La majorité des banquiers sont des banquières !
La finance, un univers machiste ? Dans la culture populaire, le monde de la finance est représenté, tour à tour, par des usuriers malfaisants (Ebenezer Scrooge dans Un chant de Noël de Charles Dickens ; Aristide Saccard dans L'Argent d'Émile Zola), des banquiers ventripotents (M. Dawes Jr. dans Mary Poppins), des golden boys aux dents longues (Gordon Gekko dans Wall Street d'Oliver Stone ; Jordan Belfort dans Le loup de Wall Street de Martin Scorsese), des technocrates insensibles (Margin Call de J. C. Chandor ; Inside Job de Charles Ferguson), ou des degen geeks (Le Mystère Satoshi de Rémi Forte ; Dumb Money de Craig Gillespie). Cette image est multiple, complexe et changeante. Elle oscille entre fascination, méfiance et répugnance. Mais, dans toutes ces figures empreintes de clichés et qui façonnent l'imaginaire collectif, il y a une constance : les hommes sont omniprésents.
Image injuste ? Sans doute que non. Quel que soit le champ sur lequel on porte son regard, les inégalités de genre sont patentes, durables et choquantes. Il faut dire que l'on part de loin. Il y a encore soixante ans, les femmes ne pouvaient même pas ouvrir un compte bancaire sans l'autorisation de leur mari ! Elles étaient également interdites dans l'enceinte de la Bourse de Paris ; on craignait, depuis Napoléon, qu'elles ne causent des émeutes... En plus d'un demi-siècle, on a observé de nets progrès, une étape après l'autre (cf. encadré, en annexe, pour quelques dates clés) – les banques tentant de « surfer » sur ce (nouveau) marché (cf. illustrations, en annexe). Mais, encore aujourd'hui, les femmes ne placent pas leur argent comme les hommes (leurs investissements sont, généralement, moins rémunérateurs), notamment parce qu'elles sont conseillées différemment. Leur accès au crédit traditionnel est plus difficile, et si cela est moins vrai pour des formes de crédit alternatives (le microcrédit, par exemple), les montants collectés sont souvent plus faibles. Si la main-d'œuvre féminine est majoritaire dans le secteur bancaire, la part des femmes décroît à mesure que l'on grimpe dans la hiérarchie, et que les postes se font plus techniques ou plus stratégiques, mais, surtout, plus rémunérateurs. À la tête des institutions financières ou des entreprises non financières, il en va de même : la part des femmes dirigeantes reste, globalement, (très) faible.
Les causes profondes de ces inégalités sont bien identifiées, à commencer par la prégnance des stéréotypes s'exerçant dès que l'on pense aux postes à responsabilité, en finance notamment, et aux femmes. Ainsi, un bon investisseur, entrepreneur ou dirigeant, devrait être une personne prenant des risques, valorisant le succès individuel et le contrôle, gardant la tête froide dans les circonstances les plus pénibles, et ne se laissant pas distraire par des considérations extra-pécuniaires. Les femmes, soi-disant, valoriseraient davantage la sécurité et le respect des traditions, seraient plus altruistes ou maternantes, moins intéressées par les questions d'argent, etc. Bref, on le voit, les compétences prêtées à l'idéal-type de l'acteur financier sont, pratiquement, aux antipodes des attitudes, des préférences et des valeurs typiquement prêtées aux femmes dans nos sociétés.
Briser le plafond de verre
Certes, les choses évoluent un peu. Dans nos sociétés, la dénonciation croissante des inégalités de genre n'est pas restée sans conséquence sur le monde de la finance – même si les choses infusent moins vite que dans d'autres sphères. Les inégalités de genre régressent, mais toujours plus lentement en haut de la hiérarchie. Les progrès doivent beaucoup à la mise en place de politiques de discriminations positives (affirmative actions) qui ont permis un rééquilibrage en faveur des femmes, sans effacer, loin s'en faut, encore, les multiples manifestations des inégalités de genre. Désormais, en France, la loi impose la mixité au sein des conseils d'administration et des organes de direction des grandes entreprises. Pourtant, encore aujourd'hui, en France, aucune femme n'a jamais dirigé une grande banque. Or, on sait à quel point le poids des représentations est important pour lutter contre les stéréotypes. Le panorama est plus réjouissant du côté des institutions. Certes, on attend qu'une femme soit, un jour, nommée gouverneure de la Banque de France. Cependant, que ce soit à la tête de la Bourse de Paris, de l'Autorité des marchés financiers (AMF), ou de la Fédération bancaire française (FBF), les femmes ont pris les rênes.
