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 Peut-on parler de création de valeur sociétariale ?


Éric LAMARQUE * Sorbonne Recherche en Management, IAE Paris Sorbonne.Contacts : caby.iae@univ-paris1.fr et lamarque.iae@univ-paris1.fr.* Sorbonne Recherche en Management, IAE Paris Sorbonne.Contacts : caby.iae@univ-paris1.fr et lamarque.iae@univ-paris1.fr.

La finance mutualiste s'appuie sur une spécificité statutaire en décalage avec la structure actionnariale traditionnelle. Pour autant, cette différenciation n'a pas su jusqu'ici s'appuyer sur des indicateurs eux-mêmes spécifiques de mesure de la création de valeur. La caractérisation des attentes des clients des banques coopératives montre leur caractère multiforme où différents types de performances sont attendus : financière, commerciale, territorial et communautaire. L'examen des rapports annuels d'organes centraux de banques mutualistes et de leurs caisses régionales confirme cette diversité, aucune ne parvenant pas à proposer des indicateurs de mesure de la création de valeur sociétariale généralisables et réplicables. Le secteur financier coopératif ne pourra pas durablement s'affranchir de cet impératif au risque de devenir des établissements financiers comme les autres.

Les débats sur la performance de la finance mutualiste conduisent souvent à la comparer avec la finance classique pour voir si les mutualistes s'en différencient, si leur performance est « meilleure » et si elle est davantage responsable et soutenable.

Du côté du modèle actionnarial, le concept de création de valeur a nourri un courant de recherche dense, mais a également donné lieu à des débats politiques enflammés et à de nombreuses controverses. Comme le rappellent Caby et al. (2013), dès le départ, le concept de valeur a été intégré dans l'objectif assigné à la firme au sein de la théorie financière. Elle conduit les acteurs des sociétés par actions, et en particulier les actionnaires, à rechercher la maximisation de la valeur de celles-ci. Certaines écoles de pensées ont même soutenu que l'objet social de l'entreprise était uniquement celui de la maximisation de la valeur de ses actions. Au cœur de ce modèle, le principal levier sur lequel repose la recherche de la création de valeur est celui de la gouvernance d'entreprise. En effet, les principales décisions de l'entreprise sont prises au niveau des actionnaires (assemblée générale) et de leurs représentants (administrateurs) au sein du conseil d'administration ou de surveillance.

La remise en cause de l'idée que les actionnaires, en tant que créanciers résiduels, doivent capter l'essentiel de la valeur créée, s'est manifestée dès les années 1980 avec l'émergence du concept de parties prenantes, stakeholders (Freeman, 1984), et conséquemment celui de création de valeur partenariale. Cette démarche considère que d'autres acteurs (salariés, clients, fournisseurs, banques, etc.) contribuent à la création de valeur et ont de ce fait également des droits sur la valeur créée par l'entreprise. Si l'idée sous-jacente peut sembler fondée, elle a en revanche constamment buté sur l'opérationnalisation d'une mesure généralisable et opposable à l'ensemble des parties prenantes.

Le modèle des coopératives et des mutuelles a souvent été assimilé à un modèle partenarial dans la mesure où les clients, les sociétaires (coopérative) ou les membres (mutuelle) possèdent les droits de décision au sein des instances de gouvernance à la place des actionnaires. La structure appartient à ses membres, sans qu'ils en soient juridiquement propriétaires, et le système de représentation ne dépend pas du nombre de titres détenus, mais du principe démocratique « un(e) homme/femme, une voix ». Par ailleurs, les résultats générés sont intégralement affectés au capital de la coopérative et ceux qui ont apporté le capital lors de l'achat de parts sociales ne peuvent le capter, même en cas de liquidation de la structure. À l'évidence, le système de gouvernance est ici bien distinct de celui du modèle actionnarial, mais nous ne le considérons pas pour autant totalement partenarial dans la mesure où les droits de décision résident a priori dans les mains des clients ou des membres qui bénéficieront des services financiers de leur structure. Aucune recherche n'a, à ce jour, abordé la question d'une création de valeur spécifique à ce modèle, différente de la création de valeur partenariale abordée par de nombreux auteurs. Les membres les plus actifs de ces structures, généralement animés d'un esprit militant, ne tarissent pas d'exemples ou d'anecdotes tendant à démontrer que la valeur créée pour les membres est bien réelle et de nature bien différente de celle attendue par des actionnaires.

