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 Alignement des portefeuilles sur une trajectoire de 2 oC : science ou art ?


Julie RAYNAUD ** Experte indépendante en finance durable ; membre du réseau, Institut Louis Bachelier. Contact : julie.raynaud@mail.mcgill.ca.
Peter TANKOV *** Professeur, CREST-ENSAE, Institut Polytechnique de Paris. Contact : peter.tankov@ensae.fr.
Stéphane VOISIN *** Responsable du programme « Finance verte et durable », Institut Louis Bachelier. Nous remercions Ian Cochran, Anuschka Hilke, Théo Le Guenedal, Alice Pauthier et David Zerbib pour leurs commentaires très pertinents relatifs à une version précédente de cet article.

Le concept de l'alignement des portefeuilles à une trajectoire de température a gagné la faveur des investisseurs et des régulateurs depuis que l'Accord de Paris a reconnu en 2015 l'importance du secteur financier pour la transition énergétique bas-carbone. Pourtant, une définition claire et une méthodologie transparente en matière d'alignement des portefeuilles à une trajectoire de température font actuellement défaut et peu d'études se sont intéressées à cette question. Cet article propose une définition de l'alignement des portefeuilles à une trajectoire de température, passe en revue les étapes méthodologiques et met en évidence les principaux défis scientifiques, avec pour objectif de stimuler de nouvelles recherches dans ce domaine. Nous examinons, analysons et plaçons en contexte les grandes conclusions de la récente étude technique consacrée par l'Institut Louis Bachelier aux méthodologies d'évaluation de l'alignement de la température des portefeuilles.

Le concept de l'alignement à une trajectoire de température a émergé en réponse aux objectifs de l'Accord de Paris de 2015. Bien qu'il n'existe pas de définition officielle, la littérature suggère que « l'alignement à l'Accord de Paris » est un processus au moyen duquel une institution s'efforce de contribuer à l'ensemble des objectifs de l'Accord de Paris dans le contexte d'un développement durable plus large (Cochran et Pauthier, 2019). Plus spécifiquement, depuis 2015, un nombre croissant d'investisseurs ont cherché à analyser le degré d'alignement de leurs portefeuilles sur des scénarios climatiques maintenant la hausse de la température mondiale moyenne bien en dessous de 2 °C. Ainsi, dans une étude publiée en 2018 et portant sur l'application de l'Article 173-VI par les assureurs, l'Institute for Climate Economics (I4CE) a dénombré treize assureurs (sur un échantillon de dix-sept grandes compagnies d'assurance opérant en France) ayant analysé l'alignement de leurs portefeuilles à une trajectoire de 2 °C (Evain et al., 2018). Par ailleurs, sur les 100 investisseurs examinés par Novethic en 2018, 32 ont mentionné « le processus d'évaluation de l'alignement des portefeuilles sur la trajectoire de 2 °C de réchauffement climatique telle que prévue dans l'Accord de Paris » (Novethic, 2019).

En dépit d'une volonté généralisée du secteur d'évaluer la température des portefeuilles, il manque une définition commune – sans parler d'une méthodologie commune – permettant le calcul de telles mesures. De nombreuses méthodes sont utilisées par les investisseurs et les fournisseurs de données, basées sur diverses hypothèses sous-jacentes et diverses modalités de mise en œuvre. Ces méthodologies répondent à différentes questions de recherche, rendant leur validation difficile et toute comparaison impossible. Par conséquent, différentes méthodes peuvent donner des résultats très différents pour un même portefeuille, contribuant au manque global de transparence et de cohérence qui prédomine dans ce domaine émergent. Par exemple, dans l'étude comparative portant sur les méthodologies de douze fournisseurs de données distincts (ILB, 2020), la mesure de la hausse implicite de la température (HIT) pour l'indice Euronext LC100 Europe© pour l'année 2019 variait de 1,5 à plus de 3,5 degrés. Des disparités encore plus importantes ont été relevées au niveau des entreprises individuelles : la HIT de Veolia a été évaluée à plus de 6 °C par un fournisseur et à 2 °C par deux autres.

