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 Le financement du terrorisme : illusions et réalités


Alain BAUER Professeur de criminologie, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), New York, Beijing.

Pendant longtemps, la question du financement du terrorisme fut clairement calquée sur celle du crime organisé. Des sommes colossales serviraient à financer des armées terroristes prêtes à déstabiliser l'Occident.

Si cette fable n'est pas totalement dénuée de racines, elle s'est révélée en très grande partie inexacte. Pour l'essentiel parce que les outils de renseignement contre le terrorisme sont culturellement marqués par leur « maison » d'origine qui, jusque dans les années 2000, s'était surtout concentrée sur le contre-espionnage ou la criminalité transnationale, sans comprendre les abysses culturels qui existent, ni parfois remarquer les rapprochements pragmatiques ou les transferts.

En fait, après avoir longtemps fantasmé sur les centaines de millions de dollars de la cagnotte présumée d'Ousama Ben Laden, on découvrira que les attentats du 11 septembre auraient coûté un peu moins de 500 000 dollars (et une équipe de terroristes renverra même quelques milliers de billets verts de trop-perçu à la maison-mère).

Tout le problème réside dans plusieurs difficultés rencontrées pour analyser et comprendre le terrorisme.

L'absence de définition stable du terme perturbe grandement. On est toujours le terroriste ou le résistant de l'autre. Et de ce fait, si l'on assume assez bien de définir les modes opératoires, on a du mal à trouver un mode d'identification correct. Ainsi, l'ETA, l'organisation qui fait sauter le cortège du Premier ministre du dictateur Franco (cible légitime pour un mouvement de libération nationale), est-elle terroriste ? Ou celle qui fait sauter une caserne de la garde civile après le retour de la démocratie ? Ou celle qui fait sauter la même bombe dans un supermarché de Barcelone ? Clairement la troisième pour le criminologue, car la cible est illégitime (mais ce choix est loin de faire l'unanimité).

Il faut donc avec la plus grande prudence éviter la facilité et la dénomination mécanique. Car tout n'est pas terroriste. Et l'absence de diagnostic précis handicape à la fois le pronostic et le choix thérapeutique.

Ensuite, il convient de fixer les masses financières dont on parle. Car le crime reste un secteur porteur peu soumis aux variations économiques. L'entreprise criminelle pratique l'intégration verticale et horizontale, investit dans la R&D (recherche et développement), développe des zones de chalandise, incentive le personnel et apprend les recettes de l'investisseur actif. Seule la gestion de la concurrence est structurellement plus définitive que dans le commerce traditionnel.

Le crime a évolué, s'est modernisé, globalisé très vite. Le criminel ordinaire est devenu bande, gang, entreprise, conglomérat. Et ne s'occupe plus vraiment des petits hold-up d'antan. Après divers épisodes réussis de détournements massifs de fonds (savings and loans américaines, banques hypothécaires japonaises, russes, mexicaines, thaïlandaises, etc.), la création d'une quasi-banque criminelle (la BCCI – Bank of Credit and Commerce International), voici que le secteur intervient comme un acteur économique majeur (cf. Rapport moral sur l'argent dans le monde 2011).

Les amateurs sont devenus de grands professionnels, des acteurs majeurs de l'économie mondiale, contrôlant directement ou indirectement une grande partie des offshore. Car nul offshore n'est honnête. Leur principe fondateur réside dans la fraude, les fraudes.

Fraude à l'impôt, pour échapper à un fisc envahissant agissant au nom de gouvernements dispendieux et qui permettent une sorte d'excuse morale. Fraude à la commission et à la rétrocommission, pour la « bonne cause » (les ventes d'armes ou de matériels stratégiques). Mais aussi, car le même tuyau de l'« optimisation fiscale » sert en fait à tout, circuit d'évacuation de l'argent criminel.

Ainsi, sans grand effet pour le reste de la planète médiatique, l'ancien directeur général de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime pouvait, à la fin de 2009, expliquer au Guardian que l'essentiel des 350 Md$ des profits estimés du trafic de stupéfiants avaient pu être utilisés pour sauver une partie du système bancaire désespérément à la recherche de liquidités.

Pour sa part, l'agence antidrogue américaine (DEA – Drug Enforcement Administration) et le fisc américain (IRS – Internal Revenue Service) ont terminé une enquête faisant suite à l'interception d'un DC9 à Ciudad del Carmen au Mexique en avril 2006. Outre 5,7 tonnes de cocaïne (dont la valeur marchande dépassait 100 Md$), les services de sécurité mexicains et américains découvraient à bord de nombreux bordereaux mettant en cause l'une des plus importantes banques américaines (Wachovia), rachetée depuis par le groupe Wells Fargo. Le blanchiment découvert dépassait plusieurs centaines de milliards de dollars (378 Md$, soit un tiers du PIB mexicain) uniquement en opérations de change à partir de petits bureaux locaux, particulièrement à partir de 2004. La banque négocia l'abandon des poursuites contre une amende symbolique de 110 M$. Selon le procureur fédéral Jeffrey Sloan, le comportement de Wachovia « a donné une carte blanche aux cartels pour financer leurs opérations ».

