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 La conversion de la France au libéralisme financier


Michel CASTEL * Ancien directeur, Banque de France ; ancien chargé de cours en Master 2 banque, finance, assurance, Université de Paris X Nanterre. Contact : michelcastel@gmail.com.

Comment deux ans après l'élection du président Mitterrand en 1983, élu sur un programme de gauche, la France est-elle passée à une politique d'inspiration monétariste ? Deux grands types de raisons l'ont amenée à faire ce basculement. Le premier est commun à tous les pays de l'OCDE à partir de 1973, le second lui est spécifique. Outre une très forte dégradation de la conjoncture économique dans tout l'OCDE, il y a eu le constat de l'inefficacité croissante des politiques keynésiennes et l'idée que des politiques monétaristes seraient plus efficaces.

Pour sa part, la France avait, plus que d'autres, sacrifié à une économie d'endettement avec toujours plus d'inflation et de chômage. De plus en 1981, elle a été prise à contre-pied par la conjoncture internationale et les politiques monétaristes développées dans les pays anglo-saxons. Cela plus son engagement de faire baisser fortement l'inflation l'ont très vite amenée à choisir une politique d'inspiration monétariste.

Tenter d'expliquer cette conversion, c'est essayer de répondre à la question de Jean-Pierre Chevènement lorsqu'il se demande en 2011 : « Comment la gauche française a-t-elle pu passer du « programme commun » au libéralisme, ou, si l'on préfère, au social-libéralisme (…). Comment tant d'hommes, dont je ne puis suspecter l'honnêteté, ont-ils pu opérer pareille conversion ? Par quel sortilège ? Cette énigme doit être résolue. » (Chevènement, 2011).

Comment en effet deux ans après l'élection du président Mitterrand le 10 mai 1981, élu sur un programme voulant « changer la vie »1 à travers « les 110 propositions » et comportant en matière financière développement du secteur public, nationalisations des banques, contrôle sur le crédit, augmentation forte du pouvoir d'achat, est-on passé à un accroissement du champ et de l'importance des marchés financiers, à une désindexation des salaires sur les prix et, en 1986-1987, à de nombreuses privatisations ?

Les difficultés économiques rencontrées au cours des deux premières années en matière de chômage, de balance des paiements, de faiblesse récurrente du franc (trois dévaluations entre octobre 1981 et mars 1983) en sont les explications immédiates. Mais elles auraient pu avoir des réponses classiquement utilisées en France et dans de nombreux pays développés depuis le premier choc pétrolier. Il n'en a pas été ainsi. À partir de la fin de mars 1983, déclarant vouloir que le pays reste ancré dans le Système monétaire européen (SME), le gouvernement français a engagé des réformes financières profondes, de nature structurelle, orientant le pays vers le libéralisme financier.

Au-delà de ces données conjoncturelles, deux grands types de raisons ont amené la France à faire ce basculement à partir de la fin mars 1983. Le premier correspond à des données économiques et sociales structurelles communes à tous les pays de l'OCDE depuis le milieu des années 1970, le second correspond à des raisons spécifiques à la France.

Ce sera la trame de cet article, qui ne prétend pas être exhaustif tant la matière est vaste et diverse.

Les raisons internationales communes
à tous les pays de l'OCDE

Ces raisons peuvent être regroupées en deux grandes catégories :

  • la première est la dégradation des économies occidentales à partir de 1973, puis des pays en développement à partir de 1982 ;

  • la seconde est de nature conceptuelle ou académique et résulte du fait que l'inefficacité croissante des politiques keynésiennes apparaissait d'autant plus évidente que se diffusait depuis le début des années 1970 l'idée qu'une politique monétariste serait nettement plus efficace.

La nette dégradation des économies occidentales à partir de 1973

À partir de cette date, on peut dire que c'est la fin des Trente Glorieuses (en fait 1945-1973). Mais même pendant cette période on doit cependant noter que l'économie réelle a commencé à connaître quelques difficultés à partir de la deuxième moitié des années 1960 dans la plupart des pays de l'OCDE. L'inflation et le chômage, bien qu'encore limités, ont commencé à s'installer durablement, augmentant de plusieurs points tout en restant à des niveaux acceptables économiquement et socialement.