Bien que plusieurs études se penchent sur la définition d'objectifs d'émissions au niveau des pays ou au niveau du secteur (Akimoto et al., 2008 ; Höhne et al., 2014 ; Giraud et al., 2017), les publications spécialisées consacrées à l'évaluation de l'alignement des portefeuilles demeurent rares. L'une des premières méthodologies transparentes et validées du point de vue théorique pour la mise en place d'objectifs de réduction d'émissions pour les entreprises a été développée par l'Initiative Science Based Targets (Krabbe et al., 2015 ; SBT, 2020). Faria et Labutong (2019) comparent différentes approches de la définition d'objectifs basées sur la science. Parallèlement à cela, l'association 2 °C Investing Initiative (2°II) a développé un cadre pour évaluer l'alignement des portefeuilles sur les objectifs climatiques (Thomä et al., 2015 ; Thomä et al., 2019). Plusieurs articles récents explorent la relation qui existe entre l'alignement 2 °C et le risque climatique associé à diverses classes d'actifs (Battiston et Monasterolo, 2018) et quelques travaux abordent la construction et les caractéristiques spécifiques des portefeuilles alignés à une trajectoire 2 °C (Gianfrate, 2018 ; Bender et al., 2019). Le récent rapport de l'ILB (2020) s'intéresse aux méthodologies d'alignement des portefeuilles utilisées par les différents fournisseurs de données.

L'objectif de cet article est donc de formuler précisément la problématique de recherche posée par l'évaluation de l'alignement de la température des portefeuilles, de décrire les principales étapes méthodologiques et de mettre en lumière les hypothèses, les incertitudes et les questions de recherche économique pertinentes pour cet exercice. Nous examinons, analysons et plaçons en contexte les grandes conclusions de la récente étude technique consacrée par l'Institut Louis Bachelier (ILB, 2020) aux méthodologies d'évaluation de l'alignement de la température des portefeuilles, en mettant un accent tout particulier sur les questions de recherche scientifique et sur les problèmes relatifs à la prise en compte des incertitudes se rapportant à ce domaine. Dans la deuxième partie, nous proposons une définition opérationnelle de l'alignement de la température des portefeuilles. Dans la troisième partie, nous abordons les étapes clés du calcul de la mesure de l'alignement ; les conséquences des incertitudes de scénario y sont évoquées en détail et nous consacrons le dernier paragraphe de la troisième partie à la mesure de la HIT. Nous apportons une conclusion à cet article dans la quatrième partie.

Qu'est-ce que l'alignement des portefeuilles ?

L'un des objectifs de l'Accord de Paris de 2015 (Article 2c) est de « rendre les flux financiers compatibles avec un profil d'évolution vers un développement à faible émission de gaz à effet de serre et résilient aux changements climatiques ». Cet objectif a créé une forte demande de méthodologies permettant d'évaluer l'alignement des portefeuilles aux objectifs de l'Accord de Paris. Dans le cadre d'une interprétation plus restrictive, certains appellent à la mesure de l'alignement des portefeuilles à l'objectif de température (bien en deçà de 2 °C). Poussant cette logique encore plus loin, d'autres appellent à la mesure du « potentiel de réchauffement » des portefeuilles (Carney, 2015), exprimé en degrés de HIT par rapport au niveau de l'ère préindustrielle.

Dans cet article, nous soutenons que l'objectif de l'évaluation de l'alignement de la température des portefeuilles est de mesurer la compatibilité des portefeuilles avec une trajectoire de référence choisie pour limiter la hausse globale de la température moyenne à un niveau donné. Du point de vue opérationnel, il convient de définir une méthode de mesure de la performance climatique des portefeuilles, de choisir un scénario global de hausse de la température, de convertir ce scénario global en indicateurs applicables au niveau des portefeuilles ou des actifs et de comparer ces micro-indicateurs aux performances climatiques des actifs individuels ou des portefeuilles, telles qu'exprimées par la mesure choisie. Ces étapes méthodologiques sont abordées dans la partie suivante.