L'objectif de cet article est de déterminer les principales dimensions du concept de création de valeur sociétariale (terme que nous retiendrons à la fois pour les coopératives et les mutuelles) que nous proposons dans le cadre de ce dossier consacré à la finance mutualiste. Ces dimensions sont analysées au regard de celles que nous connaissons dans tous les modèles de création de valeur. Quelles sont les attentes des membres envers la coopérative ? La gouvernance fonctionne-t-elle et prend-elle des décisions dans l'intérêt des membres ? Les éléments de discussion et de proposition autour de ces deux questions ouvrent de nombreux débats en matière de contrôle des dirigeants exécutifs, de contribution des membres aux décisions stratégiques notamment en matière de risque et de responsabilité sociale ou sur les modalités de mesure de cette création de valeur sociétariale nécessairement multidimensionnelle1. Ces différentes dimensions sont évaluées et illustrées principalement dans le contexte des banques coopératives.

Des clients sociétaires aux intérêts multiples

L'observation du comportement des clients membres de coopératives ou de mutuelles montre un certain nombre d'attentes selon leur engagement et leur niveau de conscience de l'adhésion à une structure mutualiste. À ce titre, les institutions coopératives ont toujours cherché à connaître le degré d'implication de leurs membres et leur attachement aux valeurs associées. Trois types de membres sont généralement identifiés : non actifs, contributifs et militants.

Les membres non actifs (70 % à 80 % des membres)

Par membre non actif, on entend ici un client qui est devenu sociétaire lors de l'acquisition d'un produit financier, un emprunt le plus souvent. Il ne s'inscrit pas dans une démarche volontaire pour devenir membre. Il agit comme un client classique à la recherche du meilleur rapport qualité-prix et de la meilleure expérience possible. À ce titre, une banque coopérative doit être aussi performante sur le plan commercial et sur le plan de la qualité que n'importe quelle banque. Il en va de même d'une mutuelle d'assurance face aux grandes compagnies. Dans le milieu des coopératives financières, de nombreux clients ne sont pas sociétaires2. Au cours de la période récente, ces établissements ont tenté d'augmenter la part des membres tant pour renforcer leurs fonds propres que pour conquérir de la clientèle en utilisant davantage le levier des valeurs coopératives. La communication a été réorientée au travers de thématiques telles que « les clients sont propriétaires de la banque » ou « les fonds que vous déposez sont réinvestis ici » dans le cadre d'une affirmation de l'ancrage territorial. Les travaux ayant mesuré l'efficacité de ces actions n'ont pas permis de démontrer jusqu'ici un effet d'attractivité supérieur par rapport aux arguments commerciaux traditionnels (Lecuyer, 2016 ; Lecuyer et al., 2017).

Ces membres ont avant tout un comportement et des attentes de clients classiques, ce qui oblige les établissements à délivrer une bonne performance commerciale. Même s'ils ne participent pas à la gouvernance, car ils ne viennent pas dans les assemblées générales des structures locales coopératives, leur présence est indirectement déterminante car ils obligent les banques coopératives à s'inscrire pleinement dans le jeu concurrentiel. En effet, à de nombreuses reprises, des institutions coopératives ou mutualistes ont considéré par le passé ne pas devoir faire des efforts excessifs dans ce sens-là, au regard de l'attachement supposé « naturel » des clients membres à leur établissement. Elles se sont retrouvées en grande difficulté et ont dû réagir rapidement pour ne pas disparaître. Plusieurs expériences ont montré que cette clientèle n'est pas captive et qu'elle les quitte sans difficulté3.

Aussi la création de valeur sociétariale possède-t-elle intrinsèquement une dimension performance commerciale. Le débat qui reste largement ouvert est celui de la dimension différenciante du caractère coopératif au sein de cette performance commerciale. Sans pouvoir identifier une proportion précise de clients sensibles à ce caractère, il est évident qu'une assez forte proportion ne l'est pas, dans la mesure où cela ne se traduit pas par des avantages commerciaux ou de tarification à leur égard. Dans la période récente, ces membres non actifs montrent toutefois un intérêt croissant pour l'engagement territorial.