En effet, à partir de 1965 et l'enlisement grandissant des États-Unis dans la guerre du Vietnam, la dégradation de leur balance des paiements pesant sur la valeur du dollar les ont amenés à supprimer la convertibilité du dollar en or (15 août 1971), puis à le laisser flotter librement (mars 1973). La conjoncture occidentale s'en est progressivement dégradée, mais celle-ci s'est fortement amplifiée avec le premier choc pétrolier d'octobre 1973.

Choc qui n'est pas sans lien avec la valeur du dollar, mais plus encore avec la sous-évaluation incroyable et permanente du pétrole qui n'a plus été supportée par les pays producteurs du Moyen-Orient surtout après la guerre du Kippour d'octobre 1973. Son prix a été multiplié par quatre en moins de six mois. Depuis cette date et jusqu'au début de la décennie des années 1980, les vingt-trois pays de l'OCDE ont connu simultanément toujours plus d'inflation et de chômage (stagflation), même si cela l'a été à des degrés divers. L'impact en a été d'autant plus fort que le pétrole était devenu l'énergie reine et que sa consommation augmentait plus vite que la croissance car celle-ci était énergivore et que l'inflexion de cette tendance n'a été que très lente et très faible.

À partir de 1973, la conjoncture économique s'est grippée, virant même à la récession dans de nombreux pays en 1974 et 19752. Non encore rétablies, les économies des pays développés ont subi un second choc avec le choc pétrolier du début de 1979 (avec la révolution iranienne) ; choc aggravé par la guerre Iran-Irak à partir de septembre 1980, le tout entraînant une rechute du taux de croissance dans l'ensemble des pays de l'OCDE à partir de 1981.

Cette détérioration des PIB ne doit pas cacher un fait plus grave, la chute des productions industrielles beaucoup plus sévère et beaucoup plus lourde de conséquences par une désindustrialisation accélérée dans beaucoup de pays3. Difficultés et/ou récessions aggravées par la crise des pays en développement à partir d'août 1982, à la suite de la crise mexicaine. L'endettement de ces pays constitué presque uniquement de dettes bancaires l'était surtout auprès des grandes banques commerciales américaines, mais aussi européennes pour des montants souvent supérieurs à leurs fonds propres. Dès lors beaucoup de grandes entreprises multinationales avaient une signature meilleure que celle de leurs banquiers et purent donc lever des fonds directement sur les marchés à de meilleures conditions que si elles étaient passées par des crédits bancaires.

La très nette dégradation des économies occidentales et du Japon à partir de 1973 s'est traduite par toujours plus d'inflation et plus de chômage amenant les différents pouvoirs publics à réviser plus ou moins rapidement et plus ou moins fortement leurs politiques économiques et financières et modifier l'environnement institutionnel des circuits financiers.

Illustrons cette forte aggravation de l'inflation et du chômage par quelques données chiffrées.

Toujours plus d'inflation

Aux États-Unis, l'inflation ne dépassait pas 2 % à 3 % dans les années 1960 et jusqu'en 1972. Elle a atteint 11,1 % en 1974, puis est revenue à 9,2 % en 1975 et à 5 %-7 % en 1976 et 1978, pour remonter à plus de 11 % en 1979 et de 13,6 % en 1980.

En France, dans la ligne des années 1950, l'inflation est restée assez importante au début de la décennie 1960 (entre 4 % et 5 %) pour revenir à 2,5 % en 1964, puis remonter à partir de 1968 pour atteindre 6,1 % en 1972, avant le choc pétrolier donc. Elle a atteint 7,3 % en 1973 pour culminer à 13,6 % en 1974, revenir à 11,8 % en 1975, redescendre en dessous de 10 % pour atteindre 13,6 % en 1980 et 13,4 % en 1981.

Pour les autres pays dans les années 1960 et jusqu'en 1972, l'inflation a toujours été contenue, selon les années, entre 3 % et 5 % au Royaume-Uni au Canada et en Italie, à 4 % à 5 % aux Pays-Bas, à 4 % à 7 % en Espagne et à 5 % à 7 % au Japon, mais seulement entre 3 % et 3,3 % en Allemagne.

