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 Liban : illusion financière, illusion monétaire


Charbel NAHAS * Ancien ministre des télécoms et du travail ; secrétaire général, mouvement « Citoyens et citoyennes dans un État ». Contact : cnbureau@dm.net.lb ; www.charbelnahas.org.

Afin de comprendre les raisons de la tension économique et financière au Liban et d'en explorer les issues possibles, il est nécessaire d'envisager les fonctions de l'intermédiation financière au Liban à la fois sous l'angle théorique, car elles présentent un cas extrême d'imbrication des risques bancaires, fiscaux et monétaires, et sous l'angle politique, car l'alternative entre leur reconfiguration et leur préservation s'impose comme un enjeu décisif. Au Liban, le système financier est intrinsèquement imbriqué au système politique, dont il est l'un des instruments essentiels. Sa « résilience » est le résultat d'une action politique longue qui tire avantage du défaut d'immunité de la société. Aujourd'hui, le Liban fait face à une crise majeure de la balance des paiements et vouloir occulter les pertes dans l'attente d'un miracle improbable ne fera que les aggraver et épuisera les derniers avoirs extérieurs. Il est donc nécessaire de procéder à une allocation des pertes et des risques qui soit à la fois socialement juste, et par suite politiquement justifiable, et économiquement orientée vers la restructuration de l'économie pour qu'elle ne soit plus structurellement dépendante des flux externes de capitaux.

Note de la REF : cet article a été reçu par la revue le 14 octobre 2019 quelques jours avant le début des manifestations au Liban le 17 octobre.

Ces manifestations ont été le déclencheur d'une crise économique
et financière multiforme, qui couvait depuis de longues années.

Dans l'article ci-dessous, l'auteur, l'un des acteurs de la scène économique
et politique libanaise, présente son analyse et son témoignage
des principaux développements économiques et financiers du Liban
sur les trois dernières décennies ayant conduit à l'éclatement de la crise.

Il n'aborde pas les développements depuis le milieu d'octobre.

Discours dominant

La situation économique et financière au Liban est actuellement sous une pression intense et peut évoluer rapidement.

Afin de comprendre les raisons de cette tension et, plus encore, d'explorer les issues possibles, il est nécessaire d'envisager les fonctions de l'intermédiation financière au Liban sous deux angles : théoriquement, car elles présentent un cas extrême d'imbrication des risques bancaires, fiscaux et monétaires et, politiquement, car l'alternative entre leur reconfiguration et leur préservation s'impose comme un enjeu décisif.

Ces deux dimensions doivent être prises en considération ensemble, faute de quoi l'action publique se complairait dans le jeu d'illusionnisme de ses acteurs et dans l'ignorance inquiète de ses spectateurs, et le travail théorique serait affaire de vaniteux ou, souvent, de thuriféraires des rituels en cours.

Dans le discours dominant, la finance est présentée comme une branche de l'économie parmi d'autres. Un marché financier ou des capitaux est censé exister et fonctionner suivant des règles qui le conduiraient à l'équilibre et à l'efficacité. Parmi les adeptes de cette croyance, le secteur bancaire libanais a fait longtemps l'objet de louanges répétées, dont toutes n'étaient d'ailleurs pas rémunérées ; on a surtout vanté sa « résilience ».

Pour avoir longuement pratiqué le système bancaire et avoir observé de l'intérieur de ce système la constitution et l'évolution du système politique entre le milieu des années 1980 et la fin des années 1990, puis pour avoir directement participé à plusieurs tentatives de restructuration en 1999, en 2004 et en 2010, je suis arrivé à la conviction qu'un système financier, au Liban mais aussi de manière générale, est intrinsèquement imbriqué au système politique, il en est l'un des instruments essentiels. Loin d'être le produit de capacités intellectuelles ou professionnelles exceptionnelles ou la traduction d'une force occulte qui aurait tout prévu à l'avance, la « résilience » du système financier libanais est le résultat d'une action politique longue qui tire avantage du défaut d'immunité de la société.

Pour que ce texte ne soit pas qu'un récit et aie valeur de témoignage, j'ai choisi de le construire en y incorporant deux étapes temporelles et en les mettant en écho : le temps présent qui est marqué par une crispation qui monte depuis 2015, et qui s'accélère depuis le début de 2019, bien sûr, mais aussi celui d'il y a une vingtaine d'années, lors d'une autre crispation majeure qui avait commencé en 1997 et qui s'était dénouée par la tenue de la Conférence de Paris II en novembre 2002. Le texte reprendra ainsi littéralement des passages d'une note que j'avais rédigée en novembre 2000 pour la Banque mondiale, intitulée « The Lebanese financial sector: its economic function, its risks and its potential »1. Pour les distinguer, ces passages seront en italique dans les paragraphes qui suivent2. Cette note avait été produite à la suite d'une tentative majeure de correction financière à laquelle j'avais participé durant 1999 et dont le récit et l'analyse, jusqu'à la Conférence de Paris II, ont été consignés dans un ouvrage3 que j'ai publié en juin 2003. Les mêmes graphes chronologiques seront repris, mais prorogés jusqu'à aujourd'hui. Vingt ans de résilience en apparence. Mais vingt ans de modification en profondeur de la société. Et la marque du temps, qui est au cœur-même de ce que l'on appelle finance, commerce des promesses et des risques, des attentes et des déceptions ; la matière même de la politique.

Apparences et résilience

Le secteur bancaire libanais (incluant la banque centrale et les banques commerciales) a joué un rôle essentiel et très particulier : il a financé le déficit structurel de la balance courante de l'économie libanaise.

Étant donné que ce financement reposait sur l'attraction des dépôts et l'augmentation de l'activité de prêt, cette fonction dominante s'est traduite par une très forte croissance apparente des agrégats financiers qui ne peut s'expliquer autrement : entre 1990 et 2000, le bilan consolidé des banques libanaises (exprimé en dollars US) a enregistré une croissance à un taux annuel moyen de 22,4 %. Par conséquent, la valeur ajoutée du secteur bancaire a atteint environ 1 800 milliards de livres libanaises et sa part dans le PIB a atteint entre 8 % et 9 %. La part des banques privées dans l'impôt sur les bénéfices s'élevait à 24 % en 1998 et leur part du total des bénéfices déclarés par les entreprises s'élevait à 51 %, alors que les banques ne représentent que 0,9 % des entreprises ayant présenté une déclaration au ministère des Finances4. La fonction essentielle assumée par le secteur bancaire en a fait un secteur dominant de l'économie libanaise.