Il y a aussi un bastion qui résiste, encore, aux femmes dans la finance : le monde académique. Depuis sa création, en 1940, l'American Finance Association (AFA) n'a été présidée par une femme qu'à deux reprises (Maureen O'Hara en 2002, et Laura Starks en 2022). L'équivalent français de l'AFA, l'Association française de finance (AFFI), fondée en 1979, n'a, quant à elle, jamais été présidée par une femme. De manière plus générale, dans le comité éditorial du Journal of Finance, la revue académique la plus prestigieuse en finance, sur cinquante-sept membres, on compte, à la fin de 2024, seulement une dizaine de femmes (17,5 %). Cette fois, en France, on peut se targuer de faire un peu mieux, avec douze femmes sur vingt-huit membres (42,8 %) dans la revue Finance, et onze femmes sur vingt-six membres (42,3 %) dans la Revue d'économie financière (REF). Notons que les règles visant l'égalité des genres conduisent à une sur-sollicitation des femmes, notamment pour des tâches administratives ou des responsabilités organisationnelles. Cette « taxe de genre » découle de la volonté des institutions de respecter les exigences, en matière de représentation féminine, dans les comités ou les conseils – via la mise en œuvre de quotas. Cependant, elle peut détourner les femmes de leurs activités de recherche, pourtant essentielles à leur progression de carrière et à leur reconnaissance académique, et perpétuer les écarts de visibilité et d'influence entre les genres. Ces dynamiques soulignent la nécessité d'une réflexion sur les politiques de quotas, afin d'éviter qu'une mesure destinée à promouvoir l'égalité n'aboutisse à des formes indirectes de désavantage.
Femmes et finance sous le prisme académique
Les travaux sur le genre en économie sont courants depuis plusieurs dizaines d'années, mais ils étaient principalement cantonnés aux sujets liés à la famille, au travail, ou au développement. La finance a longtemps été le parent pauvre des études sur le genre. Sans surprise, toutefois, les dernières années ont vu une montée en puissance de la thématique du genre, dans la littérature académique en finance. Ce numéro de la REF est, précisément, l'occasion de faire le point sur cette littérature, en cherchant à embrasser la thématique « femmes et finance » de la manière la plus large possible – dans ses champs d'investigation (les préférences, le secteur bancaire, les marchés financiers, les institutions de régulation, la gouvernance d'entreprise, le monde académique, etc.).
Ce numéro de la REF s'ouvre avec un article de Christine Lagarde. Qui de mieux pour évoquer ce sujet, elle qui a été la première femme ministre de l'Économie d'un pays du G7, la première femme directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), et la première femme à présider la Banque centrale européenne (BCE) ? Outre ses fonctions et son rôle de modèle, Christine Lagarde a, aussi, toujours eu à cœur de mettre les questions d'égalité de genre aux premiers rangs de son agenda. Dans son article, elle nous rappelle que, « malgré les progrès accomplis, le secteur financier demeure un terrain semé d'embûches pour les femmes », et appelle, au-delà des mesures réglementaires, à des changements plus profonds dans les représentations. C'est justement l'objet de la première partie.
ATTITUDES, PRÉFÉRENCES ET STÉRÉOTYPES
La première partie de ce numéro explore les attitudes, les préférences et les stéréotypes liés au genre dans le domaine de la finance, en s'intéressant aux comportements individuels, aux obstacles institutionnels et aux implications économiques et sociétales.
Renée B. Adams est, certainement, l'autrice qui a le plus contribué à installer les problématiques de genre dans la recherche académique en finance. Elle a, notamment, dirigé l'AFFECT (Academic Female Finance Committee) de l'AFA. Son article remet en question les stéréotypes traditionnels relatifs aux comportements financiers des femmes. À partir de données suédoises recueillies au niveau des conseils d'administration, d'un côté, et de la population générale, d'un autre côté, elle montre que les femmes évoluant dans la finance ne constituent pas un reflet fidèle de la population féminine générale. Contrairement à l'hypothèse des « Lehman Sisters » (si la banque d'investissement Lehman Brothers s'était appelée « Lehman Sisters », l'industrie financière aurait connu un autre destin), ces femmes, sélectionnées pour des postes de direction au sein d'environnements financiers hautement compétitifs, peuvent manifester une moindre aversion au risque que celle de leurs homologues masculins. Ainsi, cette contribution apporte un éclairage nuancé sur les stéréotypes souvent mobilisés pour justifier les quotas, ou les politiques spécifiques en finance, plaidant en faveur d'une reconnaissance de la diversité des comportements au sein même des genres.