À partir de 1974, première année pleine pour les effets du premier choc pétrolier (débutant en octobre 1973), l'inflation a atteint le pic de 14 % pour l'ensemble des pays de l'OCDE.

Elle a atteint cette année-là 23 % au Japon, 19 % en Italie, 13,4 % au Royaume-Uni (mais 24,2 % en 1975), 11 % aux Pays-Bas et au Canada et 12,3 % aux États-Unis. Partout, sauf en Suède, 9,9 %, et en Allemagne (RFA précisément) où elle n'a été que de 7 %.

Toutefois elle a reculé de quelques points un peu partout jusqu'en 1979, tout en restant au moins deux fois plus élevée que pendant les années 1960.

Avec le deuxième choc pétrolier de 1979, un nouveau pic d'inflation a été atteint en 1980 avec plus de 12 % pour l'ensemble des pays de l'OCDE.

En Italie, cette année-là, elle a été de 21,1 %, 17,8 % au Royaume-Uni, 15,6 % en Espagne, 13,6 % aux États-Unis, en Suède et en France, 10 % au Canada (mais 12,5 % en 1981) et 7,8 % au Japon, 6,6 % au Pays-Bas et 5,5 % en Allemagne.

On notera que le Japon (tout particulièrement), le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la RFA, mais aussi l'Espagne, l'Autriche et l'Australie ont connu un choc sur les prix moindre qu'en 1974, tandis que l'Italie, les États-Unis, la Suède et la Belgique ont subi un choc plus important encore ; le Canada et la France subissant pour leur part un choc de même ampleur.

Toujours plus de chômage

Dans les pays développés, le taux de chômage très bas pendant toute la décennie des années 1950 l'est resté au cours de la décennie 1960, voisin de 3 % pour l'ensemble des pays de l'OCDE.

On a d'ailleurs du mal à se figurer aujourd'hui cette réalité économique et sociale pour certains pays : 1,6 % en France, 1,7 % au Royaume-Uni, 1,2 % au Japon, 4,7 % aux États-Unis et 5,2 % en Italie, mais seulement 0,8 % en RFA et moins encore en Suisse.

Pendant la décennie 1970 pour l'ensemble des pays de l'OCDE, la moyenne du chômage a été de 4,4 %, dont 5 % entre 1974-1979.

Pour la France, il est passé à 3,6 % (3,9 % en 1975, mais 6 % en 1979) et 3,9 % pour le Royaume-Uni (3,8 % en 1975 et 5,3 % en 1979), 6,4 % pour les États-Unis (8,5 % en 1975, mais seulement 5,8 % en 1979), 6,6 % pour l'Italie (5,3 % en 1975 et 7,5 % en 1979) et seulement 2,7 % pour la RFA (4,2 % en 1975 et 3,4 % en 1979) et 1,8 % pour le Japon.

Le fait que les États-Unis aient été si directement impactés par et l'inflation et le chômage est une donnée essentielle. Leur poids économique et leur prégnance intellectuelle en matière économique et financière notamment, faisant que leurs débats, leurs choix économiques, leurs réussites ou leurs difficultés se diffusaient rapidement dans tous les pays de l'OCDE. Ne disait-on pas depuis l'après-guerre : « Quand l'Amérique prend froid, l'Europe s'enrhume. »

L'inefficacité croissante des politiques keynésiennes

Avec un net ralentissement du taux de croissance des économies des pays développés et la montée concomitante de l'inflation et du chômage, les recettes des politiques keynésiennes ont progressivement été jugées comme devenant inefficaces. Ce jugement s'est installé d'autant plus facilement que depuis le début des années 1970 s'est installée progressivement une approche monétariste prenant le contre-pied pratiquement en tous points des préconisations et des recettes du keynésianisme.

