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 Ce que l'histoire économique nous enseigne sur la réglementation financière : l'exemple des États-Unis


Sarah GOLDMAN ** Chercheuse associée, CRIISEA, Lux-SIR (Scientific International Research). Contact : Chairmanship@lux-sir.com.
Esther JEFFERS * Professeure, Département d'économie, Université de Picardie et CRIISEA. Contact : esther.jeffers@u-picardie.fr.

La déréglementation du système financier qui démarre aux États-Unis à la fin des années 1970 avant de se répandre à l'échelle mondiale va profondément transformer les institutions et les marchés financiers, ainsi que les investisseurs institutionnels. Des marchés des services financiers de plus en plus intégrés, une concurrence de plus en plus intense entre institutions financières, entraînent une profusion de nouveaux produits et techniques, y compris la titrisation. La crise de 2007 est l'aboutissement des politiques de déréglementation et de libéralisation financières pratiquées depuis les années 1980. Sa violence a justifié l'adoption d'une nouvelle réglementation sous la forme du Dodd-Frank Act en 2010. L'histoire économique de la réglementation aux États-Unis nous apprend qu'en période de prospérité, naît une euphorie financière en même temps que l'aversion pour le risque baisse sur les marchés. Des techniques de contournement de la réglementation naissent, se répandent et, progressivement, amènent le détricotage de la réglementation en place. Ainsi naît l'enchaînement euphorie-déréglementation-crise- réglementation. La régulation financière, c'est-à-dire les règles qui s'imposent aux acteurs du système financier et les mesures de supervision qui vérifient l'application de ces règles, n'est pas une option, mais une nécessité si l'on considère que la stabilité financière est un bien commun qu'il faut préserver.

La réglementation du secteur bancaire et financier a connu de grands bouleversements depuis les années 1980. Quarante ans après, la question reste posée : y-a-t-il trop de réglementation ou pas assez ? Afin d'apporter des réponses à cette interrogation, cet article s'appuie sur un bref historique des principaux changements de la réglementation intervenus aux États-Unis depuis plus d'un siècle. Car, pour mieux comprendre les enjeux du processus en cours, il nous semble qu'il faut d'abord le situer dans sa perspective « historique » en repartant des raisons qui, au départ, ont poussé à réglementer. Nous cherchons à mettre en évidence que, si chaque époque, chaque continent, chaque forme de capitalisme, a sa méthode et ses objectifs, la nature même du processus montre que les grandes crises ont une influence fondamentale sur la réglementation financière. Après chaque crise, des mesures sont prises pour que ça ne recommence pas. Puis, peu à peu, surgissent de nouveaux produits financiers complexes et de nouvelles procédures voient le jour. L'innovation financière trouve des failles dans les dispositifs de surveillance pour contourner la réglementation. Il faut attendre une certaine généralisation avant qu'un coup de grâce ne soit porté à la réglementation en vigueur et qu'elle ne soit démantelée. Ensuite survient la séquence bien connue d'emballement, puis de crise. La plupart des crises financières systémiques surprennent les régulateurs et les acteurs du système financier ; pourtant, un mouvement de déréglementation financière a régulièrement précédé les crises majeures survenues dans le passé (Reinhart et Rogoff, 2009). La fragilité et l'instabilité naissent du fonctionnement même des marchés financiers. Comme le montre l'hypothèse d'instabilité financière de Minsky (1982), sur une période prolongée de prospérité, le poids de la finance spéculative et de la finance Ponzi augmente, de sorte que l'économie passe d'une situation de robustesse financière à une situation de fragilité financière. La réglementation peut essayer de contenir les poussées vers l'instabilité. Mais Minsky rajoute que si la régulation est nécessaire, elle est difficile car la diminution de l'aversion au risque des acteurs financiers s'accompagne d'une plus grande permissivité des régulateurs. Quatre-vingt-dix ans après la crise de 1929, quarante ans après le tournant des années 1980, la régulation bancaire et financière reste confrontée aux mêmes enjeux. En revanche, se sont rajoutés de nouveaux risques (too big to fail), l'interconnexion des institutions financières bancaires et non bancaires (shadow banking), et la complexification des produits financiers (credit default swaps).

