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 Introduction Le temps des paradoxes


François CHAMPARNAUD COB ; Délégué général, Association d’économie financière.

Générosité, solidarité, progrès sur fond de drames et de tensions, telle est l'image paradoxale que les auteurs de ce 20e Rapport moral sur l'argent dans le monde ont voulu retenir de 2015. C'est l'année qui a vu s'affirmer au plan mondial des objectifs de responsabilité écologique (COP21), l'économie du partage prendre son essor, se développer les techniques de l'investissement à impact social. Mais, dans le même temps, 2015 s'est ouverte et se termine sur des épisodes sanglants à l'empreinte sans doute durable sur nos sociétés.

Nos systèmes économiques et financiers, avec l'ensemble des acteurs dans un monde interdépendant, vivent de – voire amplifient – ces contradictions.

DONNER – PARTAGER

La générosité en économie peut faire sourire. À tort. Dans ce volume, Sir Ronald Cohen parle de « la main visible du cœur ». Excellente formule, en effet, qui souligne les limites ou le caractère trop strictement utilitariste de celle – célèbre – à laquelle elle renvoie. Il est vrai que le don a toujours constitué un défi à la rationalité et à une science économique longtemps dédaigneuse des analyses d'un Marcel Mauss1 qui voyait dans la réciprocité généralisée la forme archaïque et originelle de l'échange marchand. Dans un texte important qui a participé à la critique la plus radicale de la raison économique, Jacques Derrida2 situe le don au-delà de tout calcul et ne peut donc l'intégrer à quelque logique économique que ce soit. Les auteurs de ce Rapport moral sur l'argent dans le monde adoptent un parti différent et tentent d'articuler principe éthique et vie économique. Pierre de Lauzun y rappelle opportunément que l'acte économique comporte toujours une forme de don mutuel. Cet altruisme réciproque, fut-il implicite ou réduit à sa composante minimale, est la condition d'un développement satisfaisant de la vie économique et sociale. Dès lors, l'échange marchand cesse d'être vu comme le produit du seul calcul économique à des fins de satisfaction des intérêts égoïstes. Cette réhabilitation permet d'explorer et d'exploiter, même à la marge, les éléments de générosité qu'il recèle et qui connaissent des développements nouveaux. C'est le cas, en particulier, de la finance solidaire ou de l'investissement à impact social qui fait l'objet d'un cahier spécial dans cet ouvrage.

Le partage, comme le don, ne trouve pas spontanément sa place dans l'analyse économique traditionnelle qui décrit le consommateur ou le producteur comme des agents isolés à la recherche de la maximisation de leur seule utilité. Les comportements coopératifs envisagés y sont soit de nature collusive (ententes concurrentielles, etc.), soit une rationalisation d'approches conflictuelles (théorie des jeux). La technologie a changé la donne. Ce que l'on appelle l'économie de partage ou l'économie collaborative touche aujourd'hui un grand nombre de secteurs : consommation (échange de biens et de services), production, finance (crowdfunding) ou activités intellectuelles (éducation scolaire et universitaire, information, édition et diffusion en ligne du savoir). On ne saurait donc ramener à un modèle unique ce qui prend forme et évolue sous nos yeux à travers des initiatives multiples et décentralisées.

Sous sa forme idéale, l'économie collaborative constitue un puissant facteur de communication et de rapprochement par la mise en contact, souvent à un coût marginal nul comme l'a souligné Jeremy Rifkin3, d'offres et de demandes non satisfaites par les formes d'organisation traditionnelles. Il faut donc l'analyser comme une extension de la sphère marchande et non comme une alternative à cette dernière. D'un point de vue sociétal, c'est potentiellement une source d'extension de la sphère relationnelle à des fins de partage, nous rapprochant des grandes utopies communautaires mais, usage étant fait de la technologie numérique, sur une base déterritorialisée. Elle réalise certaines des promesses, formulées dès les années 1990 par les premiers théoriciens du web, d'un partage sans limites des forces et des compétences pour une plus grande émancipation individuelle et collective. Une telle mutation est de nature à changer notre rapport à la propriété, l'usage et l'accès devenant plus important que la détention et l'immobilisation du capital (« Plus on partage, plus on possède » rappelle le slogan d'un site de prêts entre particuliers). Elle est ainsi censée mener à une réinvention, mais par le marché, des biens communs.

Ces principes, en soi positifs, ne doivent pas cacher que comme toute rupture technique, l'économie du partage est génératrice de tensions : disparition ou évolution brutale de certains métiers, en particulier les fonctions d'intermédiation devenues obsolètes ; sentiment d'une concurrence déloyale ; risque d'exclusion de la fraction de la population la moins apte à suivre l'évolution des nouvelles technologies. Il appartient aux responsables publics, mais aussi aux promoteurs privés de ces techniques, de répondre à de telles craintes par la pédagogie, l'information, le dialogue et, finalement, une régulation adaptée. Les régulateurs ont en effet une tâche difficile, n'étant jamais que réactifs à des innovations dont l'origine se situe dans la société civile. Il leur faut donc être à l'écoute des acteurs pour veiller à ce que l'économie collaborative reste le domaine des consommateurs et des entrepreneurs individuels comme des innovateurs décentralisés et ne soit pas à l'excès récupérée par un big business dont tout prouve qu'il est d'ores et déjà à l'affût.