Les politiques d'inspiration keynésienne préconisent un rôle actif de l'État dans le financement de l'économie, des politiques de relance si nécessaire, des nationalisations parfois, une faible rémunération de l'épargne largement encadrée et couplée avec des taux d'intérêt bas – parfois même bonifiés –, un faible poids des marchés financiers, et un recours très souvent à une politique monétaire d'encadrement du crédit au lieu d'un relèvement des taux4, un contrôle des changes plus ou moins sévère, mais aussi une préférence pour l'emploi contre l'inflation. Les politiques d'inspiration monétariste et de la théorie de l'offre (supply side economics) préconisent, elles, une réduction du rôle de l'État, des allégements fiscaux, un contrôle strict de la monnaie, des déréglementations et des privatisations.

La prégnance des idées keynésiennes pendant plus de deux décennies a cependant été très différemment traduite dans les politiques suivies par les pays développés : peu aux États-Unis, sauf pour les dépenses militaires à partir de 1965, beaucoup en France en raison du crédit peu cher, d'un partage de la valeur ajoutée assez favorable aux salaires (Smig, etc.) et aux couvertures sociales, avec toutefois la maîtrise des déficits publics jusqu'en 1974.

On peut trouver une excellente présentation de toute cette problématique et de ses variantes d'un pays à l'autre dans Capitalisme contre capitalisme de Michel Albert (1991) présentant le capitalisme « néo-américain » versus le capitalisme « rhénan » correspondant au modèle de l'économie sociale de marché qui a prévalu depuis 1945 dans toute l'Europe non communiste, jusque et y compris le Royaume-Uni, berceau du keynésianisme jusqu'à l'instauration du « thatchérisme ».

Les raisons propres à la France

Partant du constat que la France avait, plus que la plupart des autres pays développés5, sacrifié à une économie d'endettement avec à la fois une inflation et un chômage en augmentation constante, des entreprises peu capitalisées avec un endettement très élevé (en raison de l'effet de levier de taux inférieurs à l'inflation), le nouveau pouvoir installé après le 10 mai 1981 ne disposait pas de fondamentaux les meilleurs. Données qui toutefois n'empêchaient pas des espoirs car la gauche arrivant au pouvoir pensait, d'une part, disposer d'une marge de manœuvre assez importante en matière de dépenses budgétaires parce qu'à l'époque la dette publique (brute) était extrêmement faible (20 % du PIB en 1980) et, d'autre part, espérait bénéficier d'une conjoncture internationale favorable.

Un programme économique pris à contre-pied par la conjoncture
internationale et les politiques monétaristes développées
dans les pays anglo-saxons

Hélas, si en 1980 les prévisions de croissance mondiale étaient encore favorables et permettaient à un futur gouvernement de gauche de relancer la consommation, l'accroissement des importations pouvant être compensé par une augmentation des exportations du même ordre de grandeur, ce ne fut pas le cas, loin de là.

En effet, la croissance du PIB de l'ensemble des pays de l'OCDE ne fut que de +2,3 % en 1981 et tomba à +0,2 % en 1982, soit guère mieux qu'en 1974 et 1975. De plus, à partir du milieu de 1982, les pays en voie de développement connurent eux aussi une chute de leur taux de croissance à la suite de la crise mexicaine d'août en partie due à la forte valorisation de sa très forte dette extérieure libellée en dollars. L'Amérique latine qui avait connu une croissance de 6 % entre 1965 et 1980 a vu sa croissance chuter à seulement 1,5 % entre 1980 et 1988. Au niveau mondial, le PIB mondial est passé de 4,1 % en 1979 à 1,9 % en 1980 et 1981 et 0,4 % en 1982.

Cette très mauvaise conjoncture mondiale – jusqu'au contre-choc pétrolier de 1985-1986 – et les politiques monétaristes engagées par les pays anglo-saxons ou proches de ce modèle furent donc les raisons essentielles qui obligèrent le gouvernement français à changer complètement de politique à partir de la fin de mars 1983 pour rester dans le SME.

En effet, les États-Unis, le Royaume-Uni, mais aussi des pays comme l'Australie, la Nouvelle-Zélande érigèrent les principes monétaristes en politique économique. D'autres pays de l'OCDE, les Pays-Bas, le Danemark, la Suède, etc., sans réaliser une conversion aussi brutale, commencèrent à appliquer des mesures d'économies budgétaires et engagèrent des politiques de modération salariale et de flexibilité du travail qui, au départ, aggravèrent les difficultés conjoncturelles.