Les crises suscitent des réformes
institutionnelles importantes

Quand on observe ce qui s'est passé depuis plus d'un siècle aux États-Unis, on s'aperçoit que les crises importantes incitent souvent les pouvoirs publics à entreprendre des réformes de la réglementation. Ainsi, après la crise financière de 1907, le Système de réserve fédérale fut créé aux États-Unis en 1914 par le Federal Reserve Act pour mener la politique monétaire. À l'origine, la Federal Reserve (Fed) n'avait pas comme fonction de superviser les banques. Mais, grâce à son rôle de prêteur en dernier ressort et à sa capacité à concentrer les réserves dans les diverses régions du pays, elle a marqué un pas important vers l'interventionnisme dans le domaine bancaire en réglementant les banques membres. Ces dernières devaient s'enregistrer et détenir des réserves auprès de la Fed. En échange, elles avaient accès à la fenêtre d'escompte où la Fed pouvait accorder des prêts à des taux inférieurs à ceux du marché. Jusqu'en 1920, la réglementation se limitait à la délivrance de chartes aux établissements par des autorités diverses. C'est surtout après le krach de 1929, qu'une grande partie de la réglementation financière aux États-Unis fut mise en place.

Entre 1933 et 1936, les banquiers se sont vus imposer les premières mesures de régulation financière et bancaire de l'histoire américaine, le Banking Act de 1933. Les actes fondateurs de cette régulation seront posés par le Securities Act et par le Glass-Steagall Act. Le premier prévoit que les entreprises vendant des titres au grand public ont l'obligation de rendre publique leur situation financière et de s'enregistrer auprès du gouvernement fédéral. Il s'agit d'interdire la dissimulation et les fraudes dans la vente de produits financiers (Hautcoeur, 2018). Le Securities Act est signé en juin 1933. C'est avec le second, le Glass-Steagall Act, que le Congrès a profondément réformé le secteur bancaire. Considérant que les banques de dépôt exercent une mission d'intérêt général, elles ne doivent pas faire courir de risques au reste du système économique en spéculant. Elles devront donc être soumises à une régulation sévère mais, en contrepartie, l'État doit garantir qu'elles ne feront pas faillite si elles sont solvables. Pour cette raison, il faut séparer la banque de détail de la banque d'investissement et freiner la spéculation financière. L'une des dispositions de cette loi, Regulation Q, limitait les taux d'intérêt que les banques pouvaient offrir sur les dépôts. Le contrôle fédéral visait ainsi à éliminer les guerres de taux et empêcher qu'ils s'élèvent à des niveaux exorbitants. Le règlement Q a introduit une petite exception pour les institutions spécialisées dans la réception de dépôts et l'octroi de prêts hypothécaires au logement, telles que les associations d'épargne et de crédit et les coopératives de crédit. Les dépôts auprès d'elles bénéficiaient d'un avantage d'un quart de pour cent par rapport aux autres, afin d'orienter un flux d'argent vers le logement. Le Glass-Steagall Act a également instauré un système d'assurance des dépôts pour les consommateurs avec la création de la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC). Cette dernière, en garantissant les dépôts jusqu'à un certain niveau, apaisait les peurs de faillites bancaires (Lacoue-Labarthe, 2012). En outre, la loi interdisait aux banques de dépôt d'être engagées dans des activités non bancaires, telles que le courtage ou les assurances. Elles ont donc été contraintes de choisir entre devenir une banque de dépôt ou une banque d'investissement spécialisée dans la souscription et la négociation de titres. Enfin, le Bank Holding Company Act (1933) interdira aux compagnies d'assurance et aux industriels d'être actionnaires de banques.

La réglementation financière ne s'arrête pas aux seules banques. D'importantes dispositions furent également prises sur les marchés des valeurs mobilières. Le Securities and Exchange Act de 1934 crée la Securities Exchange Commission (SEC), premier « gendarme boursier » de l'histoire, afin de veiller à l'application des nouvelles lois financières, de promouvoir la stabilité des marchés et de superviser les sociétés financières faisant publiquement appel à l'épargne tenues à présent de lui soumettre des rapports réguliers. Elle doit également protéger des pratiques frauduleuses relatives aux achats et aux ventes de valeurs mobilières. La loi interdit le « délit d'initié » comme l'« utilisation d'une information privilégiée » (trading on nonpublic information). Elle dispose aussi de pouvoirs disciplinaires.

Les bourses de marchandises et les opérations à terme n'ont pas été oubliées, la loi sur les bourses de marchandises de 1936 a fixé les règles applicables au marché à terme. Enfin, trois autres lois, le Trust Indenture Act (1939), l'Investment Company Act (1940) et l'Investment Advisers Act (1940) viendront compléter la régulation des fonds communs de placement ainsi que celle de la profession des conseillers en investissement. Contrairement aux autres institutions financières, la réglementation des compagnies d'assurance ne se fera qu'au niveau des États. Une décision de la Cour suprême en 1944 imposera que les activités d'assurance soient soumises au droit commercial interétatique, mais le Congrès renverra les assurances aux États avec le McCarran-Ferguson Act de 1945.

Au cours des quatre décennies qui suivirent la Grande Dépression, peu de changements furent apportés au cadre réglementaire. Les États-Unis vivront dans un environnement à forte régulation financière.