Luc Arrondel s'intéresse, quant à lui, aux origines de ces stéréotypes, à travers l'analyse de la littératie financière et des dynamiques de couple. Il met en évidence l'écart persistant de littératie financière entre les hommes et les femmes en France, celui-ci restant un obstacle majeur à l'égalité économique. Ses analyses empiriques soulignent le rôle prépondérant des normes sociales, du manque de confiance en soi et des interactions, au sein des couples, dans la reproduction des inégalités, plutôt que celui de différences objectives de compétences. L'article préconise la mise en œuvre de politiques éducatives spécifiques, adaptées aux besoins et aux contextes des ménages, afin de renforcer la littératie financière des femmes.
Nicolas Eber explore les dimensions comportementales et expérimentales des décisions financières. S'appuyant sur la capacité des méthodologies expérimentales à isoler les mécanismes comportementaux, il analyse des facteurs tels que l'aversion au risque et la coopération financière. Son article montre que, de manière générale, les femmes adoptent des comportements plus prudents, font preuve de davantage de patience, et manifestent une loyauté plus marquée dans divers contextes financiers. Toutefois, il met en garde contre des interprétations simplistes, soulignant que ces résultats dépendent fortement des contextes culturels et institutionnels.
Enfin, Emmanuelle Taugourdeau et Soledad Zignago replacent ces observations dans une perspective institutionnelle, insistant sur la nécessité de réformes structurelles pour réduire les inégalités de genre. Leur article s'appuie sur des données empiriques, afin d'analyser les mécanismes structurels et culturels freinant l'accès des femmes à des postes de leadership et à des carrières académiques influentes. Ces autrices mettent en lumière les biais implicites affectant le recrutement et l'évaluation des contributions académiques, tout en soulignant le rôle crucial des réseaux et des programmes de mentorat pour surmonter ces obstacles.
Ensemble, ces contributions approfondissent notre compréhension des interactions complexes entre attitudes, préférences et stéréotypes, tout en soulignant l'urgence de réformes éducatives, institutionnelles et culturelles, afin de parvenir à une véritable égalité dans le secteur financier.
Les femmes et les marchés financiers
La deuxième partie de ce numéro traite de la place des femmes dans les marchés financiers.
Alexandra Niessen-Ruenzi et Stefan Ruenzi sont les auteurs de plusieurs travaux pionniers sur la place des femmes dans la gestion d'actifs. Leur article propose une synthèse des enquêtes qu'ils ont, eux-mêmes, menées sur la profession. On s'en doute, les femmes gérantes de portefeuille sont rares, à peine 15 %. Cela s'explique par la persistance des stéréotypes et de nombreuses barrières à l'entrée. Les deux tiers des femmes dans la finance révèlent avoir été victimes de discrimination dans leur carrière. L'environnement est tellement toxique qu'il dissuade de nombreuses femmes de postuler. Les préjugés sont si profondément ancrés dans l'imaginaire collectif que les investisseurs orientent, inconsciemment, leurs choix vers des fonds collectifs gérés par des hommes. En retour, les femmes se sentent, souvent, moins performantes.
Marie Brière évoque aussi la place et le rôle des femmes dans la gestion d'actifs, mais étend l'analyse aux conseillers financiers, aux investisseurs en capital-risque, à l'investissement socialement responsable, et aux Fintechs.
Marie-Anne Barbat-Layani nous rappelle que les progrès accomplis, en France notamment, doivent beaucoup à la réglementation. Mais cette tendance à l'égalité doit encore être renforcée et doit, surtout, « quitter le champ de la contrainte ». Il s'agit, pour les banques, les entreprises et les institutions, de réaliser le potentiel inexploité dont elles se privent.
Et si l'égalité des genres devenait un critère clé pour choisir sa banque, ou ses placements ? Et si l'on appliquait, aux services financiers, la même logique que celle du commerce équitable ou des investissements verts ? Gunther Capelle-Blancard explore cette possibilité d'utiliser son portefeuille comme levier, afin de promouvoir, au sein des entreprises, la diversité, l'inclusion et l'équité. Si l'idée paraît séduisante, elle se heurte à des obstacles majeurs. Malgré les efforts en matière de transparence, notamment sur les rémunérations, il reste difficile de comparer les banques, ou les entreprises, pour identifier celles qui seraient réellement « vertueuses ». Le risque de pinkwashing est réel, et l'engagement pour l'égalité n'est, souvent, qu'un simple argument commercial.
