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 La crise et l’étirement des inégalités : quels liens ? quels enseignements ?


Jean-Michel CHARPIN Membre, Conseil consultatif européen pour la gouvernance statistique (CCEGS) ; ancien directeur général, Insee ; ancien président, Association française de science économique (AFSE).
Depuis une vingtaine d’années, les inégalités s’étirent vers le haut dans l’ensemble du monde. Cet étirement est d’autant plus marqué que l’on monte dans la hiérarchie des revenus. L’article examine les liens entre ces évolutions et l’éclatement de la crise financière récente. Dans ce cadre, il relie l’endettement des ménages pauvres à la stagnation des revenus des classes moyennes et populaires. Mais il ne va pas jusqu’à faire de l’atténuation des inégalités une condition de la sortie de crise. Une inflexion dans la formation des revenus ne peut s’engager que par la conjonction de politiques nationales allant globalement dans une direction commune. Ces politiques pourraient concerner la réduction des rentes, le retour vers le plein emploi, l’augmentation des qualifications et la fiscalité.

La question des inégalités se trouve au centre des débats économiques et sociaux. Elle l’était avant la crise, elle l’est restée pendant la crise, elle le demeurera après la crise. On pourrait dire que cette question domine la période dans le champ économique et social.

La concomitance de l’actualité de cette question et de la crise ne démontre cependant rien en elle-même. Elle ne prouve ni que la crise financière et la récession de 2008-2009 ont résulté, au moins partiellement, des caractéristiques très particulières de la répartition des revenus pendant la période qui les a précédées, ni qu’elles vont influencer cette répartition des revenus dans la période à venir.

Charpin (2009) avait écrit que « les tensions sur le partage des revenus ont accompagné la crise financière tout au long de son déroulement ». Il se fondait d’abord sur les liens entre les crédits subprimes et la stagnation des salaires des couches populaires et de la classe moyenne aux États-Unis, ensuite sur les excès des revenus des financiers et enfin sur les fluctuations des prix des actifs.

Aujourd’hui, sur la répartition des revenus comme sur beaucoup d’autres sujets, la crise n’a pas changé grand-chose aux tendances antérieures, que l’on rappellera tout d’abord. En revanche, on comprend mieux les interactions de ces tendances et des mécanismes de la crise, que l’on analysera ensuite. Enfin, on s’interrogera sur les moyens d’éviter le simple retour aux tendances antérieures avec ce qu’un tel retour peut avoir de rassurant, mais aussi d’attristant.

Depuis vingt ans, les inégalités s’étirent vers le haut

La littérature considérable disponible, en France comme au niveau international, sur la répartition des revenus fournit une description statistique des évolutions plutôt convergente in fine. Pour la résumer, on peut retenir les constats suivants :