Déréglementation, montée de la finance et crises

Les années 1970 verront la remise en question et le contournement de ces mesures réglementaires et les années 1980 consacreront le principe de leur déréglementation. Divers arguments seront mis en avant pour justifier ce mouvement : l'existence d'économies d'échelle et de synergies, la diversification pour diminuer les risques, la nécessité d'une concentration accrue du système bancaire pour améliorer son efficacité et sa rentabilité. On redécouvrit surtout l'efficience des marchés financiers, la nécessité de « moderniser », d'élargir la gamme des services rendus, d'augmenter la rentabilité des capitaux engagés. Année après année, l'ensemble de l'édifice de la réglementation adoptée après la crise de 1929 en matière financière fut démantelé. La libre circulation des capitaux renforça de façon significative ces évolutions en rendant plus difficile tout contrôle sur la finance.

Le système demeura relativement stable tant que les taux d'intérêt l'étaient. Mais les années 1970 furent marquées par de profonds bouleversements de l'environnement économique : abandon du système de Bretton Woods en 1971 et volatilité des taux de change, deux chocs pétroliers (1974-1979), inflation galopante, volatilité des taux d'intérêt, développement des euromarchés, etc. Les États-Unis entrent alors en récession.

Sous l'effet de l'accroissement de la volatilité des taux de change et des taux d'intérêt, on assiste alors à une véritable transformation du secteur financier qui se traduit par une déréglementation du secteur financier, notamment bancaire, l'essor des marchés financiers et l'émergence de nouveaux acteurs, le développement des produits dérivés et la complexification des produits et des montages financiers. Une ère de réglementation light réclamée par les différents acteurs du système financier se met en place, marquée par une remise en cause de la réglementation et interventions directes des autorités publiques au profit d'une autorégulation par les marchés et l'autodiscipline des acteurs. Elle se manifeste également par une fragmentation des instances de régulation, un grand nombre d'agences sectorielles, un rôle important dévolu aux agences de notation, et une indépendance des institutions supposée garantir leur crédibilité et leur efficacité. L'industrie financière va ainsi grignoter le périmètre de la réglementation mise en place, gardant les garanties offertes par l'État, se débarrassant des règles qui avaient jusque-là empêché les institutions financières de prendre des risques excessifs.

Le Congrès américain vote en 1974 la loi ERISA (Employers' Retirement Income Security Act) qui donne aux salariés la possibilité d'ouvrir un plan d'épargne individuel bénéficiant d'exemptions fiscales. L'industrie des fonds de pension à cotisations définies décolle à partir de 1981 avec les « plans 401 (k) ». L'individualisation de la retraite et les transformations du marché financier (déréglementation et innovations financières) alimentent la montée en puissance spectaculaire des investisseurs institutionnels américains (fonds de pension, fonds d'investissement, etc.) et la forte expansion des marchés financiers (Jeffers et Plihon, 2001). Quand à la fin des années 1970, l'inflation fait monter les taux d'intérêt du marché au-delà des limites imposées par le règlement Q, des intermédiaires financiers non bancaires, désireux de se développer, déploieront de grands efforts afin de persuader les clients d'abandonner les banques pour obtenir des rendements plus élevés. C'est ainsi que Merrill Lynch, Fidelity, Vanguard et autres intermédiaires vont créer les money market mutual funds (MMMF) qui vont rencontrer un certain succès auprès des clients. En 1977, Merrill Lynch introduisit les cash management accounts qui permettaient même d'émettre des chèques. Ces comptes fonctionnent comme des comptes chèques, mais génèrent une meilleure rémunération car légalement ils ne sont pas considérés comme des dépôts et ne sont donc pas assujettis à la réglementation bancaire, ni soumis à la réglementation Q, ils ne bénéficient pas non plus de l'assurance dépôt (FDIC). Pourtant, les clients les considèrent tout aussi sûrs que des comptes bancaires. Ces MMMF connaîtront une grande popularité au point non seulement de concurrencer les banques, mais aussi de les dépasser. Quant aux sociétés de courtage et autres institutions financières, elles créent des fonds communs de placement du marché monétaire, sans obligation de réserves, ni restriction des taux de rendement, populaires auprès des petits investisseurs qui les préfèrent aux comptes réglementés des institutions de dépôt qui servent des taux d'intérêt considérablement plus bas. Le succès est tel que le président Carter promulgue, en 1980, une loi sur la déréglementation des institutions de dépôt et le contrôle monétaire (DIDMCA) qui supprime les plafonds de taux d'intérêt dans un délai de six ans pour permettre aux institutions de dépôt d'offrir des taux de rendement compétitifs sur le marché. La loi augmente également l'assurance dépôt fédérale qui passe de 40 000 à 100 000 dollars.