Les politiques visant à limiter la hausse de la température mondiale moyenne conduiront à des changements structurels au sein de l'économie. Pour certains acteurs, ces changements conduiront à une évolution du profil de risque financier, qui se traduira par divers types de nouveaux risques désignés conjointement par l'expression « risques de transition ». Les mesures des risques de transition et les stress tests associés sont abordés dans plusieurs articles récents (voir, par exemple, Dietz et al., 2016 ; Battiston et al., 2017 ; Battiston et Monasterolo, 2018). Les évaluations de l'alignement de la température sont parfois présentées comme des mesures de l'exposition aux risques de transition. Elles peuvent en effet donner des indications quant à la sous-exposition ou à la surexposition d'un portefeuille à des secteurs et des actifs qui pourraient potentiellement être affectés par la transition dans le cadre de scénarios spécifiques (Nicol et al., 2017). Toutefois, leur bien-fondé aux fins de l'analyse des risques de transition est discutable. En effet, elles ne fournissent pas d'informations sur la probabilité ou l'étendue des pertes potentielles. De plus, les mesures agrégées au niveau du portefeuille ont tendance à être basées sur une agrégation linéaire, mais les expositions aux risques ne s'agrègent pas de manière linéaire en raison, notamment, des possibilités de compensation du risque entre les différents actifs qui peuvent atténuer le risque du portefeuille ou, au contraire, des effets systémiques qui peuvent amplifier le risque de grands portefeuilles. Les mesures de la température sont généralement déduites d'un scénario unique et ne tiennent pas compte des incertitudes inhérentes à ce scénario. Enfin, la capacité ou l'incapacité des entreprises et des investisseurs à s'adapter aux risques de transition, qui apparaissent progressivement, est tout bonnement balayée.

Les évaluations de l'alignement de la température ont également été encouragées dans le contexte de la déclaration par les investisseurs de leur impact et de leur « contribution » potentiels à la transition bas-carbone. Pourtant, on peut se poser la question de leur pertinence au regard desdits impacts et contribution. Même s'il est vrai qu'un portefeuille aligné sur 2 °C peut être considéré comme davantage « favorable au climat » qu'un portefeuille non aligné, pour revendiquer un impact, il convient de prouver que la démarche d'alignement des portefeuilles sur une trajectoire bas-carbone résulte en une baisse réelle des émissions, directement attribuable aux actions des investisseurs et non à des facteurs exogènes (Arjaliès et al., 2018 ; OCDE, 2018).

Ainsi, nous soutenons que l'évaluation de l'alignement de la température des portefeuilles donne une idée de la compatibilité d'un portefeuille donné avec des indicateurs climatiques spécifiques, mais qu'elle ne peut être utilisée de manière fiable comme une mesure des risques au sein d'un cadre cohérent de gestion des risques et que son utilisation en tant que mesure d'impact permettant de définir des cibles environnementales est discutable.

Évaluations ex ante et ex post

L'objectif des évaluations de l'alignement de la température pourrait être de contrôler l'évolution de la compatibilité des portefeuilles avec la trajectoire de 2 °C (ex post) ou d'évaluer la position actuelle des portefeuilles et prévoir leurs performances futures (ex ante).

L'évaluation ex ante porte sur la performance actuelle de l'actif ou du portefeuille (à l'instant t) par rapport à ce qu'elle devrait être à t + n, afin de déterminer si oui ou non il est sur la bonne voie pour atteindre le niveau désiré à t + n, et comprendre l'ampleur des ajustements nécessaires pour orienter l'entreprise/le portefeuille vers la trajectoire désirée.

Par opposition, l'évaluation ex post permet de déterminer si le portefeuille ou l'actif a suivi la trajectoire requise dans le passé, et s'il se trouve ou non sur une trajectoire prospective différente de celle observée lors d'une évaluation précédente. Cette dernière question rattache l'analyse ex post à l'analyse ex ante : en effet, on peut la considérer comme une évaluation rétrospective des prévisions passées et, par conséquent, comme une mesure de la fiabilité des mesures actuelles, toutes choses étant égales par ailleurs.