comme l’avait fortement mis en avant le rapport Cotis (2009), le partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits apparaît relativement stable depuis une vingtaine d’années. Plus précisément, les fluctuations de ce partage, en France comme à l’étranger, sont d’ampleur limitée, comparées aux incertitudes de la mesure. Les difficultés méthodologiques affectant la mesure du partage de la valeur ajoutée sont, par exemple, excellemment décrites par Pionnier (2009). Elles peuvent dans certaines configurations, par exemple lors des changements de régimes fiscaux, expliquer de fortes variations non significatives du partage. De la même façon, elles peuvent être la source d’évolutions apparemment divergentes entre pays, mais en fait peu significatives, comme le montrent Askenazy, Cette et Sylvain (2011) et Cette, Delpla et Sylvain (2009). Enfin, elles rendent encore plus hasardeuses des comparaisons sur une très longue période, notamment en raison des changements de bases de la comptabilité nationale, des introductions de concepts nouveaux1 et des hypothèses nécessaires à la prise en compte de la part des non-salariés dans la main-d'œuvre ; au sein des ménages, les inégalités se sont globalement creusées dans la plupart des pays, comme l’a bien documenté OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) (2008). En termes de coefficient de Gini2, sur une période de vingt ans et pour la zone OCDE dans son ensemble, le creusement correspond à 7 % de ce coefficient. L’OCDE illustre cette variation en disant qu’elle égale l’écart qui existait entre l’Allemagne, pays un peu plus égalitaire que la moyenne, et le Canada, pays un peu plus inégalitaire que la moyenne. L’accentuation des inégalités a été plus marquée dans les pays anglophones que dans les autres pays développés, notamment ceux d’Europe continentale. Les différences entre pays sont notamment visibles pour les deux premiers déciles. Dans certains pays, dont la France, le bas de la hiérarchie des revenus a bénéficié d’une amélioration relative de sa situation. Dans d’autres pays, notamment en Europe (Royaume-Uni et Allemagne), la pauvreté monétaire s’est aggravée. En France, après avoir longtemps régressé, elle a récemment connu une stabilité légèrement ascendante ; la mesure des hauts revenus a longtemps été défaillante. Elle a cependant beaucoup progressé dans la période récente, notamment sous l’impulsion de Anthony Atkinson, Thomas Piketty et Emmanuel Saez. Par leurs publications, les travaux de recherche qu’ils ont suscités et l’effet d’entraînement qu’ils ont exercé sur les instituts statistiques officiels, ils ont permis une amélioration significative de la connaissance des revenus élevés. Ils ont notamment réussi à convaincre que les sources fiscales malgré leurs défauts, liés notamment aux sous-évaluations volontaires ou involontaires, contenaient des informations très intéressantes sur les hauts revenus et les patrimoines élevés. Un symptôme des progrès de la mesure est la définition par l’Insee de catégories nouvelles3, pas encore validées à ce stade au niveau international : les « plus aisés » (0,01 % supérieur), les « très aisés » (reste du 0,1 % supérieur), les « aisés » (reste du 1 % supérieur), les « hauts revenus » (reste du 10 % supérieur) en termes de revenus par unité de consommation. On sait maintenant de façon documentée que les revenus les plus élevés ont très fortement progressé au cours des vingt dernières années et que leur progression a été d’autant plus rapide que l’on s’intéresse aux fractiles les plus extrêmes de l’échelle des revenus. Ce constat recoupe les observations anecdotiques innombrables faisant état d’augmentations de revenus considérables pour les patrons et les cadres dirigeants des grandes entreprises, ainsi que dans le secteur de la finance, au-delà des phénomènes plus anciens touchant les artistes et les sportifs à forte rémunération ; dans l’ensemble des pays développés, on peut considérer que seuls ont véritablement bénéficié de gains de pouvoir d’achat significatifs depuis une vingtaine d’années le dernier décile dans tous les pays et les deux premiers déciles dans certains d’entre eux. Pour les sept autres déciles, qui regroupent par définition 70 % de la population, on peut considérer que le niveau de vie a peu progressé. Ainsi, dans Pujol et Tomasini (2009), on voit clairement qu’en France entre 1996 et 2007, la part revenant à ces 70 % de la population a régressé de 1,4 %, alors qu’augmentaient les parts des deux premiers et du dernier déciles. La question reste ouverte d’apprécier si cette large classe moyenne, notamment sa partie basse constituée des troisième et quatrième déciles, s’est sentie plus dévalorisée dans les pays où les deux premiers déciles connaissaient une amélioration relative de leur situation. C’est probablement le cas : ainsi, en France, les salariés travaillant à temps plein pour des salaires faibles ont pu simultanément constater l’envolée des hauts revenus et se sentir menacés par les mesures destinées aux plus défavorisés ; une génération particulière a bénéficié d’un enrichissement fort, comparée aussi bien à celles qui l’ont précédée qu’à celles qui l’ont suivie. En France, ce constat a largement été popularisé par les travaux de Louis Chauvel à partir de 1999 et mesuré régulièrement par l’Insee4. Cette génération, approximativement définie par une naissance entre 1935 et 1950, donc distincte du baby-boom même s’il y a un recouvrement partiel, a cumulé successivement une insertion facile sur le marché du travail, des évolutions favorables de prix d’actifs, notamment du logement, et aujourd’hui des retraites encore confortables.

La répartition des revenus et la crise

Ce diagnostic sans originalité et largement consensuel étant posé, il faut examiner les liens entre la répartition des revenus et la crise. L’argumentation visera à montrer que le creusement des inégalités a joué un rôle dans les enchaînements qui ont conduit à l’apparition de la crise financière aux États-Unis, puis à sa diffusion dans l’ensemble du monde. En revanche, on restera en retrait par rapport à la thèse extrême, présente, par exemple, dans Reich (2011) et notamment dans son titre en français5, suivant laquelle il ne pourrait pas y avoir de sortie de crise sans réduction préalable des inégalités de revenus.