Entre 1980 et 1991, le Congrès américain va adopter cinq lois décisives (Sherman, 2009), toutes visant à mettre en œuvre la déréglementation du secteur bancaire, ainsi que de nombreuses autres mesures, qui aboutiront quelques années plus tard à la suppression du Glass-Steagall Act et à une augmentation considérable du pouvoir des banques. Dès 1982, la loi Garn-St. Germain est adoptée, elle va permettre aux banques commerciales et aux caisses d'épargne (les Savings and Loans) d'élargir le type de prêts qu'elles peuvent octroyer, notamment sur le marché de l'immobilier. En les autorisant à accorder des taux révisables, elle protège les banques et les caisses d'épargne de l'inflation et leur permet de transférer les risques de taux sur les emprunteurs mais, par la même occasion, elle les expose à plus de concurrence dans leurs activités traditionnelles et les fait pénétrer des territoires financiers nouveaux pour elles et plus risqués car elles y ont bien peu d'expérience. La déréglementation va ainsi transformer le caractère même du secteur des caisses d'épargne, situation à laquelle elles n'étaient guère préparées. Aussi, une forte proportion d'entre elles connaîtra la faillite dès le milieu des années 1980. Leur nombre passera de 3 234 à 1 645 institutions, leur sauvetage coûtera 210 Md$ aux contribuables américains et 50 Md$ à l'industrie elle-même.

Le mouvement de déréglementation va se poursuivre, notamment pour les banques. En 1987, la Fed finit par accepter une série d'exigences des banques qui exerçaient leur lobbying depuis les années 1960 pour faire lever les interdictions qui leur étaient faites, en raison du Glass-Steagall Act, d'exercer des activités dans les métiers de titres. Au départ, la Fed limitera ces activités à 5 % des actifs ou des revenus de toute filiale, puis elle poussera cette limite à 25 % en 1997. Avec une telle décision, le Glass-Steagall Act était rendu inopérant. Parallèlement, avec la possibilité de diversifier leurs activités, les banques ont commencé à fusionner et à créer des entités plus grandes. Elles font pression sur les politiques, les régulateurs et les législateurs afin qu'ils suppriment les obstacles à leur croissance. Elles y parviendront avec beaucoup de succès. L'industrie financière est à l'initiative de changements profonds, de nombreux montages et produits financiers nouveaux sont offerts, ils se répandent, se généralisent et les pouvoirs publics officialisent la situation. En 1994, le Congrès vote le Riegle-Neal Interstate Banking and Interstate Efficiency Act qui autorise les sociétés de portefeuille bancaires à acquérir des banques dans tous les États et supprime les restrictions à l'ouverture de succursales dans plus d'un État. Entre 1990 et 1998, le nombre de banques va diminuer de 27 %. Ce mouvement se poursuivra jusqu'à la crise de 2007.

Il ne restait plus qu'à abroger officiellement le Glass-Steagall Act avec l'adoption par le Congrès en octobre 1999 du Gramm-Leach-Bliley Financial Services Modernization Act et sa signature par le président Clinton. Le New York Times raconte comment Sandy Weill, le PDG de Citigroup, se considérait comme le fossoyeur du Glass-Steagall Act1. Désormais, les holdings bancaires, remplissant certaines conditions de sécurité et de solidité, peuvent souscrire et vendre des produits et des services bancaires, des titres et des assurances. La loi autorise les banques commerciales à contrôler des filiales opérant sur les valeurs mobilières, les fonds mutuels et les activités d'assurance, à investir dans les activités immobilières. Les banques sont présentes dans tous les compartiments du secteur financier. La loi autorise aussi les maisons de titres et les compagnies d'assurance à acquérir des banques commerciales. La frontière s'estompe entre les banques, les fonds de placement et les assurances.

Les marchés des services financiers deviennent alors de plus en plus intégrés, provoquant une concurrence entre assureurs et autres institutions financières, les banques par exemple, dans la vente de certains produits d'assurance. Ce qui pose la question de la réglementation financière des entités impliquées à la fois dans l'assurance et dans d'autres activités, ainsi que la réglementation fonctionnelle des marchés de l'assurance. À leur tour, face à la concurrence notamment que leur font les banques et les fonds d'investissement, les sociétés d'assurance vont réagir en proposant de nouveaux produits d'assurance vie à plus forte rentabilité. Ces développements vont avoir deux conséquences. D'une part, les sociétés d'assurance vont utiliser des placements plus risqués (titres à haut rendement ou junk bonds, titres de créances hypothécaires) et, d'autre part, ces nouveaux contrats vont s'avérer nettement moins rentables pour les assureurs. À partir de 1980, le marché des junk bonds va connaître un véritable essor avant de subir une grave crise en 1989, lorsque les cas de défaut des émetteurs se multiplient. La situation financière de nombreuses compagnies d'assurance (Executive Life, par exemple) sera fortement détériorée en raison de leurs engagements dans les junk bonds.