Étapes clés de l'analyse de l'alignement des portefeuilles

Sur la base de l'examen méthodologique réalisé par l'ILB (2020), nous identifions les quatre grandes étapes suivantes de l'évaluation de l'alignement à une trajectoire de température :

  • étape 1. Mesurer les performances climatiques, au niveau des actifs ou des portefeuilles, en utilisant une méthode appropriée ;

  • étape 2. Choisir un ou plusieurs scénarios macroéconomiques sectoriels, nationaux ou internationaux conduisant aux valeurs escomptées de la hausse de température ;

  • étape 3. Convertir les trajectoires de décarbonation déduites de ces scénarios en indicateur(s) applicable(s) au niveau des actifs ou des portefeuilles, exprimés en termes de performances climatiques mesurées selon la méthode définie à l'étape 1 ;

  • étape 4. En comparant les résultats obtenus à l'étape 1 et à l'étape 3, procéder à l'évaluation de l'alignement, parfois exprimée en métrique de température.

Le résultat final de l'étape 4 peut être exprimé sous forme binaire (aligné ou non), ou au moyen d'une mesure de la HIT. Cela ne doit pas donner l'impression erronée que les résultats des évaluations de l'alignement de la température des portefeuilles peuvent être directement comparés aux scénarios du GIEC. En réalité, les approches couramment utilisées sont très sensibles aux hypothèses sous-jacentes et relativement simplistes par rapport aux modèles climatiques de pointe utilisés par le GIEC. La hausse implicite de la température peut donner une indication de l'ampleur relative des performances d'un actif ou d'un portefeuille par rapport à un autre, mais elle ne peut pas être utilisée aujourd'hui en termes absolus, ni pour comparer les résultats de différentes méthodologies.

Chaque étape de la méthodologie d'alignement de la température décrite ci-dessus est affectée par une multitude d'incertitudes et donne naissance à plusieurs questions de méthodologie, auxquelles différents fournisseurs de données apportent des réponses différentes. Le tableau 1 supra résume les problèmes de mise en œuvre les plus importants, les principales sources d'incertitude et les thématiques connexes de recherche économique. Nous renvoyons le lecteur à ILB (2020) pour un examen détaillé des choix méthodologiques spécifiques effectués par différents fournisseurs de données.

Tableau 1
Étapes clés, incertitudes et défis pour la recherche dans le domaine de l'évaluation de l'alignement de la température

Source : d'après les auteurs.

Nous allons maintenant brièvement passer en revue les principaux problèmes de mise en œuvre évoqués dans le tableau 1 supra.

Mesurer la performance climatique d'un portefeuille

Choix du type de mesure

Le choix du type de mesure est souvent déterminé par la disponibilité des données et le niveau d'applicabilité. Les mesures les plus utilisées sont celles des émissions carbone/de GES et celles basées sur le mix technologique. La mesure des émissions carbone/de GES s'applique à tous les secteurs et les données sont généralement disponibles. Toutefois, elle fournit peu de renseignements sur la contribution des actifs à la décarbonation des secteurs : les émetteurs d'actifs importants pour la transition bas carbone peuvent être pénalisés par rapport à des émetteurs plus modestes qui ne contribuent pas à la transition.

Les mesures basées sur le mix technologique répondent à ce défi en comparant le mix technologique d'un portefeuille au mix d'un scénario donné. Toutefois, cette approche est plus prescriptive, dépend du scénario choisi et ne s'applique pas actuellement à tous les secteurs. Par exemple, l'outil en ligne gratuit PACTA développé par 2°II évalue l'exposition technologique des entreprises opérant dans des secteurs ayant une incidence sur le climat en se basant sur les plans d'investissement qu'elles ont déclarés et compare cette exposition aux trajectoires technologiques de référence. L'outil fonctionne actuellement pour les domaines de la génération électrique, de la production de pétrole et de gaz, de la production automobile, de l'acier, du ciment, de l'aviation et du fret.

