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 Une overdose de technologie informatique de la santé : notes depuis la dystopie américaine


Joseph WHITE * Professeur, Department of Population and Quantitative Health Sciences, Case Western Reserve University. Contact : jxw87@case.edu.

Les réformes numériques ont partout dans le monde des caractéristiques communes et recensent les mêmes échecs. L'ivresse de la technologie et d'une solution toute faite est partout la même et entraîne les mêmes désillusions. Un plaidoyer vigoureux est ici dressé pour une approche plus rationnelle, une continuité des efforts et les recours systématiques à une analyse coûts/bénéfices médicaux.

Le Carnet de Santé de la France de 2006 comprenait quatre chapitres sur « L'informatique et la santé », notamment sur le projet de dossier médical personnel (DMP). Dans le Carnet de 2009, le professeur Jean de Kervasdoué concluait qu'à l'époque, « il nous avait semblé que le dossier médical personnel (...) ne pourrait jamais voir le jour pour des raisons conceptuelles, financières, techniques, épistémologiques, politiques, notamment ». Il se demandait pourquoi « personne n'a écouté les arguments qui nous paraissaient aussi logiques que vérifiables » et pourquoi et comment « se fait-il qu'à l'instar des rats, puis des enfants, du joueur de flûte de Hamelin, des hommes et des femmes responsables suivent la musique charmeuse des vendeurs d'illusion et perdent, au moins un instant, tout sens critique ? » (de Kervasdoué, 2009).

La réponse la plus simple serait que la technologie de l'information est une drogue puissante. Elle est attrayante, elle crée de la dépendance et elle bénéficie de l'approbation sociale. L'abstinence ou même la prudence quant à son utilisation est vue avec mépris : les sceptiques sont perçus comme réfractaires au progrès et englués dans le passé. Si vous voulez faire partie des « jeunes qui sont cools », vous devez en consommer. Les vendeurs peuvent gagner beaucoup d'argent, et tout est légal. En fait, dans certains cas, la loi vous oblige à l'utiliser – comme aux États-Unis, où les hôpitaux et les cabinets médicaux sont tenus d'adop ter la numérisation des dossiers et de démontrer leur « utilisation significative » au risque de voir les versements des programmes d'assurance maladie publics réduits s'ils ne le font pas1.

Il semble toutefois que la drogue, ou la musique, séduit bien davantage les gestionnaires des systèmes de santé, les chercheurs de systèmes de santé et les dirigeants politiques que les patients, les médecins et les infirmiers. La mise en œuvre du DMP en France à l'époque des Carnets de 2006 a échoué parce que ni les médecins ni le grand public n'ont suivi le joueur de flûte. Le DMP a été relancé en 2010 et relancé à nouveau dans la loi de santé française publiée en janvier 2016 avec quelques changements, comme celui du nom rebaptisé «dossier médical partagé» et l'octroi aux patients d'un plus grand contrôle de l'accès au dossier. En septembre 2019, plus de 7 millions de personnes avaient un DMP en France, environ un cinquième des médecins ajoutaient des informations au DMP de leurs patients et près de la moitié consultaient occasionnellement un DMP pour s'informer (Seroussi et Bouaud, 2018, 2020). D'un côté, cela représente un progrès pour les défenseurs du DMP, mais, d'un autre côté, c'est encore loin de l'intégration en pratique des technologies de l'information dont on rêvait il y a quinze ans.

Pourtant, le rêve perdure. La Stratégie nationale de santé 2022, promulguée en tant que loi en 2019, déclare : « Le virage numérique du système de santé est une chance pour l'amélioration de la qualité du service au patient. L'usage de ces outils numériques libère du temps médical, améliore la pertinence et la qualité des soins ainsi que l'expérience des patients et peut contribuer à la maîtrise durable des dépenses de santé. » (Ministère des Solidarités et de la Santé, 2017). Les décideurs politiques espèrent que d'autres dossiers numériques du SNDS (Système national des données de santé) aideront au développement de projets d'intelligence artificielle (IA) pour améliorer les soins et faire des économies (Graeve, 2020).

Ces objectifs sont au cœur du thème de la loi de 2019, mais la théorie sur les effets n'est pas étayée par les faits. Il serait difficile de traiter ce sujet dans un livre entier, car il y a tellement d'affirmations et d'espoirs différents sur les différentes façons dont les technologies de l'information pourraient améliorer les soins de santé pour l'argent dépensé. Je vais toutefois m'efforcer d'expliquer brièvement pourquoi les ambitions politiques si largement proclamées par d'éminents universitaires et décideurs, de l'OCDE au gouvernement français en passant par de nombreux éléments du gouvernement et de la communauté de recherche sur les services de santé des États-Unis, sont soit impossibles, soit insensées. La numérisation des informations de santé présente de nombreux avantages, mais doit être utilisée avec prudence et uniquement à des fins limitées.