Étant donné que le taux de croissance du bilan des banques dépassait le taux de croissance nominal, la part du secteur bancaire dans le PIB a augmenté et continuera d'augmenter année après année. Le Liban a ainsi atteint le troisième ratio le plus élevé au monde (143 %) des disponibilités monétaires et quasi monétaires (monnaie en circulation et dépôts auprès des banques résidentes) par rapport au PIB et le sixième ratio du crédit intérieur par rapport au PIB (135 %).

Il faut également souligner que parallèlement à la croissance régulière du secteur financier, la structure des actifs évoluait elle aussi régulièrement : montée des risques domestiques, secteurs public et privé (ce qui dément tout effet d'éviction présumé) et baisse des avoirs extérieurs nets.

Entre janvier 1992 et juillet 2019, le bilan des banques est passé de 7,7 Md$ à 259,2 Md$, 34 fois plus, les dépôts sont passés de 6,3 Md$ à 176,9 Md$, 28 fois plus, les placements domestiques, secteur privé, État et Banque centrale du Liban (BdL) réunis, de 4,1 Md$ à 231,8 Md$, 57 fois plus, et les fonds propres sont passés de 0,1 Md$ à 21,1 Md$, 213 fois plus.

Les avoirs extérieurs, nets des emprunts auprès des banques étrangères, sont quant à eux passés de 3,0 Md$ à 11,5 Md$, soit « seulement » 4 fois plus ; leur part dans le bilan a baissé de 39 % à 4 %. En excluant les dépôts des « non-résidents », les avoirs extérieurs nets sont passés de 2,6 Md$ (34 % du bilan) à –25,3 Md$ !

Fonctions réelles du système financier

Cette simple énumération suffit pour décrire le rôle principal et la fonction essentielle du système bancaire : attirer régulièrement des dépôts de l'étranger5, tout en maintenant le stock accumulé, et les replacer sur place, que ce soit auprès du privé ou du public dont l'endettement gonfle sans cesse. Ces fonds alimentent une redistribution massive qui gonfle les revenus apparents des ménages, de manière très inégalitaire bien entendu, et leur consommation, et finissent par financer le déficit de la balance courante.

Sur la période 1992-2019, la balance courante a accusé un déficit de 20 % à 25 % du PIB. En cumul, ce déficit s'élève à près de 250 Md$. Les placements domestiques du système bancaire ont financé l'essentiel de ce déficit à travers l'utilisation des dépôts ; elles ont aussi financé ce que la BdL dénomme ses réserves et qui s'élèvent à près de 20 Md$, soit moins que le solde négatif des avoirs extérieurs des banques. Le reste a été couvert par l'utilisation des dépôts, sans intermédiation par les crédits domestiques. On peut donc imaginer sans peine la part des non-valeurs dans les actifs du secteur bancaire.

Dès lors plusieurs questions s'imposent : comment ce mécanisme a-t-il pu être mis en place ? comment a-t-il pu se poursuivre pendant plus de vingt-cinq ans ? sur quelle issue peut-il déboucher ?

Par-delà les proclamations d'une résilience miraculeuse, nous allons dans la suite passer en revue les phases successives que ce système a connues, en mettant ces phases en correspondance avec les évolutions techniques du système, mais aussi avec des mutations politiques et sociales en profondeur.

Guerre civile, effondrement de l'État
et réaction du système financier

La bancarisation au Liban est relativement ancienne. Le port de Beyrouth a constitué le point d'entrée du commerce et de la finance européenne, surtout française, au « Levant » dès le milieu du xixe siècle et les banques s'y sont installées. Elles étaient relayées par des courtiers et des prêteurs dans les régions rurales pour financer le cycle de l'élevage du ver à soie ; certains ont constitué des lignées de banquiers.

Rompant avec l'orientation dirigiste du Mandat français sur le Liban et la Syrie, le gouvernement libanais adopta, à partir de 1948, une politique de « laisser-faire » absolu : suppression du contrôle des capitaux et achats réguliers d'or, pour assurer une devise forte, suivant les vœux de la bourgeoisie commerçante et au prix de la rupture de la relation de la livre au franc français, mais aussi de l'union douanière et monétaire avec la Syrie dont la bourgeoisie industrielle et terrienne avait opté pour une politique monétaire et fiscale protectionniste et interventionniste. En 1956, une loi sur le secret bancaire fut votée dans le but d'attirer les capitaux qui fuyaient la vague des nationalisations dans les pays de la région.

La période précédant la guerre, marquée par le boom pétrolier des années 1970, a connu une croissance rapide et une forte inflation. En 1973 et 1974, la croissance du PIB nominal en dollars US était de 34 % et 25 % respectivement, le bilan consolidé des banques (exprimé en dollars US) a augmenté de 53 % et 39 %, les dépôts en devises ont augmenté de 57 % et 46 % et le taux de change effectif de la livre en dollars US s'est apprécié de 22 % et 5 %.

Les premières années de la guerre, entre 1975 et 1982, ont représenté une sorte de sursis miraculeux pour le secteur financier grâce aux richesses accumulées, aux transferts massifs vers le pays, aux restrictions obligatoires des dépenses et des importations dues à l'insécurité et probablement à l'argent « politique ». En 1982 et 1983, le pays a enregistré le même taux d'inflation financière que pendant la période d'avant-guerre : en six mois seulement, l'afflux de capitaux a fait augmenter de 40 % la taille du secteur bancaire et fait bondir le taux de change effectif de 35 %. Toutefois, l'effondrement de l'État libanais en 1984-1985 a été rapidement suivi de l'effondrement de la monnaie nationale, la principale cause étant la sortie de grandes quantités de capitaux qui étaient entrés dans le pays lors de la précédente vague. Le dollar US s'est fortement apprécié, passant de 4 livres en 1984 à environ 1 000 livres en 1990. Les transferts de richesse qui se sont opérés à cette occasion ont été massifs et leur impact social est encore visible aujourd'hui.

En réaction à cette évolution, l'économie libanaise, profitant de son ouverture, s'est installée dans une dollarisation profonde et généralisée. En 1987, la dollarisation était totale. La BdL et les banques libanaises l'ont progressivement institutionnalisée : depuis, la comptabilité des entreprises est tenue en dollars US, les biens et les actifs sont évalués en dollars US et les chèques en dollars US sont compensés sur place. La livre servait essentiellement au financement du secteur public, les déposants augmentant ou diminuant leurs avoirs en livres en fonction de leurs anticipations concernant l'évolution du taux de change et des taux d'intérêt.