Périmètre de la chaîne de valeur

L'un des grands défis de l'évaluation de l'alignement d'un actif consiste à identifier l'incidence directe et indirecte de cet actif sur l'économie. Avec la mesure des émissions carbone/de GES, la principale question est de savoir s'il faut inclure seulement le périmètre « scope 1 » (émissions directes résultant du processus de production) et le « scope 2 » (émissions résultant de la production de l'énergie utilisée), ou bien inclure également le « scope 3 » (en amont et en aval de la chaîne de valeur). Les données relatives au « scope 3 » sont rares et peuvent conduire à d'éventuels problèmes de double comptage ; toutefois, pour de nombreux secteurs, tels que ceux de la production de gaz et de pétrole ou de la fabrication automobile, les émissions de « scope 3 » sont fondamentales (cf. graphique 1). La tendance actuelle chez les fournisseurs de données est d'utiliser les émissions « scope 3 » lorsqu'elles sont pertinentes et lorsqu'elles sont disponibles, en particulier pour les secteurs du gaz et du pétrole et de l'automobile.

Graphique 1
Importance relative des émissions scope 3 par secteur

Source : SBT (2020).

Prévoir les performances climatiques

Les différentes méthodes prévisionnelles s'appuient sur différents éléments : extrapolation basée sur des données historiques, tendances macroéconomiques, objectifs et cibles établis, voire brevets verts et dépenses de R&D (recherche et développement). Cette étape est complexe et toute tentative de prévoir les futures performances climatiques des entreprises est exposée à de grandes incertitudes, dans la mesure où elle va dépendre de facteurs spécifiques aux entreprises et de facteurs spécifiques à l'environnement dans lequel elles opèrent, ainsi que du choix d'un scénario macroéconomique. Quelques documents de recherche économique s'intéressent aux décisions d'investissement prises par les agents en fonction de leurs propres critères d'optimisation, de l'environnement et de leurs interactions avec d'autres agents (voir, par exemple, Fowlie et al. (2016) pour une application à l'industrie du ciment) : ces recherches peuvent déboucher sur des méthodes d'extrapolation plus solides et plus systématiques permettant de prévoir les futures performances climatiques.

Choisir les scénarios climatiques

Dans le contexte de l'évaluation de l'alignement des portefeuilles, un scénario est nécessaire pour déterminer un budget carbone. Un scénario est une représentation de l'évolution future d'un éventail de variables, telles que les émissions de CO2, la pénétration technologique, la demande énergétique, etc., résultant d'un modèle, qui peut avoir différentes granularités sectorielles et géographiques. Plusieurs scénarios peuvent conduire à la même hausse de température en 2100, chacun intégrant différentes hypothèses quant à la vitesse et au taux de décarbonation de l'économie, à l'année et à la valeur du pic de carbone, à l'horizon temporel auquel la trajectoire doit être nette zéro et à l'utilisation des technologies d'élimination des émissions. Par conséquent, un portefeuille peut être aligné à une trajectoire de 2 °C, mais pas à une autre.

La plupart des cadres d'évaluation spécifiques aux secteurs s'appuient sur les scénarios ETP (Energy Transition Pathways) ou WEO (World Energy Outlook) de l'IEA (International Energy Agency), ces derniers présentant un niveau supérieur de couverture sectorielle et géographique. Ces scénarios sont générés à l'aide d'un modèle d'évaluation intégré développé par l'IEA, qui est une variante du modèle TIMES (Loulou et al., 2004) tenant compte du coût économique de technologies spécifiques. Les graphiques 2 (infra) montrent l'évolution des émissions de CO2 directes mondiales de plusieurs secteurs dans le cadre de scénarios ETP de l'IEA. Toutefois, l'ETP de l'IEA propose un scénario unique à 2 °C (appelé 2DS) et il existe d'autres trajectoires conduisant à cette température de référence, mais s'appuyant sur d'autres choix technologiques et socioéconomiques.

Graphiques 2
Émissions de CO2 directes dans les scénarios ETP de l'IEA (MtCO2)

Source des trois graphiques : IEA ETP 2017.