Je donnerai des exemples ci-dessous, mais je dois d'abord définir les termes :

  • j'appellerai « informatique de la santé » (IS) l'ensemble des efforts visant à améliorer les soins de santé par l'enregistrement des données sous forme électronique, puis leur analyse ou leur partage ;

  • les archives des traitements, les tests, les diagnostics et les évaluations effectués par des professionnels de la santé concernant des patients individuels seront appelés « dossiers médicaux électroniques » (DME). Ils peuvent être conservés dans différents formats par différentes personnes et organisations ;

  • ce que j'appelle DME est appelé « dossiers de santé électroniques » (DSE) par de nombreuses sources. La distinction entre les deux n'est pas bien établie, je propose donc de procéder de la façon suivante. Sauf quand il s'agit de citer d'autres sources, j'utiliserai DSE pour les ensembles de données qui comprennent non seulement des informations sur le travail effectué par l'industrie médicale, mais aussi d'autres informations susceptibles d'influer sur la santé du patient – des variables telles que la pauvreté, la qualité du logement et la situation familiale. De nombreux responsables politiques estiment que ce genre de données est nécessaire pour aider les médecins à anticiper les problèmes avec des traitements et pour développer des politiques innovantes afin d'améliorer la santé. Toutefois, la plupart des applications relèvent des DME2 ;

  • l'IA se réfère à l'analyse de données effectuée par des ordinateurs pour deux raisons. La première est l'établissement du diagnostic d'un patient individuel, comme l'interprétation d'un scanner. Il peut s'agir du résultat d'un processus, comme pour un rapport de scanner, ou bien consister à informer des soignants sur les directives relatives aux traitements : une forme d'« aide à la décision clinique » (ADC, en anglais « clinical decision support  »). L'autre raison est l'analyse de très grands ensembles de données, afin de développer des algorithmes qui peuvent ensuite servir à diagnostiquer ou à choisir des traitements pour des patients individuels. Je distingue en gros entre la recherche où des êtres humains font des manipulations statistiques des données, ou l'« analyse des données » (AD), et les analyses exécutées par ordinateur avec beaucoup moins d'intervention de la part de statisticiens humains, ou l'« apprentissage automatique » (AA, en anglais « machine learning  »).

Une intégration imparfaite de la numérisation

Selon ses défenseurs, le « problème » principal avec la numérisation dans presque tous les pays est qu'elle n'a pas été mise en œuvre de manière suffisamment large ou profonde : pour poursuivre notre analogie, c'est un manque d'adhésion au traitement prescrit. En fait, en Angleterre ou aux Pays-Bas, des efforts ont été abandonnés après un énorme gaspillage d'argent3 (selon toute norme autre que celle des États-Unis). Aujourd'hui, aux États-Unis, il y a beaucoup de monde qui pense que la drogue n'est pas suffisamment employée. Mais il y a aussi beaucoup d'inquiétudes concernant les effets secondaires et les surdoses de la forme la plus courante de la drogue : les electronic medical records. Les DME sont censés constituer la plateforme pour améliorer à la fois la façon dont les soins sont coordonnés et pour faire de nouvelles recherches sur les traitements. Pourtant, à la place de la séduisante musique de flûte, l'air est rempli d'appels à l'aide et de cris de douleur, en particulier de la part de médecins.

Les États-Unis sont le pays dans lequel les DME et l'IS ont été intégrés de la façon la plus complète dans les prestations de santé. Plutôt que de dégager plus de temps pour le traitement des patients, les DME aux États-Unis ont réduit le temps consacré aux soins des patients. Dans certains cas, comme la réduction du nombre d'erreurs médicamenteuses, l'ADC a pu être utile ; mais elle a aussi créé de nouvelles erreurs et il existe très peu d'indications que les améliorations valaient leur coût. Dans l'ensemble, nous savons que la mise en œuvre des DME dans les hôpitaux et les cabinets médicaux aux États-Unis a été très coûteuse, et s'il existe une quelconque preuve d'économies réalisées, je ne les ai pas vues.

Retours d'expérience contrastés

« Un bazar absolu » qui favorise la fraude. Dans une enquête de grande envergure, Kaiser Health News et le magazine Fortune ont décrit l'investissement massif dans la « transformation des dossiers médicaux en dossiers électroniques » comme un « bazar absolu », qui ressemble plus à une « mort par mille clics » qu'à une nouvelle ère de meilleurs soins (Schulte et Fry, 2019a). Les médecins et les infirmiers passent un temps fou à saisir les données dans le dossier, à « cliquer » en réponse à des messages les uns après les autres, à remplir des cases dans des gabarits censés standardiser et ainsi améliorer la documentation. L'étude a conclu que le résultat le plus clair de l'investissement était que les systèmes servaient à maximiser la facturation douteuse, une « nouvelle ère de fraude dans les soins de santé » (Schulte et Fry, 2019b). Cette fraude est caractérisée par « un problème de documentation relativement récent, mais dont les conséquences peuvent être considérables » : les erreurs de « commission », où le dossier comprend des événements qui n'ont pas eu lieu (Weiner et al., 2020). Une thèse de doctorat comparant les soins infirmiers français et américains dans les hôpitaux a souligné que puisque les infirmiers américains sont évalués selon ce qui est renseigné, « cette politique pousse les infirmiers à faire un certain nombre de choses, dont beaucoup induisent en erreur ; à consigner des choses qu'ils n'ont peut-être pas faites » (Michel, 2017).

Temps supplémentaire. La grande majorité des études constate que, contrairement aux espoirs de la Stratégie nationale de santé 2022, le DME ne fait pas gagner de temps. Dans l'une des études, les internes ont rapporté que le DME prenait 48 minutes de temps de plus tous les jours par rapport aux systèmes manuels (Payne et al., 2015). Une autre étude a trouvé que les médecins passaient autant de temps à faire de la « médecine de bureau », c'est-à-dire à travailler sur leur ordinateur, qu'à recevoir des patients en consultation (Tai-Seale et al., 2017). Une troisième étude a constaté que les médecins consacraient 27 % de leur temps à s'occuper directement de leurs patients et 49 % aux DME et au travail de bureau ; 37 % du temps passé dans la salle d'examen avec les patients étaient consacrés aux DME et au travail de bureau (Sinsky et al., 2016). Même Barack Obama, qui avait approuvé avec enthousiasme la politique qui a obligé et en partie financé l'entrée des médecins et des hôpitaux américains dans l'avenir radieux de l'IS, a déploré le fait qu'« il y a encore des montagnes de paperasse (...) et les médecins doivent encore saisir des trucs, et les infirmiers passent tout leur temps à ce travail administratif » (Stein, 2017).