Rajan (2010) a brillamment résumé le rôle des inégalités dans le déroulement de la crise financière en intitulant l’un de ses chapitres « Qu’ils mangent du crédit ! »6. La thèse stylisée met en regard la médiocrité des gains de pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires, l’incitation à la dépense engendrée par les niveaux de vie somptuaires des catégories supérieures et la pression politique pour mettre en œuvre un « conservatisme compassionnel » autorisant la progression de la demande des ménages peu fortunés malgré la stagnation de leur revenu réel. La façon de résoudre ces contradictions a été la fuite en avant dans l’endettement des ménages, y compris pour ceux d’entre eux qui n’étaient pas solvables.

Sa forme la plus élaborée se trouve actuellement dans les travaux de Kumhof et Rancière (2010), effectués dans le cadre du Fonds monétaire international (FMI). Comme Rajan (2010) avant eux, ils ont cherché à illustrer que la crise financière a résulté d’une dynamique entraînée par l’inégalité des revenus. Ils analysent en parallèle la Grande Dépression des années 1930 et la Grande Récession de 2008-2009. Ils relèvent des similitudes remarquables entre les périodes antérieures à ces crises en matière de montée des inégalités et de l’endettement des ménages.

La part du revenu reçue par les 5 % les plus riches des ménages américains est passée de 24 % en 1920 à 34 % en 1928, d’une part, de 22 % en 1983 à 34 % en 2007, d’autre part. Pendant ces deux périodes, le ratio dette/revenu a vivement progressé. Il a presque doublé de 1920 à 1932 et de 1983 à 2007.

Dans la période allant de 1983 à 2007, la différence entre la consommation des riches et celle des pauvres et de la classe moyenne a moins augmenté que la différence entre les revenus de ces deux groupes. Pour le second, le seul moyen de maintenir une consommation élevée avec un revenu stagnant a été d’emprunter. La hausse du ratio dette/revenu a donc été concentrée dans les ménages pauvres et de la classe moyenne. En 1983, le ratio atteignait 80 % pour les 5 % supérieurs et 60 % pour les autres 95 % de la population. Vingt-cinq ans après, c’était l’inverse : 65 % pour les 5 % supérieurs, 140 % pour les 95 % restants. Les pauvres et la classe moyenne ont cherché à faire progresser leur niveau de vie en empruntant. Parallèlement, les riches ont accumulé des actifs représentatifs de prêts aux pauvres et à la classe moyenne.

L’endettement accru du groupe à revenu inférieur a des conséquences sur la taille du secteur financier et sa vulnérabilité aux crises. De 1981 à 2007, le ratio crédit privé/PIB a plus que doublé, passant de 90 % à 210 %. La montée de l’endettement a rendu l’économie plus vulnérable à une crise financière.

Dans le modèle de Kumhof et Rancière (2010), il y a deux moyens d’éviter l’accumulation de tensions propice à la crise. D’une part, la politique publique peut organiser le désendettement des ménages à revenu faible, mais la stabilisation obtenue n’est que transitoire. D’autre part, le renforcement du pouvoir de négociation des travailleurs peut conduire à un déplacement de la formation des revenus au profit des bas salaires et de la classe moyenne. Si l’on parvient à réduire durablement l’inégalité des revenus, on limite l’éventualité de crises futures. Ces auteurs, tout en admettant la puissance des forces qui poussent à la concentration des revenus, sont manifestement favorables à un tel renforcement du pouvoir de négociation des travailleurs. Pour reprendre leur formule conclusive : « Rétablir l’égalité en redistribuant les revenus des riches aux pauvres ne plairait pas seulement aux Robin des bois du monde entier : cela pourrait aussi épargner à l’économie mondiale une autre crise majeure. »

Comme Kumhof et Rancière (2010), Reich (2011) fonde son analyse sur une comparaison entre les années récentes et la période qui a précédé la Grande Dépression des années 1930. Mais il place au second plan les phénomènes proprement financiers, même s’il ne les écarte pas complètement, et fait jouer le rôle central à la dynamique de la demande. Son objectif est de disqualifier toute interprétation de la crise récente comme signifiant que les Américains vivent au-dessus de leurs moyens.

Dès lors, il est conduit à utiliser la combinaison du déplacement des revenus vers les couches supérieures avec des propensions à dépenser différentes entre ces couches et les classes populaires et moyennes, pour déboucher sur un diagnostic d’insuffisance de la demande globale qu’il applique aussi bien à la Grande Dépression qu’à la récession récente. Le problème fondamental, écrit-il, « c’est que les Américains n’ont plus un pouvoir d’achat suffisant pour acheter ce que leur économie est capable de produire ». Même en le restreignant à la seule classe moyenne, ce diagnostic paraît très insatisfaisant et peu compatible avec les constats les plus élémentaires sur l’économie américaine, comme son déficit commercial considérable ou le taux élevé d’utilisation des capacités de production avant la récession récente.