Les femmes et les banques
La troisième partie de ce numéro s'intéresse aux banques et aux entrepreneurs.
Maya Atig offre un point de vue « interne » sur la question du genre dans le secteur bancaire. Plus particulièrement, ce point de vue présente les efforts faits par la branche, dans son ensemble, pour réduire les inégalités de genre, à tous les échelons et dans leurs multiples dimensions. Si les progrès sont notables, des voies d'amélioration, pour parvenir à une véritable égalité des genres, sont clairement pointées.
Les deux articles suivants s'écartent du secteur bancaire traditionnel.
Jérémie Bertrand et Caroline Perrin se concentrent sur la microfinance qui, depuis son développement dans les années 1970, a vocation à fournir des services financiers à des populations à faibles revenus, souvent exclues des systèmes financiers classiques. L'intérêt d'adopter un prisme genré sur cette question est évident : dans quelle mesure la microfinance a-t-elle permis d'accroître l'autonomie ou l'indépendance financières des femmes ? La revue de littérature proposée souligne le potentiel de la microfinance en la matière, mais également ses limites.
Enfin, l'étude de Nesrine Bentemessek Kahia et Guillaume Vallet porte sur les banques centrales, en s'intéressant à la représentation féminine à tous les postes, y compris au niveau des instances dirigeantes. Là, également, les progrès réalisés sont évidents. Toutefois, les auteurs s'inquiètent d'un possible ralentissement. Ainsi, le nombre de femmes gouverneures ou présidentes ne représente, en 2024, qu'un peu moins d'une trentaine (soit 16%) du total au niveau mondial.
Les femmes et les grandes entreprises
La quatrième et dernière partie de ce numéro se concentre, spécifiquement, sur les postes à très haute responsabilité, mais, cette fois, en dehors des institutions monétaires et financières. La question du genre, dans le domaine de la gouvernance d'entreprise, a fait l'objet d'une littérature très abondante durant la dernière décennie. À cela, deux raisons. D'une part, la sous-représentation massive des femmes dans les instances dirigeantes – les stéréotypes agissant puissamment en leur défaveur. D'autre part, les efforts faits en matière de régulation pour corriger ces déséquilibres, avec, en particulier, l'instauration de quotas de genre au niveau des conseils d'administration ou de surveillance, dans un certain nombre de pays européens.
Sur la base des nombreuses études produites en la matière, Édith Ginglinger discute de l'impact de la féminisation des conseils, particulièrement à l'occasion de l'instauration des quotas, sur la performance et la stratégie des entreprises. L'article souligne la réalité des changements observés, au niveau de la performance financière, sociale ou environnementale.
François Longin et Estefania Santacreu-Vasut mettent en lumière les barrières internes (au sein des entreprises) et externes (marchés financiers, médias et normes culturelles) qui limitent la progression des femmes. Les marchés financiers réagissent, souvent négativement, à la nomination de dirigeantes, influençant ainsi les décisions des entreprises. L'article souligne également les disparités d'accès aux ressources financières pour les femmes, renforçant des inégalités systémiques. Enfin, les auteurs proposent des solutions pour surmonter ces obstacles : sensibiliser les étudiants en finance aux biais de genre, former les managers à des compétences sociales, et lutter activement contre les stéréotypes dans les entreprises.
Antoine Rebérioux s'intéresse à l'impact des quotas de genre, moins sur la stratégie des entreprises que sur leur capacité à, effectivement, éradiquer les inégalités de genre à la tête des entreprises. Si ces quotas ont permis l'instauration d'une quasi-parité en termes de sièges, l'auteur souligne qu'ils n'ont (pour l'instant) pas définitivement réglé, en matière de gouvernance, la question des déséquilibres entre les hommes et les femmes – que l'on s'intéresse au rôle effectif des femmes dans les conseils, ou à la direction proprement dite.
Conclusion
Bien que des progrès significatifs aient été réalisés en matière de féminisation de la finance, de nombreuses barrières demeurent, témoignant du long chemin restant à parcourir. Si les avancées législatives ont permis d'imposer certains quotas et de réduire des inégalités flagrantes, la lutte contre les préjugés culturels et organisationnels, profondément enracinés, demande du temps et des efforts constants. Par ailleurs, la question ne doit pas être réduite à une prétendue « performance » des femmes en finance, mais elle doit être bien abordée sous l'angle plus fondamental de l'équité. Enfin, il est essentiel de rappeler que les enjeux d'inclusion et de diversité ne se limitent pas au genre, mais s'étendent à toutes les formes de représentations, afin de construire un secteur véritablement inclusif.
Mars 2025