Burnout. Les DME sont considérés comme l'une des principales causes d'une « épidémie de burnouts », avec des cliniciens qui sont soit moins performants, soit qui réduisent leurs efforts au travail, soit qui quittent la profession. L'Académie nationale de médecine a publié un rapport important sur le burnout (National Academy of Medicine, 2019) ; il a été désigné comme une « crise de santé publique » par des dirigeants d'entreprises du secteur de la santé (Noseworthy et al., 2017) et a donné lieu à une littérature florissante (plus de 5 000 citations dans PubMed pour « physician burnout » rien que le jour où j'écris ces lignes). Il a même donné lieu à un nouveau slogan en matière de politique de santé : le remplacement du « triple objectif » qui vise à « améliorer l'expérience du patient, améliorer la santé de la population et réduire les coûts » par des appels à un « quadruple objectif » comprenant « l'amélioration de la vie professionnelle des pourvoyeurs de soins de santé » (Bodenheimer et Sinsky, 2014). Même la principale organisation professionnelle de l'informatique médicale déclare que lorsque les problèmes de mise en œuvre ont été anticipés en 2009, « le degré de burnout des cliniciens et les facteurs qui y ont concouru, telles les obligations accrues en matière de documentation, ont été largement sous-estimés » (Staren et al., 2021).

Selon Abraham Verghese : « Mon jeune collègue affalé sur la chaise de mon bureau a survécu aux années d'études, puis à trois ans d'externat et d'internat et est maintenant praticien et enseignant à plein-temps. Le désespoir que j'entends vient du fait qu'il est l'employé de bureau le mieux payé de l'hôpital. » (Verghese, 2018). Daniele Ofri écrit que : « Le DME a eu un impact massif, les soins médicaux se sont transformés en corvées de saisie de données. Si le DME peut rationaliser le flux de travail et faciliter la vie de certains spécialistes, il a fait exploser la charge de travail des généralistes. » (Ofri, 2019). Pour Curtis Kommer les données concernant les effets des DME sur la qualité des soins aux patients étaient mitigées. Il a trouvé certaines fonctions utiles. Pourtant, ajoute-t-il, « taper de façon répétitive des notes dans le dossier de santé électronique sur mes interactions avec les patients est pour moi un exercice de saisie de données la mort dans l'âme ; examiner les notes de DSE d'autres cliniciens, de la longueur d'un roman, est devenu une fatigante et cynique chasse aux observations, interprétations ou conclusions significatives » (Kommer, 2018).

Le burnout n'est pas uniquement dû au DME, mais, comme l'a bien résumé une étude, « le manque de contrôle sur la charge de travail, un nombre excessif d'heures passées sur le DSE à la maison et la forte part de travail qui ne demande pas le niveau de compétences d'un médecin y contribuent probablement de manière significative » (Kroth et al., 2019 ; Adler Milstein et al., 2020 ; Hilliard et al., 2020, p. 1407 ; Eschenroeder Jr. et al., 2021). Parfois les médecins restent tard les jours où ils sont en clinique pour finir d'alimenter le dossier. Parfois ils voient moins de patients dans une journée afin d'avoir le temps de s'occuper de la paperasse. Comme le dit une étude : « Ce qui se passe en fait, c'est que les gens se débrouillent afin de pouvoir gérer le courrier en attente. » (Dillon et al., 2020). Ou bien ils alimentent le dossier le soir ou pendant les week-ends à la maison – le premier cas s'appelle maintenant le « temps de pyjama ». À ce stress s'ajoute la frustration d'obtenir des informations à partir du dossier informatique (Lichtner et Baysari, 2021).

La disparition de la note médicale utile. À l'origine, l'objectif des notes du médecin était de documenter pour lui-même, pour sa propre mémoire et sa réflexion, ce qu'il devait savoir sur le patient. Dans un contexte d'équipe, comme dans un hôpital, la note devait ensuite signaler aux autres membres de l'équipe ce que le médecin (ou un autre clinicien) pensait qu'ils devaient savoir. Une note pouvait comprendre des résultats de tests, mais une bonne note était un récit qui racontait l'histoire de la maladie du patient.

Aujourd'hui, le médecin clique des dizaines ou des centaines de fois sur des thèmes qui ont été standardisés, soit à des fins de facturation (« nous avons fait ceci et vous devez donc nous payer »), soit pour « assurer la qualité des services » (« j'ai demandé au patient s'il se sentait en sécurité chez lui et je lui ai dit que fumer était mauvais pour lui, ce qui montre que j'offre des soins de qualité »), soit pour rendre le dossier utilisable par tous ceux qui font partie du système (pour l'« interopérabilité » et l'« intégration »). Le dossier est organisé sous forme de gabarits, chacun étant à remplir parce qu'il pourrait être pertinent dans certaines situations et que le dossier est censé être complet et intégré. Selon un groupe de travail de l'Association américaine de l'informatique médicale : « La documentation qui en résulte n'a qu'un rapport limité à la visite qui est documentée (...). Les gabarits purement codés ne permettent pas de distinguer le bon grain de l'ivraie, ni de saisir les détails subtils des circonstances uniques de chaque patient. De plus, des gabarits codés entravent une communication efficace entre cliniciens. » (Payne et al., 2015). Comme le résume un observateur : « La note comme moyen pour communiquer l'état du patient a pratiquement cessé d'exister. » (Sax, 2014).

