'investissement et d'innovation, au moment où l'évolution des techniques médicales et l'émergence des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) soulèvent d'importantes questions de souveraineté.

Ce nouvel équilibre entre assurance publique et initiative privée nous semble répondre aux aspirations de ceux de nos concitoyens qui veulent vivre comme des acteurs libres et responsables d'une société moderne et solidaire.


Notes

1 Selon la loi de Baumol (voir l'article de Jean de Kervasdoué).
2 Comme le montre Jean de Kervasdoué dans un autre article.
3 4,7 Md€ sur les soins hospitaliers inscrits dans les Comptes nationaux de la santé, auxquels s'ajoutent les prestations connexes telles que les chambres particulières à l'hôpital.
4 Étude réalisée sur 1,5 million d'assurés en santé par les mutuelles et les mutuelles d'assurance du groupe d'assurances mutuelles Covéa, pour leurs 240 000 séjours hospitaliers de 2015.
5 Selon notre estimation.

Bibliographies

BIPE (2012), « Comparaison des coûts des assureurs santé et de l'assurance maladie ».

Elabe (2021), Les Français et le système de santé, étude réalisée pour Malakoff Humanis auprès d'un échantillon représentatif de 3 000 personnes de plus de 18 ans, juin.

Sen A. (2012), « L'idée de justice », Champs essais.

Tirolle J. (2016), Économie du bien commun, PUF.