Les banques, interdites de détenir une position de change, se sont adaptées en gérant deux bilans étanches : un en livres libanaises (LL) avec des placements dans la dette publique (les réserves et les souscriptions obligatoires en bons du Trésor atteignant 73 % des dépôts) et un autre en dollars avec des placements à peu près équivalents entre les correspondants étrangers et les commerçants. De ce fait, une double mécanique s'est instaurée : l'État se finançant par la création monétaire avec une inflation qui dépossédait les épargnants qui n'avaient pas sauté à temps du bateau (des débiteurs proches des banquiers ont engrangé des bénéfices considérables) ; les commerçants se finançant par les crédits en devises après qu'ils se sont adaptés en vendant leurs produits en dollars. Le déficit de la balance courante s'ajustait ainsi au flux de capitaux. Certaines banques n'ont pas résisté à la tentation de tricher en ouvrant des comptes en LL dans leurs agences et filiales à l'étranger pour spéculer. Un équilibre s'installa : le dollar autour de 820 livres, un niveau très bas des salaires, surtout dans la fonction publique, un déficit public financé par l'inflation et des intérêts élevés.

Graphique 1
Déroulement de l'opération financière-politique de 1992

Source : statistiques officielles de la Banque centrale.

Le démarrage du mécanisme : 1992-1997

En 1992, une opération financière-politique fut orchestrée. Le Parlement en place depuis 1972 avait été complété par désignation en 1990 après le vote des amendements constitutionnels convenus à Taëf. Les élections législatives prévues pour 1994 furent subitement avancées à l'été 1992. Dès le début de l'année, une vague massive de ventes de livres fut déclenchée par un groupe de banques, utilisant des comptes en livres qu'elles avaient illégalement ouverts dans leurs agences à l'étranger pour échapper aux contraintes de stérilisation de la BdL. La manipulation prit pour prétexte la correction des salaires que l'inflation avait laminés. Le gouverneur de la BdL annonça son retrait du marché et des manifestations furent organisées par les services de renseignement syriens. Le dollar passa de 900 livres à 1 800 livres, puis une seconde vague fut déclenchée, à la veille des élections, qui le porta à 2 400 livres. Le paysage politique fut complètement transformé. Les chefs de milice et le milliardaire saoudo-libanais Rafic Hariri arrivèrent ensemble au pouvoir en promettant de stabiliser la monnaie. Le cours du dollar se replia à 1 700 livres. Une dévaluation de 50 % avait été réalisée et elle fut présentée comme une prouesse de la nouvelle équipe. Il s'agissait pratiquement d'un coup d'État. La « période faste » allait durer jusqu'en 1997, portée par les espérances ou les illusions du processus de paix régionale.

La stabilisation du taux de change à un niveau très favorable, conjuguée à des taux d'intérêt élevés et à une appréciation régulière du taux de change (de 1 838 livres pour 1 dollar à la fin de 1992 à 1 527 à la fin de 1997, soit un gain supplémentaire attendu de 20 %) a créé les conditions nécessaires pour une nouvelle phase d'accélération et un afflux massif de capitaux qui ont permis la mise en œuvre d'une politique fiscale expansionniste.

Ce rythme s'est maintenu jusqu'à la fin de l'année 1997, après une crise majeure au milieu de l'année 1995 surmontée grâce à de fortes hausses des taux d'intérêt (jusqu'à 35 %). Les agrégats monétaires ont connu une augmentation considérable (en cinq ans à partir de la fin de 1992, la masse monétaire en livres, ou M2, a été multipliée par sept, passant de 2 151 milliards de livres à 14 530 milliards de livres, l'agrégat monétaire le plus large, incluant les dépôts en dollars US, a été multiplié par 3,3, passant de 14 056 milliards de livres à 46 037 milliards de livres). La masse monétaire en livres correspondait presque exactement au montant de la dette publique.

Cette tendance s'est découpée en trois phases bien différenciées :

  • la phase 1 a été déclenchée par la sous-évaluation initiale de la livre ;

  • la phase 2 a été déclenchée par la hausse des taux d'intérêt et soutenue par les dépôts en dollars US des banques auprès de la BdL ;

  • la phase 3 a été déclenchée et alimentée par les contributions successives des banques libanaises pour reconstituer les réserves de la BdL à travers les émissions d'eurobonds.

Le revers de cette tendance est bien plus clair et révèle des tendances régulières qui coïncident avec la régularité de la croissance du volume du secteur bancaire et de l'évolution de la structure des actifs.

Deux points doivent être mis de côté, premièrement parce qu'ils ne jouent qu'un rôle technique et deuxièmement parce qu'ils pourraient biaiser notre regard et risqueraient de nous induire en erreur :

  • la distinction entre banque centrale et banques commerciales (qui n'est plus pertinente depuis 1995) ;

  • la distinction entre la livre et les devises (car la livre ne remplit aucune des fonctions de la monnaie et fonctionne en réalité comme un produit financier dérivé du dollar US).

La tendance réelle correspond à la diminution du ratio du total des avoirs extérieurs nets (à l'exclusion de l'or de la BdL, bloqué en vertu d'une loi votée en 1986) par rapport à M4, qui est passé d'un palier d'environ 90 % jusqu'à la fin de 1993 à 20 %. Par rapport à M2, ce ratio est passé de 250 % à 50 %. Ces deux ratios montrent clairement les aspects illusoires de la crise de 1992.

À l'inverse, le ratio des réserves en devises de la Banque centrale par rapport à la masse monétaire en livres a été faussé depuis 1994 par la mise en commun des ressources de la BdL et des banques, qui visait à le maintenir apparemment constant, alors qu'au « sens pur », il est devenu négatif à la fin de l'année 1998.

L'objectif et les effets réels de la politique monétaire semblent donc clairement reposer sur trois éléments :

  • une augmentation persistante des volumes (tenant compte à la fois du financement progressif du déficit de la balance courante et du multiplicateur de crédit) ;

  • une évolution structurelle régulière (tant dans la structure des actifs que dans les ratios de couverture) ;

  • une stabilité artificielle des principaux indicateurs de risques apparents.

Le régime permanent 1997-2015 :
intégration complète des banques
et de la
BdL

Ce qui avait été perçu au tournant des années 2000 comme une troisième phase allait s'avérer durable et constituer un régime permanent qui devait rester en place près de vingt ans.

En 1996-1997, la pompe à aspirer les capitaux était en panne, l'action à travers les taux ne suffisait plus, la livre était devenue surévaluée. L'endettement de l'État en devises fut accéléré, non pour économiser le service de la dette comme il fut dit, mais pour reconstituer les « réserves » de la BdL. Les eurobonds comportaient le renoncement de l'État à son immunité souveraine et le soumettaient aux tribunaux de l'État de New York, alors que l'essentiel de ses réserves en or, 287 tonnes accumulées durant les années 1960 et 1970, se trouvait depuis le début de la guerre civile à Fort Knox.