Cet argument économique peu fondé étant écarté, il ne reste guère d’argument pour faire d’un retour à une répartition des revenus plus équilibrée un préalable nécessaire à la sortie de crise. En revanche, les arguments de nature politique avancés par Reich (2011), sur lesquels il insiste fortement dans son introduction de l’édition française, restent à considérer sérieusement. Il précise que les angoisses et les frustrations engendrées par l’étirement vers le haut de la répartition des revenus et des fortunes vont permettre aux « démagogues de droite et de gauche » de dresser les gens les uns contre les autres au risque d’« aboutir à un nationalisme exacerbé, au rejet de l’immigration, à la xénophobie, à l’intolérance, ou pire ».

La récession de 2008-2009 résulte principalement d’enchaînements financiers, la crise des subprimes d’abord, puis le jeu d’effets de levier suffisamment puissants pour transformer des défauts localisés dans un marché particulier aux États-Unis, portant sur des montants limités – quelques centaines de milliards de dollars –, en une crise capable de détruire des institutions centenaires de Wall Street et de plonger l’économie mondiale dans la pire récession de l’après-guerre. Des déséquilibres des marchés de biens et de services en ont résulté, mais il serait erroné de les considérer comme ayant été à l’origine de la crise. Dès lors, c’est bien par leurs effets induits sur les comportements d’endettement que les inégalités de revenus ont favorisé l’apparition de la crise et non par leurs conséquences directes sur la formation de la demande. Ces effets induits concernent aussi bien le marché américain des subprimes que le gonflement des capacités et des besoins de financement de certains acteurs dans l’ensemble du monde.

Vers une inflexion de trajectoire

Le retour à plus de mesure dans la distribution des revenus ne sera pas un produit mécanique de la crise ou de l’organisation de sa sortie. Les seuls changements organisés par les autorités sur ce sujet ont concerné les bonus des traders, principalement pour atténuer leur caractère court-termiste, mais leur effet global reste modeste. Il n’y a pas lieu de s’en étonner. Si, comme on l’a vu, l’étirement de la répartition des revenus vers le haut a favorisé l’apparition, puis le déroulement de la crise financière, il ne s’agit pas d’une cause mécanique dont la remise en cause serait indispensable au retour de la croissance.

Mais, d’un autre côté, les arguments en faveur d’une inflexion de trajectoire sont forts. Au-delà de la responsabilité directe dans la crise, il y a plus profondément la captation par les hauts revenus d’une partie importante des gains de productivité collectifs et le sentiment d’injustice, voire la rancœur, qui en résulte. Les classes moyennes et populaires ressentent depuis une vingtaine d’années un ressentiment croissant vis-à-vis des élites, qui trouve sa source dans ce sentiment d’injustice et alimente des pulsions populistes.

Comme l’étirement des inégalités vers le haut est un mouvement mondial qui n’épargne aucun pays, il est clair qu’il est provoqué par des forces puissantes agissant à l’échelle planétaire. La littérature économique sur ce sujet est immense, mais simultanément peu conclusive. Elle prend appui sur les spécificités de la période en matière d’évolutions technologiques, d’organisation de la production, de montée des pays émergents, de modalités de la concurrence, mais sans clarifier de façon convaincante l’enchaînement des causes et des effets.

Les responsabilités des politiques économiques, sociales et fiscales font elles aussi l’objet d’interrogations. D’un côté, le mouvement paraît ne pas avoir été organisé, ni même voulu, par des acteurs politiques. Ces derniers ne sont d’ailleurs directement responsables ni des pratiques de rémunération des entreprises, ni des conduites individuelles normalement influencées par l’appât du gain. Mais, à l’inverse, la résistance au mouvement de la part des pouvoirs politiques a été si faible et si pusillanime que l’on est bien forcé d’y voir une forme de consentement au moins implicite. D’ailleurs, les politiques fiscales ont, dans l’ensemble et malgré quelques exceptions, non seulement accompagné, mais également accentué le creusement spontané des inégalités. Presque partout, les barèmes d’impôt sur le revenu ont été écrêtés, l’imposition des successions réduite, la taxation des patrimoines allégée, voire supprimée.

