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 Souvenirs heureux


André MASSON Directeur de recherches, CNRS ; directeur d'études, EHESS, PSE-Chaire Tdte. Contact : amasson@pse.ens.fr.

Je tiens à témoigner toutes mon affection et ma reconnaissance à André Babeau dont je garde un souvenir ému. Je ne lui rendrai pas un hommage en bonne et due forme, qui exigerait plus de rigueur. Contentons-nous d'une notice biographique abrégée.

André Babeau, né en 1934, diplômé de HEC (1956) et de l'IEP de Paris (1958), agrégé de science économique (1964), professeur aux Universités de Lille (1964-1968), Paris X-Nanterre (1968-1982), Paris-Dauphine (1982-1994), à HEC et à l'ENA. Il a été directeur du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Credoc) de 1978 à 1984 et président du Comité consultatif des taux réglementés auprès du ministre de l'Économie de 1998 à 2001. Il a été directeur du Centre de recherche sur l'épargne et le patrimoine (CREP) de 1984 à 2007, président de la commission déontologique de la FFSA (2003-2006), conseiller scientifique du BIPE de 2002 à 2011. Il a été pendant quinze ans administrateur de sociétés d'assurances et administrateur de l'Institut d'éducation financière du public (IEFP) auprès de l'AMF. Il a écrit une douzaine de livres, dont encore en 2016 Épargne et crédit. De mystérieuses relations (avec Jacques Barraux au PUF), ainsi que de nombreux articles académiques ou dans la presse, etc.

Une telle notice a certes l'avantage de souligner une activité très intense tout au long de sa vie, nourrie par une énergie inlassable et une passion sans faille, et qui s'est toujours située à l'interface entre l'enseignement supérieur et des responsabilités dans le monde professionnel. Mais elle ne correspond pas vraiment à l'image que je garderai d'André.

Cette notice ne rend de fait pas compte de la densité et de la complexité du personnage. Sursitaire, André a fait la guerre d'Algérie dont il parlait peu, comme c'est souvent le cas, aux gens qui n'étaient pas de sa génération, et notamment aux baby-boomers insouciants de son équipe du Crep-Nanterre (entre autres, Dominique Strauss-Kahn, Denis Kessler ou moi-même). Par quelques confidences, un peu oubliées, je sais néanmoins que l'expérience l'avait profondément marqué. Des souvenirs confus me remontent à la mémoire : il aurait été à la tête d'un syndicat d'étudiant à la fois proche et bien distinct de celui que dirigeait Michel Rocard à l'époque. Vers 1960, il était en tout cas clairement « de gauche »1. Sa première publication est consacrée d'ailleurs aux Conseils ouvriers en Pologne (1960, Armand Colin) et s'appuie sur une analyse fouillée de la presse et des documents autochtones – à l'évidence, André lisait le polonais... Ses conclusions sont relativement mesurées, la modération étant un trait de son caractère : de 1956 à 1959, les conseils ouvriers auraient été un succès au plan économique, contribuant à une meilleure rentabilité et productivité des entreprises, mais plutôt un échec au plan social, avec une distanciation croissante entre le conseil et le personnel dans de nombreuses entreprises.

Il est depuis devenu un libéral (modéré), le capharnaüm qui régnait à son arrivée à l'université de Nanterre en 1968… ayant peut-être contribué à cette évolution. J'en ai retenu l'impression, vague mais tenace, qu'André n'était pas un opportuniste, contrairement à beaucoup : son changement de bord politique s'est concrétisé entre 1978 et 1981, ce qui demandait un certain courage.

Puisqu'il s'agit de souvenirs personnels, je ferai remarquer qu'André a été à l'origine de toute ma « carrière » que je destinais au départ plutôt aux mathématiques. En 1972, il cherchait pour le CREP de Nanterre un jeune polytechnicien. J'étais celui qui se présentait alors dans la liste de ce qu'on appelle la botte recherche de l'X. Frais émoulu de l'école, je lui ai adressé une lettre mémorable. Écrite dans une encre d'un bleu flashy, elle commençait par « Cher proffesseur » avec 2 f et son nom était changé en Baraud, je crois. J'indiquais que je passerais sans doute le mardi suivant, « probablement en fin de matinée ». Le contenu de la lettre donnait à penser que je ne comprenais pas grand-chose aux mots « épargne » (dont je retenais plutôt la définition triviale de Marx) ou « patrimoine » (légué pour moi par nos ancêtres). Dominique Strauss-Kahn a longtemps gardé cette lettre pièce de musée où André avait fait des corrections en rouge, parsemées de nombreux points d'exclamations, comme sur la copie d'un élève à la dérive. Évidemment, quand on pense aux lettres de motivation et aux CV sans aucun « trou » demandés aux jeunes d'aujourd'hui, il faut convenir que ce « passé est invraisemblable », pour citer Kundera dans Le rire et l'oubli.