Le graphique 3 (infra), extrait du rapport du GIEC (2018), montre un éventail de trajectoires d'émissions limitant le réchauffement climatique à 1,5 °C. Les trajectoires en gris permettent des réductions plus lentes des émissions dans un futur proche et présentent une dépendance plus forte aux technologies d'élimination du carbone, telles que le piégeage et le stockage du carbone. L'alignement à un tel scénario est plus simple, mais requiert des hypothèses fortes quant à la future disponibilité des technologies d'élimination du carbone. Autrement dit, ces scénarios sont soumis à une plus grande incertitude technologique – et une question économique pertinente consiste par conséquent à se demander comment quantifier cette incertitude dans les résultats finals de l'évaluation de l'alignement.

Graphique 3
Total des émissions mondiales nettes de CO2 dans les trajectoires
qui limitent le réchauffement climatique à 1,5 °C

Source : GIEC (2018, Figure SPM3a).

Le GIEC fournit divers scénarios présentant peu ou pas de granularité sectorielle. Une autre question économique consiste à se demander comment distribuer les réductions d'émissions mondiales prescrites par les trajectoires du GIEC aux différents secteurs et aux différentes régions géographiques. Une approche de type « planificateur central » n'est peut-être pas la mieux adaptée ici, différents pays étant peu susceptibles de mettre en œuvre des réductions optimales des émissions si celles-ci vont à contre-courant de leurs intérêts économiques immédiats. Les approches basées sur la théorie des jeux et les cadres d'optimisation dynamiques peuvent conduire à des distributions sectorielles plus réalistes (voir Giraud, 2017, pour une approche intéressante à cet égard).

Incertitudes des scénarios de réchauffement climatique
et des budgets carbone associés

Les projections climatiques et les scénarios de réchauffement climatique sont soumis à plusieurs sources d'incertitudes (GIEC, 2014). La première – celle qui prédomine à court terme (5-10 ans) – est associée à la variabilité intrinsèque du système climatique. La seconde est liée à l'incertitude relative aux futurs forçages du système climatique par les agents de forçage naturels et anthropogéniques. Une autre source encore a trait à la future disponibilité des technologies nécessaires à la mise en œuvre des scénarios choisis, telles que le piégeage et le stockage du carbone. Enfin, des incertitudes de modélisation créent un écart supplémentaire entre différents scénarios de réchauffement climatique provenant de différents modèles. Dans une certaine mesure, ces incertitudes peuvent être évaluées par l'écart entre différents modèles dans les projets d'intercomparaison des modèles couplés (CMIP) conduits par le GIEC ; toutefois, il convient de tenir compte également de la présence potentielle de points de bascule, de réactions en chaîne et d'autres phénomènes non complètement décrits par les modèles climatiques actuels et susceptibles de déclencher une forte hausse des températures (Alley et al., 2003). Ces sources d'incertitude (exception faite de l'incertitude technologique) sont représentées dans le graphique 4a (infra). À l'horizon 2100, la plus grande incertitude est liée au choix du scénario RCP ; toutefois, même si le scénario est prescrit et que cette portion d'incertitude n'est pas prise en compte, la variabilité naturelle du climat et l'écart entre modèles conduisent quand même à un intervalle de confiance de 1,5 °C pour les futures valeurs de la température.

Cette incertitude dans les scénarios climatiques conduit à une incertitude connexe dans le budget carbone restant pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C ou à 2 °C. Le tableau 2 infra (données du GIEC, 2018) montre les percentiles du budget carbone restant pour un scénario de réchauffement à 1,5 °C, avec les marges d'incertitude associées, en GtCO2.

Tableau 2
Incertitude des budgets carbone dans les scénarios du GIEC

Source : GIEC (2018).

Comme on le voit dans le graphique 4b (infra), les incertitudes associées aux scénarios climatiques sont plus grandes pour les températures plus élevées, puisque nos connaissances du comportement du système climatique dans ces fourchettes de températures sont restreintes et que des éléments non linéaires (points de bascule) entrent en jeu.

Les caractéristiques absolues des températures des diverses trajectoires sont plus difficiles à distinguer que les caractéristiques relatives (GIEC, 2018). Ainsi, la température implicite calculée en utilisant les scénarios du GIEC comme référence devrait être perçue comme une mesure relative de la performance climatique permettant de comparer différents actifs entre eux, plutôt que comme une indication d'un avenir climatique spécifique.