Une grande partie de ce « gonflement des notes » s'explique par le fait que les médecins, tenus de fournir une documentation « complète », mais à court de temps pour la saisir, « copient et collent » dans les cases le langage de rapports précédents. Cela est très utile pour les médecins qui saisissent les données : « Les 25 % de cliniciens qui utilisent le plus le copier-coller étaient largement moins susceptibles de signaler un burnout. » Malheureusement, « le copier-coller conduit souvent à des notes plus longues et moins utiles, ainsi qu'à des erreurs ou des malentendus potentiellement dangereux », et il est « associé de manière indépendante à une augmentation du stress et de burnouts » chez les médecins qui doivent lire les notes, « ce qui fait penser qu'une diminution de burnouts chez les rédacteurs de notes peut conduire en échange à une augmentation de ces cas chez les lecteurs de notes » (Hilliard et al., 2020, p. 1409).

Il devrait être évident qu'une augmentation de la communication d'informations inutiles ne constitue pas un progrès.

Moins de contact humain entre les médecins et les patients ou entre les médecins et les autres soignants. Dans la pratique, le DME rivalise avec le patient pour l'attention du médecin. Un médecin qui est en train de regarder l'écran de l'ordinateur et de cliquer sur des cases n'est pas en train de prêter attention au patient et le patient le sait. Le médecin prête davantage attention à l'icône qui représente le patient à l'écran – à l'« iPatient », selon le terme d'Abraham Verghese – plutôt qu'au patient présent (Verghese, 2008).

« Il n'y a rien de plus frustrant pour un patient que de parler à son médecin, d'attendre un conseil, et que ce dernier tape et regarde un écran d'ordinateur au lieu du patient. » a commenté Lloyd Minor, doyen de la faculté de médecine de l'Université de Stanford. Le méde cin est également frustré parce qu'il doit « penser à la mécanique de la documentation, plutôt qu'aux implications des symptômes et des résultats4 ». Ces pathologies du DME et d'autres expliquent pourquoi, selon Atul Gawande, « les médecins détestent leurs ordinateurs » (Gawande, 2018)5. Elles font également partie d'une transformation plus importante de la médecine où les médecins, comme les internes décrits par Abraham Verghese, sont formés à évaluer le patient sur la base de résultats de tests et de rapports plutôt que par le toucher et le parler. Certains s'inquiètent même de processus qui semblent efficaces et utiles, comme les comptes rendus de scanners faits par les radiologues et notés dans le DME. Le problème, comme l'explique Robert Wachter, est que si les médecins voient simplement un résultat et ne parlent pas avec le radiologue, ils n'apprennent pas de ce dernier, il n'y a pas de consultation sur l'interprétation, et le radiologue devient un élément d'une chaîne de production et non d'une équipe, ce qui est quelque chose de très différent du discours habituel sur l'intégration (Wachter, 2017). Des préoccupations similaires ont été observées dans les services hospitaliers aux États-Unis, où les médecins et les infirmiers sont tous concentrés sur les écrans d'ordinateurs et beaucoup moins sur la communication personnelle (Michel, 2017).

Résultats mitigés et avantages très limités de l'ADC

L'un des avantages attendus des DME est la réduction de certaines erreurs et l'accélération de la communication. Divers indicateurs sont contrôlés à l'hôpital et peuvent déclencher des alertes afin que les cliniciens traitants remarquent un problème plus tôt. Le DME devrait être particulièrement utile pour les décisions relatives aux médicaments. Il peut être utilisé pour envoyer une ordonnance directement à une pharmacie (la pharmacie préférée du patient figure dans le dossier). La saisie des ordonnances doit réduire les erreurs dues à la célèbre mauvaise écriture des médecins. Elle déclenche également l'ADC, où l'ordinateur compare une ordonnance spécifique à d'autres informations du dossier afin d'alerter le médecin ou le pharmacien à d'éventuelles erreurs, comme la prescription d'un médicament qui va mal réagir avec un autre. Dans le monde idéal des analystes de la politique de santé, elle pourrait également informer le médecin qu'un médicament équivalent est moins cher, soit pour l'assureur, soit pour le patient, soit pour les deux.

Dans un monde encore plus idéal, l'ordinateur pourrait analyser les données saisies directement à partir de tests sous forme électronique (comme les résultats de laboratoire, la surveillance de la respiration et des symptômes circulatoires tels la pression artérielle et le rythme cardiaque) ou saisies manuellement par les cliniciens, et utiliser des algorithmes pour poser un diagnostic que le médecin n'aurait pas trouvé lui-même. Cette approche est particulièrement plausible pour des tâches bien délimitées, comme l'interprétation d'un scanner, où les données sont toutes du même type et de la même fiabilité, et l'algorithme peut être « entraîné » ou « apprendre » en utilisant d'énormes bases de données. Il a beaucoup moins de chances de fonctionner si le DME est censé rassembler un large éventail de données provenant de différentes sources, d'autant plus que les données nécessaires sont beaucoup plus susceptibles d'être manquantes ou peu fiables contrairement à l'analyse d'un test spécifique, quelle que soit la sophistication technique de ce test.

