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 Les réformes de santé dans le monde


KIEKE G. H. OKMA * Retraité professeur, Columbia University. Contact : kiekeokma781@gmail.com.
TIM TENBENSEL ** Professeur, Aukland University.La présente contribution s’inspire largement de l’ouvrage Health Reforms Across the World (Okma et Tenbensel, 2020). Hormis les deux éditeurs, les autres contributeurs à ce livre sont Adam Fusheini (Ghana), Igor Francetic (Tanzanie), Guillermo Paraje (Chili), Santiago Illescas Correa (Équateur), Kieke Okma, Aad de Roo et Hans Maarse (Pays-Bas), Luca Crivelli et Carlo de Pietro (Suisse), Marek Pavlík et Zuzana Kotherová (République Tchèque), Stanka Setnikar Cankar et Dalibor Stanimirovic (Slovénie), David Chinitz (Israël), Toni Ashton et Tim Tenbensel (Nouvelle-Zélande), Kee Sing Chia et Meng-Kin Lim (Singapour) et Tsung-Mei Cheng (Taïwan).

Cette contribution présente les principaux résultats d'un projet de recherche inhabituel sur les réformes de santé de douze petites et moyennes nations (généralement exclues des études comparatives internationales), qui a débuté au début du xxie siècle. Les dix-neuf co-auteurs ont tous vécu et travaillé dans un ou plusieurs de ces pays.

Situés sur différents continents, les pays varient en termes de taille, de population, de géographie, de niveau de revenus ainsi que de contextes culturels et politiques. Néanmoins ils partagent des objectifs politiques visant à garantir l'accès de leur population aux soins de santé, à améliorer la santé de la population et à protéger les revenus des familles contre les coûts élevés des soins médicaux – des politiques adoptées depuis longtemps par la plupart des nations industrialisées. Ils ont tous cherché à modifier certains des éléments fondamentaux de leurs systèmes de santé : la combinaison des sources de financement, la propriété, l'administration ou les modes de paiement des services de santé.

Chaque nation a mis en œuvre des réformes dans les limites de sa culture nationale, des héritages institutionnels et des positions des parties prenantes. Il en est résulté des résultats divergents, et non une convergence vers une direction ou un modèle unique. Ce qui fonctionne dans une nation peut ne pas fonctionner ailleurs.

Notre étude a montré, en effet, une variété remarquable d'activités de réforme, allant des efforts partiellement réussis pour développer une couverture universelle au Ghana et en Tanzanie, aux régimes d'assurance plus fragmentés du Chili et de l'Équateur, à la nouvelle procédure d'évaluation des droits de l'assurance sociale d'Israël, aux changements rapides de la Nouvelle-Zélande dans la gouvernance régionale des soins de santé combinés à un financement stable remarquable basé sur l'impôt, à l'assurance santé de la population de Taïwan, aux mandats d'assurance quasi privée de la Suisse et des Pays-Bas et à un mélange complexe de régimes d'assurance et de subventions publiques étendues à Singapour.

Les discussions autour des réformes de santé nationales sont souvent partisanes et mal informées. Peu de participants cherchent à puiser de nouvelles idées ou de l'inspiration dans ce qui se fait au-delà de leurs frontières. Les expériences étrangères ne sont que très peu citées et lorsqu'elles le sont, c'est principalement de manière négative (Okma et al., 2003). Par exemple, de nombreux commentateurs européens dépeignent le système de santé étatsunien comme un système de marché privé, faisant fi du rôle important que jouent l'assurance sociale Medicare pour les personnes retraitées, la Veterans Health Administration (administration pour la santé des vétérans) financée par le gouvernement et le programme Medicaid destiné aux familles à faible revenu. De la même façon, les débats entourant la santé aux États-Unis assimilent largement les régimes d'assurance sociale d'Europe de l'Ouest au socialisme, reflétant un fonctionnement qui, « nous le savons tous », doit être foncièrement mauvais, puisque impliquant une mainmise du gouvernement sur la médecine. Et la liste est longue (ibid.).

Cet article1 présente les principales conclusions d'un projet de recherche atypique portant sur les réformes de santé de douze pays de taille petite à moyenne (généralement exclus des études comparatives internationales), initiées au début du XXIe siècle2. Les dix-neuf co-auteurs ont tous vécu et travaillé dans l'un ou plusieurs de ces pays. Situés sur divers continents, les pays diffèrent en termes de taille, de population, de géographie et de niveau de revenu ainsi qu'en termes de contexte culturel et politique. Pourtant, ils ont en commun des objectifs politiques visant à préserver l'accès de leur population aux soins de santé, à améliorer la santé de la population et à protéger les revenus des familles contre le coût élevé des soins médicaux – autant de politiques depuis longtemps adoptées par la plupart des pays industrialisés. Tous cherchent à modifier certaines des caractéristiques de base de leurs systèmes de santé : palette des sources de financement, propriété, administration ou modes de paiement associés aux services de santé.

L'étude ne permet pas de déterminer quel est le « meilleur » modèle de santé du monde. Elle ne met pas non plus au jour une tendance claire ou uniforme de convergence entre pays. Mais nous avons découvert des similitudes frappantes entre certains programmes et mesures spécifiques, indépendamment des caractéristiques organisationnelles, des niveaux de revenu ou d'autres caractéristiques des systèmes de santé.

Les possibilités de financement des soins médicaux sont limitées : impôts (généraux ou spécialement affectés), contributions à l'assurance maladie sociale, primes versées à des assurances maladie privées et paiements directement effectués par les patients (et, dans quelques cas, dons de bienfaisance et aides extérieures au développement). Deux événements de l'histoire de l'Europe ont joué un rôle déterminant dans le façonnage des modèles de financement de la santé encore en vigueur aujourd'hui. Le premier a été l'introduction en 1883 par le chancelier allemand Bismarck d'une assurance maladie sociale (obligatoire) pour les travailleurs industriels et leurs personnes à charge. Avec le temps, d'autres groupes (par exemple, les travailleurs agricoles et les étudiants) ont également accédé à l'assurance sociale. La seconde innovation en matière de financement a été l'instauration du NHS (National Health Service) britannique en 1948. Financé par les impôts généraux, le NHS a étendu la couverture à l'ensemble de la population. Bien que les hôpitaux aient été nationalisés (ils ont récupéré leur indépendance juridique en tant que fiducies hospitalières dans les années 1980) et que les médecins spécialistes soient devenus des employés, les médecins généralistes sont restés des praticiens indépendants (Klein, 2006).

Au XXe siècle, les deux modèles se sont diffusés à travers le monde de manière quelque peu inégale. Plusieurs pays d'Europe, d'Asie et d'Amérique latine ont suivi l'exemple de l'Allemagne en mettant en place des systèmes de protection des revenus pour certains groupes sociaux (par exemple, prestations d'invalidité, de maladie et de chômage pour les fonctionnaires ou les travailleurs industriels). D'autres ont choisi le modèle du NHS, en particulier les pays scandinaves et les pays du Commonwealth. D'anciennes colonies ont également suivi ces modèles après avoir obtenu leur indépendance.

Les options en matière de fourniture des soins médicaux sont encore plus limitées : elle peut être publique, privée, ou un mélange des deux (cette dernière option, nous l'avons constaté, étant la plus répandue dans le monde). De la même manière, l'éventail des modes de paiement est lui aussi relativement réduit : salariat pour les professionnels de santé employés, frais associés à des services médicaux spécifiques, paiement par épisode de soins médicaux, paiement horaire (ou autre mesure temporelle) et paiements complémentaires associés à des activités ou à une qualité spécifique (paiement bonus ou « paiement au rendement »). Enfin, l'administration des soins de santé et de l'assurance maladie tient compte d'éléments à la fois publics et privés (par exemple, désignation ou élection des conseils d'administration des hôpitaux). Bien entendu, la combinaison de ces éléments – avec des variations marquées à travers le monde – a une incidence sur l'allocation des risques financiers et sur le pouvoir décisionnel des principaux acteurs du secteur de la santé. Ainsi le financement par les impôts et la propriété publique aboutissent à une forte influence du gouvernement, tandis que le recours à des assurances privées et à des prestataires juridiquement indépendants confère davantage de pouvoir aux assureurs et aux prestataires.

Afin d'analyser l'expérience des douze pays en matière de réforme de la santé, notre étude a combiné des catégories analytiques empruntées à la théorie économique à des concepts issus de la science politique. Les termes économiques décrivent les éléments basiques susmentionnés des systèmes de santé (financement, passation de contrats et paiement, fourniture et administration ; Okma et Marmor, 2014). Ces termes permettent de définir certaines caractéristiques des systèmes de santé, mais ne reflètent pas les causes ou les conséquences des changements de politiques. Pour cela, nous avons emprunté au vocabulaire de la science politique. Les facteurs contextuels nationaux spécifiques contribuant à l'élaboration et aux résultats des politiques sociales se répartissent essentiellement en trois grandes catégories : les idées, les intérêts et les institutions (Klein et Marmor, 2006). Ces termes font respectivement référence aux valeurs sociales sous-jacentes (ou « orientations culturelles dominantes ») à l'œuvre dans la société, aux parties prenantes organisées et aux institutions politiques qui canalisent (ou répriment) les demandes citoyennes.

Cet article regroupe nos principales conclusions par continent : Afrique, Amérique latine, Europe de l'Ouest, Europe de l'Est et Asie. Les différentes études de cas servent à illustrer la variété des processus de réforme de la santé, en mettant en évidence les similitudes et les différences qui existent entre les douze pays. Ainsi, le système néo-zélandais à la Westminster (basé sur un parti unique qui remporte tout – « winner takes all »), les régimes plus autocratiques (bien qu'élus démocratiquement) de Singapour et de Taïwan ou les régimes militaires d'Amérique latine (dans lesquels l'élaboration des politiques est élitiste) ont pu procéder à des réformes rapides n'ayant rencontré que peu d'opposition. Par contraste, les pays ayant des traditions « néocorporatistes » et des coalitions multipartites (à l'instar des Pays-Bas et d'Israël) ne peuvent mettre en œuvre des changements majeurs sans qu'aient eu lieu au préalable de vastes consultations (qui prennent souvent beaucoup de temps) avec les parties prenantes organisées et des négociations entre partis politiques. L'importance de ces négociations et de ces positions de veto a souvent contraint les gouvernements à changer de cap ou à abandonner les plans de réforme (Lijphart, 1968).