Les membres contributifs (10 % à 15 %)

Ce sont non seulement des clients, mais aussi ils possèdent un nombre significatif de parts sociales, autrement dit ils contribuent fortement au capital social de la coopérative. À ce titre, ils ont un degré d'attention supérieur au fonctionnement de l'établissement. Ils ne participent pas forcément aux instances de gouvernance, mais certains participent aux assemblées générales et ils interagissent beaucoup avec les structures commerciales de la banque. Ce sont souvent des clients ayant un niveau d'engagement financier élevé auprès de celle-ci (épargne ou niveau de financement). Ils sont sensibles à la solidité financière de l'établissement et à sa capacité à rémunérer les parts sociales4, à son efficacité commerciale également ainsi qu'à la qualité relationnelle. Ils sont aussi particulièrement attachés à l'engagement territorial de l'établissement et regardent son implication dans les projets locaux ou le soutien à l'économie locale. Pour ces membres, la création de valeur sociétariale est fortement liée à la performance globale de la structure tant sur le plan commercial que sur le plan des résultats financiers ainsi qu'à l'engagement dans la communauté.

Les membres militants (5 % à 10 %)

Ce sont des inconditionnels de ce modèle de gouvernance. Ils sont sensibles au principe démocratique « un(e) homme/femme, une voix » permettant à chaque membre d'avoir le même pouvoir quel que soit son investissement financier dans la structure. Ces militants participent activement aux activités des structures locales, relaient l'engagement sociétal et local des structures coopératives. Ils multiplient les actions auprès de la communauté à laquelle est associée la représentation locale de la structure coopérative. Ils sont présents dans les assemblées générales (AG), visent à accéder à des fonctions d'administrateur, au niveau local d'abord, mais aussi au plus haut niveau de ces institutions. Beaucoup font de la participation à ces instances un élément de visibilité sociale et l'on retrouve parmi les plus militants des personnes ayant déjà une forte visibilité locale en raison de leur activité professionnelle (chef d'entreprises, agriculteur, etc.) ou de leur implantation locale (élu local, représentant syndical ou associatif, etc.). Ils mettent une pression assez forte sur les établissements coopératifs pour soutenir toujours davantage la communauté via leurs fondations ou via des politiques de financement de secteurs économiques fortement représentés dans le territoire. Ils se considèrent et sont considérés par les managers comme des ambassadeurs et des relais de la banque auprès des populations locales.

Pour ce type de membre, la création de valeur sociétariale possède une dimension supplémentaire associée à leur satisfaction de voir utiliser les ressources de la banque pour soutenir le territoire et la communauté, quitte à ce que cela réduise la performance financière de la structure. Plutôt que de voir des sociétaires bénéficier de certains avantages, ils préfèrent voir la communauté bénéficier de la bonne santé de l'établissement.

Ces deux dernières catégories de membres constituent le vivier au sein duquel les administrateurs au niveau local ou régional sont identifiés, puis présentés au vote des AG compétentes. Ils sont d'ailleurs détectés par les managers des structures territoriales au regard de leur implication dans la communauté et de l'intensité de la relation commerciale avec la banque. Beal et Sabadie (2018) ont étudié le comportement des clients impliqués dans la gouvernance et ont montré leur plus forte contribution à la vie de l'institution et à la promotion de la banque dans leur entourage, ce qui est un facteur de conquête de nouveaux clients et de fidélisation des plus anciens. Cependant, le nombre de ces administrateurs reste réduit et l'impact sur la performance globale est difficile à identifier. Les banques cherchent en permanence à attirer ce type de membres ou à convertir les moins actifs en militants du modèle.

Dans ce contexte, la gouvernance a pour mission de s'assurer que les décisions prises par la coopérative ou la mutuelle le sont dans l'intérêt de ses membres qui sont par ailleurs ses clients. La compréhension de l'intérêt des clients et le maintien d'une bonne écoute de leurs préoccupations constituent deux facteurs de succès essentiels. Les AG et les conseils doivent s'assurer que les dirigeants exécutifs agissent dans le respect de ces intérêts. Le rôle des instances de gouvernance est, comme dans le modèle actionnarial, d'assurer le contrôle de leurs décisions, mais aussi, de plus en plus, de coconstruire avec eux un certain nombre de décisions. Cette activité classique des instances de gouvernance prend une dimension particulière dans le secteur bancaire en devant intégrer les aspects réglementaires spécifiques à ce secteur et particulièrement structurant depuis une dizaine d'années.