Ce régime permanent était basé sur deux principes, ou artifices, simples :

  • un taux de change fixe de la livre par rapport au dollar US, entre 1 500 et 1 515 LL pour un dollar, avec un écart de taux en faveur des dépôts en livres entre 6 % et 10 %, visant à attirer les dépôts en devises de l'extérieur pour financer le déficit des opérations courantes et, dans la mesure du possible, à les faire transformer en livres ;

  • le replacement systématique par les banques des dollars qui seraient vendus par la BdL contre des livres auprès d'elle par le lancement régulier d'émissions d'eurobonds auxquelles souscrivaient les banques et par d'autres artifices qui allaient progressivement être mis en place.

Depuis 1997, de nombreuses banques libanaises ont souscrit aux eurobonds en dollars émis par l'État libanais. Ce nouveau comportement a favorisé l'apparition d'un nouveau type de risque à moyen terme pour le secteur bancaire, risque que les banques ont consenti à assumer contre une augmentation immédiate de leurs bénéfices. Cette innovation a permis au jeu dollar-livre de continuer à assurer au Trésor le financement de ses besoins croissants et aux détenteurs de capitaux des rémunérations réelles alléchantes, face à un risque techniquement limité à court terme.

Depuis que les risques ont commencé à s'accumuler, l'accent a été mis sur les objectifs à court terme. Le fait d'avoir réussi à amener le système bancaire à soutenir pleinement la politique monétaire et, par conséquent, à continuer à financer le double déficit macroéconomique et public est remarquable.

Ce mécanisme implique un équilibre dynamique qui ne serait pas soutenable dans une situation de stagnation. Cet équilibre dynamique est en réalité un piège en raison de ses conséquences financières et économiques. Sur le plan financier, il implique une tendance à la hausse des taux d'intérêt sur les devises (alors que le taux d'intérêt sur la livre peut fluctuer en fonction des niveaux des réserves) directement corrélée à l'augmentation du risque dans l'ensemble du système. Sur le plan économique, il entretient la distorsion de la structure des coûts et des prix, extérieurement via un taux de change réel élevé et ses conséquences sur les déséquilibres des comptes extérieurs, et intérieurement, via l'allocation perverse des ressources, deux facteurs qui constituent un sérieux obstacle à la croissance, même s'ils sont temporairement occultés par le maintien d'un niveau de consommation satisfaisant.

Le montant des intérêts payés au Liban aux banques et aux détenteurs privés de bons du Trésor (sans tenir compte des intérêts payés aux non-banques dans le commerce de détail ou la distribution qui ne sont pas négligeables) s'élevait à 3,3 Md$ en 1997, 3,8 Md$ en 1998 et 4,1 Md$ en 19996, 58 % étant payés par l'État et 42 % par les ménages et les entreprises privées. Cette charge d'intérêts augmentait mécaniquement d'année en année puisque le déficit récurrent de la balance courante implique une accumulation de la dette et une tendance à la hausse des taux d'intérêt.

Cela signifie que les revenus d'intérêts représentaient 25 % à 30 % du PIB. Compte tenu de l'extrême concentration des dépôts dans les banques libanaises (0,6 % du nombre de comptes, soit un très petit nombre de ménages, détenant plus de 50 % du total des dépôts) et étant donné que les revenus d'intérêts sont exonérés de tout impôt7 alors que les bénéfices des sociétés et les salaires sont soumis à l'impôt (25 %), on comprend aisément l'effet très négatif de cette situation sur la répartition des revenus et la compétitivité des entreprises.

La gestion du temps : effets cumulatifs,
accidents, adaptations et manipulations

La perpétuation du mécanisme financier n'alla pas sans difficultés ; elle passa par de multiples péripéties. Force est de reconnaître que nous avons sous-estimé ses chances de survie. Cette erreur d'appréciation doit cependant être nuancée car des événements absolument imprévus sont venus à sa rescousse : l'invasion américaine de l'Irak et la flambée des cours du pétrole, notamment. Le système politico-financier a su en profiter amplement pour perdurer. Il a su aussi s'adapter, mais nous estimions que ces adaptations auraient du mal à passer, que les transferts de risques et de pertes qu'elles comportaient susciteraient de réelles oppositions. Nous ne pensions pas que la réactivité et la résistance de la société seraient aussi faibles. C'est en cela que réside l'importance du témoignage.

Afin de mieux décrire la gestion de ce temps long, il convient de distinguer trois registres : les tendances longues, les accidents et les occasions, les adaptations et les instruments.

Pour illustrer le propos, les cinq graphiques qui suivent présentent l'évolution de la structure des bilans des banques commerciales (cf. graphique 1 infra) et de la BdL (cf. graphique 2 infra), celle des principaux agrégats financiers : dépôts (cf. graphique 3 infra), placements et dette publique (cf. graphique 4 infra), exprimés en US dollars, comparés aux bilans des banques commerciales et de la BdL et enfin les taux de couverture des dépôts bancaires, en livres et totaux, par les avoirs extérieurs nets suivant qu'ils excluent la contrepartie des dépôts non-résidents ou non (cf. graphique 5 infra).

Les tendances longues

Le mécanisme financier implique, par sa nature-même, des tendances longues d'évolution des agrégats et des ratios financiers.

La régularité de ces tendances tient principalement au miracle de la transmutation en vertu duquel les fonds, qu'ils arrivent de l'extérieur ou qu'ils proviennent de l'épargne domestique, de la création monétaire et du multiplicateur de crédit, dès lors qu'ils sont placés sous formes de dépôts bancaires, en devises ou en LL (ce qui revient au même tant que le taux de change est fixe par rapport au dollar US), ainsi que les intérêts, généreux, qu'ils rapportent, continuent de s'accumuler dans les livres des banques, alors qu'une grande partie en a déjà été dépensée et utilisée pour financer l'achat de biens de consommation périssables et de services, du fait de l'énorme déficit des opérations courantes du pays.

De ce fait, les bilans des banques croissent sans cesse et sans plafond, tant en termes de dépôts que de placements domestiques (crédits au privé, à l'État ou à la BdL). Les fonds propres croissent aussi pour respecter les normes prudentielles. Et pour maintenir le ROA (return on assets) et le ROE (return on equity), les profits doivent eux aussi croître. Les dettes domestiques, privées et publiques atteignent l'équivalent de 175 Md$. Leur charge d'intérêts est de l'ordre de 15 Md$, soit 25 % du PIB nominal.

Il s'ensuit une accumulation continue de pertes. Ces pertes devraient pouvoir être mesurées par une valorisation économique des catégories d'actifs qui constituent la contrepartie de la masse monétaire : dette publique et créances privées, mais aussi avoirs extérieurs nets.