N'oublions pas, également, que toute évolution technologique ou organisationnelle est neutre par nature et qu'elle ne préjuge pas de l'usage qui en sera fait. L'économie collaborative est celle du partage, de l'échange et de la démultiplication des compétences. Mais elle peut être aussi celle de la perte de sens (le cadeau que l'on revend...), d'un repli sur soi ou sur un univers relationnel restreint au seul numérique, voire le vecteur des trafics les moins licites.

INNOVER – ENTREPRENDRE

Ces mutations et les interrogations qu'elles suscitent ne s'arrêtent pas aux portes de l'entreprise, ne serait-ce que parce que beaucoup d'entre elles y naissent. La révolution numérique et les nouvelles formes d'échange s'appuient en effet sur un renouveau du phénomène entrepreneurial. Elle s'insère dans un paysage juridique marqué par la diversité.

Mutualisme. L'économie de partage et plus généralement celle des plates-formes ne rejoignent-elles pas la démarche mutualiste : effacement des distinctions traditionnelles (propriétaires/consommateurs/producteurs) ; recherche du partage le plus équitable entre utilisateurs ; existence d'un bien commun (entreprise/réseau) que tous ont intérêt à préserver ?

Mouvements coopératifs. Comme l'économie de partage, ils visent à augmenter la valeur que la coopération génère pour l'entreprise, les individus qui y participent, mais aussi leur environnement sociétal.

Économie sociale et solidaire. Participe également à ces évolutions l'ensemble des institutions (associations, fondations) dont le fonctionnement et les activités sont fondés sur le principe de solidarité et d'utilité sociale. Ce secteur en expansion, dont la Caisse des Dépôts appuie le développement par son action, a su trouver des modes de fonctionnement originaux : encadrement strict et réinvestissement des profits, modes de gestion démocratiques et participatifs.

De façon cohérente, l'action publique cherche à répondre à ces évolutions en adaptant notre cadre juridique afin de favoriser l'essor du numérique (projet de loi en préparation), encourager la concurrence (loi Macron pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques) et promouvoir l'économie sociale et solidaire (loi du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire).

Il faut également espérer que l'économie de partage irrigue l'ensemble des entreprises et non plus seulement celles qui développent une offre car leur activité s'y prête. Toutes doivent favoriser en interne la diffusion des compétences, l'échange d'informations, la collaboration optimale entre salariés, fournisseurs et clients, ainsi que la flexibilité. Derrière l'épanouissement individuel et collectif qui en découle, c'est finalement un enjeu de compétitivité.

La grande entreprise mondialisée est elle-même dans une phase d'interrogation et d'adaptation. Il lui faut justifier en permanence sa légitimité. Son objectif prioritaire de maximisation de la valeur actionnariale n'est pas à lui seul suffisant pour répondre aux attentes de l'ensemble des parties prenantes. Elle doit prouver son utilité collective et faire preuve de responsabilité sociétale. Cela doit être accompli par des comportements éthiquement responsables et acceptables par toutes les sociétés dans un monde qui reste, malgré la globalisation, culturellement hétérogène. Tâche difficile, Volkswagen n'a-t-il pas appris à ses dépens que si la fraude est condamnable partout, le mensonge, en particulier devant les autorités judiciaires ou de contrôle, ne génère pas le même rejet selon le cadre juridique ou culturel dans lequel on se trouve ?

INVESTIR RESPONSABLE

Parce qu'il engage l'avenir, l'investissement se doit, plus que tout autre acte économique, être responsable. Le dossier sur l'investissement à impact social, préparé pour cet ouvrage par Antoine Mérieux, montre l'apport et les potentialités de cette approche. À travers les techniques utilisées (social impact bonds, reporting sociétal, réflexions sur une société à objet social élargi), il s'agit d'intégrer explicitement, dès la conception d'un projet, les objectifs de retour social. Un progrès est donc réalisé par rapport à l'investissement socialement responsable qui repose sur le jugement des investisseurs quant au caractère durable d'un point de vue environnemental ou sociétal d'entreprises ou de projets existants. Les acteurs publics viennent aujourd'hui soutenir l'investissement à impact social, tels Bpifrance ou l'Agence française de développement (AFD) dans le cadre d'un développement équilibré des économies africaines. Les acteurs privés sont également à la manœuvre, dont des institutions de renom. Les montants en cause restent limités, mais sont en forte croissance. L'intérêt porté à cette formule est évident : donner un sens différent à l'acte d'investir, non plus seulement en escomptant des retombées positives en termes de bien-être comme conséquence dérivée d'une action économique qui visait d'autres fins, mais, par une approche téléologique de la responsabilité sociale, en fixant a priori, évaluant et si possible enregistrant les bénéfices humains recherchés.