La capacité de contrôle des dirigeants
par les instances de gouvernance

Face à cette diversité de postures des membres, et donc à une diversité des dimensions de la création de valeur sociétariale, les structures de gouvernance sont-elles à même d'assurer un contrôle effectif des dirigeants pour qu'ils produisent les performances commerciales et financières attendues tout en assurant un soutien visible et significatif aux territoires et aux communautés concernées ?

Pour apprécier concrètement la spécificité de la gouvernance au sens large des banques coopératives françaises, nous avons choisi, dans un premier temps, de comparer en premier lieu la gouvernance au niveau de la tête de réseau de deux groupes mutualistes, BPCE et le Crédit Agricole5, et de deux banques classiques, la Société Générale et BNP Paribas. Dans un second temps, un focus sur deux caisses régionales des deux réseaux mutualistes retenus a été réalisé pour cerner de façon plus précise l'action coopérative de ces établissements et sa mesure.

La gouvernance au niveau des organes centraux

L'analyse des rapports annuels des organes centraux des réseaux mutualistes en comparaison des banques classiques met en exergue les particularités de ces systèmes de gouvernance. Il faut noter que ce sont avant tout des structures actionnariales, mais la structure des conseils reflète la particularité de la propriété de ces structures dans les mains des entités régionales.

Conformément à la loi pour les établissements de crédit, la dissociation des fonctions de président du conseil d'administration (ou du conseil de surveillance) et de directeur général (ou président du directoire) est la règle pour tous les établissements. Le tableau 1 (infra) reprend les principales caractéristiques respectives des conseils d'administration et de l'actionnariat des établissements financiers analysés.

Comme cela est bien naturel, l'actionnariat des organes centraux contrôlés par les entités régionales différent très sensiblement de celui des banques classiques dont l'actionnariat est très diffus et sans actionnaire de contrôle. Même si la structure de tête du Crédit Agricole fait l'objet d'une cotation, les caisses régionales détiennent le contrôle de la structure avec plus de 50 % du capital.

Il en va de même de la composition des conseils de ces structures nationales qui sont largement dominés par des acteurs internes (présidents de conseils et directeurs généraux de structures régionales) avec une proportion d'administrateurs indépendants faible voire très faible pour la BPCE et un nombre total très supérieur aux banques classiques. Plusieurs travaux ont montré qu'il était préférable d'avoir des conseils resserrés pour une meilleure efficacité du contrôle des dirigeants. Cette composition « originale » pose toutefois la question de la capacité des membres des conseils à assurer leur fonction de contrôle des dirigeants, alors que l'organe central détermine les listes d'aptitude pour devenir un dirigeant exécutif local. Ils sont dans le même temps dans une position hiérarchique de dépendance, même s'ils sont théoriquement les représentants des actionnaires (caisses régionales). Par contre, on aboutit à une proportion significative d'administrateurs ayant une expérience bancaire poussée contrairement aux structures bancaires actionnariales où les nombreux administrateurs indépendants ne possèdent que les compétences minimales issues des formations réglementaires que les superviseurs leur ont demandé de suivre.

Tableau 1
Le conseil d'administration et l'actionnariat des banques

Sources : documents de référence 2017.

S'agissant de la vocation coopérative des banques mutualistes et des instruments de mesure de celle-ci, même si elles ont un comité spécialisé pour les questions de responsabilité sociale des entreprises (RSE) au sein du conseil, on peine à la percevoir à l'analyse des rapports annuels des sociétés. Lorsque, exceptionnellement, cette dimension est abordée, elle est noyée dans la perspective plus globale de la RSE que l'on retrouve également dans des termes similaires au sein des rapports des banques classiques. Deux spécificités peuvent néanmoins être mises en avant.

Pour BPCE, des indicateurs coopératifs sont mentionnés comme le nombre de sociétaires, le taux de sociétaires parmi les clients, le TS-I (différence entre le taux de clients très satisfaits et pas du tout satisfaits), la gouvernance des caisses (nombre de membres, taux de participation aux conseils, taux de femmes, pourcentage de femmes présidentes ou vice-présidentes, ou la formation des administrateurs). On note également que le comité coopératif et RSE au sein du conseil d'administration se saisit chaque année de points relatifs au sociétariat. Pour le Crédit Agricole, un indice « maison » FReD de la performance sociétale est mesuré. Celui-ci comprend six engagements pour renforcer la confiance (respect du client), sept engagements pour développer les hommes (respect du salarié) et l'écosystème sociétal et six engagements pour préserver l'environnement (respect de la planète). Il est calculé pour chaque entité participante du groupe et est audité chaque année par le cabinet PricewaterhouseCoopers.