Wachovia fut informée en interne et par d'autres opérateurs du système financier international, mais n'en tint aucun compte et ses profits en furent durablement « boostés ». L'usage massif de travellers checks en euros échangés un peu partout dans le monde dans des proportions sans commune mesure avec les besoins d'un touriste même fort dispendieux n'a pas plus forcé la banque à réagir, comme le souligne le journal anglais The Observer dans une enquête publiée au début d'avril 2011. Au contraire, son service de compliance a décidé de licencier l'émetteur interne des alertes, tout en aidant à l'achat d'un avion permettant le développement du trafic, intercepté un peu plus tard avec deux tonnes de cocaïne en soute.

Ici et là, aux frontières des Balkans, aux États-Unis, au Liban, dans le Golfe Persique, on découvre, ou on feint de découvrir, des agences bancaires, des filiales ou des organismes bancaires presque entièrement dédiés non seulement au blanchiment traditionnel, mais également à l'investissement criminel. Une industrie « officielle » du financement du crime est née, utilisant les méthodes et les outils des systèmes financiers classiques.

Et le nombre de banques condamnées, parfois lourdement, au cours des dernières années, montre à quel point le secteur financier est parfois passé du statut de victime à celui de complice, pour le moins.

Aucun de ces événements n'est véritablement isolé. S'il n'existe probablement pas encore d'organisations centralisées du crime, les modalités de coopération se développent et le poids des organisations criminelles extra-européennes sur le Vieux Continent se fait de plus en plus sentir.

Plus récemment, le rapport OCTA 2011 publié par Europol sur le crime organisé souligne l'apport de plus en plus significatif des spécialistes des questions financières aux activités criminelles, tant la course au « bonus » surpasse les considérations légales ou morales.

L'hybridation de plus en plus développée des organisations criminelles, leur développement en conglomérat couvrant de plus en plus de secteurs, leur rôle comme agent économique majeur en période de crise, leur offre de nouveaux débouchés et de nouveaux espaces d'activité. Il n'y a plus seulement une zone « grise » marginale et secondaire, mais une entreprise criminelle mondialisée qui a réussi, en se faufilant par tous les interstices laissés ouverts par les obsessions étatiques nostalgiques d'un monde ancien, à prendre place au tout premier rang des opérateurs économiques de la planète.

Un excellent ouvrage intitulé La grande fraude (Odile Jacob) signé par Jean-François Gayraud dissèque ainsi avec efficacité et pédagogie le processus de corruption et d'aveuglement volontaire d'une partie importante du système financier mondial. Il en rappelle le contexte, met en perspectives les liens étroits entre le crime et ses banques, souligne la dimension frauduleuse souvent ignorée ou sous-estimée des crises financières depuis un demi-siècle au moins.

Il souligne que le crime accompagne, amplifie et provoque parfois les crises financières et rappelle l'alerte donnée en 2008 par le procureur général américain, Michael Mukasey, sur la menace grandissante pour la sécurité nationale représentée par la « pénétration des marchés par le crime organisé ».

Le crime et la finance ne vivent plus seulement côte à côte. La finance mondiale n'est plus seulement la victime des attaques à main armée ou des détournements informatiques. Une partie d'entre elle a choisi d'investir avec le crime et parfois dans les activités criminelles. L'appât du gain est devenu un puissant moteur du développement des activités illégales ou illicites, bien au-delà de la traditionnelle « optimisation fiscale » qui justifiait si bien l'existence de places offshore pour nombre de banques ayant pignon sur rue.

Pour sa part, et jusqu'à la chute du mur de Berlin, le terrorisme mondial était plutôt mécanique. À Washington ou à Moscou, on décidait ou pas de laisser une opération se réaliser. Armes, explosifs, papiers, moyens de transport, camps d'entraînement, tout ou presque était sous contrôle.

Depuis 1989, un premier processus d'émancipation a vu des golems (structures créées par des apprentis sorciers et qui se retournent contre eux) se révéler comme ce que l'on croit devoir appeler Al-Qaïda (en fait, le Front international islamique contre les Juifs et les Croisés, titre moins « vendeur », mais bien plus clair).

Des terrorismes régionalistes ont commencé à disparaître (ETA basque, IRA irlandaise), d'autres sont devenus purement criminels (FARC colombien). Puis sont apparus, en 1995 en France, avec Khaled Khelkhal et le gang de Roubaix, les premiers hybrides, gangs-terroristes, ayant un passé criminel et cultivant, dans un savant cocktail, activités délictueuses et actions terroristes drapées dans la revendication islamique radicale. Les premiers ont pu légitimement surprendre.