Il est important de souligner que les résultats politiques diffèrent souvent considérablement des déclarations politiques officielles figurant dans les documents gouvernementaux ou dans la législation (Palmer et Short, 1989). Les cas des Pays-Bas et de la Suisse, par exemple, illustrent bien le fossé qui existe entre le discours associé à la « santé axée sur le consommateur » et la réalité. Autre exemple : les comptes d'épargne médicale à Singapour, qui avaient pour objectif de laisser les patients supporter une partie des frais, n'ont en réalité joué qu'un rôle très mineur dans le financement de la santé.

LES RÉFORMES DE SANTÉ EN AFRIQUE

De nombreux pays africains sont encore marqués par leur héritage colonial : frontières nationales divisant des zones tribales traditionnelles, économies basées sur des produits de base et secteur de l'emploi formel relativement limité. La plupart des pays subsahariens sont encore « jeunes », ayant obtenu leur indépendance dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Des régimes politiques instables, des capacités fiscales et administratives fragiles et un manque d'organisation civile sont autant d'obstacles supplémentaires au développement d'une assurance maladie à l'échelle nationale, laquelle nécessite de la confiance, des pratiques fiscales fiables, une solide capacité administrative et le soutien actif des parties prenantes concernées3. Les aides étrangères apportées par des gouvernements ou par des organisations non gouvernementales (ONG) ont souvent donné lieu à une fragmentation en différents programmes axés sur des pathologies spécifiques (« silos »).

Les pays africains ont fait beaucoup de progrès en termes de niveau d'éducation, de revenu et de santé globale de leur population, même avec des niveaux modestes de dépenses de santé publique. Dans dix cas, l'espérance de vie moyenne a augmenté d'au moins cinq ans entre 1990 et 2007 et la mortalité infantile et maternelle a chuté de plus de 20 % dans dix-huit pays. Ailleurs, le VIH/SIDA, les maladies contagieuses et les désastres d'origine humaine ont entraîné une baisse de l'espérance de vie moyenne. L'un dans l'autre, l'espérance de vie globale en Afrique subsaharienne est donc restée stable entre 1990 et 2017.

Au moment de leur indépendance, de nombreux pays subsahariens ont hérité de services de santé publique basés sur les impôts et fortement orientés vers les centres urbains. Les efforts visant à élargir l'accès aux soins médicaux et à étendre les services aux populations rurales ont été compromis par le manque de ressources financières et humaines et par une gestion inefficiente. Tout cela a conduit à la recherche généralisée d'autres moyens de financer les soins de santé (par exemple, frais d'utilisation et assurance maladie privée). Certains pays ont testé des programmes d'assurance locaux (parfois fortement subventionnés par des donateurs étrangers). D'autres ont cherché, dans les années 1990, à mettre en place une couverture universelle conformément aux préconisations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et d'autres agences internationales.

Des décennies de faible croissance économique (due à la faiblesse des prix du cacao) ont poussé le gouvernement du Ghana à augmenter les frais d'utilisation des soins de santé dans les années 1990 (une décision qui, à l'instar de ce qui s'est passé dans d'autres pays faisant l'objet de cette étude, a suscité une forte opposition). Les programmes d'assurance communautaires locaux parrainés par des ONG étrangères sont devenus populaires. Toutefois, les possibilités limitées d'adhésion à ces programmes et les faibles contributions qu'ils ont engendrées ont fait qu'ils sont globalement restés sans effet sur les problèmes de financement. Le Ghana a ensuite annoncé la mise en place d'un régime national d'assurance maladie (le National Health Insurance Scheme, NHIS) en 2003. La Banque mondiale et d'autres organisations internationales se sont d'abord opposées à ce régime avant de le soutenir avec ferveur lorsqu'elles ont eu le sentiment que le NHIS s'inscrivait dans le droit fil des Objectifs du millénaire pour le développement (Wireko et Béland, 2016). Les employés du secteur formel couverts par le NHIS (environ 3 % de la population) versaient des cotisations indexées sur leurs revenus, tandis que les travailleurs du secteur informel versaient des montants forfaitaires déterminés par les bureaux locaux de l'assurance, avec octroi d'aides publiques aux groupes de population pauvres et à risque. Les vastes campagnes de sensibilisation du public n'ont toutefois eu qu'une utilité limitée en termes de renforcement de la confiance du public ou même de compréhension générale du NHIS. En dépit des aides, les citoyens pauvres ne pouvaient pas se permettre de payer les cotisations, et les adhésions tout comme les revenus sont demeurés à des niveaux très bas. En 2017, le NHIS couvrait moins de 40 % de la population (Fusheini et al., 2016). Parmi les autres barrières à l'accès figuraient le manque d'infrastructures (en particulier, il était souvent nécessaire d'effectuer un long voyage pour se rendre dans un point d'inscription), la pénurie de professionnels de santé qualifiés, la mauvaise coopération entre les différents prestataires et les importantes variations régionales au sein de l'administration.

Peu après avoir obtenu son indépendance de la Grande-Bretagne en 1961, la Tanzanie, alors sous l'administration socialiste du président Nyerere, a annoncé la mise en place d'un système de santé publique universel, avec une planification centralisée des ressources humaines, d'importants investissements dans les infrastructures de santé rurales et une interdiction des soins de santé privés (Gilson, 1995). L'éventail des services s'est élargi dans les années 1980, grâce au soutien massif de donateurs extérieurs. Les récessions économiques des années 1970 et 1980 ont toutefois conduit à la baisse des recettes fiscales, et les aides extérieures au développement n'ont pas permis de combler le déficit de ressources. Le gouvernement a changé de cap, s'engageant dans une vague de libéralisation économique. Il a levé l'interdiction frappant les soins de santé privés (y compris les soins de santé confessionnels) et abordé les questions de la participation des patients au paiement des soins et des systèmes de paiements anticipés. À la fin des années 1990, le ministère de la Santé a piloté des programmes d'assurance communautaires volontaires gérés par les autorités locales (LGA). La responsabilité de la santé publique est revenue aux LGA. Environ 73 % des infrastructures de santé sont restées publiques, tandis que 12 % étaient gérées par des organisations confessionnelles et d'autres ONG et 15 % étaient gérées par des organisations à but lucratif.

Les étapes suivantes ont notamment été la création du régime national d'assurance maladie (National Health Insurance, NHI) pour les fonctionnaires et les employés du secteur privé en 1999, suivie une décennie plus tard par la mise en place des programmes TIKA pour les travailleurs citadins et banlieusards du secteur informel. En dépit du soutien substantiel du ministère de la Santé et des ONG, la couverture est restée limitée (en 2015, environ 16 % de la population avait adhéré au NHI, et 8 % à des programmes locaux). Le ministère de la Santé a ensuite proposé d'intégrer les différentes assurances au sein d'un régime d'assurance maladie national obligatoire (SNHI) afin de regrouper les risques au sein d'une institution unique, de permettre des économies d'échelle et de mettre en place un système efficace de subventions croisées entre les différents programmes. Le SNHI devait inclure les groupes pauvres et vulnérables au lieu de les exempter du paiement des services à l'endroit où ils sont dispensés.

Le cabinet a toutefois rejeté la proposition, soutenant que la mise en œuvre du SNHI se heurterait à de trop nombreux obstacles : nombre peu élevé d'adhésions et respect insuffisant des cotisations, nécessité d'harmoniser les prestations entre programmes, difficulté à couvrir le secteur informel et à faire appliquer le mandat et nécessité d'un niveau élevé de subventions croisées entre les secteurs formel et informel. Actuellement, la voie à suivre pour le financement de la santé en Tanzanie semble donc être l'inscription obligatoire au NHIF pour les travailleurs du secteur formel, parallèlement à l'harmonisation des programmes locaux ciblant le secteur informel et les groupes vulnérables. Cette fragmentation n'est pas très différente de celle observée aux États-Unis : des régimes distincts pour les personnes âgées (Medicare), les pauvres (Medicaid), les travailleurs (principalement des assurances privées fournies par les employeurs) et les vétérans (Veterans Health Administration) et un grand nombre de personnes non assurées.

LES RÉFORMES DE SANTÉ EN AMÉRIQUE LATINE

Certaines des transformations politiques les plus importantes de la fin du XXe siècle dans le monde ont eu lieu lorsque les pays d'Amérique latine ont fait tomber leurs dictatures militaires lors de « révolutions pacifiques ». Aucune de ces révolutions n'a été facile, ni dépourvue de conflits, mais elles ont fini par aboutir à la mise en place de démocraties relativement stables sur le continent. Une croissance économique élevée, une expansion industrielle, des traditions antérieures d'organisations de la société civile (par exemple, organisations syndicales prônant l'assurance sociale au Chili au début du XXe siècle) et des élites instruites soutenant l'établissement d'une gouvernance démocratique sont autant d'éléments qui ont contribué à cette stabilité relative (Atun et al., 2015). De nombreux pays d'Amérique latine ont connu des améliorations en termes de niveau de revenu, de niveau d'éducation et de santé de la population. Pourtant, ils ont été confrontés à un héritage d'inégalités économiques, de fragilité des institutions démocratiques, de persécution des minorités, de dommages environnementaux et de dépendance des économies aux ressources primaires (par exemple, exploitation minière, viticulture ou production de viande).

Le Chili a été l'un des premiers pays d'Amérique latine à mettre en place une assurance sociale pour les employés du secteur public et les travailleurs manuels (citadins) au tout début du XXe siècle. Les régimes des travailleurs et des employés ont fusionné en 1942 pour former le Service médical national des employés (SERMENA). Les forces armées ont conservé leur propre service de santé. Cet héritage institutionnel est encore visible aujourd'hui.

Le régime militaire du général Pinochet a renversé le président Allende en 1973. Il a cherché à privatiser les pensions et la sécurité sociale, à limiter le rôle de l'État et à donner aux patients le choix en matière de soins de santé. Le gouvernement a permis aux personnes assurées au titre du régime public (FONASA) de le quitter et d'opter pour une couverture privée, en subventionnant fortement l'assurance privée (ISAPRES) (Jost, 1999 ; Unger et al., 2008). Comme dans d'autres pays (par exemple, les Pays-Bas), cela a conduit à un engrenage d'écrémages : de manière disproportionnée, les jeunes, les hommes et les personnes en bonne santé se sont tournés vers le privé, mais les personnes âgées, les personnes malades et les femmes en âge de procréer sont restées (ou retournées) dans le régime public, faisant face à de sérieux obstacles à l'accès sur le marché privé. Toutefois, avec l'opposition considérable rencontrée par ces modifications orientées vers le marché, le gouvernement chilien a réaffirmé son fort engagement en faveur de la santé publique à la fin des années 1990. La plupart des hôpitaux, des cliniques et des centres de soins primaires municipaux ont continué d'être détenus et contrôlés par l'État.