Aussi, au travers de l'analyse comparée des rapports annuels des sociétés de tête des deux réseaux mutualistes, l'engagement coopératif apparaît-il de nature plus statutaire que vocationnel. Tout se passe comme si les structures nationales agissaient comme les garants de la performance économique et rappelaient un engagement RSE assez classique, en tout cas difficile à différencier de celui des autres banques.

Cela se voit aussi à l'examen du profil des dirigeants de ces structures. À l'exception de Philippe Brassac (Crédit Agricole), les dirigeants des établissements bancaires ont des parcours professionnels similaires représentatifs de l'élitisme à la française comprenant des diplômes des grandes écoles les plus prestigieuses (ENA, HEC), un passage dans la haute fonction publique à la sortie de ces écoles, puis un séjour dans les cabinets ministériels avant de rejoindre l'établissement bancaire dont ils prendront ultérieurement la direction. Ce sont par ailleurs tous des hommes.

Ils ont tous une ancienneté importante au sein de l'établissement bancaire qu'ils dirigent aujourd'hui leur ayant permis d'exercer des fonctions variées au sein de l'établissement avant d'accéder à la direction générale. Philippe Brassac se singularise par une carrière professionnelle intégralement réalisée au sein du Crédit Agricole.

On observe des rémunérations plus élevées pour les dirigeants des banques non mutualistes, mais une part variable similaire. Si le niveau plus raisonnable de la rémunération des dirigeants des banques coopératives semble cohérent avec leur positionnement, la place similaire de la part variable semble plus curieuse. Pour autant, dans le cas de CASA, la part variable qu'elle soit de court terme ou de long terme intègre des critères sociétaux à hauteur respectivement de 50 % et d'un tiers.

Autrement dit, l'analyse du profil des dirigeants exécutifs des banques mutualistes, en comparaison des banques classiques, ne permet pas de dégager de spécificité particulière en dehors d'une rémunération moins élevée. C'est le critère de la compétence du dirigeant qui semble ainsi l'emporter et non un enracinement historique dans les valeurs mutualistes. Au niveau des présidents de ces conseils, en revanche, c'est bien cet enracinement qui est le critère principal.

La gouvernance et l'action coopératives des structures régionales

Pour tenter d'affiner le constat précédent, notre analyse s'est portée sur deux caisses régionales : la Banque Populaire Alsace Lorraine Champagne (BPALC) et le Crédit Agricole Atlantique Vendée (CAAV)6. Force est de constater que l'analyse des rapports annuels 2017 diffère notablement du tableau précédent.

En termes de composition des conseils d'administration, la dimension coopérative prend toute sa dimension avec des élus choisis parmi les sociétaires avec une proportion de notables (politiques et/ou économiques) locaux indéniables comme le montre le profil des administrateurs de la BPALC. Pour le CAAV, le conseil d'administration de la caisse régionale comporte 50 % d'agriculteurs (35,3 % dans les caisses locales) conformément à la vocation d'origine de la banque.

Même si la confusion entre RSE en général et engagement coopératif déjà observée dans les rapports des structures de tête subsiste, reste que la dimension coopérative ainsi que l'inscription dans le territoire sont beaucoup plus visibles.

S'agissant de la dimension coopérative, la BPALC comme au niveau national suit des indicateurs coopératifs (cf. supra) et encourage le sociétariat. Cette politique ne s'appuie pas sur une attractivité fondée sur le rendement financier, la rémunération des parts sociales demeurant modeste (1,5 % en 2017 pour la BPALC, 1,75 % pour le CAAV). La part du bénéfice versée aux sociétaires est de 21,5 % pour la BPALC et de 13,8 % pour le CAAV (y compris la rémunération des certificats coopératifs d'investissement et des certificats coopératifs d'associés). Cela permet en outre aux banques de disposer de réserves plus élevées en l'absence de versement de dividendes comme dans les banques classiques (en 2017, la BPALC a un ratio de solvabilité de 20,97 %, soit plus du double des exigences réglementaires de 9,25 % et le CAAV de 18,2 %). Les banques populaires, et la BPALC à son échelle, ont également développé « le dividende coopératif et RSE ». Il consiste à valoriser financièrement les actions sans vocation commerciale mises en place volontairement au sein de la banque en faveur des sociétaires et des administrateurs, des consommateurs et de la société civile au-delà du cadre réglementaire en s'appuyant sur la norme RSE ISO 26 000 (la BPALC est certifiée ISO 26 000). En 2017, pour la BPALC, il se monte à plus de 6 M€ dont 47 % pour la gouvernance coopérative et l'animation des sociétaires. La part des sociétaires parmi les clients est par ailleurs notable quoique perfectible : 39,48 % pour le CAAV et 39,16 % pour la BPALC.