L’engagement sur une nouvelle trajectoire de répartition des revenus ne résultera probablement pas d’un retournement des conditions qui ont dominé au cours des vingt dernières années. Il ne sera pas non plus organisé par la communauté internationale dans le cadre de procédures formalisées qui supposent à la fois la conscience d’un enjeu commun et un consensus sur les objectifs et les modes opératoires. Il ne peut à ce stade être mené que par la conjonction imparfaite de politiques nationales résultant de choix politiques nationaux, mais allant globalement dans une direction commune.

À titre d’illustration, on peut avancer que ces politiques pourraient chercher à progresser dans les quatre directions suivantes :

la réduction des rentes. Celles-ci sont très nombreuses dans nos économies. Elles peuvent concerner des secteurs (pétrole, finance…), des corporations, des groupes d’intérêt. Elles résultent de causes multiples : réglementations (règle too big to fail, professions réglementées…), avantages naturels, modalités de la concurrence (monopoles, ententes, cartels)… Les rentes ponctionnent sans justification les ressources collectives. Il faudrait les faire apparaître en toute lumière de façon à pouvoir réunir les conditions de leur suppression quand c’est possible et de leur transfert à la collectivité par l’impôt lorsque leur existence est inévitable ; le retour vers le plein-emploi. En bas de la hiérarchie des revenus, le chômage, les emplois épisodiques et précaires et le temps partiel subi réduisent les revenus et les niveaux de vie bien plus sûrement que les salaires faibles. Aujourd’hui, dans les pays développés, les salariés disposant d’un emploi stable à temps plein ne font pas partie des plus bas déciles de la répartition des revenus. Ils ne sont pas pour autant, et de loin, des privilégiés et ressentent pleinement les droits que devraient leur procurer les efforts qu’ils fournissent. Pour cette raison, ils sont réticents à l’accentuation du soutien sans contrepartie aux premiers déciles. La solution à ces contradictions ne peut passer que par le retour à l’emploi dans une quotité suffisamment élevée de durée du travail ; l’augmentation des qualifications. Parmi les raisons qui ont conduit aux tensions sur les marchés de travailleurs très qualifiés, la principale tient à la croissance forte des besoins pour certaines qualifications et compétences que l’offre du système de formation n’arrive pas à remplir. Ainsi, les nombreux travaux d’études historiques menés aux États-Unis par Lawrence F. Katz et Claudia Goldin ont montré de façon convaincante le rôle important joué par ces désajustements entre la technologie et l’éducation. Le développement de l’enseignement supérieur peut donc atténuer les déséquilibres générateurs de surenchères salariales en haut de l’échelle des qualifications. L’objectif est de multiplier le nombre de personnes détentrices des qualifications élevées dont la demande explose en raison des évolutions technologiques ; la fiscalité. À un premier niveau, il peut apparaître contraire au bon sens que la fiscalité sur les hauts revenus et les patrimoines a été globalement allégée justement pendant une période où, pour des raisons qui échappaient aux procédures démocratiques, se produisait une considérable augmentation des revenus élevés avant impôts. Il aurait pu sembler davantage raisonnable d’amortir la déformation de la répartition des revenus en ponctionnant les augmentations du haut de l’échelle. Mais ce sont probablement les mêmes raisons qui poussaient les entreprises à la surenchère salariale qui ont influencé les pays dans la fixation de leurs barèmes fiscaux. Il s’agissait d’attirer ou de conserver ces qualifications si rares et si utiles dans la concurrence internationale. D’un autre côté, la diversité des systèmes d’imposition dans le monde et les différences importantes de traitement de cas similaires entre pays montrent que la concurrence à cet égard est complexe et que les raisonnements trop mécaniques ne sont guère convaincants. On peut penser que les contraintes ont été surestimées : la mobilité des personnes à qualification élevée est certes supérieure à la moyenne, mais elle ne contraint pas à l’alignement systématique sur le moins-disant fiscal. Sur ce sujet, le rapport très documenté du Conseil des prélèvements obligatoires (2011) apporte pour le cas français des informations qui montrent la relative faiblesse des conséquences de la taxation des hauts revenus et des patrimoines7. Même si c’est difficile, notamment parce que les changements doivent s’opérer simultanément dans l’ensemble des pays du monde, aucune de ces orientations ne paraît impraticable, ni hors d’atteinte. Mais une telle inflexion ne peut s’engager que si les conditions ont été réunies, c’est-à-dire si les pouvoirs de négociation et les rapports de forces se déplacent en sa faveur.