L'étude des expériences avec l'ADC dépasse largement le cadre de cet article, mais quelques points semblent clairement établis. Premièrement, l'IS a bien permis de réduire le nombre d'erreurs dans la prescription de médicaments. Cependant, cet avantage a été limité par de nouveaux types d'erreurs. Lorsqu'il était difficile de lire l'écriture d'un médecin, le pharmacien pouvait demander ce qu'il voulait dire ; mais si quelque chose a été mal saisi, le problème n'est pas aussi évident. De plus, les gabarits pour commander des médicaments peuvent offrir tellement de choix qu'il est facile de cocher la mauvaise case6. Deuxièmement, la réduction nette positive des erreurs de prescription ne semble pas s'accompagner d'une réduction équivalente du mal fait (Westbrook et al., 2020 ; Gates. et al., 2021). Cela ne devrait pas être une surprise, car au moins certaines erreurs auraient normalement dû être détectées par les pharmaciens ou d'autres personnes impliquées dans le processus après la prescription initiale. Troisièmement, il y a trop d'alertes, les médecins ne sont souvent pas d'accord avec elles, et le résultat est qu'avec le temps, elles risquent d'être ignorées, alors que les médecins sont plus susceptibles de prêter attention si le pharmacien soulève un problème (Hussain et al., 2019 ; Trinkley et al., 2019).

Les signes d'une amélioration dans d'autres domaines, comme les soins à l'hôpital, sont peu convaincants. Un problème fondamental est qu'en tant que mesure de sécurité, l'ADC repose principalement sur l'alerte des cliniciens aux problèmes possibles. Quiconque programme des alertes s'inquiétera bien plus de la possibilité qu'un problème éventuel ne soit pas identifié que de la surestimation des risques. Il existe également des inconnus importants concernant de nombreuses situations médicales. Pour ces deux raisons, le nombre global d'alertes dépasse largement le nombre d'alertes qui identifient des problèmes réels selon les médecins et les infirmiers. Il peut y avoir cent alertes par jour pour un patient en soins intensifs ; submergés par la « fatigue des alertes », les médecins et les infirmiers ignorent ou désactivent les alertes7.

Le plus grand rêve des adeptes de l'IS est que le DME soit utilisé pour diagnostiquer des conditions qu'une équipe médicale n'arriverait pas à diagnostiquer et pour recommander des traitements appropriés. Il y a très peu d'exemples où cela s'est produit, et les obstacles sont considérables. L'ADC est une forme d'indications cliniques ou de « livre de recettes de médecine », et la méfiance des médecins envers cette forme de soins est grande et, dans de nombreux cas, tout à fait justifiée. Les exemples de directives qui ont été adoptées par des groupes éminents et largement rejetées par les patients et les médecins sont légion. Les lecteurs pourraient simplement se remémorer leur version nationale de la controverse pour déterminer quelles mammographies devraient être remboursées8. Mais si les directives sont générées par l'AA, les utilisateurs humains ne connaissent même pas la logique qui sous-tend le conseil. Comme le déclare un rapport : « Il est d'une importance vitale de pouvoir faire confiance à la source et de comprendre ce qui se cache derrière les recommandations que le système propose. » Les auteurs recommandent une « checklist de confiance et de valeurs pour les cliniciens » qui semble pratiquement impossible à respecter (Silcox et al., 2020). « L'ADC générée par l'AA demande aux cliniciens et aux patients de faire confiance à une boîte noire. »

Cela pourrait être acceptable si les méthodes de l'AA étaient reconnues comme fiables, mais elles ne le sont pas. « Les données saisies peuvent être incomplètes, inexactes, biaisées, périmées, non structurées ou non définies de la manière attendue par le système. » La population à partir de laquelle il a été élaboré peut être très différente de celle à laquelle les indications sont censées être appliquées (Silcox et al., 2020). Il s'avère particulièrement difficile de reproduire de nombreux résultats. « Mettre en évidence ces lacunes est devenu un sous-genre à part entière de la recherche médicale. » (Ross, 2021). À quelques exceptions près mentionnées ci-dessus – essentiellement l'analyse de tests spécifiques en radiologie, ophtalmologie, dermatologie et pathologie –, personne au fond ne devrait faire confiance à l'AA. Il est difficile d'imaginer que les données s'amélioreront beaucoup, compte tenu de la charge que représentent leur collecte et leur organisation, ou que les médecins et les patients les laisseraient guider leur pratique même si elles s'amélioraient un peu9.

Il existe au moins quatre réponses courantes à ces constats. La première consiste à insister sur le fait que tous ces problèmes sont temporaires et qu'il y aura des solutions techniques. Par exemple, les gabarits ne seront pas nécessaires car le traitement automatique du langage (TAL) permettra d'extraire des notes médicales narratives les éléments dont le système a besoin. De tels arguments laissent de côté des questions logiques : comment les concepteurs du système s'assu reront-ils que les médecins mettront ces informations dans les notes narratives ? Pourquoi le TAL sera-t-il tout d'un coup capable de faire face à l'énorme complexité des soins médicaux ? Des versions de cette réponse sont néanmoins la norme. Il doit y avoir des milliers d'études, y compris certaines des plus importantes que j'ai citées, qui identifient les problèmes, mais insistent sur le fait qu'ils seront résolus d'une manière ou d'une autre. Or elles ne fournissent pas de signes que le nécessaire chemin du progrès ait été pris.

La seconde serait d'essayer de débrancher les soins de santé de l'IS. Il y a de bonnes raisons de réduire la dépendance à l'égard de l'IS. Mais il y a aussi de nombreux cas où l'IS est tout simplement logique. Il est absurde d'avoir une machine qui effectue un test en pixels, l'analyse électroniquement, est capable d'envoyer le résultat à une autre machine, et puis de ne pas le faire. Il est plus facile de mettre beaucoup d'informations sous forme électronique, même si les avantages ont été exagérés. Une certaine forme de DME est là pour rester, et c'est une bonne chose.