Mohammed Merah est venu rappeler en 2012 que les prototypes avaient accouché de successeurs. Comme Mehdi Nemmouche. Et désormais les frères Kouachi dont on peut légitimement se demander si l'on ne devrait pas plutôt les appeler le « groupe Coulibaly ».

Et d'autres, lumpenterroristes, individus souvent connus pour leurs problèmes de santé mentale, qui se lancent dans des opérations impulsives et sans stratégie.

Désormais, le(s) terrorisme(s) s'écri(ven)t au pluriel et le mode de compréhension et de classement doit évoluer pour sortir d'une vision confortable d'un monde disparu il y a vingt-cinq ans qui reste pourtant présent comme une sorte de nostalgie dans les grandes organisations nées après-guerre.

Jamais les services de renseignement n'ont pu ou su collecter autant d'informations. Jamais ils n'ont été aussi submergés par l'information. La compilation est devenue aux États-Unis une obsession. Mais l'analyse critique ne suit pas. Et trop de données tuent le renseignement quand on ne sait pas organiser la hiérarchisation de l'essentiel et quand on est projeté d'un extrême (on ne voit pas le péril naissant) à l'autre (tout est dangereux).

Le NYPD (New York Police Department, la police de New York) l'avait bien compris après le 11 septembre. Raymond Kelly, son patron, avait alors décidé de confier à des binômes mixtes (policiers et espions de terrain et universitaires) le soin de tout revoir. Et avait créé avec David Cohen l'un des services de renseignement les plus performants et les plus ouverts au monde. Et parmi les plus efficaces. Disposant de relais dans une quinzaine de capitales étrangères, le dispositif a méthodiquement analysé tous les changements de modes opératoires du terrorisme depuis 2001. Et publié un document « Radicalisation en Occident, la menace enracinée » qui expliquait déjà par le menu, il y a plus de dix ans, ce que nous vivons désormais.

Après chaque catastrophe terroriste, une commission d'enquête voit le jour. Depuis cinquante ans, leurs conclusions sont globalement identiques :

  • on savait avant le déclenchement des opérations l'essentiel de ce qui aurait pu permettre de prévenir l'acte ;

  • pour des raisons mystérieuses et essentiellement bureaucratiques, on n'a pas compris ce que l'on savait (« We did not connect the dots. », disent les Américains) ;

  • ce ne se reproduira plus… Jusqu'à la commission d'enquête suivante.

À ce jour, la question du financement est perturbée par la pluralité des opérateurs concernés.

Pour le terrorisme d'État, les administrations disposent de tous les moyens nécessaires pour équiper, former, armer, transporter et payer les opérateurs. Quitte à imprimer de vrais faux dollars à profusion.

Pour les terrorismes régionalistes ou nationalistes, l'impôt révolutionnaire et le soutien populaire suffisent souvent à trouver les moyens nécessaires.

Pour les structures nébulaires de type Al-Qaïda ou plus centralisées comme Al-Nosra, il convient de trouver à la fois des sponsors et des soutiens. Ils ne manquent pas dans l'hémisphère arabe.

Pour les hybrides, la relation avec les réseaux criminels sert beaucoup.

Pour les lumpenterroristes, l'action se fait avec les moyens du bord, la question du financement est secondaire.

Reste l'État islamique, dont la réalité impose de dire qu'il s'agit moins d'une organisation terroriste (avec 50 000 hommes et plus de blindés que la plupart des forces occidentales) que d'une armée barbare inventée par la sainte alliance des sunnites et faisant aujourd'hui en direct sur les réseaux sociaux ce que l'ancienne Ikhwan saoudienne faisait hier dans l'indifférence ou l'ignorance.

Entre les produits de la zakat (la dime musulmane), de l'impôt révolutionnaire, du financement amical et de la subvention d'État, le financement du terrorisme ne souffre que peu des restrictions imposées par les États qui, d'une part, libéralisent les transferts et suppriment les frontières pour des raisons économiques et, d'autre part, tentent de réguler ce qu'ils viennent de libéraliser. Une très grande hypocrisie règne sur la gestion des espaces gris de la finance mondialisée. Shadow banking, shadow trading, trading haute fréquence, offshore (et inshore/offshore comme la City ou le Delaware) ont été inventés avec la bénédiction des grandes places financières et boursières. Pour des raisons techniquement compréhensibles de leur point de vue. Mais ouvrant systématiquement la porte au crime organisé (pour l'essentiel) et au terrorisme (qui a besoin de beaucoup moins d'argent).

Si l'on veut répondre à ce problème, alors ne serait-il pas temps de s'attaquer aux causes et pas seulement aux conséquences visibles ?

Depuis les années 1990, on dérégule. Le temps est peut-être venu d'inverser le processus.