L'expérience chilienne montre comment des gouvernements hostiles à l'inclusion peuvent mettre en œuvre d'importants changements dans un laps de temps relativement court (Labra, 2007). Le gouvernement Pinochet a restreint l'accès à l'élaboration des politiques, réprimé les protestations et banni l'opinion publique des discussions politiques. Il a diminué les dépenses publiques et encouragé l'assurance maladie privée. Fait intéressant, le gouvernement n'a pas supprimé les services de santé publique, ni l'assurance publique. De la même façon, le soutien massif apporté aux soins de santé publics en tant que droit de l'homme n'a pas conduit à l'abolition de l'assurance maladie privée après la restauration de la démocratie en 1990. Les changements de régime politique peuvent en effet créer des « fenêtres d'opportunité » pour le changement, mais les valeurs dominantes ainsi que les héritages institutionnels restreignent la marge de manœuvre des gouvernements. Le Plan AUGE de 2005 a défini un éventail de maladies que les régimes publics et privés devaient couvrir (80 pathologies en 2016) (Paraje et Infante, 2014). Il a mis l'accent sur la prévention et les soins primaires et fixé des délais d'attente maximums et des limites annuelles quant à la somme maximale que les familles pouvaient être amenées à consacrer aux soins de santé.

Pendant la majeure partie du XXe siècle, l'Équateur a connu une alternance d'administrations fragiles, bien que démocratiquement élues, et d'autoritarismes (militaires). Les périodes de calme relatif et de prospérité croissante (au moins pour les élites) des années 1950 et 1960 ont alterné avec des périodes d'efforts visant à moderniser l'économie et à restaurer la démocratie. Pourtant, d'importants groupes de population étaient exclus de l'élaboration des politiques, les organisations de la société civile étaient insuffisantes ou inexistantes, et les organisations syndicales divisées (Coffey, 2016). Les administrations ont continué à s'opposer à l'inclusion, représentant plutôt les intérêts commerciaux des élites que ceux de la population au sens large.

La récession économique des années 1980, associée à la faiblesse des prix du pétrole et à un niveau démesuré de dette extérieure, a aggravé l'instabilité politique et favorisé une succession de présidences faibles et impopulaires. Les dirigeants populistes, une fois élus, devenaient souvent autocratiques. Leurs régimes étaient marqués par la corruption, les abus de pouvoir et la répression des droits civiques et de la liberté de la presse. Ils ont régulièrement été évincés par la classe moyenne mécontente, à l'origine de leur élection.

En 2007, le président Rafael Correa a pris ses fonctions avec des taux d'approbation élevés. Un an plus tard, il présentait une nouvelle constitution. Son « Plan national pour le bien-vivre » de 2010 a réaffirmé la puissance du rôle de l'État, le caractère participatif du processus de décision politique publique et l'instauration de programmes visant à éradiquer les inégalités et la discrimination. La santé a retrouvé son statut de droit de l'homme, appuyé par une couverture universelle4. Les réformes promettaient également des financements supplémentaires et des mesures permettant de répondre aux besoins de populations spécifiques, avec services primaires intégrés et réseaux de soins primaires. Entre 2010 et 2017, les dépenses totales de santé ont augmenté (atteignant 9,3 % du PIB en 2017), financées par les impôts généraux, les contributions à l'assurance sociale, les paiements effectués directement par les patients et les assurances privées.

L'assurance publique et les assurances privées couvraient à peine 30 % de la population en 2010 ; la plupart des gens étaient donc tenus de financer directement leurs soins (publics ou privés). La participation des patients au paiement des soins était quasi inexistante dans le système public composé d'hôpitaux publics (souvent sous-financés). Les prestataires privés incluaient à la fois des organisations à but non lucratif et des organisations à but lucratif (organismes d'assurance maladie, cabinets de médecins, cliniques et hôpitaux). Les grandes organisations à but non lucratif sont de facto devenues des prestataires publics, dans la mesure où elles étaient sous contrat de service avec le ministère de la Santé.

Les réformes de Correa ont décentralisé l'administration des services de santé publique avec pour objectif d'autonomiser les communautés. La responsabilité de la régulation et du contrôle du secteur est revenue au ministère de la Santé, celle de la planification, de la coordination et de la gestion régionales aux autorités régionales, celle de la coordination et de la gestion locales aux autorités locales et celle de la prestation des services de santé aux districts administratifs.

Les réformes ambitieuses de Correa, favorisées par la forte hausse des revenus du pétrole, ont permis de réduire la pauvreté et les inégalités (Weisbrot, 2017). Mais les critiques ont exprimé leurs craintes concernant la lenteur des réformes. De nouveaux hôpitaux restaient inutilisés, tandis que certaines cliniques rurales fermaient leurs portes. Le système demeurait fragmenté. Le ministère de la Santé sous-traitait de plus en plus les services. Ainsi, le pays était soumis à une « réforme néolibérale silencieuse » (De Paepe et al., 2012). Les élections de 2017 ont permis à l'ancien vice-président de Correa, Lenín Boltaire Garcés Moreno, d'accéder au pouvoir. Durant sa campagne électorale, Moreno a promis qu'il poursuivrait les politiques sociales de son prédécesseur. Et, en effet, il a élargi la liberté de la presse et restauré l'indépendance du pouvoir judiciaire. Pourtant, en l'espace de deux ans, soumis à une pression fiscale et budgétaire croissante, Moreno s'est tourné vers un régime plus autoritaire.

LES RÉFORMES DE SANTÉ EN EUROPE DE L'OUEST

Au cours des trois dernières décennies du XXe siècle, les Pays-Bas et la Suisse ont remplacé leurs systèmes hybrides d'assurances maladie publiques et privées par un nouveau modèle de santé « orienté vers le consommateur » (également appelé concurrence dirigée). Les deux pays avaient une tradition d'assurance maladie sociale, gérée par des caisses maladie indépendantes à but non lucratif dans le cadre de l'État-providence national. Tous deux ont introduit (la Suisse en 1996, les Pays-Bas en 2006) la souscription obligatoire d'une assurance auprès de l'un des fonds nationaux ou régionaux pour l'ensemble de la population. L'hypothèse sous-jacente était que les citoyens deviendraient des consommateurs critiques au moment de choisir leur assureur maladie et leur régime d'assurance (dans les deux pays, le gouvernement avait défini les prestations de base devant être incluses dans l'ensemble des régimes, mais avait autorisé des variations dans les couvertures complémentaires ou dans les conditions tarifaires). Ce choix devait motiver les assureurs à contracter avec des prestataires de soin compétents et efficaces pour le compte de leurs assurés. Dans le cas de la Hollande, les prestataires de soins de santé ont eux aussi dû se livrer concurrence pour obtenir des contrats avec les assureurs – une incitation supplémentaire à la fourniture de soins qualitatifs et efficaces. Dans les deux cas, toutefois, les résultats ont été bien différents des attentes.

Globalement, les consommateurs des deux pays n'ont pas manifesté un vif intérêt pour le choix de leurs couvertures santé. De manière prévisible (au moins pour les critiques), les assurés les plus riches, les plus instruits, les plus jeunes et les moins malades ont été les plus mobiles, tandis que les personnes âgées, fragiles ou atteintes de maladies chroniques ont hésité à quitter leur assureur. En résumé, les personnes qui avaient le plus besoin de soins de santé sont celles qui ont le moins changé. Le nouveau mandat n'a pas réussi à conduire au mouvement de consommateurs qu'avaient espéré les décideurs politiques. La Hollande a connu une accélération du processus de concentration du marché, à la fois concernant les assurances maladie et concernant les soins de santé (une tendance qui avait déjà commencé à se dessiner en prévision de la nouvelle législation). Cette tendance a été moins marquée en Suisse, où les assureurs étaient encore tenus de contracter avec toutes les infrastructures et tous les professionnels de santé basés dans les cantons de leurs assurés.

L'absence de concurrence véritable, l'immobilisme des consommateurs et la vague de fusions-acquisitions ont également miné l'objectif politique de contenir les dépenses de santé. Les mandats se sont avérés complexes et coûteux à mettre en œuvre et le marché n'a pas remplacé le gouvernement. La Hollande comme la Suisse avaient, avant les réformes, de faibles niveaux de dépenses de santé (environ 8 % du PIB). En quelques années, les deux pays ont intégré le top dix mondial en termes de niveau de dépenses, ces dernières dépassant largement les 10 % du PIB. En l'espace de deux décennies, le soutien apporté aux réformes orientées vers le marché a beaucoup perdu de sa ferveur. Dans les deux pays, les décideurs politiques préfèrent mettre l'accent sur la nécessité d'une collaboration régionale plutôt que sur la concurrence, et sur les questions de santé publique plutôt sur la privatisation.

La Suisse est un État fédéral formé de vingt-six cantons plus petits. La scène politique associe un système politique très décentralisé à des instruments de démocratie directe (référendums et initiatives populaires) et une longue tradition d'assurances sociales à une tradition économique libérale – en réalité, le pays allie voix, choix et sortie. Les citoyens suisses ont la possibilité – dont ils font bon usage – d'intervenir directement dans l'élaboration des politiques au moyen de référendums. Les cantons disposent d'une grande autonomie dans l'administration de la santé.