Limitons notre examen aux cas anglais et américain assez emblématiques et ayant des effets d'entraînement dépassant très largement leurs frontières :

  • la politique lancée par Margaret Thatcher (nommée le 4 mai 19796) voulant lutter drastiquement contre l'inflation par une hausse des taux d'intérêt : la banque d'Angleterre porta son taux à 17 % en novembre 1979 (contre 12 % cinq mois avant), par une baisse des dépenses publiques, la suppression du contrôle des changes, la hausse de la livre sterling et une réduction du rôle des syndicats (se transformant en une lutte sans merci pendant un an à partir de 1984). La mauvaise conjoncture internationale et cette politique se traduisirent par une chute du PIB anglais de 2 % en 1980 et de 0,8 % en 1981 et une croissance de seulement 2 % en 1982 et un chômage supérieur à 11 %, contre environ 8 % pour l'ensemble de l'OCDE ;

  • la politique américaine surtout, avec la forte montée des taux d'intérêt sous l'impulsion de politiques monétaristes aux États-Unis. Engagée encore timidement sous la présidence de Jimmy Carter – le taux de la Federal Reserve (Fed) porté à 15 % en septembre 1979, contre 7,4 % l'année précédente –, elle fut portée par Paul Volcker à plus de 20 % en 1981 sous la présidence de Ronald Reagan. Les États-Unis furent suivis par le Canada (taux à 21 % en juillet 1981), puis l'Australie, la Nouvelle-Zélande notamment. La mauvaise conjoncture internationale et cette politique se traduisirent par une chute du PIB américain de 0,3 % en 1980, une croissance de 2,5 % en 1981 et une rechute de 1,8 % en 1982 ; la valeur du dollar contre le franc qui était en moyenne de 4,3 francs jusqu'en 1980 passa à 5,4 francs en 1981, 6,6 francs en 1982 pour s'envoler à 8,7 francs en 1984 et 9 francs en 1985, avec un pic à 10 francs en février après la réélection de Reagan et avant les accords du Plazza décidant d'interventions coordonnées des banques centrales.

L'engagement de faire baisser fortement l'inflation a eu des effets
importants et non escomptés sur les circuits de financement
de l'économie française

La deuxième raison des déconvenues du gouvernement est venue du fait que celui-ci avait promis de faire baisser fortement l'inflation qui avoisinait 13 % à l'époque. Pour éviter tout risque de dérives de la création monétaire par l'État, source d'inflation, il avait été décidé que le déficit public serait financé par des ressources obligataires. Il en est résulté deux conséquences. La première fut que les premiers emprunts seront émis à des taux fixes supérieurs à l'inflation7. Il fallait payer l'épargne au prix fort car elle n'a jamais été rassurée par un gouvernement de gauche et croyait fort peu à son engagement de faire baisser l'inflation. Ces emprunts ont coûté très cher au budget les années suivantes avec la forte baisse d'inflation et des taux d'intérêt. La deuxième raison c'est l'envolée des SICAV et des fonds communs de placement à la suite de la décision de limiter le taux de rémunération de l'épargne auprès des banques et au fait que les banques ont réactivé ces véhicules de placement collectif existant depuis une quinzaine d'années, mais totalement sous-utilisés. Par ces véhicules, l'épargne a été fortement canalisée vers l'achat de la dette publique. Le dispositif a parfaitement fonctionné puisque les porteurs de parts de ces SICAV et FCP ont bénéficié de plus-values importantes (d'ailleurs peu imposées) résultant de la baisse des taux, elle-même liée à la baisse de l'inflation. Un risque majeur est toutefois apparu à partir de 1985, quand les plus-values d'hier contenues dans ces SICAV et FCP pouvaient se transformer en autant de moins-values en raison de l'obligation de remonter les taux pour défendre le franc par rapport au deutschmark. Et c'est là, sans doute à son corps défendant, que le gouvernement a été obligé de mettre progressivement en place des circuits, des instruments et des techniques susceptibles de réduire ce risque. Risque d'autant plus sérieux que les sommes très élevées détenues dans les SICAV monétaires correspondaient à de la trésorerie de très nombreuses entreprises de toute taille et de ménages et que celle-ci pouvait subir des moins-values (certes limitées), mais surtout ne plus pouvoir en disposer immédiatement sauf à aggraver la chute de leurs cours. Pour conjurer ces risques, il a décidé de créer un marché à terme, le MATIF opérationnel en 1986, puis un marché d'options négociables en 1987, le MONEP, à l'image de la finance outre-Atlantique qui avait fortement développé ces techniques et ces marchés au cours de la décennie 1970.