La troisième réponse serait que le cas des États-Unis est spécial. En raison de la faiblesse politique des médecins, le DME y a été mis en œuvre de manière bien plus systématique. Le DME aux États-Unis serait surchargé à cause des ambitions des régulateurs de notre système et de l'immense complexité de la facturation médicale. Il y a beaucoup de vrai dans cet argument. Par exemple, une étude a trouvé que les notes cliniques qui utilisent le même DME de la société EPIC étaient « près de quatre fois plus longues en moyenne » dans les hôpitaux américains que dans les hôpitaux de Melbourne et de Singapour ; dans ces autres hôpitaux, la note « a tendance à être beaucoup plus brève, ne contenant que la documentation clinique essentielle ; elle omet une grande partie de la documentation relative à la conformité et aux remboursements qui fait couramment enfler la note clinique américaine » (Downing et al., 2018).

Il est certain que l'utilisation du DME à des fins de facturation le rend beaucoup plus compliqué que s'il était conçu uniquement pour des échanges d'informations entre médecins et infirmiers sur ce qu'ils jugent important. David Blumenthal, l'un des principaux défenseurs aux États-Unis de la réforme du système de santé sur la base de « payer pour la valeur » ou sur la base de la performance et de l'intégration des soins par le biais du DME (ou même d'un DSE), et qui a dirigé les efforts de l'administration Obama pour étendre ces dossiers à l'ensemble du système de santé, insiste sur le fait que le problème est le paiement des soins à l'acte (Blumenthal, 2018). Son analyse n'est pas utile pour deux raisons. Premièrement, l'option « payer selon la valeur » nécessite une documentation considérable afin de pouvoir démontrer la « qualité » exigée. Les règles de Medicare pour documenter la qualité réinventent le paiement à l'acte sous un autre nom. Il en va de même pour la mesure de la performance dans n'importe quel autre pays. Deuxièmement, une grande partie des attentes concernant la manière dont les DME amélioreraient la valeur dans d'autres pays reposent sur des hypothèses similaires. Toute la théorie de l'intégration suppose que chaque prestataire de soins sera en mesure de voir toutes les informations pour un patient donné, et qu'un seul dossier servira à tous. Il s'agit obligatoirement d'une base de données énorme et complexe.

La quatrième réponse consiste à dire que le système de prestataires doit changer pour s'adapter au DME (ou au DSE, dans le contexte de la volonté de payer les hôpitaux pour la « santé de la population » qui dépend de plus que les simples services fournis par les hôpitaux). À un certain niveau, cela ferait des médecins et des infirmières des rouages dans l'algorithme créé par le DME, ce qui semble être une très mauvaise idée. Mais il peut y avoir des ajustements plus à la marge. L'idée dominante aux États-Unis est de créer des « scribes médicaux » : de nouveaux employés qui observent la visite clinique et qui remplissent une bonne partie du DME afin que le médecin puisse se concentrer sur le patient.

Il existe de bonnes indications, bien que provenant principalement de petites études, que les scribes ont un effet positif à la fois sur la qualité du dossier et sur l'interaction médecin/patient. La plupart des études qui font état d'un nombre de burnouts en baisse rapportent « une intervention pour augmenter l'équipe de soins principalement en y ajoutant un soutien administratif en forme d'assistants médicaux ou de scribes » (Kelly et al., 2021). Les scribes semblent être bénéfiques pour les médecins sans trop nuire aux soins aux patients (Mishra et al., 2018). Mais il est difficile de voir comment l'embauche d'un nouvel employé pour (au moins) chaque médecin de soins primaires va accroître l'efficience. En fait, il est difficile de voir comment le nombre de scribes compétents pourra répondre aux besoins. Il s'agit souvent de jeunes diplômés qui arrêtent leurs études pendant une année ou deux entre la licence et (ils l'espèrent) la faculté de médecine. Beaucoup d'entre eux sont mal payés par des prestataires de services, mais voient ce travail comme un investissement dans leur avenir. Le prestataire facture beaucoup plus cher ce service à l'hôpital, en partie à cause des coûts de formation et le remplacement constant des scribes (Ash et al., 2021)10. Il peut s'agir d'une main-d'œuvre de très bonne qualité, mais il serait impossible d'en augmenter le nombre afin de servir plus qu'une petite partie des médecins.

La cinquième réponse n'est proposée par presque personne, mais je vais la suggérer ci-dessous. Elle découle d'un diagnostic différent du « problème » posé par les DME, les DSE et toute la «salade» de sigles.

Vers un retour à l'analyse coûts/bénéfices

Le plaidoyer qui suppose que l'IS apportera des améliorations majeures au système de santé ignore deux questions fondamentales qui devraient être posées par rapport à toute politique.

D'abord, quel est le rapport entre les coûts et les avantages ? L'exemple classique de la raison pour laquelle un DME national est une bonne idée est qu'il permettrait à un nouveau clinicien dans une autre ville de consulter le dossier d'une personne en voyage qui tombe malade. C'est bien. Mais cela suppose que les informations contenues dans ce dossier seront utiles. Dans de nombreux cas, ce n'est pas le cas. Un test effectué il y a un mois fournit une base de référence, mais ses résultats peuvent avoir changé (c'est pourquoi je suis malade maintenant). La bonne question est de savoir si les avantages tirés des cas relativement rares où l'information permet de traiter une personne qui ne se trouve pas à proximité de ses médecins habituels justifient ou presque le coût pour alimenter et maintenir un dossier médical complet à l'échelle nationale. Il est fort probable que ce ne soit pas le cas.