L'incertitude croissante liée tant aux taux de change qu'aux taux d'intérêt va fortement favoriser le développement de produits dérivés. Alors que la plupart avaient été interdits à la suite de la crise de 1929, ils sont progressivement à nouveau autorisés et réintroduits dans les années 1970 (MacKenzie et Millo, 2003). La déréglementation des marchés financiers va permettre leur montée en puissance et par là même l'augmentation des risques que le développement de tels produits fait courir au système financier international. Le développement sans précédent des technologies de l'information s'accompagne d'une prolifération de produits de plus en plus complexes, en même temps qu'une diminution importante des coûts de transaction. Plus encore que l'essor quantitatif très important, c'est la diversité des produits et des montages financiers nouvellement créés qui est frappante. Aussi, les marchés dérivés connaissent un essor considérable à partir des années 1970 aux États-Unis avant de se répandre sur les autres marchés mondiaux.

L'autre fait marquant est que les produits dérivés de change sont presque exclusivement négociés sur le marché Over The Counter (OTC), tandis que la majorité des contrats sur actions ou indices boursiers sont traités sur les marchés organisés. Le marché des produits dérivés de gré à gré est un exemple de marché laissant une large place à l'autorégulation. Car, contrairement aux marchés réglementés (Chicago Board of Trade – CBOT –, Chicago Mercantile Exchange – CME –, par exemple), les marchés de gré à gré (OTC) sont soumis à la seule loi des parties et n'ont pas de chambre de compensation pour s'interposer entre les acheteurs et les vendeurs et donc supporter le risque de défaut.

Enfin, une autre modification fondamentale de l'offre de produits financiers, qui a véritablement transformé le paysage financier d'abord aux États-Unis, puis dans le monde, est la mise en place de la titrisation des créances. Des produits complexes ont commencé à fleurir et la montée en puissance des investisseurs institutionnels à la tête de sommes colossales a durablement stimulé la demande d'actifs. Dans le même temps, la demande de crédits hypothécaires a été fortement encouragée et a considérablement augmenté. Dans un environnement marqué par des taux d'intérêt faibles, le marché hypothécaire ne restait fermé aux investisseurs institutionnels que par leur obligation d'investir essentiellement dans des actifs sûrs. Ce marché leur deviendra largement accessible grâce aux produits adossés aux créances hypothécaires. Les agences de notation ont joué un rôle particulièrement important à cet égard, en particulier en raison de leur pouvoir et leur influence dans la notation du crédit structuré et les véhicules financiers. Elles sont financées par les émetteurs de titres. De nombreux autres produits et instruments bancaires contournant les obligations réglementaires vont voir le jour. L'environnement réglementaire n'a pas réussi à freiner ces évolutions.

La déréglementation ira bien au-delà du simple démantèlement des réglementations. Elle s'accompagne d'une justification idéologique, la déréglementation apporterait la richesse et la sécurité à l'échelle mondiale, les forces du marché étaient « libérées de toute entrave » réglementaire qui « augmente les coûts pour les consommateurs et détruit les entreprises ». Les responsables de la Fed font valoir que les institutions financières, fortement incitées à protéger leurs actionnaires, vont s'autoréguler et gérer leurs propres risques. Les marchés allaient s'autoréguler.

Des révisions de la loi, en 1974, avaient abouti à la création de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) en tant que régulateur fédéral du marché. Plus tard, en 1982, des amendements législatifs aboutirent à une division des rôles : à la CFTC la régulation des futures, des options sur les futures et les marchandises, et à la SEC la régulation des options sur titres (Nazareth et Rozenberg, 2012). La SEC et la CFTC s'appuient toutes deux dans une certaine mesure sur l'autorégulation privée, notamment en ce qui concerne le fonctionnement des bourses elles-mêmes. Mais de nombreux nouveaux produits financiers, apparus plus tard, se trouvent aux frontières de la compétence des instances de régulation. Un système fragmenté, fait d'agences de régulation distinctes concentrées sur des activités distinctes, empêche une « réglementation excessive », permet de faire contrepoids à ce qui est considéré comme la tendance d'un organisme de réglementation à surréglementer, laissant ainsi une marge de manœuvre pour les variations régionales et permettant une certaine autorégulation. Car, en conservant plusieurs régulateurs, on permet aux institutions de choisir et éventuellement de changer de régulateur. Certains régulateurs, dont l'Office of Thrift Supervision (OTS) et l'Office of the Controller of the Currency (OCC), sont financés en grande partie par les cotisations des institutions même qu'ils réglementent. Le lobbying fédéral exercé par le secteur financier, de novembre 1999 à 2008, atteint 2,7 Md$ ; les dons de campagne des particuliers et des comités d'action politique (PAC) dépassent le milliard. La multiplication des agences chargées de faire respecter la régulation s'accompagne de la question de leur indépendance, au nom de la nécessaire stabilité de la réglementation. Cette indépendance est supposée garantir leur neutralité et empêcher leur instrumentalisation à des fins politiques.