Ainsi, c'est avant tout pour maîtriser ces risques de taux accumulés par un financement non monétaire des déficits publics dans des produits de marché que les gouvernements de l'époque ont dû instiller de plus en plus de marché dans le fonctionnement de la finance française. Ce qui n'a absolument pas été le cas pour la RFA. Ce pays a notamment refusé pendant toute la décennie 1980 de créer des SICAV monétaires coûteuses et volatiles qui auraient évincé les banques d'une source importante d'épargne. Il est vrai que la RFA n'avait pas, elle, un déficit public élevé à financer, ni à ramener une inflation à deux chiffres vers une inflation de 4 % à 5 % et que de plus ses banques pouvaient rémunérer librement l'épargne depuis le milieu des années 1960.

Parallèlement, pour peser sur le coût de l'intermédiation bancaire, le gouvernement, après avoir renforcé la concurrence entre les banques en permettant la commercialisation des nouveaux produits d'épargne (Codevi, Lep, Pep) par tous les réseaux, a voulu la renforcer encore à la fin de 1985. Il a permis un accès direct aux marchés de capitaux aux (grandes) entreprises par émission de billets de trésorerie équivalente au commercial paper aux États-Unis. Ce produit trouva un réel succès auprès d'une quarantaine de très grandes entreprises pour des encours représentant environ une quarantaine de milliards de francs.

Au total, outre ces billets de trésorerie et l'augmentation des émissions de fonds propres ou de quasi-fonds propres (loi sur l'épargne de janvier 1983), mais surtout celle des émissions obligataires (multipliées par 7,4 entre 1975 et 1985, obligations publiques essentiellement) firent chuter le poids du crédit bancaire dans le financement de l'économie.

En France, sa part passa de 80 % environ pendant les années 1970 à 63 % en 1985 (Rapport du CNC 1986). Il était de 55 % une décennie plus tard, comme l'Europe continentale, alors qu'il était supérieur à 70 % au début de la décennie 1980, tous se rapprochant ainsi graduellement du modèle de financement américain. Tous sauf la RFA qui sacrifia moins que d'autres à cette tendance en restant à plus de 65 % au début des années 1990. Cette nouvelle intermédiation réduisit la mutualisation du risque « entreprises » dans les bilans des banques et augmenta leurs risques en capital pour leurs emplois et leurs ressources en même temps que celui des épargnants.

Enfin, trois ans plus tard, point d'orgue du basculement vers toujours plus de financements de marché, la loi du 23 décembre 1988 introduisit la titrisation en France permettant aux banques de vendre leurs crédits à tout moment au lieu de le porter jusqu'à échéance allégeant ainsi leurs besoins en fonds propres (ratio dit Cooke), alors que dans le même temps, les acheteurs de ces crédits titrisés qui en prenaient le risque n'étaient soumis à aucune exigence en termes de fonds propres8. Là encore, la France aurait pu ne pas s'engager un peu plus dans la marchéisation en reprenant la technique germanique du schuldschein employée en Allemagne, en Autriche et en Suisse9. Mais elle a préféré une technique américaine, encore non utilisée dans l'espace européen, alors que la France connaissait depuis 1852 une technique voisine du schuldschein avec le crédit hypothécaire du Crédit foncier de France, créé en France à l'image des banques hypothécaires allemande.

Un fait un peu surprenant dans ce panorama. En effet, la Communauté économique européenne (CEE) entre 1981 et 1984 n'a pratiquement pas interféré dans ce basculement vers une préférence pour la marchéisation des financements alors que ce phénomène pouvait favoriser la liberté des mouvements de capitaux10, mais aussi participer à la nécessaire convergence des économies des pays membres. Fait d'autant plus surprenant qu'elle partageait la pensée devenue dominante des bienfaits et de la nécessité de l'économie libérale largement inspirée par le thatchérisme.