Depuis l’ouvrage fondateur de John Rawls, il est devenu courant de juger de l’opportunité d’une répartition des revenus par référence à ses conséquences sur la partie la plus défavorisée de la population. La croissance de la part du revenu global affectée au centile supérieur pèse mécaniquement sur son complément, la part qui revient à tous les autres. Mais comme le poids de ce dernier centile dans le revenu global est restreint (7 % environ en France, par exemple), cet impact mécanique est finalement limité. C’est d’ailleurs pourquoi le revenu réel médian a continué d’augmenter même si c’est de façon ralentie en raison notamment de la ponction exercée par les très hauts revenus. Ce sont donc les conséquences indirectes en termes de représentations et d’incitations qui sont véritablement décisives. Jusqu’à quel point l’envol des plus hauts revenus peut-il inciter à l’effort et aux initiatives de tous les acteurs, favorisant ainsi une croissance utile à tous ? Au-delà de quelle frontière invisible l’inégalité extrême des conditions suscite-t-elle surtout les rancœurs, la désespérance et la passivité non seulement de ceux qui sont les moins bien lotis, mais aussi des classes moyennes ?

Finalement, seul le recul historique permettra de trancher. Si, comme c’est mon sentiment, la limite du raisonnable a été dépassée, alors une prise de conscience se produira probablement, comme il s’en est déjà produit dans le passé, et permettra de créer les conditions d’une inflexion qui limitera les excès dans la répartition des revenus.


Notes

1 Par exemple, le concept de SIFIM (services d’intermédiation financière indirectement mesurés).
2 Le coefficient de Gini mesure la surface comprise entre la courbe de Lorentz (part cumulée de la population par rapport à la part cumulée du revenu) et la bissectrice, en pourcentage de la surface du triangle situé en dessous de cette ligne. Sa valeur varie entre 0 (égalité parfaite) et 1 (le revenu est totalement concentré).
3 Voir : Insee (2011), page 137.
4 Voir, par exemple : Insee (2011), page 18.
5 À cet égard, on peut remarquer que le titre de l’édition originale en anglais, Aftershock: the Next Economy and America’s Future, publiée en 2010, ne faisait pas référence à cette thèse extrême.
6 En anglais : Let Them Eat Credit.
7 En sens inverse, l’intéressant travail empirique de Kleven, Landais et Saez (2010) sur les footballeurs professionnels en Europe met en évidence des élasticités élevées à la taxation, mais il s’agit d’une population aux caractéristiques extrêmes.

Bibliographies

Askenazy P., Cette G. et Sylvain A. (2011), Le partage de la valeur ajoutée, collection Repères, La Découverte.
Cette G., Delpla J. et Sylvain A. (2009), Le partage des fruits de la croissance en France, Conseil d’analyse économique, rapport, juillet.
Charpin J.-M. (2009), « Partage des revenus : poursuite des inégalités ou retour de la classe moyenne », in Fin de monde ou sortie de crise ?, Le Cercle des économistes, Perrin.
Conseil des prélèvements obligatoires (2011), Prélèvements obligatoires sur les ménages : progressivité et effets redistributifs, rapport à la Commission des finances, de l’économie générale et du plan de l’Assemblée nationale et à la Commission des finances du Sénat, mai.
Cotis J.-P. (2009), Partage de la valeur ajoutée, partage des profits et écarts de rémunération en France, rapport au président de la République.
Insee (2011), Les revenus et le patrimoine des ménages, collection Insee références.
Kleven H., Landais C. et Saez E. (2010), « Taxation and International Migration of Superstars: Evidence from the European Football Market », National Bureau of Economic Research, Working Paper, novembre.
Kumhof M. et Rancière R. (2010), « Endettement et inégalités », in Finances et Développement, vol. 47, no 4, décembre.
OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) (2008), Croissance et inégalités. Distribution des revenus et pauvreté dans les pays de l’OCDE, octobre.
Pionnier P.-A. (2009), « Le partage de la valeur ajoutée en France, 1949-2008 : aspects méthodologiques », Économie et Statistique, no 422, novembre.
Pujol J. et Tomasini M. (2009), « Les inégalités de niveaux de vie entre 1996 et 2007 », Insee Première, novembre.
Rajan R. (2010), Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, Princeton University Press.
Reich R. (2011), Le jour d’après… Sans réduction des inégalités, pas de sortie de crise, Vuibert.