Les premières assurances sociales suisses remontent à la fin du XIXe siècle. Le Parlement suisse a adopté la première loi relative à l'assurance maladie en 1911. Contrairement à ce qui se fait en Allemagne ou dans d'autres pays européens, la loi établit que ce sont les personnes assurées, et non les employeurs, qui doivent souscrire une assurance (sur la base du volontariat). En 1990, près de 98 % de la population l'avait fait. Trois grandes questions sont restées sans réponse tout au long du XXe siècle : l'instabilité de la position financière des caisses maladie, le caractère régressif des contributions forfaitaires (donc non indexées sur les revenus) et les grandes disparités régionales en termes de coûts et de capacités médicales. Plusieurs efforts visant à régler ces questions ont été annihilés lors du processus législatif. Finalement, une proposition a été adoptée lors d'un vote populaire, à savoir la loi fédérale sur l'assurance maladie (révisée), entrée en vigueur en 1996. Elle avait pour objectif de renforcer la solidarité et le contrôle des coûts et d'encourager la concurrence entre les assureurs. La loi requiert que tous les citoyens souscrivent une couverture de base (dans les faits, couverture d'un vaste éventail de soins de soins de santé et de médicaments ainsi que des soins de longue durée pour les personnes handicapées et les personnes âgées fragiles). Elle a permis aux assureurs de proposer des régimes alternatifs de type « gestion intégrée des soins », avec des différences dans les conditions tarifaires en fonction de la qualité ou de l'organisation des soins (tandis que les prestations de base restaient les mêmes pour tous). Les assureurs à but lucratif tout comme les assureurs à but non lucratif pouvaient proposer ces régimes. Au départ, ces régimes ont suscité un fort intérêt, qui est ensuite retombé. En 2006, moins de 3 % des assurés avaient changé et 10 % environ seulement des assurés avaient souscrit une telle option. Comme au Chili ou aux Pays-Bas, les gens qui l'ont fait étaient principalement des « bons risques » : personnes plus jeunes, plus instruites, plus riches et en meilleure santé que la moyenne. Les assurés les plus âgés, les plus pauvres et les plus malades ont très majoritairement conservé leurs anciens régimes.

Un processus accéléré de fusions-acquisitions a entraîné une forte diminution du nombre d'assureurs suisses indépendants, entre le milieu du XXe siècle (on en comptait environ 1 100) et 1990 (ils n'étaient plus que 90). La plupart sont passés d'un fonctionnement régional à un fonctionnement national. Lors de ce processus de consolidation, ils ont également perdu leur identité originale d'assureur social, agissant plutôt désormais comme des assureurs commerciaux offrant une large gamme de couvertures santé (avec, par exemple, une participation plus importante des patients au paiement des soins ou des franchises plus élevées en échange de primes moins élevées). L'Office fédéral de la santé publique contrôle et supervise le marché de l'assurance. Les cantons réglementent les programmes d'assurance et veillent à ce qu'ils soient conformes aux normes en vigueur. La loi de 1996 impose en outre aux assureurs de proposer des primes uniformes, afin de prévenir le problème de la tarification basée sur le risque qui contraindrait les personnes âgées ou atteintes de maladies chroniques, par exemple, à payer des primes plus élevées. De plus, le gouvernement a réduit les barrières à l'accès en aidant financièrement les familles à faible revenu (en 2004, les aides représentaient environ 20 % du total des cotisations). Les cantons sont souverains en matière de politique et de réglementation sanitaires, sous réserve du respect de trois conditions prévues par la constitution : accès universel à un panier de prestations de base, droit de l'assuré de changer de régime d'assurance et uniformité des contrats d'assurance.

En Suisse, la santé est assurée par un vaste éventail d'hôpitaux, de cliniques et de cabinets de soins ambulatoires. En 2010, le pays comptait plus de 400 hôpitaux, dont les deux tiers étaient publics ou financés par l'État. Il y avait environ 5,6 lits d'hôpitaux pour 1 000 personnes, l'un des taux les plus élevés d'Europe. Le système est basé sur une conception libérale de la santé et de la médecine. Les médecins spécialistes travaillent dans des cabinets privés et dans des hôpitaux. Les patients sont libres de choisir leurs prestataires, même lorsqu'ils doivent préalablement passer par leur médecin traitant. L'association nationale des assureurs, Santésuisse, négocie les tarifs avec les prestataires de santé.

Il y a, en réalité, vingt-six systèmes cantonaux différents opérant dans le cadre de règles fédérales. Cette décentralisation ne laisse que peu de marge à l'interfinancement régional. L'autonomie des cantons a entravé la modernisation des hôpitaux ou la réduction de la capacité hospitalière. Les assureurs ne peuvent pas se livrer concurrence sur la base de la qualité des soins. Ils doivent contracter tous les services de santé disponibles dans les cantons où vivent leurs assurés. Ils ne peuvent se distinguer qu'en ce qui concerne le niveau de la prime correspondant à la couverture de base ou la qualité des services administratifs, ou en proposant d'autres couvertures qui restreignent, par exemple, le choix des prestataires en contrepartie de primes moins élevées. Ces dispositions ont limité l'efficacité de la concurrence.

Il semblerait que les partisans d'une santé « axée sur le consommateur » aient supposé que la combinaison du libre choix de la couverture santé et des prestataires préserverait à la fois l'accès universel et le contrôle des coûts. Les critiques, quant à eux, voient la réglementation publique, et non la concurrence, comme l'élément clé permettant de parvenir à un contrôle des coûts (Reinhardt, etc.). Les assurés suisses ont manifesté un intérêt limité pour la comparaison des différentes couvertures santé (même si les personnes les plus jeunes se sont intéressées aux régimes assortis de primes moins élevées et de franchises plus importantes). On observe également un manque de transparence quant à la qualité des soins de santé en Suisse (par exemple, absence d'indicateurs relatifs aux effectifs cliniques, aux résultats ou à la qualité des prestataires individuels). La décentralisation du processus de prise de décisions a conduit à de grandes disparités régionales en termes de cadres réglementaires, de capacités, d'utilisation et de niveaux de dépenses.

Dans le même temps, le système a conservé quelques-unes de ses caractéristiques néocorporatistes, avec fort droit de veto des groupes d'intérêt organisés dans les négociations relatives aux honoraires et aux tarifs aux niveaux fédéral et régional. Les assurés suisses peuvent changer de couverture (ou d'assureur) chaque année et ne sont pas obligés de souscrire dans leur canton. Toutefois, la mobilité des Suisses est faible, en partie en raison de barrières linguistiques. Les assurés ont également la possibilité – et ils en font bon usage – de s'impliquer dans la démocratie directe par le biais de référendums et d'initiatives populaires. La combinaison de ces facteurs politiques, culturels et historiques spécifiques a créé d'importants obstacles à la mise en œuvre de changements rapides ou d'envergure.

Les Pays-Bas ont une longue tradition d'élaboration néocorporatiste et consensuelle des politiques, au moyen de laquelle les gouvernements partagent le pouvoir décisionnel avec des groupes organisés de la société (Lijphart, 1968). Les réformes législatives des années 1990 et 2000 se sont brusquement éloignées de précédents efforts visant à centraliser la planification et le financement de la santé sur la base d'une planification régionale des infrastructures de santé publiques et privées. Plusieurs facteurs ont conduit à ce changement de direction : le ralentissement économique qui a suivi les chocs pétroliers des années 1970, la crainte du vieillissement de la population et une vision changeante du rôle de l'État.

La loi sur l'assurance maladie de 2006 a remplacé le système dual existant d'assurances publiques et privées (les deux tiers environ de la population étaient membres d'une caisse maladie, les autres ayant presque tous souscrit volontairement une assurance privée). La nouvelle loi requiert que tous les résidents légaux souscrivent une couverture de base auprès d'un assureur maladie (éliminant ainsi la différence qui existait entre régimes sociaux et régimes publics), une initiative comparable à l'obligation d'assurance en Suisse. Actuellement, les revenus des assureurs proviennent en partie des primes forfaitaires payées directement par tous les assurés et en partie des contributions indexées sur les revenus qui transitent via le système fiscal avant d'être injectées dans un fonds central. Tous les assureurs reçoivent leur argent de ce fonds sur la base de leur nombre d'assurés, de l'âge et du sexe de ces derniers et de quelques autres critères (le processus de définition des critères est devenu un enjeu controversé et durable). Il existe plusieurs formes de subventions fiscales qui permettent, par exemple, de veiller à ce que les familles à faible revenu soient en mesure de payer la prime forfaitaire (plus de 60 % de la population est éligible à ces aides en matière de primes). La couverture de base consiste en un vaste éventail de soins préventifs et médicaux et de services de santé connexes, de sorte que la marge pour une assurance complémentaire est limitée. La participation des patients au paiement des soins est modeste. Pourtant, les gouvernements ont régulièrement tempéré les effets des frais d'utilisation en exemptant certains groupes spécifiques. Confrontés à une forte opposition, les gouvernements ont également abandonné plusieurs programmes visant au retrait de certaines prestations.

Le gouvernement néerlandais a d'abord présenté la loi de 2006 comme une loi de privatisation de l'assurance maladie avant de renommer le plan « assurance sociale » lorsqu'il a pris conscience qu'il ne serait pas compatible avec certains traités internationaux. Une certaine confusion demeure quant à la nature des réformes et des éventuelles conséquences juridiques et fiscales de ce choix – par exemple, le domaine de l'assurance privé est assujetti à la surveillance du ministère des Finances et, dans ce domaine, les lois (européennes) en matière de concurrence s'appliquent.

La nouvelle loi a été présentée sous la forme d'un modèle de « concurrence régulée » qui suppose que les citoyens exprimeront leur choix d'abord en tant qu'assurés en matière d'assureurs maladie (incitant ainsi les assureurs à contracter des soins abordables et de bonne qualité), puis en tant que patients en matière de prestataires (incitant ainsi les prestataires à fournir avec diligence des soins de qualité). De cette façon – en théorie du moins –, la concurrence participera plus efficacement à la qualité des soins et au contrôle des coûts que ne le fait la réglementation gouvernementale. En 2006-2007, un cinquième environ de la population a changé d'assureur, une proportion plus élevée que prévu. Certains partisans de la santé « axée sur le consommateur » ont crié victoire (Laske-Aldershof et al., 2004). L'intérêt pour le changement a toutefois rapidement diminué. Dans les années suivantes, moins de 5 % de la population a fait ce choix, la plupart l'ayant fait dans le cadre d'un contrat collectif proposé par leur employeur. En réalité, 1 % environ seulement des changements d'assureur ont été motivés par un choix individuel de l'assuré.

Une autre question litigieuse a été celle du nombre croissant de personnes non assurées. Au départ, le gouvernement a non seulement annoncé que ces personnes allaient devoir financer elles-mêmes leurs soins (par exemple, dans les hôpitaux), mais aussi qu'elles s'exposaient en outre à des amendes si elles ne se conformaient pas à l'obligation de couverture. Il s'est avéré – et c'était prévisible – que les parents isolés, les jeunes immigrants et les assistés sociaux étaient surreprésentés dans ce groupe. Il était évidemment difficile d'imposer à ces personnes le paiement de tous ces frais supplémentaires. Par la suite, le gouvernement a abandonné la prime forfaitaire pour les assistés sociaux (dans le passé, c'est l'assistance sociale qui prenait en charge ces paiements). Le ministère de la Santé a également pris à sa charge les coûts associés au recouvrement des sommes dues par les mauvais payeurs afin de convaincre les assureurs de les garder parmi leurs adhérents. Ces mesures ont contribué à l'accroissement de la complexité et des coûts de la nouvelle assurance.