C'est ainsi que l'organisation d'un marché bancaire européen n'a vraiment commencé qu'à partir de 1987 avec la fixation au 1er janvier 1993 du début du marché des services bancaires avec l'instauration du « passeport européen »11.

Plus surprenant encore, l'organisation par la CEE d'un marché unique des services financiers (appelés services d'investissement) a été plus tardive encore. Les premières mesures d'harmonisation des services d'investissement avec la directive du même nom (DSI) n'ont été arrêtées que le 10 mai 1993 en vue de réaliser un marché unique (des capitaux) au 1er janvier 1996, soit quinze ans après le basculement vers des économies de plus en plus financées par les marchés de capitaux !

La conversion de la France, au final,
à une politique d'inspiration monétariste

Si la troisième raison du passage de la France d'une économie d'endettement à une économie de marché est moins tangible, elle n'en est pas moins réelle. Alors que le « modèle rhénan » n'était nulle part enseigné dans les masters, celle de la pensée libérale croyant à l'optimum du financement des économies par les marchés en était le socle. C'est bien la réponse qu'il faut apporter à la question faussement naïve de Jean-Pierre Chevènement : « Comment tant d'hommes, dont je ne puis suspecter l'honnêteté, ont-ils pu opérer pareille conversion ? » À partir de mars 1983, au-delà des mesures d'urgence à prendre, les équipes autour des dirigeants et certains dirigeants eux-mêmes se sont engagés en effet dans la voie anglo-saxonne avec l'enthousiasme des nouveaux convertis, redoublant d'ardeur en 1986-1987.

Cette pensée a perduré jusqu'à la chute de Lehman Brothers à l'automne 2008, mais quatre ou cinq ans après, sans retrouver toute son aura, elle est à nouveau le soubassement de toutes les stratégies publiques et privées dans tous les pays développés, donc bien au-delà des trente-six pays aujourd'hui membres de l'OCDE.

C'est au nom de la déréglementation, de la modernisation et de la recherche du mimétisme avec le modèle américain que quelques États (dont la France dès 1986-1987) et les instances internationales (FMI, OCDE) ont poussé à la transformation des modes de financement, au grand regret à l'époque de la RFA et plus précisément de la Bundesbank. Cette dernière considérait en effet, à l'époque, que lorsque le financement d'un pays est assuré à plus de 80 % par le crédit, les banques centrales sont largement en mesure de maîtriser les emballements économiques et financiers, alors qu'elles ne savent pas le faire quand les marchés de capitaux deviennent prépondérants.

Conclusion

Au vu de son poids dans la CEE, La France en se convertissant, de façon plus ou moins contrainte, au libéralisme financier en 1983 brisait le modèle d'économie sociale de marché (le modèle rhénan) commun à tous les pays de l'Europe continentale. Elle donnait du même coup un grand coup de canif dans l'axe politique Paris/Bonn au profit du modèle économique anglo-saxon. Tous les pays européens suivirent plus ou moins rapidement une évolution semblable avant la fin des années 1980. Seule la RFA ne suivit pas cette évolution. Ce n'est que deux ou trois ans après sa réunification que l'Allemagne s'est ouvertement engagée dans cette voie. Très logiquement d'ailleurs puisque étant devenue, et de loin, la principale puissance économique européenne, elle adoptait un modèle qui a toujours renforcé les pays les plus forts.

Voilà des éléments qui peuvent contribuer en partie à répondre à l'interrogation soulevée par Jean-Pierre Chevènement en 1991. Il en est sûrement d'autres qui pourraient ou les rejoindre ou s'en distancer. Tous devraient permettre de mieux éclairer ce moment très important du ralliement de l'Europe occidentale à l'économie de marché au cours de cette décennie 1980. Mouvement qui ne fera que s'étendre dans le monde dans les trois décennies suivantes, avec les succès, mais aussi les graves problèmes économiques et sociaux, voire politiques, que l'on sait.