Les marchés financiers aux États-Unis, qui ont connu un essor considérable avec la libéralisation et la déréglementation, jouent un rôle important non seulement sur le plan national, mais également international. Le marché des actions est caractérisé par une intense concurrence. Il est très fragmenté avec 13 bourses officielles (NYSE, NASDAQ, Bats Global Markets, etc.). À côté des bourses traditionnelles, de nombreux marchés électroniques alternatifs vont éclore, des plates-formes de négociations (appelées « dark pools ») émergent et des brokers y exécutent des transactions de gré à gré, sans être soumis aux obligations de transparence qui s'appliquent aux bourses officielles.

La libéralisation et l'informatisation ne s'appliquent pas qu'aux marchés des actions, mais également à ceux des contrats à terme et devises. Le Chicago Board of Options Exchange (CBOE), créé en 1973, spécialisé au début de son lancement dans les contrats à terme et les options avec les matières premières en 1986, adoptera le premier le système de cotation automatisée, « Autoquote ». Des variantes des marchés financiers des dérivés de Chicago se développeront ailleurs qu'aux États-Unis, copiant les produits, les procédures de négociation et les systèmes techniques en les adaptant aux spécificités locales. Différents systèmes privés de négociation (Automatic Trading Systems – ATS's –, ou Proprietary Trading Systems – PTS's) ont connu aux États-Unis une expansion rapide. Il s'agit de systèmes de négociation électroniques qui apparient automatiquement les ordres d'achat et de vente.

Enfin, parmi les acteurs actifs sur les marchés financiers, aux côtés des investisseurs institutionnels plus traditionnels (banques, compagnies d'assurance, fonds d'investissement et fonds de pension, etc.), les fonds dits spéculatifs ou de gestion alternative (hedge funds) ont connu un développement important au point d'être présents dans le portefeuille de la plupart des institutionnels. Ils utilisent souvent des effets de levier d'endettement importants. La quasi-faillite du fonds spéculatif Long Term Capital Management (LTCM) en septembre 1998 aux États-Unis avait alerté très tôt sur les risques que de tels fonds comportent pour le système financier dans son ensemble d'autant qu'ils n'entrent pas directement dans le champ des autorités de régulation. En 1998, la Fed intervient parce que le fonds spéculatif LTCM est en situation d'insolvabilité en raison de ses positions sur la dette russe et considéré comme trop grand pour faire faillite, son effondrement pouvant déstabiliser les marchés financiers. Après 1998 et jusqu'au crash des dot.com en 2000, le marché boursier est en hausse et les dérivés OTC déréglementés. Au printemps 2000, la bulle technologique éclate. Enron et WorldCom s'effondrent et le monde sidéré apprend que les banques, Wall Street, les agences de notation et les analystes ont aidé Enron et d'autres entreprises à contourner et enfreindre la loi.

Ce mouvement de dérégulation ne se limitera pas aux États-Unis. De nombreux pays de l'OCDE, comme le Royaume-Uni, le Japon et la France, suivront. À la fin des années 1970, il existait au Royaume-Uni, comme dans les autres pays industriels, des barrières institutionnelles entre les différents acteurs financiers. Les taux d'intérêt y étaient moins administrés, depuis la réforme de 1971, que dans d'autres pays. En dépit de l'internationalisation croissante des banques, la réglementation était essentiellement de nature nationale. La déréglementation des années 1980 va culminer avec le Big Bang le 27 octobre 1986, entraînant une remise en cause radicale de l'organisation de la City. C'est un système financier globalisé et déréglementé qui se met en place au début des années 1980.