La deuxième question est de savoir quelles sont les fonctions éventuelles d'un DME qui offrent la meilleure chance de réussite. Prenons d'abord l'idée de créer des DSE. Obtenir des données médicales exactes de l'intérieur du système médical est déjà difficile ; créer des données sociales et autres données fiables est certainement bien plus difficile et plus cher. Et une fois que vous avez ces données, que faites-vous avec ? Le système de santé améliorera-t-il le logement ? Est-ce que quelqu'un d'autre le fera ? Avec quel budget ? Pourquoi cela n'a-t-il pas été fait avant ?

La question de quelles fonctions sont à favoriser est particulièrement pertinente pour la recherche. Il est tout simplement impossible de créer ce dont les chercheurs des systèmes de santé et de la médecine estiment avoir besoin. Par exemple, selon un document officiel du gouvernement des États-Unis : « Les données individuelles doivent être saisies de manière continue, entière, exacte, cohérente et dans un format standardisé (...) qui permet une harmonisation entre les différentes organisations et qui sont également disponibles afin d'être utilisées à nouveau pour de la recherche future. » Elles doivent intégrer « les données recueillies en dehors du processus de prestation de soins qui peuvent avoir une incidence sur les résultats en matière de santé, comme les déterminants sociaux de la santé, les données sur la santé fournies par les patients et les expositions environnementales ». Puisque le patient et le prestataire de soins « peuvent manquer d'incitations claires à participer ou à encourager la participation à la recherche », le système informatique doit fournir du « matériel éducatif concernant la parti cipation à la recherche » et informer les gens des résultats de la recherche (Office of the National Coordinator for Health Information Technology, 2020)11. Je suppose que l'armée des États-Unis veut aussi avoir des drones capables de distinguer les amis des ennemis afin de ne tuer que ceux qu'elle voudrait tuer. Eux non plus n'obtiendront la technologie qu'ils souhaitent obtenir.

Les ambitions de recherche pour l'IS sont tout simplement démesurées. Il est très difficile d'imaginer des résultats exploitables même de la recherche la plus ambitieuse sur le plan des données à la fois médicales et sociales. Et si l'objectif est de traiter les patients, des ensembles de données beaucoup moins complexes feront l'affaire. Aux États-Unis, avec des dizaines de millions de patients dans les données d'organisations comme Kaiser Permanente et United Healthcare, aucune intégration supplémentaire n'est nécessaire. En outre, si nous voulons des informations sur le traitement médical de groupes spécifiques de problèmes – cardiaques, neurologiques ou oncologiques, par exemple –, les médecins spécialisés dans ces domaines doivent disposer des données qu'ils jugent les plus importantes, tant pour le traitement que pour la recherche, plutôt que d'avoir à remplir et à venir à bout d'une vaste gamme de données moins pertinentes. L'exhaustivité est l'ennemi de la pertinence.

Il existe une troisième question : comment l'information, et comment les systèmes d'information, façonnent-ils la performance des organisations ?

La plus grande hallucination dans le rêve de sauver le système de santé grâce à l'IS est la conviction que plus d'informations améliorent les choses. Certains des plus éminents chercheurs en organisation nous ont enseigné le contraire.

« L'information est parfois ignorée à nos risques et périls. », écrivait Herbert Simon dans la dernière édition de Administrative Behavior, « mais nous sommes plus souvent coupables de l'erreur inverse – de supposer que tout irait bien si seulement nous avions plus d'informations ». Il ajoute qu'« il n'y a pas de magie dans l'exhaustivité. La simple existence d'une masse de données n'est pas une raison suffisante pour les rassembler dans un vaste système d'information unique » (Simon, 1997).

Peut-être l'objectif le plus important dans la division du travail au sein des organisations est de permettre aux gens de fonctionner avec des connaissances limitées. Selon Aaron Wildavsky : « Vues dans leur ensemble, les organisations existent pour supprimer les données (...). La structure même d'organisation, c'est-à-dire les unités, les niveaux, la hiérarchie, est conçue pour réduire les données à des proportions gérables et manipulables. » Avec la création des ordinateurs et des systèmes d'information de gestion, l'auteur poursuit : « Plus de données sont produites parce que c'est possible. Le quota d'amélioration des données est plus que rempli. Mais la tâche de compression des données devient de plus en plus difficile. Le risque que les données qui peuvent être collectées ne le soient pas diminue, mais la probabilité qu'elles seront perdues ou mal interprétées augmente. » (Wildavsky, 1983).

Pour Herbert Simon, l'un des défis fondamentaux des organisations est la « gestion de l'attention ». L'attention est la « ressource rare » et, pour la préserver, la « totalité des processus de décision doit être prise en compte de manière à minimiser l'interdépendance des composants » (Simon, 1997, p. 241). Les espoirs dans l'IS dans le domaine de la santé supposent avant tout que la numérisation pourra influer fondamentalement sur les défis d'organisation. Tout sera considéré ensemble, en même temps.

En analysant ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui les systèmes d'information de gestion (SIG) hospitaliers « primitifs » d'il y a quarante ans, Mari Malvey a noté que « les SIG ont, pour la plupart, fonctionné de manière adéquate aux niveaux inférieurs d'organisation, en traitant de grands volumes de données avec un but bien déterminé en vue, tant que la singularité des objectifs et la clarté des calculs existaient ». Je dirais qu'un bon exemple est le « système d'information » au sein d'un appareil médical. Mais « le système d'information conçu pour servir tout le monde finit par servir peu de monde, puisqu'il est impossible de maximiser tous les objectifs simultanément » (Wildavsky, 1983, p. 141). Dans son enquête de 2018 pour savoir « pourquoi les médecins détestent leurs ordinateurs », Atul Gawande a trouvé le même scénario, à la fois dans l'histoire des systèmes d'information de gestion et dans l'expérience avec les DME. Le scénario, explique-t-il, est que « les gens se sont d'abord saisis des nouveaux programmes et des nouvelles capacités avec joie, puis en sont venus à dépendre d'eux, puis se sont retrouvés soumis à des systèmes qui contrôlaient leur vie ». Un programme qui sert un plus grand nombre de personnes et de fonctions « nécessite naturellement une réglementation plus stricte. Les systèmes de logiciels régissent la manière dont nous interagissons en tant que groupes et sont inévitablement bureaucratiques par nature » (Gawande, 2018, p. 65).