Notes

1 Référence au slogan du programme du Parti socialiste entre 1772 et 1981.
2 Pour l'ensemble des pays de l'OCDE, le taux de croissance a été de +1,1 % en 1974 et +0,4 % en 1975, contre 5 % à 6 % les années précédentes. Et notamment de −0,5 % en 1974 et −0,2 % en 1975 aux États-Unis, de −2,5 % en 1974 et −1,5 % en 1975 au Royaume-Uni, de +0,5 % et −1,8 % en RFA et de +4,3 % en 1974 et −1 % en France, et même −7,5 % en Suisse en 1975 ! Le taux de croissance du PIB mondial est tombé à 0,6 % en 1975, contre 6,5 % en 1973.
3 En rythme annuel, la production industrielle a chuté en 1974-1975 de 15,8 % au Japon, de 12 % en France, de 9,8 % au Pays-Bas, de 6,5 % en RFA et 5,1 % au Royaume-Uni (Boyer et Mistral, 1977).
4 L'Allemagne est le seul pays de l'OCDE à n'avoir jamais eu recours à l'encadrement du crédit. La France a été celui qui y a eu le plus recours : la première fois un an entre février 1958 et février 1959, puis entre février 1963 et juin 1965, une troisième fois entre novembre 1968 et octobre 1970, une quatrième fois entre décembre 1972 et le 1er janvier 1987.
5 Le Japon avait également développé avec succès une économie de fort endettement dans un environnement d'épargne nationale abondante et captive jusqu'à ce que sous pression américaine à partir de 1985, il doive s'ouvrir financièrement. Dès lors, une part significative de son épargne s'est placée en bons du Trésor américains, le pays perdant ainsi l'un de ses deux grands avantages compétitifs, le second, la qualité de sa main-d'œuvre, ne pouvant pas lui être disputé !
6 En 1976, le Royaume-Uni a connu l'humiliation de devoir faire appel à une intervention du FMI assortissant son aide d'un plan de redressement. Cela est resté longtemps dans les mémoires et a sans doute contribué au succès électoral de Margaret Thatcher.
7 Le premier emprunt de 8 MdF a été émis en septembre 1981 au taux de 16,75 %, d'une durée de six ans, remboursable in fine à comparer avec une inflation cette année-là de 13,4 %. Ce taux record s'est traduit par un surcoût considérable pour l'État quand l'inflation est revenue à 5,8 % en 1985 et à 2,7 % en 1986. Les nouveaux emprunts d'État à dix ans émis en 1986 l'étaient à 9,2 %. À noter que cette baisse nominale donnait un taux réel de 6,5 % et que de 1984 à 1994, le taux réel des emprunts publics a été supérieur à 5,5 %, alors que ce taux était négatif pendant les deux décennies précédentes ; ce qui se traduisait par des taux réels encore plus élevés pour les émissions privées, toujours plus chères.
8 La titrisation d'une partie de la production des crédits pouvant aussi amener analystes et investisseurs à reconsidérer la valorisation des crédits restés dans les portefeuilles des banques et inscrits en valeur historique puisque la marchéisation de la partie titrisée pourrait éventuellement servir de valorisation implicite de tous ces portefeuilles en cas de mise sur le marché ou, dans les cas extrêmes, de défaillance d'une banque.
9 Ce sont des instruments de dette qui combinent les caractéristiques des obligations et des prêts bancaires classiques, qui sont vendus directement à des investisseurs institutionnels. Ils restent comptabilisés dans les bilans des banques en tant que prêts et ils ne sont donc pas valorisés quotidiennement (marked-to-market).
10 L'un des objectifs fondamentaux du Traité de Rome (article 67) qui ne sera obtenu qu'après l'adoption de la directive du 24  juin 1988 visant à le réaliser avant le 1er juillet 1990, ce qui fut fait.
11 Même si une première directive bancaire du 12 décembre 1977 a commencé à en jalonner le cheminement en créant l'obligation d'obtenir un agrément et en arrêtant les conditions (légères) à respecter en termes de capital minimum, d'honorabilité des dirigeants, de leur nombre et de leur compétence.