L'espoir que les assureurs et les prestataires de santé s'engageraient dans une concurrence active ne s'est pas vraiment concrétisé. L'annonce même du nouveau régime d'assurance a conduit à l'accélération du processus de fusions-acquisitions à l'œuvre dans le secteur des assurances maladie publiques et privées. En 2006, les caisses maladie avaient presque toutes fusionné avec des sociétés d'assurance privées. En effet, quelques années plus tard, plus de 90 % de l'ensemble des assureurs avaient été absorbés par de grands conglomérats bancaires et financiers, un arrangement institutionnel peu propice à un renforcement de la concurrence. De la même manière, les hôpitaux se sont engagés dans des processus de fusion avec d'autres hôpitaux de leur région. Dans plusieurs cas, cela a conduit à des monopoles régionaux, l'autorité nationale de concurrence ayant mis beaucoup de temps à contrôler lesdites fusions.

Les hôpitaux néerlandais ont une tradition séculaire d'organisations privées à but non lucratif, dont la gouvernance est assurée par des conseils d'administration autodésignés. On a observé une certaine croissance des cliniques à but lucratif évoluant dans certains domaines de spécialité, mais cette croissance n'a eu aucune incidence sur la tendance prévalente des établissements de santé à but non lucratif. De nombreux directeurs d'hôpital, peu à l'aise avec les nouvelles exigences imposées par la concurrence de marché, ont préféré collaborer avec des partenaires régionaux. La plupart des médecins généralistes et des dentistes sont installés en indépendants ou travaillent à plusieurs au sein de petits cabinets. Les médecins spécialistes sont soit employés (principalement dans les centres hospitaliers universitaires), soit membres de petits groupes indépendants habilités à travailler dans les hôpitaux.

Le nouveau modèle n'est pas parvenu à réduire les dépenses de santé. À l'instar de ce qui s'est passé en Suisse, les dépenses de santé aux Pays-Bas ont augmenté, passant de 8 % du PIB à plus de 12 % du PIB en l'espace d'une décennie. Les deux pays sont passés de faibles niveaux de dépenses à des niveaux élevés de dépenses (par rapport aux autres pays industrialisés). Tous deux font désormais partie du top cinq mondial des pays ayant les dépenses de santé les plus élevées.

Une conséquence de l'importance accrue accordée à la concurrence a été l'érosion des traditionnelles négociations corporatistes. Pendant des décennies, l'association nationale des hôpitaux, les médecins et d'autres prestataires ont régulièrement rencontré les assureurs publics et privés en vue de négocier les honoraires et les tarifs, les capacités hospitalières et d'autres questions. Ils doivent maintenant chercher des contrats de manière individuelle (les médecins généralistes se sont regroupés en associations régionales afin d'éviter les tracas liés à ces négociations individuelles avec chaque agence d'assurance). Cette situation a elle aussi participé à la complexification de l'administration et à l'augmentation des coûts.

LES RÉFORMES DE SANTÉ EN EUROPE DE L'EST ET EN ISRAËL

Après la chute du communisme, de fortes pressions politiques ont été exercées sur les pays d'Europe de l'Est afin qu'ils abandonnent la tradition du contrôle de l'État central. Ils ont adopté de nouveaux modèles de politiques axées sur le marché, encouragés par les organisations internationales et la promesse d'une adhésion à l'Union européenne (UE). Toutefois, les réformes hâtivement mises en œuvre n'ont pas toujours été un franc succès, et les gouvernements ont régulièrement été contraints de faire marche arrière.

Le financement de la santé en République tchèque trouve ses racines à l'époque de l'empire austro-hongrois et du modèle Bismarck d'assurance sociale (Maly et al., 2013). La Tchécoslovaquie est tombée sous influence soviétique après la Seconde Guerre mondiale. En 1948, le parti communiste a unifié les régimes d'assurance sociale et d'assurance maladie en un système unique obligatoire pour tous les citoyens, intégralement financé par les employeurs. Il est ensuite passé au modèle « Semashko » : financement de la santé basé sur les impôts généraux, infrastructures de santé publiques et accès gratuit universel aux soins de santé (à l'instar du NHS britannique en 1948).

La « Révolution de Velours » de 1989 (autre exemple de « révolution pacifique ») a mis un terme à l'ère communiste. Après la séparation d'avec la Slovaquie en 1993, le nouveau gouvernement tchèque est revenu à la tradition bismarckienne d'une administration de l'assurance maladie opérée par des fonds indépendants d'assurance maladie. Il a ensuite cherché à diversifier le financement de la santé et à accroître les revenus des médecins tout en assurant le maintien d'un système solidaire de couverture universelle. Deux groupes d'acteurs clés ont soutenu les changements : les médecins et le ministère des Finances (ce dernier voyait les contributions à l'assurance maladie comme une alternative séduisante à la hausse des impôts).

Tous les résidents tchèques peuvent choisir librement leur assureur maladie, et sont soumis à des contributions indexées sur les revenus pour l'assurance maladie sociale. Le gouvernement prend en charge les contributions des personnes économiquement inactives. Les dépenses de santé totales sont restées relativement faibles par rapport à celles de l'Europe de l'Ouest (7,8 % du PIB en 2015), mais les paiements directs ont augmenté. Les médecins traitants sont pour la plupart établis à leur compte et ne jouent pas le rôle de gatekeepers : les patients sont libres de consulter des spécialistes, aussi souvent qu'ils le souhaitent. La propriété et la gestion des hôpitaux, autrefois sous le contrôle du gouvernement central, sont passées sous celui des départements, des régions, des églises ou d'autres ONG dans les années 1990.

Le ministère de la Santé est responsable de l'ensemble des politiques de santé et de la santé publique. Les autorités régionales enregistrent les prestataires indépendants, tandis que les fonds d'assurance maladie quasi publics sont chargés de passer les contrats et de payer les soins de santé. Alors que de plus en plus de fonds d'assurance maladie étaient confrontés à des problèmes de financement, le gouvernement a fixé de nouvelles règles relatives à l'approbation des hôpitaux, aux prêts bancaires garantis par l'État et aux prix des médicaments. La concurrence entre payeurs a été l'un des principaux objectifs de la politique de santé, mais le ministère de la Santé est régulièrement venu au secours du fonds principal aux dépens des autres fonds. Les fonds les plus petits, mécontents de ce traitement inégalitaire, ont accéléré les processus de fusions. Dans la mesure où tous les fonds étaient tenus d'accepter tous les candidats et d'offrir la même gamme – inhabituellement vaste – de prestations, ils n'avaient que peu de marge de manœuvre pour se livrer concurrence (à l'instar de ce qui s'est passé aux Pays-Bas et en Israël). Les autres problèmes avaient trait à l'influence politique excessive exercée sur l'assurance maladie, à la faiblesse de l'administration et au manque de transparence au niveau du passage des contrats relatifs aux soins de santé.

Le modèle pluriel des fonds d'assurance sociale était basé sur l'expérience passée du pays, avec un nouvel élément encouragé par l'UE et d'autres agences extérieures : l'instauration d'une concurrence. Toutefois, au lieu de s'engager dans une concurrence accrue, les fonds ont procédé à des fusions. Le nombre de fonds est passé de vingt-sept à sept entre 1990 et 2017. Face à l'agitation populaire et à l'opposition croissante des travailleurs du secteur de la santé, le gouvernement a décidé de restreindre de nouveau la concurrence (par exemple, en interdisant aux fonds de proposer des prestations supplémentaires).

Après une période d'instabilité financière et d'alternance rapide de ministres de la Santé sous le règne majoritaire du parti social-démocrate (1998-2006), une nouvelle coalition de droite est arrivée au pouvoir. Ses réformes ambitieuses incluaient un choix plus large pour les assurés (avec des frais d'utilisation plus élevés), une responsabilité accrue des fonds et la modernisation des réseaux de prestataires. Ces politiques ont suscité de nombreux débats publics. Les frais d'utilisation, même lorsqu'ils représentaient des sommes modestes, sont devenus un sujet brûlant. Les régions ont boycotté les nouvelles règles, et les hôpitaux et les autres infrastructures de santé ont cessé de faire payer les patients. Tout cela a contribué à la victoire des partis d'opposition (orientés à gauche) dans l'ensemble des treize régions en 2008, mais un nouveau cabinet de droite a rapidement repris le pouvoir en 2010. Le nouveau ministre de la Santé, Leoš Heger, s'est principalement concentré sur la mise en œuvre de changements déjà initiés. Il a également augmenté les salaires des médecins, aggravant les déficits des fonds. Afin de combler ces déficits, le ministère de la Santé a redistribué les réserves financières de l'ensemble des fonds en 2012. Les critiques de cette mesure l'ont qualifiée de vol de propriété privée, tandis que ses partisans l'ont vue comme une redistribution de finances publiques. La confiance populaire s'est mise à décliner et le gouvernement manquait manifestement d'une vision claire concernant l'avenir des fonds. Alors que le gouvernement insistait encore sur la mise en concurrence des fonds, on a assisté à un retour marqué au système du monopole d'État. L'accent, autrefois mis sur des réformes globales, a été mis sur des changements incrémentiels (bien que peu cohérents) pendant la deuxième décennie du XXIe siècle. Le contrôle des coûts, l'efficience, la qualité des services et l'accès universel aux soins de santé sont devenus des questions centrales.

L'adhésion à l'UE a ravivé l'intérêt porté aux questions classiques de santé publique telles que la lutte contre l'alcool et le tabac, le surpoids et le diabète et le vieillissement de la population, et a suscité un intérêt nouveau pour les questions de l'e-santé, des droits des patients et de la protection des patients. Tout cela a en outre entraîné une intervention plus forte de l'État. Aux fins de l'allocation des ressources de santé, les nouveaux cabinets ont manifesté un intérêt plus vif pour le contrôle étatique que pour la concurrence.