Dans quels termes cette valorisation doit-elle être mesurée : en termes absolus ou par rapport au PIB ? dans quelle structure de prix, les prix domestiques ou les prix internationaux ? La réponse à ces deux questions n'est pas évidente. En effet, le PIB est directement affecté par l'ampleur des déficits financés car ils dopent la consommation ; il en va de même pour le taux de change effectif réel qui tripla sa valeur de référence entre 1970 et 1980.

Si l'on observe les investissements de l'État et des entreprises ou l'augmentation de leurs inventaires, ils apparaissent bien modestes au regard de l'accroissement de leur endettement. Une très grande partie des financements domestiques est allée vers la demande de consommation, que ce soit sous forme de salaires ou de prébendes ou de délais de paiement accumulés ou de dépenses personnelles des propriétaires des entreprises familiales en utilisant leur trésorerie. On comprend ainsi pourquoi les banquiers libanais tiennent tant aux garanties personnelles et foncières et pourquoi « tout le monde » tient tant à l'élévation des prix fonciers.

Pour peu que les déposants restent convaincus que leurs dépôts sont en dollars, vu la convertibilité absolue et la fixation du taux de change, on est en droit de mesurer leur valorisation indirectement par le taux de leur couverture par les avoirs extérieurs nets du système financier, en laissant de côté l'or de la BdL, bloqué par la loi et dont la situation est incertaine. Cette approche ne doit pas suggérer que les contreparties domestiques ne valent rien. Elle garde néanmoins sa validité si l'on observe sa tendance d'évolution. Or cette tendance est claire, que l'on intègre les dépôts des non-résidents aux dépôts des résidents (le taux de couverture baissant en huit ans de 42 % à 20 %) ou qu'on les considère comme des passifs extérieurs (la couverture est alors nulle). Cet écart de niveau permet de comprendre l'intérêt à attirer des dépôts de non-résidents et à vendre les eurobonds à des détenteurs étrangers de capitaux, quel qu'en soit le risque. Il reste que la dégradation, hors accidents conjoncturels, est continue.

Restent deux écueils : les règles prudentielles internationales et les rapports périodiques des agences de notation. Les règles prudentielles internationales s'imposent aux commissaires aux comptes et pèsent vis-à-vis de la Commission de contrôle et des banques correspondantes. Elles commandent les niveaux de capitalisation des banques, mais pas de la BdL bien entendu. Aussi cette dernière s'évertue-t-elle à rendre prétendument liquides les placements bancaires (d'où les formules d'eurobonds et de certificats de dépôts – CD), comme elle le fait pour camoufler le déficit public en s'intermédiant entre les banques et l'État pour surpayer les banques et se faire sous-payer par le poste du service de la dette, profitant du secret absolu qui entoure ses comptes, ce qui gonfle continûment son bilan.

Cette approche en termes de solvabilité est évitée. Les agences de notation s'attachent à une approche en termes de liquidité. Cela est compréhensible puisqu'elles travaillent pour le compte des capitaux internationaux qui sont intéressés à conforter leurs espérances de sortir de ce casino où tout le monde gagne avant que les fiches gagnées ne puissent plus être échangées à la caisse. Personne ne s'étonne de lire dans leurs rapports que le paramètre principal d'évaluation des risques n'est autre que la quantité de dépôts supplémentaires que le système financier sera capable d'attirer sur l'année, le jeu de Ponzi en toute franchise ! Le problème avec elles devient d'autant plus grave que la part des capitaux internationaux s'accroît dans le passif. Aussi sont-elles l'objet d'attentions et de pressions croissantes. Il en va de même des rapports du FMI (Fonds monétaire international) au titre de l'article IV que le gouvernement cherche assidûment à édulcorer, réussissant à plusieurs reprises, par des démarches politiques pressantes, à en empêcher la publication. Les fonctionnaires du FMI, voyant la bulle libanaise prendre une ampleur démesurée par rapport au quota du Liban et au plafond des facilités que le FMI pourrait lui accorder, ne sont pas non plus très enthousiastes à y intervenir ; d'autant plus que leurs certitudes quant à l'ajustement structurel sont probablement ébranlées.

La tendance structurelle à l'accumulation des pertes, pour peu qu'elle soit lente et prolongée, produit un effet majeur sur les comportements qui n'est pas moins grave que ses effets économiques. Elle élargit le cercle des acteurs imbriqués dans le système et qui en deviennent des otages obligés. Elle ancre dans les esprits le sentiment que le système financier est éternel du simple fait qu'il a prouvé sa persistance dans la durée, alimentant les attitudes de déni vis-à-vis des signaux, même les plus visibles, des crises. Elle inhibe les réactions de protection et de résistance. Tout cela participe à retarder les corrections, mais les rend plus brutales.

Les accidents et les occasions

Lors du tournant de 1997, les banques se divisèrent en deux camps : certaines, considérant qu'un État dont les finances étaient déficitaires avec une balance courante systématiquement négative ne pouvait pas supporter de dette en devises, et que leur concours à ces emprunts mettrait en risque leurs déposants en devises, jouèrent l'argument de la qualité du risque ; d'autres, attirées par les profits que leur assuraient les rémunérations généreuses de la BdL, allèrent à fond et jouèrent l'argument de la rentabilité, surpayant les dépôts pour gagner des parts de marché. Le premier camp comprenait les banques étrangères ou à participation étrangère, le second les banques locales.

Entre 1998 et 2000, en écho aux développements régionaux et à la fin de règne de Hafez el Assad, un changement politique se produisit : Émile Lahoud fut élu président et Salim Hoss fut chargé de former le gouvernement. L'un et l'autre étaient connus pour leur opposition à Hariri et aux partis issus des milices communautaires. Le gouvernement s'attela d'emblée à la question financière. Malgré notre insistance, la sortie de la dollarisation ne fut pas acceptée mais une révision en profondeur de la fiscalité hyperexpansive et inégalitaire, adoptée depuis 1992, fut mise en œuvre. Il s'ensuivit une réduction significative du déficit et des taux d'intérêt, mais aussi un ralentissement de la croissance8.

Profitant des dissensions au sein du régime syrien, Hariri revint en force à la suite des élections de 2000, se proposant comme le restaurateur de la prospérité. Mais la visite, en janvier 2001, du président de la Banque mondiale, James Wolfensohn, qui était supposé venir louer le retour de Hariri, constitua un choc. Il déclara que les Libanais se trouvaient tous dans un bateau percé. Dans les faits, une période très difficile s'ouvrait, la BdL se mit à perdre ses devises à un rythme accéléré et la fixité du taux de change semblait gravement compromise.