L'inscription dans le territoire revêt plusieurs dimensions : le maillage géographique du territoire via l'implantation des agences et la proximité avec les clients-sociétaires, le soutien au développement économique des territoires (notamment via les financements bancaires tant pour les entreprises, l'économie sociale et solidaire, le logement social que pour les collectivités locales, et le recours à des fournisseurs locaux) et le soutien aux associations locales (via des partenariats culturels, sportifs, d'insertion économique et sociale, etc.). Ainsi en 2017, le CAAV a mesuré son empreinte socioéconomique à l'aide de la méthode Footprint du cabinet Utopies et a évalué son impact à 65 078 emplois soutenus régionalement (via son fonctionnement interne et son activité de financement). Cette dimension territoriale se retrouve également dans la structuration en entités régionales (et locales) de plein exercice qui favorisent la décentralisation des décisions.

Pour autant, les différentes initiatives et les actions de nature coopérative, aussi structurées et détaillées soient-elles, peinent à s'affirmer de façon synthétique sous la forme d'indicateurs quantitatifs et suivis dans le temps (ce qui n'exclut pas bien entendu les informations qualitatives illustratives). On retrouve ici la problématique générale que l'on rencontre pour la mesure de la création de valeur pour les parties prenantes au contraire de la création de valeur pour les actionnaires qui, elle, peut être facilement évaluée. Pour contribuer à la visibilité et au suivi de la différenciation des banques coopératives, nous ne pouvons qu'appeler de nos vœux tant la recherche académique que les établissements financiers coopératifs à développer des outils de mesure de la création de valeur coopérative quand bien même seraient-ils multicritères et à les distinguer de ceux relevant uniquement de la RSE.

Finalement, les grands groupes coopératifs français, entre le niveau national et le niveau régional ou local, tentent de combiner les mesures visant à assurer une performance économique au moins équivalente à celle des banques classiques et les mesures d'engagement dans le territoire, propre à leurs valeurs coopératives. On peut même parler de structures hybrides pouvant combiner les caractéristiques des deux dispositifs (Alburaki et Lamarque, 2011). Cette hybridation permet de satisfaire la double exigence des membres d'avoir des structures performantes sur le plan économique et commercial, mais aussi à même de s'engager plus que les autres banques dans leurs territoires au bénéfice de la communauté. On ne peut cependant pas occulter les tensions qu'il peut exister entre ces deux pôles de performance et la difficulté à trouver un chemin praticable entre le niveau de performance économique et commerciale attendue par les membres qui sont avant tout des clients et un niveau d'engagement satisfaisant dans la société attendu par les militants.

En matière de contrôle des dirigeants exécutifs des entités régionales les évolutions réglementaires ont conduit à renforcer l'expertise des administrateurs afin qu'ils assurent pleinement leur mission. Au bout de dix ans, ce renforcement a permis le développement de réelles capacités de contrôle même si les efforts doivent être poursuivis pour rééquilibrer les pouvoirs entre l'exécutif et les administrateurs, équilibre seul garant du respect de l'intérêt des membres à long terme.

À l'issue de ces développements, il ressort que le concept de création de valeur sociétariale repose sur des ressorts identiques à ceux de la création de valeur actionnariale à savoir la préservation des intérêts d'une partie prenante, les clients sociétaires, par les dirigeants exécutifs qu'ils élisent. Cette préservation repose sur la capacité des structures de gouvernance à jouer leur rôle de contrôle et à faire valoir un certain nombre de valeurs inhérentes à ce modèle dans les processus de décision. Ce sont les valeurs mutualistes et leur mobilisation à l'échelle des territoires qui sont à même de nourrir cette création de valeur sur des bases différentes de celles attendues par des actionnaires classiques. Pour assurer la pérennité du modèle coopératif, il convient de continuer à nourrir le concept de création de valeur sociétariale selon plusieurs angles :