Dès le début du XIXe siècle, la Slovénie a adopté une législation imposant aux employeurs de fournir un traitement à leurs employés lors des quatre premières semaines de maladie. Des organisations bénévoles prodiguaient des soins aux personnes âgées, aux personnes malades, aux personnes handicapées, aux veuves et aux orphelins. Au début du XXe siècle, les gouvernements ont introduit une assurance maladie obligatoire pour les artisans, les mineurs et les ouvriers des raffineries. Les travailleurs des autres secteurs finançaient des sociétés d'assistance mutuelle, parfois avec l'aide des employeurs (Albreht et al., 2016). La République fédérative socialiste de Yougoslavie (établie en 1946) a opté pour un système d'assurance à la Bismarck, avec des contributions versées par les travailleurs et les employeurs. Elle a rétabli les fonds d'assurance maladie quasi indépendants pour la gestion de l'assurance sociale, avec des contributions uniformisées au niveau des différents groupes. La loi de 1974 relative à la santé publique a décentralisé la gestion de la santé ; quinze ans plus tard, le gouvernement l'a de nouveau centralisée. L'Administration de la santé publique a repris les missions des communautés locales, et les contributions à l'assurance maladie ont été injectées directement dans le budget de l'État (transformant, de fait, le système en un modèle Semashko). La Slovénie a obtenu son indépendance en 1991 (avec la promesse d'une adhésion à l'UE). Désireux d'abandonner son héritage communiste, le pays a favorisé les politiques de santé axées sur le marché (Setnikar-Cankar et Petkovšek, 2011). Rejetant toutefois les financements privés, il est revenu à l'ancien modèle d'assurance sociale, avec une assurance maladie obligatoire pour tous les résidents.

En 1995, les dépenses de santé de la Slovénie représentaient environ 7,5 % du PIB. Cette proportion a augmenté jusqu'en 2010 avant de baisser de nouveau. Jusqu'en 2002, les contributions étaient partagées à 50/50 entre employeurs et employés (environ 15 % des salaires) ; après cette date, la part des employeurs a augmenté. Les patients sont tenus de participer au paiement de nombreux services de santé, dans une proportion allant de 10 % à 90 % du montant total des soins (par exemple, 10 % pour les opérations effectuées en urgence et les soins intensifs, 50 % pour l'orthodontie, 90 % pour certains médicaments sur ordonnance). En 2016, la très grande majorité des assurés (95 %) avaient souscrit une complémentaire santé facultative.

Le nombre de cliniques à but lucratif a rapidement augmenté après que la nouvelle législation a permis aux médecins d'établir des cabinets privés, en particulier dans les domaines des soins primaires et des soins spécialisés. Les assurés sont libres de choisir leur médecin généraliste ou leur spécialiste, ou de demander une seconde opinion. Mais, dans l'ensemble, la santé est demeurée très centralisée. La plupart des hôpitaux sont restés publics, employant les trois quarts de la main-d'œuvre médicale. Le ministère de la Santé est responsable de l'élaboration de la politique de santé globale, de la santé publique et de l'administration des hôpitaux publics les plus importants. Les autorités locales sont responsables des centres communautaires et du recrutement des prestataires privés.

La crise économique de 2008-2009, assortie d'une stagnation des salaires et d'une forte augmentation du chômage, a résulté en une hausse des dépenses publiques et une baisse importante des revenus des fonds d'assurance maladie. Le gouvernement a augmenté les prix des médicaments et les cotisations des travailleurs indépendants et des étudiants, mis un frein aux nouveaux investissements et gelé les paiements aux prestataires. Les assureurs maladie ont eux aussi diminué les remboursements, augmenté la participation des patients au paiement des soins et réduit les coûts administratifs. Les hôpitaux ont réagi de différentes manières à ces pressions : en augmentant les délais d'attente pour certains services, en réduisant les hospitalisations au profit des soins ambulatoires et en diminuant le nombre de lits. Ces évolutions ont suscité un mécontentement généralisé et des protestations de la part des médecins et des patients, poussant le ministère de la Santé à revenir sur certaines mesures (Setnikar-Cankar et Petkovšek, 2011).

D'autres sujets de préoccupation ont persisté : l'équilibre entre les différentes sources de financement de la santé, l'obsolescence de l'organisation hospitalière, le manque de normes et d'indicateurs de qualité, la rémunération des professionnels de santé, l'inégalité des contributions entre les diverses catégories d'assurés et l'inefficacité de l'organisation des soins primaires.

Aucune de ces questions n'est simple à résoudre ; la plupart ont des conséquences sur les positions et les revenus des décideurs, des professionnels de santé, des responsables, des contribuables et des patients. Elles nécessitent en outre d'importants changements dans les méthodes traditionnelles de travail et dans les pratiques organisationnelles. Par exemple, de précédentes propositions visant à concentrer la fourniture de soins spécialisés dans douze hôpitaux généraux (tout en maintenant une vaste gamme de soins ambulatoires) ont rencontré une forte opposition de la part des communautés locales, ces dernières favorisant la proximité des infrastructures à leur qualité.

Le système d'assurance maladie d'Israël est un autre exemple d'assurance sociale bismarckienne basée sur l'emploi, avec adhésion obligatoire, administration par des caisses maladie indépendantes, contributions indexées sur les revenus et soutien financier du gouvernement et des employeurs. Au début du XXe siècle, des syndicats ont établi les premières caisses maladie. À la fin des années 1980, plus de 90 % de la population avait adhéré à l'une des quatre caisses. Quelques problèmes persistaient : instabilité financière, surcapacité hospitalière et fragmen tation des services de santé, avec insatisfaction croissante du public et des professionnels de santé. Et, comme aux Pays-Bas, un nombre pourtant relativement limité de personnes non assurées représentait un problème politique majeur, que les politiciens ont cherché à corriger. En 1995, Israël a promulgué une loi de santé publique rendant l'adhésion à une caisse maladie obligatoire pour tous les résidents. Les Israéliens peuvent choisir leur caisse, ou en changer jusqu'à deux fois par an. La première année qui a suivi la mise en place de cette option, environ 5 % de la population a changé de caisse, une proportion qui est depuis tombée à 1 % environ. La plus grande caisse, Chalit, couvre environ 60 % de l'ensemble des assurés.

La loi de santé publique liste de manière explicite les prestations (procédures et médicaments) que toutes les caisses sont tenues de couvrir. Elle fournit en outre des lignes directrices relatives à l'adhésion. Dans la mesure où cette liste est relativement étendue, la nécessité d'une couverture complémentaire est assez limitée. Pourtant, la question des complémentaires santé (par exemple, pour les services de santé privés ou la médecine complémentaire) reste un sujet de discorde.

La loi de santé publique s'inscrivait dans le cadre d'un triple effort de réforme visant notamment à faire des hôpitaux des fiducies indépendantes et à réorganiser le ministère de la Santé. Ces mesures n'ont jamais été concrétisées en raison d'une forte opposition de la part des syndicats. Les réformes ont toutefois conduit à un autre changement : l'élaboration, par un comité d'experts indépendants, d'un nouveau processus pour la définition des prestations de base fournies par l'assurance maladie sociale. Le comité détermine les nouvelles procédures et les nouveaux médicaments qui seront ajoutés à la liste, en tenant compte des contraintes budgétaires (ressources disponibles) définies chaque année par le Parlement. La participation des patients au paiement des soins médicaux est restée modeste, même si elle a augmenté ces dernières années. Pour atténuer cette tendance, le gouvernement a fixé des plafonds relatifs aux montants maximums payables chaque année par les familles, avec des plafonds plus bas pour les personnes âgées.

Les prestataires de soins incluent les hôpitaux et les infrastructures de santé publics détenus par les caisses, ainsi que des hôpitaux à but lucratif et des médecins indépendants (dont la plupart sont sous contrat avec les caisses maladie). L'accès aux soins spécialisés requiert généralement le passage préalable par un médecin traitant, et la plupart des patients suivent les instructions de leur médecin, même s'ils sont libres de choisir leur hôpital.

Les hôpitaux disposent de budgets plafonnés, mais les caisses maladie remboursent généralement 50 % des dépassements de coûts. La plupart des médecins travaillant dans les hôpitaux sont salariés. Ceux qui sont indépendants perçoivent un paiement forfaitaire pour chaque patient, ou pour chaque visite. Les assureurs privés (qui proposent des couvertures complémentaires) fixent eux-mêmes le montant de leurs primes. Le ministère des Finances supervise le secteur de l'assurance. Dans la tradition néocorporatiste typique de certains pays d'Europe de l'Ouest (par exemple, les Pays-Bas), les associations nationales de professionnels et d'hôpitaux négocient collectivement avec le gouvernement et les caisses maladie les honoraires et les salaires de tous les membres. En fonction des résultats de ces négociations, le ministère de la Santé fixe les taux d'indemnités journalières des hôpitaux et les barèmes d'honoraires des professionnels de santé qui seront appliqués dans tout le pays.

De manière prévisible, les questions sujettes à controverse sont notamment celle du niveau des honoraires et celle de la mesure dans laquelle les médecins sont autorisés à exercer hors du cadre de ces accords nationaux. Une autre question problématique a trait à la nature quelque peu contradictoire du double rôle du ministère de la Santé, qui est à la fois régulateur et propriétaire des hôpitaux. De manière générale, le ministère de la Santé n'est pas perçu comme un régulateur efficace, par exemple en ce qui concerne l'amélioration de la qualité des soins et de l'assurance maladie. Il fait face à une forte résistance de la part des médecins et d'autres parties prenantes et est confronté à la couverture médiatique très critique des erreurs médicales et autres défaillances généralement considérées comme relevant de la responsabilité du gouvernement. Les caisses maladie sont juridiquement indépendantes, mais soumises à une importante régulation gouvernementale en ce qui concerne les tarifs, les prestations, les budgets globaux et la planification de la capacité hospitalière et du nombre de médecins. La Caisse d'assurance maladie nationale collecte les contributions à l'assurance et les répartit ensuite aux différentes caisses.

L'élaboration des politiques de santé en Israël repose ainsi à la fois sur une forte implication du gouvernement et sur des négociations néocorporatistes, au cours desquelles des parties prenantes bien organisées ont un puissant droit de veto. Ce fonctionnement est source d'importantes barrières à tout changement majeur (ou rapide).