Mais dès lors qu'il y a déréglementation et ouverture des marchés, le problème de la stabilité se pose. Les banques, soumises à de nouvelles exigences en matière de fonds propres, se voient en situation de handicap sur le plan de la compétitivité par rapport aux autres intermédiaires financiers non bancaires non soumis à ces mêmes exigences. À côté des banques vont fleurir toutes sortes d'établissements de crédit, non soumis à la réglementation bancaire, qui distribueront des crédits bancaires, des crédits hypothécaires, et autres prêts. Pour diminuer les exigibilités en fonds propres et augmenter leur rentabilité, les banques vont « innover ». L'innovation financière dans laquelle elles vont se lancer va être très rapide et prolifique (Jagannathan et al., 2013). Elles font appel à de nouvelles techniques de financement parmi lesquelles la titrisation. Elles vont aussi chercher à se couvrir du risque grâce aux dérivés de crédit qui se négocient de gré à gré, essentiellement les credit default swaps (CDS). Les banques créent des véhicules hors bilan, les conduits et autres structured investment vehicles (SIV), destinés à accroître le rendement d'un investissement à long terme en le faisant financer à court terme sur les marchés financiers. Or ces structures, qui ont recours à un fort « effet de levier » et parviennent à engager jusqu'à quarante voire cinquante fois leur capital, ne sont pas soumises à des règles prudentielles. Ce qui permet de les soustraire largement à toute tutelle, donnant un coup d'élan au système bancaire parallèle, le shadow banking qui va se développer considérablement (Adrian et al., 2012). Cette volonté des banques d'optimiser la gestion de leurs fonds propres et celle des investisseurs d'obtenir des rentabilités plus élevées aboutissent dans les années 2000 à une croissance vertigineuse du marché des instruments de transfert de risque de crédit. C'est dans ces conditions qu'éclate la crise de 2007.

La crise de 2007 et la nouvelle réglementation

Ce n'est pas un hasard si la crise devient globale, provoquée par un effondrement du système financier international qui a pour épicentre les États-Unis. L'interconnexion sans précédent des acteurs du système financier et les interdépendances entre les marchés financiers ont été les principaux facteurs de propagation de la crise dans le monde entier. Cette crise marque une nouvelle accélération du processus d'instabilité avec une phase plus profonde que les précédentes. Elle est caractérisée par la multiplication des bulles sur les matières premières, sur les marchés obligataire, boursier, immobilier, et selon les pays, les dettes étudiantes, les prêts automobiles, etc. Elle est l'aboutissement des politiques de déréglementation et de libéralisation financière pratiquées depuis les années 1980. L'ensemble des marchés financiers et des acteurs sont frappés de plein fouet, surtout les banques. Elles qui croyaient s'être débarrassées du risque en le transférant à d'autres. La montée en puissance rapide des structures hors bilan qui étaient dans les faits garanties par les banques, mais qui contournaient les contraintes imposées par la réglementation témoigne du rôle essentiel joué par l'arbitrage réglementaire. Il a contribué de façon importante à l'accroissement des expositions hors bilan des banques (Acharya et al., 2013). Ces failles du dispositif de réglementation montrent l'inadéquation des mesures réglementaires prises pour parer à la montée des risques.

Les banques européennes, en particulier, étaient devenues too big to fail, ce qui a abouti à une imbrication des risques souverains et financiers. La crise a aussi largement illustré les défaillances de modèles qui reposent sur l'utilisation par les grandes banques de leurs propres méthodes internes d'évaluation du risque pour déterminer les besoins en capital. Les arguments avancés pour justifier ces méthodes internes d'évaluation du risque (les banques auraient plus les moyens de développer de telles méthodes que les superviseurs ou les banques auraient plus d'incitations à le faire correctement) se sont avérés faux. La crise a bien démontré, qu'en réalité, les choses ne se passent pas ainsi. L'autorégulation n'est pas un substitut efficace de la réglementation.

La violence de la crise de 2007 justifiait l'adoption d'une nouvelle réglementation. Elle le fut aux États-Unis sous la forme du Dodd-Frank Act du 21 juillet 2010, un texte de 849 pages. Les principales dispositions de la loi Dodd-Frank sont les suivantes :

  • la règle Volcker vise à empêcher les banques commerciales de prendre part à des activités spéculatives et à des opérations pour compte propre. Plus précisément, elle limite les investissements des banques dans les fonds de capital-investissement et les fonds spéculatifs. Elle limite la concentration du secteur bancaire. Elle confère à l'autorité de supervision le pouvoir d'adopter des règles imposant des exigences additionnelles de capital et des limitations supplémentaires en direction des sociétés financières non bancaires, dès lors que ces dernières sont engagées dans des activités de négociation pour compte propre ou lorsqu'elles investissent dans des hedge funds ou dans des fonds de private equity ;

  • le Bureau de protection financière des consommateurs (CFPB) est créé en tant que régulateur financier indépendant pour superviser les marchés de financement des consommateurs, y compris les prêts étudiants, les cartes de crédit, les prêts sur salaire et les hypothèques. Le CFPB peut surveiller certaines sociétés financières, rédiger de nouvelles règles et appliquer les lois de protection des consommateurs par le biais d'amendes et d'autres moyens ;

  • l'Office of Credit Ratings de la SEC veille à ce que les agences fournissent des notations de crédit fiables aux entreprises, aux municipalités et autres entités qu'elles évaluent ;

  • un programme en direction des lanceurs d'alerte, qui élargit la définition des employés aux filiales d'une entreprise, avec une prime obligatoire, et un délai de prescription en vertu duquel les lanceurs d'alerte peuvent porter plainte contre leur employeur de 90 jours à 180 jours après la découverte d'une violation.