André m'a néanmoins reçu et recruté, faisant preuve du bel esprit de tolérance et d'ouverture qu'il a toujours manifesté à mon égard2. Il a été ensuite mon directeur de thèse pendant des décennies, thèse que je n'ai jamais finie en dépit de ses encouragements répétés. Il ne me l'a jamais reproché… Cela a créé des liens entre nous.

Depuis, avec des sensibilités et des approches certes différentes, nous avons l'un et l'autre centré nos recherches sur l'épargne et le patrimoine des ménages, leurs choix intertemporels et intergénérationnels, la retraite et la protection sociale. Le dernier texte d'André, publié par Les Échos le 4 mars 2021, a été envoyé au Journal « quelques minutes » (dixit Les Échos) avant son décès. Son titre « Orienter l'épargne des ménages, oui, si on leur offre des produits attractifs » témoigne encore de ses préoccupations constantes qui rejoignent les miennes. Il y mentionne le rôle sous-estimé des remboursements d'emprunts sur les crédits à l'habitat, mais aussi à la consommation. Au regard du caractère trop liquide et trop peu risqué de l'épargne financière abondante des ménages (que la Covid n'a fait qu'augmenter), le plus urgent, selon lui, serait de « persuader les particuliers d'investir davantage dans les investissements productifs, si possible dans les sociétés non cotées ». Mais il s'empresse d'ajouter que la réalisation de cet objectif « ne peut évidemment se contenter d'incantations » (vise-t-il ici sans le dire l'actuel ministre de l'Économie ?), mais suppose une offre financière adaptée et une certaine « supervision » des comportements des entreprises bénéficiaires. Une part importante de mes recherches récentes sont précisément consacrées à une question proche : comment remédier à la « crispation patrimoniale » des ménages seniors afin d'orienter davantage leur épargne (livrets, assurance-vie) vers le financement de l'économie réelle et plus particulièrement des investissements d'avenir (infrastructures, R&D, révolution digitale, énergies bas-carbone, etc.) ?3

André Babeau est parti, fût-ce à 86 ans, comme un oiseau foudroyé en plein vol. Mais je préfère laisser la conclusion à son épouse, Dominique, mère de leurs six enfants, en m'autorisant à citer la fin de la lettre qu'elle m'a envoyée : « Rien ne laissait prévoir un départ si brutal, mon mari était heureux au milieu des enfants dans notre maison de Bretagne ; vous savez peut-être qu'il a écrit un article pour Les Échos, marché jusqu'à la mer, avant de s'effondrer. Je vous embrasse avec ma profonde amitié. » Moi aussi, chère Dominique, de tout cœur.

André Masson

Professeur émérite, PSE

 

 

Ce témoignage est également publié dans la Revue Risques, no 126, juin 2021.


Notes

1 En attestent, par exemple, les lettres que Robert Chapuis lui a envoyées en 1961-1962, ou la participation d'André à l'ouvrage collectif, sous l'égide du GEPC (Groupe d'études pour la coopération), Service militaire et réforme de l'armée, Le Seuil, 1963. Voir le « fonds Robert Chapuis, du PSU au PS » de l'Ours (Office universitaire de recherche socialiste).
2 Attitude d'autant plus méritoire de sa part qu'il avait une vie très « réglée », avec des horaires presque immuables. Nous savions aussi quand il se rendait au ministère des Finances : il portait alors des costumes à la couleur ou au dessin volontairement neutre. Ce contrôle assumé avait peut-être une contrepartie : une écriture heurtée, difficilement déchiffrable pour nous comme pour les secrétaires.
3 Pourquoi cibler l'épargne des ménages seniors ? Parce que ces derniers possèdent quelque 60 % du patrimoine financier et n'ont en général plus de remboursements d'emprunts importants. Évidemment, les incitations fiscales comme l'offre de nouveaux placements pour ces plus de soixante ans doivent prendre une forme particulière…