OCÉANIE ET ASIE : NOUVELLE-ZÉLANDE, SINGAPOUR ET TAÏWAN

L'Asie et l'Océanie sont deux grands continents hétérogènes, sur lesquels se trouvent les deux pays les plus peuplés du monde, la Chine et l'Inde, ainsi qu'un grand nombre de pays plus petits, tous ayant des niveaux très variés de revenu, de croissance économique, de dépenses de santé et de santé de la population. Ils diffèrent également en termes de régimes politiques, de capacité administrative et d'héritages institutionnels. Ces facteurs se reflètent dans l'orientation et le rythme de leurs réformes de santé. La Nouvelle-Zélande, Singapour et Taïwan sont tous trois de solides États capitalistes, mais aussi des exemples de pays dans lesquels les gouvernements ont joué un rôle déterminant dans les évolutions apportées au financement, à l'administration et à la régulation de la santé.

En Nouvelle-Zélande, le modèle d'élaboration des politiques à la Westminster (basé sur un parti unique qui remporte tout – « winner takes all ») a permis de rapides changements dans la gouvernance régionale de la santé, mais aucun des partis qui se sont succédé au pouvoir n'a abandonné le financement de la santé basé sur les impôts (Ashton et al., 2005). En dépit du discours associé aux réformes néolibérales, les institutions de santé sont restées largement inchangées. La plupart des propositions de réformes se sont plutôt concentrées sur la modification de la répartition du pouvoir décisionnel (et des risques financiers) entre les niveaux central et régional, et sur la gestion de la santé, en particulier concernant le choix de membres nommés ou élus dans les conseils d'administration des conseils de santé régionaux. Au final, les réformes n'ont pas été à la hauteur des espérances de nombreux réformateurs.

Singapour, petit État insulaire de 721 km2 et de 5,6 millions d'habitants, est l'un des pays les plus densément peuplés du monde. Son parti majoritaire, le Parti d'action populaire, est au pouvoir depuis l'autonomie accordée par la Grande-Bretagne en 1959 et l'indépendance accordée par la Malaisie en 1965 (Thomas et al., 2016). Singapour a hérité des Britanniques un système de santé publique financé par les impôts, offrant des soins basiques et assujetti à des normes rudimentaires.

Ce n'est qu'après avoir émergé comme l'un des miracles économiques de l'Asie et avoir satisfait d'autres besoins de base (par exemple, l'emploi et le logement) que Singapour a décidé de remanier son système de santé. Avec pour objectifs d'encourager la responsabilisation des personnes et de freiner la demande, la responsabilité individuelle et la participation des patients au paiement des soins sont devenues les thèmes centraux du National Health Plan (Plan national de santé) de 1983 – associés à des mesures visant à protéger les familles les plus modestes. Cela a abouti à une combinaison complexe de comptes d'épargne individuels, d'assurances obligatoires catastrophiques, de complémentaires santé et de fort soutien gouvernemental aux personnes âgées et aux familles à faible revenu. Le pays a fait preuve d'une volonté et d'une capacité remarquables pour changer l'orientation de sa politique lorsqu'il a été confronté à de nouveaux défis ou lorsque les réformes en cours ne donnaient pas les résultats escomptés.

Les dépenses totales de santé représentaient environ 5 % du PIB en 2016, une proportion plus faible que dans n'importe quel autre pays industrialisé. Pourtant, les indicateurs de santé de Singapour sont parmi les meilleurs du monde. La forte baisse de la mortalité infantile (qui est passée de 34,9 à 2,4 pour 1 000 naissances vivantes entre 1960 et 2017) a contribué à la hausse de l'espérance de vie moyenne (de 63 ans à 85 ans au cours de la même période).

En dépit des discours prônant la solidarité familiale et la responsabilité individuelle, les subventions publiques sont très importantes. Le gouvernement utilise son excédent budgétaire pour compléter les ressources de MediShield (pour les assurés de plus de 60 ans), les comptes Medisave (pour les personnes de plus de 50 ans) et les ressources de Medifund. De la même manière, il contribue aux régimes Medifund Silver dédiés aux patients âgés, au Community Health Assist Scheme (CHAS), qui fournit des soins médicaux et dentaires aux patients ayant des revenus faibles à intermédiaires, et au programme Pioneer Generation Benefits, destiné à la première génération de citoyens âgés. Préoccupé par le vieillissement rapide de la population (la part de la population âgée de plus de 65 ans devrait passer de 13 % à 25 % entre 2017 et 2030), le gouvernement a mis en place l'Eldercare Fund en 2000 afin de soutenir les organisations sociales bénévoles qui fournissent des soins aux personnes âgées, ainsi que deux programmes Eldershield qui couvrent les coûts associés aux soins de longue durée. Les subventions publiques aux régimes susmentionnés ont représenté, au total, 26 % des dépenses de santé, et les paiements directement effectués par les patients, 60 %.

Medisave est le premier système d'épargne médicale du monde, obligatoire pour tous les citoyens et tous les résidents permanents. Les contributions avant impôts (6 %-8 % des salaires) sont directement versées sur les comptes des individus. Les assurés peuvent utiliser leur compte pour régler leurs factures médicales et celles de leurs proches parents (époux/se, enfants, parents ou grands-parents). Les soldes non dépensés sont légués aux ayants droit de l'assuré après la mort de ce dernier. En 2008, les comptes Medisave de tous les Singapouriens cumulaient ensemble la somme extraordinaire de 42,4 MdSGD (ou 30 Md$), une somme presque six fois supérieure à celle des dépenses nationales totales de santé. Ces comptes sont devenus des instruments d'épargne non imposables et attrayants pour la plupart des Singapouriens plutôt qu'un moyen, comme semblent le penser de nombreux commentateurs étrangers, d'encourager un recours parcimonieux aux soins de santé en laissant les patients supporter une partie des frais.

À Singapour, les patients sont libres de choisir entre médecins privés pratiquant une médecine à l'occidentale, médecins traditionnels et polycliniques publiques. En 2017, le ministère de la Santé a étendu les réseaux de soins primaires (Primary Care Networks, PCN) multidisciplinaires composés de médecins privés, d'infirmiers, d'autres professionnels de santé et de coordinateurs de soins. En 2015, il y avait seize hôpitaux publics (dont des centres de spécialité). 20 % des hospitalisations et 80 % des soins ambulatoires avaient lieu dans des infrastructures privées. Les services d'hospitalisation sont notés en fonction de leur confort et des commodités qu'ils proposent, les subventions étant accordées aux différents services éligibles sous condition de ressources (Lim, 1998).

Le gouvernement a annoncé la privatisation des hôpitaux à la fin des années 1980. Face à un mécontentement public généralisé, il a finalement décidé de restructurer les hôpitaux et de réduire les dépenses publiques. Il a pour cela d'abord créé la Health Corporation of Singapore (HCS), à qui il a confié la propriété et la gestion de tous les hôpitaux constitués en sociétés. L'efficience des soins et les normes de soins ont augmenté, tout comme la rémunération des médecins. Le gouvernement a ensuite établi Singapore Medicine et d'autres agences dans le but de stimuler le tourisme médical. Le nombre de patients étrangers a doublé entre 2002 et 2005, passant de 200 000 à 400 000 ; ce nombre s'est depuis stabilisé, en raison de la concurrence accrue de rivaux moins coûteux dans la région, tels que la Malaisie, l'Indonésie et la Thaïlande (Choo, 2002).

Enfin, en 1999, le gouvernement a centralisé la gouvernance et réparti les hôpitaux dans deux groupes quasi indépendants : le National Healthcare Group et Singapore Health Services. Ces groupes, dotés de conseils d'administration nommés par le ministère de la Santé, ont aussi pris le contrôle des polycliniques de soins primaires. Dix ans plus tard, le gouvernement les a remplacés par six « systèmes intégrés de santé régionaux » (RHS). Les RHS regroupaient des hôpitaux, des établissements de soins, des services de soins et de rééducation à domicile, des polycliniques et des cabinets privés de médecins généralistes. Les programmes incluaient également des « plans de soins intégrés » (ICP) dédiés à certaines pathologies nécessitant des soins primaires, secondaires et tertiaires telles que les maladies cardiaques (coronaropathies et infarctus), ainsi que des infrastructures de soins communautaires dédiées aux personnes âgées.

Le plan de réforme de la santé de 2020 (basé sur de vastes consultations publiques) a mis l'accent sur l'accès aux soins, leur qualité et leur abordabilité. Il a également annoncé l'instauration de mesures visant à renforcer le système actuel de protection sociale, la mise en œuvre de politiques de soins améliorées axées sur les patients, rentables et fondées sur des valeurs, et le recours à des technologies durables. Les six RHS ont de nouveau fusionné en trois groupes. Le ministère de la Santé a justifié cette nouvelle centralisation par la nécessité de prévenir toute fragmentation et toute disparité régionale dans l'orientation de la gestion et des politiques.

Soutenu par la puissance d'un gouvernement autocratique fort, Taïwan a pu mettre en œuvre d'importants changements très rapidement (Cheng, 2015). Après avoir étudié divers modèles étrangers et diverses expériences étrangères, le pays a introduit l'assurance maladie nationale. Celle-ci a remplacé dix régimes distincts dédiés à des groupes de population spécifiques qui couvraient, au total, environ 60 % de la population. Le Bureau de l'assurance maladie nationale du ministère de la Santé joue le rôle d'assureur maladie unique pour la gestion de l'assurance et le paiement des prestataires. La forte croissance économique de Taïwan (qui fait partie des « dragons asiatiques »), l'abolition en 1987 de la loi martiale au profit d'un gouvernement plus démocratique, l'accroissement de la demande populaire et le fort leadership personnel dont faisait preuve le président d'alors, Lee Teng-Hui, sont autant d'éléments qui ont créé des circonstances favorables à l'émergence de ce nouveau régime. Afin de préparer la mise en place de l'assurance maladie nationale, des représentants du gouvernement et du monde universitaire ont mené de vastes études portant sur les expériences d'autres pays. La planification a pris sept années, suivies de dix-huit mois de délibérations parlementaires. Fait étonnant, l'assurance maladie nationale a été promulguée en 1994, avec quatre ans d'avance. Du jour au lendemain ou presque, les personnes qui n'étaient pas assurées (40 % de la population) – des personnes vivant principalement sur des îles éloignées et dans des zones rurales – ont pu accéder à l'égalité en matière de soins. Leur niveau d'utilisation des soins de santé a, en une année, rattrapé celui des autres assurés. Le programme est rapidement devenu très populaire.