Enfin, des diminutions plus importantes des émissions à court terme réduisent les incertitudes à la fois dans la future réponse climatique et dans la future disponibilité des technologies : afin de maximiser l'impact et d'assurer une transition robuste, les investisseurs devraient chercher à s'aligner au scénario le plus rigoureux, selon lequel les émissions atteignent un pic plus tôt et selon lequel la dépendance au piégeage et au stockage du carbone est limitée.

Graphique 4a
Incertitudes dans les scénarios du GIEC
Graphique 4b
Écart entre les modèles dans les scénarios RCP

Sources des deux graphiques : GIEC AR5 (Figure 11.8, 1er graphique ; Figure 12.5, 2e graphique).

Dériver des indicateurs microéconomiques

Les scénarios de transition répartissent le budget carbone disponible dans le temps et entre les secteurs selon différentes trajectoires conduisant à une décarbonation et à un objectif de limitation de la température donnés. Ces trajectoires macroéconomiques doivent être distribuées à des microacteurs afin de créer des indicateurs de température pour chaque actif et chaque entreprise.

La principale différence se situe entre approches non spécifiques aux secteurs et approches spécifiques aux secteurs. Les trajectoires non spécifiques aux secteurs impliquent que tous les composants du portefeuille doivent décarboner au même taux, établi afin de répondre à l'objectif mondial de décarbonation. Dans cette approche, l'alignement de la température d'un producteur de ciment et d'une entreprise de médias est mesuré par rapport à la même trajectoire macroéconomique. Les trajectoires spécifiques aux secteurs utilisent des taux de décarbonation spécifiques pour différents secteurs. Cette approche trouve son origine dans la contribution initiale de la Science Based Targets Initiative (Krabbe et al., 2015 ; SBT, 2020) et se présente sous deux formes différentes : approche basée sur la contraction et approche basée sur la convergence.

Dans l'approche basée sur la contraction, toutes les entreprises d'un secteur donné réduisent leurs émissions absolues au même taux, indépendamment de leurs conditions initiales. Dans l'approche basée sur la convergence, les cibles d'émissions de CO2 absolues issues des scénarios de l'IEA sont d'abord converties en cibles d'intensité d'émissions de CO2 physiques pour chaque secteur, en s'appuyant sur les unités physiques les plus appropriées pour chaque secteur. Par exemple, pour le secteur de l'énergie, l'intensité peut être exprimée en gCO2/kWh, tandis que pour le secteur du ciment, elle peut être exprimée en tonnes de CO2 par tonne de ciment. Ensuite, les trajectoires d'intensité des entreprises sont calculées, en partant du principe que l'ensemble des entreprises d'un secteur donné doivent réduire leurs intensités d'émissions à une valeur commune avant une date déterminée (2050 ou 2060), conformément au budget carbone total pour chaque secteur. Il convient de noter que ces approches ne garantissent pas que le budget carbone absolu global soit respecté. Dans la mesure où l'indicateur dépend du PIB futur ou de la production future, si ces derniers sont sous-estimés dans les scénarios utilisés, l'indicateur a toutes les chances d'être surestimé, conduisant à un dépassement du budget carbone absolu. Le protocole de calcul devrait par conséquent inclure un garde-fou permettant d'assurer le respect du macrobudget absolu (Faria et Labutong, 2019).

Étape finale : évaluer l'alignement de la température

Pour évaluer l'alignement de la température d'un actif ou d'un portefeuille, sa performance climatique est comparée à l'indicateur ou aux indicateurs de température, soit de manière statique, soit de manière dynamique (cf. graphique 5). Une évaluation dynamique analyse la performance climatique d'un actif ou d'un portefeuille sur une période donnée, tandis qu'une évaluation statique est réalisée à un moment donné et permet d'identifier la « distance (ou proximité) à la cible ».

Graphique 5
Comparaison des évaluations statique et dynamique

Source : ILB (2020).