Le sauvetage arriva in extremis. Le sauveur n'était autre que le président américain George Bush quand il annonça, à la suite des attentats de New York, son intention d'envahir l'Irak. La France, la Syrie et l'Arabie Saoudite s'inquiétèrent et estimèrent qu'il ne fallait absolument pas qu'une crise financière éclatât alors au Liban. Les préparatifs pour une conférence de sauvetage démarrèrent. Ce climat permit de faire passer un ensemble de mesures financières, dont l'imposition d'une réserve obligatoire de 15 % sur les dépôts en devises. Le rapprochement franco-syrien se traduisit lors de la visite du président Chirac qui déclara, en octobre 2002, que « l'évolution vers la paix (régionale) permettra de mener à terme le retrait complet des forces syriennes (du Liban) ». La conférence de Paris 2 fut tenue en novembre 2002, assurant la survie du système économique. Les milliards qui furent injectés virent leur effet amplifié par la baisse fortuite des taux internationaux, ce qui permit de baisser le coût de l'endettement tout un maintenant une marge suffisante pour attirer les capitaux et de faire profiter les banques, du fait du décalage des échéances entre leurs placements longs et leurs dépôts courts, de gains en capital considérables dont ils firent semblant de faire don d'une partie à l'État. Mais plus important que tout cela, l'événement renforça chez les Libanais, portés par leur angoisse à la pensée magique, le sentiment que les « grands de ce monde » ne les laisseraient jamais tomber.

L'imposition des réserves obligatoires en devises exposa les banques à un risque systémique accru en devises sur l'État. Les banques étrangères, voulant éviter de supporter les pertes éventuelles dans leurs branches ou leurs filiales, décidèrent, l'une après l'autre, de se retirer ou sinon de baisser leur participation à moins de 20 % pour ne pas devoir consolider les bilans de leur antenne libanaise. Certaines de ces banques étaient là depuis un siècle. Toute résistance au sein du secteur avait disparu.

L'invasion de l'Irak et les tragédies qui s'ensuivirent alimentèrent la flambée des cours du brut à partir de 2004. Cette flambée augmenta considérablement les transferts de capitaux par les émigrés libanais dans les pays du golfe et par les ressortissants de ces derniers. Ces afflux dopèrent la consommation et le PIB dont la croissance réelle approcha 10 % par an, ils firent monter les prix, en particulier ceux des actifs domestiques, les prix fonciers bondirent de 200 % à 300 %, ils accrurent ainsi les rentrées fiscales, ce qui réduisit le ratio « dette/PIB ». Bien sûr, les gouvernements de l'époque ne manquèrent pas de s'adjuger les mérites de cet accident fortuit.

Pour entretenir l'afflux, la BdL maintint une marge élevée entre les taux sur le dollar au Liban et les taux internationaux. Il fallait pour cela augmenter les profits des banques, l'État se mit à s'endetter au-delà de ses besoins pour les subventionner, replaçant ce surplus de dette en livres et en dollars à la BdL et, à travers elle, pour les devises, à l'étranger, à des taux nuls ou quasi nuls. Cela démontra clairement, à qui voulait bien voir, que la dette publique n'est qu'une variable endogène du système et non la cause principale de ses dégâts. En 2009 et 2010, je proposai au gouvernement de tirer profit de cet accident pour relancer les investissements publics et diminuer de ce fait les coûts de production, mais sans succès, l'équipe au pouvoir étant complètement illusionnée par son système et trop fière du « succès » qu'elle s'attribuait dans la réalisation d'« excédents primaires ».

Cette période de vaches grasses se poursuivit jusqu'en 2012 et même après, soutenue par la baisse sans précédent des taux internationaux après la crise de 2008. Ses effets furent tels qu'ils recouvrirent le choc de 2005 avec la série des assassinats, dont celui de Hariri, la sortie de l'armée syrienne et l'agression israélienne de 2006 avec ses destructions, les engagements de la conférence de Paris III qui lui fit suite, ainsi que les débuts de la guerre civile syrienne.

Les adaptations et les instruments

Que ce soit pour accompagner la tendance longue, l'entretenir et manipuler les opinions et les comportements à son égard ou que ce soit pour traiter les accidents et les occasions en vue d'en profiter ou d'en limiter les effets, la BdL se retrouvait seule aux commandes. Les gouvernements étaient divisés et impotents et se déchargeaient sur elle de leurs responsabilités et les banques la suivaient sans mot dire. Elle procéda à une série d'adaptations et d'accommodements qui achevèrent de transformer le système financier.

Pour se faire une idée de l'imbrication totale des banques commerciales avec la BdL, il suffit de mentionner qu'à l'été 2015, 60 % des actifs des banques étaient constitués de dépôts auprès de la BdL (40 %) et de titres de la dette publique (20 %). En juin 2019, les parts atteignaient respectivement 58 % et 13 %. Les dépôts des banques représentaient 85 % du passif de la BdL, et les avances aux banques 44 % de ses actifs, ce qui la poussa à opérer un netting cosmétique et maladroit. La BdL est devenue, dans les faits, une holding qui contrôle complètement l'ensemble du secteur financier.

Les arrangements que la BdL a mis en œuvre étant très nombreux, il est nécessaire, pour s'en faire une idée claire, de les classer en quatre catégories, suivant les objectifs qu'ils visaient :

  • les bilans et les comptes des banques : couverture des pertes encourues notamment dans leurs opérations à l'étranger, allongement des durées de liquidation des biens acquis en dations de paiement, couvertures des pertes des banques défaillantes auprès de leurs acquéreurs, et plus généralement subventions leur permettant de surpayer leurs dépôts, cela en leur prêtant des livres et en les réempruntant avec des différentiels considérables ;

  • la dette publique : prêts à l'État à des taux inférieurs à ceux auxquels la BdL emprunte aux banques, annulation de dettes publiques contre réévaluation comptable de l'or, distinction entre dette de marché et dette hors-marché, notamment l'épargne des salariés pour leurs indemnités de fin de service ;

  • l'économie : les dollars devenant trop abondants, subventions de la BdL aux crédits au logement, aux start-up, aux incubateurs, à l'hôtellerie, etc. pour atténuer les effets de la montée excessive des prix relatifs ;

  • les perceptions : fixation de l'attention et des craintes sur le cours livre, gestion de la courbe des taux pour favoriser l'allongement de la durée des dépôts, requalification de certains agrégats pour maquiller la liquidité du système, arrêt de séries statistiques sensibles, non communication des comptes audités, interventions sur les marchés extérieurs pour soutenir le cours des eurobonds, multiplication des cérémonies et financement de plumes amies dans la presse.

Les graphiques 2, 3, 4 et 5 (infra) incorporent la correction des manipulations comptables les plus flagrantes.

Graphique 2
Évolution de la structure du bilan des banques

Source : statistiques officielles de la Banque centrale.