  • l'impact social et territorial auquel les coopératives sont attachées doit être mieux mesuré. Les initiatives étant très diverses (Indice FReD ou dividende coopératif et RSE identifiés dans cet article), il n'existe pas réellement de d'indicateur communément accepté capable de saisir cette diversité. Tout au plus trouve-t-on dans la littérature des éléments visant à valider que tel ou tel projet a bien un impact de nature sociale et/ou territoriale. Dans d'autres domaines, on trouve des mesures de score d'impact, parfois valorisées en termes monétaires7 ;

  • la recherche d'un équilibre entre performance économique et commerciale et la performance sociétale doit être mieux intégrée. Les premiers travaux montrent qu'il n'y a pas d'effet de substitution entre performance économique et performance sociétale (San-José et al., 2018). Les établissements tentent d'assurer un niveau de performance satisfaisant sur les deux de fronts, ce qui se traduit par des choix stratégiques souvent identiques à ceux des banques classiques et une certaine difficulté à se différencier aux yeux des clients. Si l'on reste sur les indicateurs traditionnels issus de la communication financière et institutionnelle, il n'est pas possible de faire ressortir les contributions spécifiques des banques coopératives ;

  • mais le débat le plus sensible réside dans la capacité de prise de risque des banques coopératives dans le financement d'entreprises, de professionnels ou d'acteurs économiques locaux. De nombreux observateurs, en particulier les acteurs politiques locaux, s'attendent à ce que ces banques soient en mesure d'accepter des engagements un peu plus risqués que ne le font les banques classiques. Ce sujet illustre parfaitement le débat entre performance économique et engagement territorial dans un contexte réglementaire qui renforce les exigences de fonds propres à partir du moment où l'on accepte de financer des risques supérieurs. Les membres les plus actifs et les plus engagés y voient une contribution naturelle de leur établissement et une vraie source de différenciation, d'autant plus que le niveau de capital de ces structures est important. Les dirigeants exécutifs y sont souvent moins favorables car un coût du risque élevé peut être source d'une moindre performance financière, ce qui n'est pas explicitement accepté par les structures nationales fortement marquées par les exigences réglementaires. On peut d'ailleurs craindre que ces exigences ne soient octogonales avec un positionnement naturel des banques mutualistes qui seraient tournées vers le soutien au financement de l'économie locale et implicitement n'uniformisent les pratiques de prise de risque. Si c'est le cas, il est à craindre que finalement la seule différence entre le modèle actionnarial et le modèle sociétarial réside dans la non-distribution de dividendes, ce qui est peu porteur en termes de visibilité et d'attractivité.

On peut formuler le vœu que de nombreuses recherches s'attachent à nourrir et à argumenter la création de valeur sociétariale en se fondant sur la combinaison des performances économiques et sociétales qui fait assurément son originalité. Les pressions sur les entreprises « classiques » et leurs actionnaires pour s'engager plus encore en matière de responsabilité sociale et environnementale font que l'on pourrait assister à une convergence entre les différentes conceptions de la création de valeur, ce qui ferait perdre au modèle sociétarial sa capacité de différenciation. Aussi est-il urgent que ce modèle trouve les éléments de mesure et d'évaluation nécessaires pour démontrer que l'engagement coopératif et mutualiste crée plus de valeur.


Notes

1 Les travaux sur ces différents sujets sont conduits dans le cadre de la Chaire management et gouvernance des coopératives financières de l'IAE PARIS de l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne à laquelle appartiennent les deux auteurs.
2 Un client sur deux environ est sociétaire au Crédit Agricole, par exemple. Alors qu'au Crédit Coopératif tous les clients sont sociétaires. Dans les mutuelles, tous les clients sont membres.
3 On peut citer ici l'exemple de la MAIF qui a connu une attrition très forte de sa clientèle à la fin des années 1990 et au début de 2000 et qui a réagi en revenant au fondement de ses valeurs mutualistes (assureur militant).
4 Elles sont rémunérées sur la base d'un taux plafonnée au taux moyen de rendement des obligations des sociétés privées (TMO).
5 Le Crédit Mutuel compte tenu de la complexité de son organisation nationale n'a pas été retenu.
6 Ces deux rapports étaient aisément accessibles sur Internet.
7 Le BSIS, Business School Impact Score, développé par la Fondation nationale pour l'enseignement de la gestion des entreprises mesure l'impact financier des écoles de management publiques et privées dans leur territoire.