Les résultats de l'évaluation de l'alignement de la température peuvent être exprimés en termes binaires quantitatifs (« aligné ou non sur les 2 °C »), en termes de différence entre les émissions de CO2 et la trajectoire de température de référence et au moyen d'indicateurs relatifs à la HIT, qui traduisent le manque d'alignement d'un portefeuille ou d'un actif en un score de température. Ils sont généralement calculés soit en convertissant le dépassement par rapport à une trajectoire de 2 °C en hausse implicite de la température en supposant une relation linéaire, soit en comparant la performance climatique de l'actif ou du portefeuille avec un éventail de trajectoires de référence correspondant à différents niveaux de hausse de la température (cf. graphique 5 supra).

Le dépassement au-dessus d'une référence qui représente une trajectoire de température souhaitée (par exemple, 2 °C), traduit par le concept d'overshoot en anglais, est plus exploitable qu'une mesure de la HIT, puisqu'il indique dans quelle mesure les émissions doivent être réduites, ou les activités « vertes » étendues, pour atteindre un alignement à 2 °C. D'un autre côté, il est souvent avancé que la mesure de la HIT est plus simple à communiquer aux parties prenantes car elle crée un système d'équivalence avec l'objectif international de limitation de la hausse de la température. Toutefois, ce système est au mieux approximatif, et souvent trompeur, en raison d'un grand nombre de simplifications excessives et d'incertitudes.

Premièrement, les évaluations de l'alignement de la température, qu'elles soient statiques ou dynamiques, dépendent beaucoup de l'année de l'évaluation, de l'horizon temporel choisi et des estimations de la stratégie future d'une entreprise.

Deuxièmement, les mesures de l'alignement de la température se basent sur des hypothèses spécifiques relatives au comportement du reste de l'économie : si mon portefeuille est aligné sur les 2 °C, il ne permettra un avenir à 2 °C que si tous les autres agents font leur part.

Troisièmement, les trajectoires de température ne sont pas des fonctions linéaires des budgets carbone, en particulier pour les niveaux de température les plus élevés. Pour cette raison, la plupart des approches utilisent de multiples indicateurs de température. Toutefois, différents indicateurs peuvent impliquer différentes hypothèses technologiques, qui rendent difficiles les comparaisons directes.

Quatrièmement, la mesure de l'alignement de la température calculée au niveau des actifs individuels doit ensuite être agrégée au niveau du portefeuille. Là où une simple somme pondérée peut souvent être utilisée pour l'agrégation des mesures exprimées en unités physiques telles que le dépassement au-delà de la trajectoire des 2 °C, l'agrégation des mesures de la HIT n'est pas bien définie : si un portefeuille contient deux actions dont l'une est alignée sur une trajectoire à 2 °C et l'autre sur une trajectoire à 4 °C, cela ne signifie pas a priori que la totalité du portefeuille soit alignée sur une trajectoire à 3 °C !

Conclusion

L'évaluation de l'alignement des portefeuilles fait référence à des méthodes et à des techniques utilisées par les investisseurs et les fournisseurs de données pour évaluer la compatibilité d'un portefeuille avec un scénario de référence spécifique limitant la hausse de la température mondiale moyenne. Cette évaluation informe les investisseurs au sujet des performances climatiques de leurs portefeuilles, mais elle est sujette à de nombreuses incertitudes et hypothèses ad hoc. En raison de ces grandes incertitudes et des différences dans les hypothèses sous-jacentes, les méthodologies d'évaluation de l'alignement utilisées par les différents fournisseurs ne sont pas comparables entre elles. Par conséquent, dans leur état actuel, si les méthodologies d'évaluation de la température sont utilisées à des fins de communication, elles ne sont pas encore suffisamment au point pour être utilisées à des fins de prise de décisions financières ou à des fins de réglementation. En particulier, les mesures de la hausse implicite de la température calculées par plusieurs fournisseurs de données semblent refléter une simplification excessive de la réalité, et leur signification et leur utilisation pratique, en particulier pour les niveaux de température les plus élevés, sont discutables.