Graphique 3
Évolution de la structure du bilan de la BdL

Source : statistiques officielles de la Banque centrale.

Graphique 4
Évolution des principaux agrégats de passif du système financier

Source : statistiques officielles de la Banque centrale.

Graphique 5
Évolution des principaux agrégats d'actif du système financier

Source : statistiques officielles de la Banque centrale.

Graphique 6
Évolution de la solvabilité du système financier
entre tendances longues et accidents

Source : statistiques officielles de la Banque centrale.

Le mécanisme sous tension, depuis 2015

La baisse du prix du baril de pétrole, la fermeture des frontières et l'explosion des dépenses militaires dans les pays pétroliers ont réduit l'afflux des capitaux vers le Liban et alourdi le déficit de la balance des paiements, mettant fin à l'embellie financière, factice, qui avait commencé en 2007. L'arrivée de plus de 1 million de Syriens, des consommateurs et des producteurs et l'arrivée de plus de 1Md$ par an d'aide extérieure auraient dû mécaniquement accroître le PIB. Il n'en fut rien, ils suffirent juste à atténuer et à retarder la crise économique lancinante. La stagnation du PIB malgré l'accroissement brutal du nombre des résidents et des actifs signifiait une baisse de l'ordre de 15 % du revenu moyen et de 12 % de la productivité moyenne par actif. La BdL procéda à une expansion massive des crédits subventionnés, ce qui retarda les effets de la dépression, mais accrut considérablement les risques sur le système financier.

À partir de 2015, l'évolution des réalités s'est accélérée sur le front financier. Le ralentissement des entrées de capitaux suscita les « ingénieries financières » de la BdL qui subventionna largement les banques en LL pour les pousser à amener de nouveaux dépôts en dollars. Elles eurent un effet temporaire en terme de balance des paiements, mais suscitèrent une augmentation considérable des liquidités en livres dans les banques qui s'empressèrent, pour les rentabiliser, d'augmenter leurs créances aux entreprises et surtout aux particuliers (dont notamment les prêts acquéreurs de logements) : les crédits passèrent ainsi de 72,4 mille milliards de livres à 80,8 entre la fin de 2015 et la fin de 2017, soit une augmentation de l'équivalent de 5,6 Md$. Ces crédits bénéficiaient encore de subventions importantes de la part de la BdL. Dès la fin de 2017, la BdL, constatant, d'une part, l'épuisement de l'effet de ses ingénieries et découvrant, d'autre part, que les crédits en livres alimentaient la consommation domestique et se traduisaient en importations bien plus qu'en production entraînant des sorties de devises, commença à édicter des règles pour mettre fin aux crédits subventionnés, puis pour encadrer le crédit.

Le même souci conduisait à arrêter, ou du mois à restreindre, la création monétaire découlant du financement par la BdL du déficit public. Le ministère des Finances ne versait plus depuis deux ans les contributions de l'État à la Sécurité sociale. Les négociations aboutirent à restreindre le financement par la BdL de l'État aux salaires et au service de la dette avec, occasionnellement, les achats de carburant pour la production, intermittente, de l'électricité.

La détérioration de la situation financière ne resta pas confinée à la scène locale. La presse économique anglo-saxonne et les agences de notation publièrent une série d'articles et de déclarations avertissant d'une crise financière imminente. Le ministre des Finances crut malin, en janvier 2019, de déclarer que ses équipes travaillaient sur une restructuration de la dette publique. Il s'ensuivit une baisse brutale du cours des titres de dette libanais. La BdL dut intervenir pour contenir la situation et le ministre revint sur sa déclaration et se confondit en explications.

En attendant, les taux débiteurs sur la livre avaient grimpé à 20 %, sur le dollar à 15 % et le rendement des eurobonds atteint 20 %. La BdL alla directement sur le marché des capitaux, vendant ses eurobonds ou ses CD à des investisseurs étrangers, contre des garanties inconnues.

Devant l'impéritie du gouvernement, la BdL se retrouva seule à bord. Elle dut faire face, avec un stock de dollars US sous saignée permanente, sur trois fronts de risques « financiers » à la fois : maintenir la fixité du taux de change, assurer la liquidité aux banques et éviter un défaut de l'État sur sa dette en devises.

Elle imposa, à travers une série de mesures, en apparence prises spontanément par les banques, et dans le désordre, un contrôle sélectif des conversions, des mouvements de capitaux et des retraits en cash, y compris dans les DAB. Le cours du dollar commença à monter, atteignant 1 650 livres chez les changeurs qui furent évidemment accusés de spéculation. Les denrées essentielles dont les prix de vente sont fixés administrativement en livres, pain, essence, médicaments, durent faire l'objet d'arrangements particuliers pour assurer le financement de leur importation au cours de 1507,5. Un double marché des changes et un contrôle des importations venaient d'être établis.

Les litanies du gouvernement sur les réformes, l'austérité et la lutte contre la corruption cédèrent la place à celle de la « pénurie de dollars ».

Le mythe fondateur était enfin remis en question : les dollars libanais, si abondants, s'étaient révélés différents des dollars US, devenus rares et donc chers.

L'illusion monétaire

Par-delà toutes les manipulations financières, c'est l'illusion monétaire qui a constitué le socle de tout l'édifice financier libanais. La dollarisation spontanée des années 1980 pouvait conduire soit à une dédollarisation, soit à une dollarisation institutionnalisée, à travers une « caisse d'émission » (currency board) ou des règles similaires qui auraient imposé une stricte discipline fiscale et monétaire. Il n'en fut rien : l'ancrage de la livre sur le dollar s'accompagna de déficits extérieurs permanents, d'une expansion fiscale effrénée, d'une création monétaire considérable en livres, mais aussi en dollars à travers les crédits domestiques. Il s'ensuivit la création d'une pseudo-monnaie, le dollar libanais à laquelle la livre, simple produit financier dérivé, fut formellement ancrée, alors que l'artifice fondateur consistait à construire l'illusion que ce dollar libanais était, en soi, équivalent au dollar US. Le paradoxe est que le Liban avait connu, jusqu'aux années 1970, un régime d'ancrage de sa devise sur l'or.

Le problème avec cette pseudo-devise est qu'elle n'a pas de cours institutionnalisé. Comme toute illusion, elle tient jusqu'à ce qu'elle craque. Et quand cela arrive, l'ajustement ne se fait pas par le cours, mais par les prix réels et les quantités. C'est cela même qui se produit actuellement.

Finance : société et crises

Le principal atout du système financier libanais a été sa capacité à maintenir un accès efficace avec, voire un contrôle sur, les sommes d'argent croissantes que les Libanais (principalement des expatriés) ont réussi à amasser.