Au départ, la rapidité de la mise en œuvre a été source de chaos et de confusion. Mais avec le recul, cela a peut-être été un mal pour un bien. Peu après le lancement de l'assurance maladie nationale, le pays a connu un ralentissement économique qui entraîné une baisse de la croissance entre le milieu des années 1990 (environ 10 %) et 2001 (moins de 1,7 %). Compte tenu de ce climat économique, le soutien politique à l'assurance maladie nationale aurait pu être bien plus fragile.

Traditionnellement, les dépenses de santé de Taïwan sont demeurées bien inférieures à celles des autres pays industrialisés. La normalisation et l'automatisation de l'administration de la nouvelle assurance ont contribué à la maîtrise des coûts. Toutefois, l'expansion rapide de la population assurée et l'utilisation accrue faite par les patients des soins de santé ont conduit à une hausse des dépenses de santé, laquelle a incité le gouvernement à adopter des mesures moins populaires telles que l'augmentation de la participation des patients au paiement des soins.

QUELLES LEÇONS POUVONS-NOUS TIRER DE L'EXPÉRIENCE DE CES DOUZE PAYS
EN MATIÈRE DE RÉFORMES DE SANTÉ ?

Les similitudes frappantes (problèmes de politique, pressions en faveur des réformes, objectifs des réformes et options des politiques) observées dans les douze pays de notre étude pourraient aisément conduire à l'hypothèse de l'existence d'une convergence (mondiale). Pourtant, comme nous l'avons constaté, ce n'est pas le cas. Chaque pays a mis en œuvre des réformes dans les limites de sa culture nationale, de son héritage institutionnel et des positions de ses parties prenantes, avec pour conséquence des divergences de résultats plutôt qu'une convergence dans une direction unique ou vers un modèle unique.

Les débats qui entourent la santé appellent souvent à se demander « quel est le meilleur système de santé du monde ». À l'évidence, les différents contextes nationaux d'évolution de la politique sociale et fiscale impliquent que les systèmes et les programmes ne sont pas facilement transférables d'un pays à l'autre. Ce qui fonctionne dans un pays peut très bien ne pas fonctionner ailleurs. Les traditions culturelles, les institutions et le pouvoir de veto des groupes organisés sont autant de puissantes barrières au changement. En résumé, il n'existe pas de modèle « idéal » susceptible d'être mis en œuvre dans le monde entier.

Et, en effet, notre étude a montré une remarquable « variété » dans les activités de réforme : efforts partiellement fructueux visant à développer une couverture universelle au Ghana et en Tanzanie ; régimes d'assurance plus fragmentés au Chili et en Équateur ; nouvelle procédure pour la détermination des prestations couvertes par l'assurance sociale israélienne ; rapides changements dans la gouvernance régionale de la santé combinés à un système remarquablement stable de financement basé sur les impôts en Nouvelle-Zélande ; assurance maladie couvrant l'intégralité de la population à Taïwan ; mandats d'assurance quasi privés en Suisse et aux Pays-Bas ; ou encore mélange complexe de régimes d'assurance et de vastes subventions publiques à Singapour.

Le moment et le rythme des processus de réforme de la santé ont également varié d'un pays à l'autre. Dans certains, notamment en Nouvelle-Zélande, à Singapour et à Taïwan (et au Chili sous le régime militaire), les gouvernements ont été en mesure de mettre rapidement en œuvre d'importants changements. Ailleurs, les gouvernements ont régulièrement ajusté, reporté ou abandonné les efforts de réforme. Toutefois, cette diversité dans les expériences de réforme de la santé ne signifie pas qu'il n'y a aucune leçon à tirer des expériences des autres pays, y compris de ceux qui semblent le plus éloignés, tant du point de vue géographique que culturel.

Notre étude permet de dégager plusieurs conclusions notables. La première concerne le niveau d'analyse. Même si nous avons observé de grandes disparités dans l'orientation et le rythme des réformes, certains programmes et certaines politiques spécifiques comportaient davantage de points communs que de différences. Ainsi, les bouleversements politiques (révolution, renversement de régime, changement radical dans le gouvernement de coalition, indépendance, adhésion à l'UE et crises économiques) ont souvent été l'occasion d'une réévaluation et d'une refonte de la politique sociale et des systèmes de santé, et les pressions en faveur du changement ont fréquemment été accentuées par des pressions fiscales et budgétaires, un mécontentement populaire généralisé vis-à-vis des arrangements existants et la crainte du vieillissement de la population.

Deuxièmement, les nouveaux gouvernements sont souvent impatients de laisser leur marque au moyen d'ambitieuses réformes. Toutefois, la précipitation n'est pas toujours synonyme d'efficacité. Nos études de cas montrent comment certains plans de réforme se sont enlisés en raison d'une absence de soutien populaire, d'une opposition des parties prenantes ou d'une capacité administrative fragile.

Troisièmement, plusieurs pays ont cherché à modifier le financement des soins de santé, par exemple en remplaçant le financement des hôpitaux à partir de budgets historiques par des paiements par cas ou par diagnostic et en remplaçant les honoraires des médecins généralistes (basés sur le service rendu) par un mélange de montants forfaitaires, de subventions pour certaines activités et, dans certains cas, de « paiement au rendement ». Dans la plupart des cas, les efforts visant à modifier les méthodes de paiement ont pris (beaucoup) plus de temps que prévu. Et peu d'éléments attestent que ces changements ont permis de réaliser des économies ou des gains d'efficience.

Quatrièmement, en dépit du soutien et des encouragements enthousiastes de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), de la Banque mondiale et d'autres organisations multilatérales ou non gouvernementales en faveur de la « couverture universelle », seuls quelques pays ont réussi à remplacer des financements fragmentés par des régimes à l'échelle de la population (basés soit sur les impôts, soit sur l'assurance sociale). Une administration faible, un manque de soutien populaire, de compréhension et de confiance publique, ainsi que la fraude et les abus ont compté parmi les principaux obstacles. Plus que tout, les attentes irréalistes concernant le temps nécessaire au développement de nouvelles institutions qui permettraient de gérer des régimes de protection des revenus à l'échelle de la population ont conduit à de très grandes désillusions.

Cinquièmement, nos études de cas ont montré une tension marquée entre les pouvoirs décisionnels centraux et régionaux. Les efforts visant à faire passer l'autorité décisionnelle et budgétaire du niveau central du gouvernement aux niveaux locaux et régionaux (« rapprocher l'élaboration des politiques des citoyens ») ont souvent abouti à des jeux compliqués d'accusations réciproques et à une recentralisation ultérieure.

Sixièmement, les gouvernements ont couramment exempté certains groupes de patients de la participation au paiement des soins et limité les paiements directs afin de tempérer les mesures mises en œuvre (accentuant la complexité et les coûts administratifs). Il n'y a pas de moyen simple de « renforcer la responsabilité individuelle » en matière de santé. Transférer la responsabilité publique des missions publiques (par exemple, l'accès universel aux soins de santé) à des acteurs privés (par exemple, assureurs maladie privés et prestataires à but lucratif) nécessite, comme nous l'avons constaté, une réglementation poussée (et onéreuse). La plupart des gouvernements se sentent responsables de la préservation d'un accès universel aux soins de santé auquel ne s'opposeraient pas des barrières financières insurmontables.

Enfin, nous avons observé d'importants écarts entre la rhétorique de marché et la réalité politique. Certains pays ont fait l'expérience d'une séparation des fonctions de l'acheteur et du fournisseur (principe de la « séparation acheteur-fournisseur »). Cette séparation des fonctions suppose que des payeurs tiers (par exemple, des agences gouvernementales ou des assureurs) négocient les contrats avec les prestataires de santé. Nous avons constaté que les assureurs maladie et les prestataires de santé se montraient plus enclins à renforcer leurs positions sur le marché en fusionnant avec d'autres plutôt qu'en se livrant concurrence. De plus, au lieu de remplacer l'État par le marché dans le cadre d'un « système de santé axé sur le consommateur » (comme, par exemple, en Suisse et aux Pays-Bas), les gouvernements ont généralement élargi leur rôle par de nouvelles réglementations et une vaste mainmise administrative. Il semblerait que les marchés des soins de santé requièrent une importante régulation gouvernementale. Les gouvernements ont fréquemment utilisé le contrôle des budgets et autres instruments « traditionnels » pour limiter les dépenses de santé. Et de nouvelles préoccupations liées aux technologies de l'information et à des questions de santé publique ont souvent conduit à l'élargissement de l'intervention gouvernementale.


Notes

1 La présente contribution s'inspire largement de l'ouvrage Health Reforms Across the World (Okma et Tenbensel, 2020). Hormis les deux éditeurs, les autres contributeurs à ce livre sont Adam Fusheini (Ghana), Igor Francetic (Tanzanie), Guillermo Paraje (Chili), Santiago Illescas Correa (Équateur), Kieke Okma, Aad de Roo et Hans Maarse (Pays-Bas), Luca Crivelli et Carlo de Pietro (Suisse), Marek Pavlík et Zuzana Kotherová (République tchèque), Stanka Setnikar Cankar et Dalibor Stanimirovic (Slovénie), David Chinitz (Israël), Toni Ashton et Tim Tenbensel (Nouvelle-Zélande), Kee Sing Chia et Meng-Kin Lim (Singapour) et Tsung-Mei Cheng (Taïwan).
2 Nous avons présenté la première phase de nos recherches en 2010, dans l'ouvrage Six Countries, Six Reform Models, publié par World Scientific of Singapore.
3 En Allemagne, l'assurance maladie sociale s'est développée sur plusieurs décennies, voire plusieurs siècles. Initiés sous la forme de programmes d'entraide locaux et régionaux basés sur la profession (caisses maladie) et dotés de conseils d'administration élus par les membres, les plans se sont peu à peu étendus au fil du temps. Bien que Bismarck ait rendu l'adhésion obligatoire en 1883, il a laissé l'administration aux caisses maladie, tirant parti de leur expérience institutionnelle et de la confiance qu'elles inspiraient. Cet héritage institutionnel (ou son absence) explique les difficultés auxquelles sont actuellement confrontés de nombreux pays concernant l'introduction d'assurances nationales.
4 Il s'agit d'un cas intéressant d'élaboration des politiques reposant sur l'encadrement des droits constitutionnels. Le problème de cette approche est que les gouvernements font souvent de grandes promesses (avec des slogans tels que « La santé pour tous ») sans opérationnaliser ces termes. Le « droit constitutionnel à la santé » est confronté, dans de nombreux pays, aux réalités de l'insuffisance des budgets alloués à la santé publique, de la distribution inégale des ressources, de la faiblesse des administrations, de la fraude et des abus.

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