Tout médecin ou infirmier qui se sent obligé de cliquer et coller sera probablement d'accord. Le DME régule les cliniciens. Il structure leur emploi du temps. Les infirmiers sont évalués en fonction du caractère complet et rapide de leurs saisies de données. Les médecins peuvent être récompensés ou sanctionnés pour la « qualité » qu'ils décrivent (ou ne décrivent pas).

Si nous croyons que les soins de santé nécessitent la prise en considération de tout en même temps, alors cela ne peut être fait par aucune organisation d'êtres humains. Le rêve de ce que l'IS réalisera à l'avenir peut seulement signifier que tous les soins seront déterminés par des algorithmes. Seul un algorithme peut même prétendre de faire attention à tout. Mais il le fera très mal, car les données ne seront jamais assez bonnes et la matière première de la machine – les patients – est trop variée.

Conclusion

Cet article est un plaidoyer désespéré pour une ambition plus modeste.

J'ai décrit l'IS comme une drogue. Parfois, ses partisans donnent l'impression de consommer de puissants psychédéliques. Ils ont une belle vision et supposent qu'elle est réelle. Un chapitre d'un rapport de l'OCDE dit, par exemple : « Les pays qui développent des systèmes de DME capables de combiner ou relier virtuellement ensemble les données afin de saisir les antécédents de santé des patients sont en mesure de réaliser des progrès sans précédent dans les soins médicaux en termes de qualité, d'efficacité et de performance, ainsi que dans la découverte et l'évaluation de soins et de traitements préventifs, y compris la médecine de précision. » (Slawomirski. et Oderkirk, 2017).

Il est impossible que cela se produise et donc cela ne se produira pas.

La numérisation des soins de santé peut être utile de différentes façons. Personne ne doit s'attendre à d'importantes économies ou améliorations de la santé en permettant aux patients d'accéder à une partie de leurs résultats d'examens et à d'autres données médicales, mais cela serait apprécié par certains. Lorsqu'un patient est hospitalisé, son médecin de soins ambulatoires devrait pouvoir télécharger les résultats des tests et les notes cliniques de l'hôpital. Mais cela n'exige pas que tout soit sur une seule base de données massive. Les notes ne devraient pas être conçues pour le système ; elles devraient correspondre à ce que le médecin rédigeant la note juge important. La plupart des mesures utilisées pour l'évaluation de la qualité sont faibles ou trompeuses et, par conséquent, les médecins ne devraient pas être obligés de les noter. S'il y a des raisons de craindre l'administration d'un médicament à un patient, le pharmacien devrait être alerté, puis décider s'il faut contacter le médecin. L'IA doit être développée prudemment et testée rigoureusement pour améliorer l'évaluation de certains résultats.

Mais si elle est considérée comme la clé pour améliorer les soins de santé, l'IS fera plus de mal que de bien.


Notes

1 Pour une explication rapide, voir le site : https://www.usfhealthonline.com/resources/healthcare/electronic-medical-records-mandate/. Cela fait partie des efforts des universités de recruter des étudiants qui paient pour obtenir des diplômes en informatique de la santé.
2 Dans la plupart des sources en anglais, mais pas dans toutes, le terme employé est « electronic health records » (EHR) pour ce qui en réalité relève des DME. Nous les traduirons comme DSE car je ne peux pas prétendre que d'autres utilisent ma terminologie.
3 Concernant le NHS du Royaume-Uni, voir « NHS IT System One of ‘Worst Fiascos Ever', Say MPs », BBC News du 18 septembre 2013, https://www.bbc.com/news/uk-politics-24130684. Pour une vision non universitaire des événements aux Pays-Bas, voir Kostera et Brisëno (2018).
4 Cité dans un sujet sur « PBS News Hour » (la chaîne de télévision publique aux États-Unis) le 21 juillet 2017 : https://www.pbs.org/newshour/health/doctors-think-electronic-health-records-hurting-relationships-patients.
5 L'article d'Atul Gawande présente peut-être la vue d'ensemble du problème la plus perspicace.
6 Pour une bonne illustration, voir la troisième partie de Wachter (2017).
7 Bien des sources citées précédemment identifient ce problème ; pour une description officielle par le gouvernement des États-Unis, voir le site : https://psnet.ahrq.gov/primer/alert-fatigue.
8 Par exemple, voir Biller-Andorno et Jûni (2014).
9 Une vue d'ensemble particulièrement utile est celle de Yu et al. (2018).
10 Trois de mes étudiants qui ont obtenu leur diplôme en 2021 ont pris un emploi de scribe. Tous espèrent ensuite faire des études de médecine. Il existe également des scribes internationaux, comme les médecins en Inde, décrits par Gawande (2018). On peut supposer qu'ils travailleront plus longtemps, mais c'est une très mauvaise idée pour d'autres raisons : les Indiens devraient-ils souffrir parce que nos DME sont un bazar ?
11 Plus loin, ils affirment qu'« une communication efficace confortera des procédures de consentement et de sécurité efficaces et centrées sur le patient ». La naïveté serait charmante si elle ne conduisait pas à des ambitions aussi coûteuses et lourdes.

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