De ce point de vue, la question cruciale pour les acteurs financiers devient : jusqu'à quel point vaut-il la peine de rester dans le jeu sachant que plus on y reste, plus on obtient de bénéfices, mais que si on reste ne serait-ce qu'une seconde de trop après l'effondrement, on perd l'intégralité de la mise ? À titre de comparaison, le fait de rester à l'écart est extrêmement coûteux du fait des bénéfices manqués.

L'accès à l'information, les coalitions, les pactes, les trahisons et les manipulations réciproques deviennent les règles du jeu.

C'est pour toutes ces raisons que les acteurs financiers sont devenus beaucoup plus préoccupés par la gestion du temps que par la gestion du risque lié aux actifs et aux passifs, ce dernier étant considéré comme inévitable et représentant pour tous, joueurs comme abstentionnistes, l'horizon final.

Finance : politique et crises

Placés devant le dilemme de devoir choisir entre faire face à un danger croissant et précipiter son apparition par des mesures expressément mises en œuvre pour y remédier ou faire semblant d'ignorer le danger et essayer de retarder son apparition avec la crainte de ne pas réaliser suffisamment de bénéfices ou de ne pas avoir assez de temps pour cela, les acteurs pencheront probablement d'autant plus vers la seconde solution que la probabilité de voir une coalition se former en faveur de la première est faible. À cet égard, l'attitude dominante de la communauté bancaire devient plus compréhensible et la nécessité d'un prompt changement d'attitude politique en vue de promouvoir cette coalition devient plus évidente..

La France a organisé, à la veille des élections législatives de 2018, une conférence intitulée CEDRE cherchant à soutenir l'économie libanaise. Il n'est pas surprenant que les pouvoirs extérieurs aient, l'un après l'autre (France, États-Unis, Arabie Saoudite et Syrie), exprimé leur dépit vis-à-vis de ce qu'ils ont considéré comme l'incurie des politiciens libanais tout en s'étonnant de ce qu'ils ont appelé la résilience du système, sans nécessairement voir que cette incurie et cette résilience n'étaient que les deux faces d'une même monnaie.

Le système libanais se définit par la conjonction de quatre caractéristiques : il est communautaire, destructeur-redistributif, régulé politiquement et régulé financièrement. Chacun de ces termes doit être précisé :

  • le système est communautaire au sens où les Libanais se perçoivent et s'attendent à être perçus et traités comme membres de communautés définies d'une manière essentielle. Ce donné social-subjectif est traduit institutionnellement dans la sphère politique ;

  • le système est destructeur-redistributif au sens où la destruction de stocks est génératrice de revenus et de « richesses » dont l'affectation se trouve ainsi bien plus aisément assignable que s'ils provenaient de la production. La destruction touche, de manière parallèle, la démographie des Libanais par l'organisation d'une émigration de masse, l'environnement naturel par la marchandisation de ses divers éléments et le capital, par l'accumulation de non-valeurs face à des passifs qui s'accumulent systématiquement ;

  • le système est régulé sécuritairement par la gestion du seuil de violence nécessaire à la cohésion communautaire et l'arbitrage de la redistribution des bénéfices entre les chefferies, par l'absorption des pressions extérieures (distanciation) ;

  • le système est régulé financièrement par l'allocation des bénéfices et des pertes financiers, immédiats et intertemporels, par le réaménagement fin des risques et de leur perception.

Les deux premières caractéristiques sont fonctionnellement liées dans le sens où la cohésion interne des communautés et l'encerclement de leur contestation nécessitent la fluidité du mécanisme de redistribution sélectif.

Les deux dernières caractéristiques constituent ensemble l'instance de régulation sans laquelle il n'y aurait pas de « système ». La régulation sécuritaire est nécessaire pour que le fait communautaire fonctionne et perdure sans qu'il ne sombre dans la violence et/ou ne fasse éclater la forme apparente d'État. La régulation financière constitue la pompe qui alimente l'économie en flux financiers continus sans lesquels la gabegie redistributive et les déficits extérieurs qu'elle induit ne pourraient se poursuivre.

Mais ces deux instances de régulation sont elles aussi fonctionnellement liées. La gestion financière a besoin de la fiction d'État pour crédibiliser ses montages monétaires et financiers, tout en imposant à la régulation sécuritaire les limites de son action : la première gère la pompe et son débit, alors que la deuxième distribue le flux dans les canaux pour irriguer, politiquement, l'économie et la société et éviter les hémorragies ou les nécroses par assèchement de tel ou tel vaisseau. L'immigration des travailleurs pauvres réduit les effets du mal hollandais sur les prix relatifs tout en les maintenant suffisamment actifs pour entretenir le flux d'émigration des Libanais sans lequel l'attraction des capitaux ne pourrait se poursuivre.

À partir de là, le choix alternatif au déni passe par le constat et les choix suivants :

  • le Liban fait face à une crise de la balance des paiements et les pertes accumulées dans les différents rouages de l'économie sont colossales ;

  • vouloir cacher ces pertes en reportant les échéances dans l'attente d'un miracle improbable ne fera que les aggraver et épuisera ce qui reste au pays d'avoirs extérieurs dont le besoin sera vital en cas de crise ou pour accompagner les dispositions qui permettraient de l'éviter ;

  • la tâche qui s'impose est de procéder à une allocation des pertes et des risques qui soit à la fois socialement juste, et par suite politiquement justifiable, et économiquement orientée vers la restructuration de l'économie pour qu'elle ne soit plus structurellement dépendante des flux externes de capitaux ;

  • cette tâche, politiquement périlleuse, ne peut en aucune manière être assumée par un pouvoir constitué d'une association instable de chefs communautaires, otages de leur réseau clientéliste et liés à des forces extérieures en conflit.


Notes

1

Voir les sites :

2 Les traductions sont celles de la rédaction.
3 Nahas C. (2003), « Les chances d'éviter la crise et les conditions de son dépassement », en arabe (), Dar an Nahar, Beyrouth, 2003.
4 Et moins de 2 % des actifs.
5 La distinction spécieuse, et le plus souvent arbitraire, qu'affectionne la comptabilité nationale officielle, entre flux de capitaux et transferts sans contrepartie des émigrés, ne sert qu'à réduire artificiellement le déficit de la balance courante, puisque leurs effets sont absolument identiques, hormis les maigres transferts qui sont dépensés sans entrer dans la mécanique bancaire.
6 Ce pourcentage s'est maintenu jusqu'à ce jour.
7 Un impôt de 5 %, puis de 7 % a fini par être appliqué aux intérêts ; c'est un impôt proportionnel et fortement régressif, sous prétexte du secret bancaire !
8 Nahas (2003), op. cit.