Il ne fallut pas beaucoup de temps avant que les détracteurs du Dodd-Frank Act ne fassent valoir que la limitation des risques pris par les entreprises financières réduisait également leur potentiel de croissance et diminuait la liquidité globale du marché. Les réglementations supplémentaires étaient des entraves aux petites institutions financières et aux banques communautaires. Aussi, en mai 2018, le président Donald Trump promulgua The Economic Growth, Regulatory Relief and Consumer Protection Act (loi sur la croissance économique, l'assouplissement de la réglementation et la protection des consommateurs) qui modifie les dispositions de la loi Dodd-Frank, telles que la règle Volcker, pour libérer au plus vite les « banques enchaînées » selon les termes du président. Les règles applicables aux petites et moyennes banques ont été assouplies. Les banques dont les actifs se situent entre 100 Md$ et 250 Md$ ne sont plus dans la catégorie des too big to fail, elles sont désormais soumises à une surveillance moins rigoureuse. Il s'agit clairement d'un retour en arrière, d'une déréglementation financière visant à alléger de façon significative les réglementations financières en place. L'Association de banquiers américains a salué le vote de ce texte « comme une importante étape vers une réforme de la régulation très attendue qui permettra aux banques de mieux servir leurs clients et leurs communautés ».

Conclusion

Quelles leçons tirer de l'histoire économique de la réglementation aux États-Unis ?

Les théoriciens de la discipline de marché célèbrent l'efficience des marchés en réitérant inlassablement la « main invisible » et préconisent une réglementation financière molle et modérée. Or, quand les systèmes financiers sont livrés à eux-mêmes, l'instabilité y est endogène, c'est-à-dire qu'elle est inhérente au comportement des acteurs financiers et des entreprises. En période de prospérité naît une euphorie financière en même temps que l'aversion pour le risque sur les marchés baisse pour les demandeurs comme pour les offreurs de crédit. La demande d'actifs financiers plus rentables augmente leur prix. Les innovations financières se multiplient, le crédit alimente la croissance sans que la solvabilité des emprunteurs soit toujours correctement évaluée. L'emballement du crédit encourage la spéculation, puis la hausse des prix d'actifs qui, à son tour, alimente un processus cumulatif. Des techniques de contournement de la réglementation voient le jour et se répandent en partie par mimétisme, et toujours dans le but d'améliorer la rentabilité. Face à la généralisation de nouveaux produits et techniques souvent complexes, régulateurs, superviseurs et banques centrales baissent la garde, oubliant les leçons d'une dernière crise devenue lointaine. Ils voient d'un bon œil ces innovations financières et les considèrent comme autant d'opportunités d'améliorer les marchés, de compléter la gamme des produits, et de diversifier les risques. Des campagnes sont menées contre la « répression financière » par les fervents défenseurs de la main invisible, exigeant le détricotage de la réglementation en place, vantant les bienfaits de l'autorégulation. La déréglementation alimente la course effrénée aux profits et le développement de produits financiers sophistiqués aux rendements très élevés, mais aussi très volatils. Les risques sont sous-estimés, ce qui augmente la fragilité du système financier. L'interdépendance entre les institutions financières crée une forte exposition au risque de défaut des contreparties. Le risque systémique dépend non seulement de la somme des risques portés par chaque établissement, mais aussi du degré de corrélation entre les bilans et les activités des établissements. Plus cette corrélation est forte plus le risque systémique est fort. Les autorités publiques et de supervision sont alors obligées d'intervenir. Ainsi naît l'enchaînement euphorie-déréglementation-crise-réglementation. La régulation financière, c'est-à-dire les règles qui s'imposent aux acteurs du système financier et les mesures de supervision qui vérifient l'application de ces règles, n'est pas une option mais une nécessité, si l'on considère que la stabilité financière est un bien commun qu'il faut préserver.


Notes

1 « On another wall hangs a hunk of wood – at least 4 feet wide – etched with his portrait and the words “The Shatterer of Glass-Steagall.” The memento is a reference to the repeal in 1999 of Depression-era legislation; the repeal overturned core financial regulation, allowed for the creation of Citi and helped feed the Wall Street boom. » (Brooker, 2010).