La responsabilité est aussi écologique et énergétique. Ici, les enjeux sont tels que le politique, à travers la régulation, impose sa marque. Les investissements sont le plus souvent importants et relèvent de décisions centralisées. Pour celles qui sont du ressort des agents individuels, l'innovation technologique (smart grids) constitue aujourd'hui un guide utile. Les investisseurs, enfin, ont à travers les obligations vertes une capacité de diversification dans des projets durables. À considérer les engagements pris à l'occasion de la COP21 par les responsables publics et privés de l'énergie – mais aussi par ceux des autres secteurs –, on peut penser que les mentalités sont en train d'évoluer vers une plus grande responsabilité écologique et surtout que les actions suivront. Car, faut-il le rappeler, la responsabilité en ce domaine s'exerce vis-à-vis de l'ensemble de la société et d'abord à l'égard des générations futures.

FAIRE FACE

C'est encore au titre de leur responsabilité sociétale que les acteurs de la sphère économique et financière, avec l'ensemble des citoyens de sociétés libres et ouvertes, ont à affronter le défi terroriste.

Il ne s'agit pourtant pas d'un phénomène économique de grande ampleur. Certes, les objectifs économiques (pillage, destruction d'infrastructures, etc.) ont toujours été une composante des guerres irrégulières et la protection des sites sensibles doit aussi s'étendre à ceux qui ont un caractère nodal dans notre chaîne de production. Il reste que le montage d'une opération – même la plus meurtrière – nécessite des moyens limités. Mais c'est précisément cet écart entre une logistique modeste et le caractère effroyable de l'impact qui rend le repérage difficile. Le monde bancaire et financier a, dans ce domaine, un savoir-faire éprouvé. Mobilisé depuis plus de vingt-cinq ans pour la lutte contre le blanchiment, il a su mettre sur pied des méthodes et une organisation de détection, de suivi et de déclaration des transactions suspectes. Il joue également un rôle central dans le nécessaire isolement des États non coopératifs et la mise en œuvre des sanctions économiques et financières.

Au-delà de l'indispensable prévention, des interrogations plus fondamentales surgissent. Quel équilibre nos sociétés ouvertes doivent-elles trouver entre protection et libre circulation des personnes, des idées et des biens ? Si l'enjeu est d'abord politique et civilisationnel, il comporte une dimension économique. Le marché vit de libertés, celle d'échanger des biens et des services, mais aussi celle de communiquer et de s'exprimer sans laquelle il n'y aurait ni création ni innovation, sources de tout progrès économique. On peut ainsi penser que la régulation et la surveillance d'Internet vont constituer dans les années à venir un enjeu de société aux conséquences économiques majeures. Plus généralement, le terrorisme s'est développé dans les interstices d'une globalisation dont il constitue une excroissance monstrueuse. Il s'appuie sur une technologie en accès libre pour le plus grand nombre. La lutte des démocraties pour l'endiguer, le réduire, voire l'éliminer ne doit pas remettre en cause la liberté des échanges, condition de la croissance et qui a permis à des populations entières de sortir de la misère.

En définitive, le terrorisme demeure aussi un défi à notre rationalité. On peut sans doute analyser le terreau sur lequel il prospère (misère, intégration incomplète, etc.), même si historiquement beaucoup de terroristes sont issus de classes favorisées. Il reste que le saut que fait un individu qui devient un meurtrier de masse s'enracine dans les profondeurs les plus noires de l'âme humaine et reste largement inexpliqué. De ce point de vue, la littérature, de Malraux à Vargas Llosa en passant par Camus et Dostoïevski, approche sans doute mieux ce phénomène que les sciences humaines. Ces limites doivent nous conduire à la plus grande modestie intellectuelle.

CONCLUSION

Le meilleur comme le pire en 2015. C'est le propre d'un paradoxe d'être dépassé et celui-ci le sera. Mais c'est aussi le propre de toute activité humaine de comporter une part d'indétermination qui laisse ouvertes les évolutions à venir. Notre pari reste résolument optimiste : les facteurs de progrès et de générosité devraient prévaloir. Pour cela, il convient d'être résolu et vigilant. C'est cette vigilance – qui doit toujours comporter une dimension éthique – que veut exercer depuis sa création le Rapport moral sur l'argent dans le monde. L'édition 2015-2016 s'inscrit dans cette continuité. Elle n'apporte aucune réponse définitive aux questions posées, mais propose des clés de compréhension. On notera cependant que la quasi-totalité des articles mettent l'accent sur les perspectives de progrès. En formulant le souhait que les éditions futures confirmeront cette espérance, l'équipe de la rédaction vous en souhaite une bonne et stimulante lecture.

Mars 2016


Notes

1 Mauss M. (1923), Essai sur le don.
2 Derrida J. (1991), Donner le temps, Galilée.
3 Rifkin J. (2014), La nouvelle société du coût marginal zéro. L'Internet des objets, l'émergence des communaux collaboratifs et l'éclipse du capitalisme, Les liens qui libèrent.