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 Le prix du risque climatique et le prix du carbone


Christian GOLLIER * Toulouse School of Economics, Université Toulouse-1. Contact : christian.gollier@tse-fr.eu. Cet article est basé sur le dernier chapitre de mon livre « Le climat après la fin du mois » publié par PUF en mai 2019. Je remercie l'ANR pour son financement ANR-17-EURE-0010 (Investissements d'Avenir program).

Face à l'externalité globale que constitue le changement climatique, il existe un consensus fort parmi les économistes académiques en faveur de l'instrument de prix pour internaliser une externalité et pour soutenir au moyen d'une taxe un prix du carbone universel, en raison de la nature globale de l'externalité climatique. Toutefois, compte tenu des très fortes incertitudes à long terme pesant sur la dynamique du climat, sur les progrès technologiques verts, sur la crédibilité des engagements des différents pays, sur la croissance économique et donc sur l'évolution des émissions, la détermination de ce prix constitue encore aujourd'hui un défi colossal pour les économistes du climat. Il s'agit de valoriser des actions présentes générant un flux de bénéfices économiques et environnementaux, ce qui est très compliqué dans ce contexte. Dans cet article, j'offre une synthèse de mes travaux récents sur le sujet en présentant les deux méthodes possibles : l'approche coût-bénéfice dans laquelle le prix du carbone est la valeur actualisée du flux des dommages évités en réduisant les émissions actuelles d'une tonne de CO2 et l'approche coût-efficacité dans laquelle un budget de CO2 pour le siècle est fixé a priori, le prix du carbone étant la variable duale de cette contrainte climatique.

L'urgence climatique est devenue une évidence pour la plupart des gens, des entreprises et des politiques dans le monde occidental. Il existe une myriade d'actions possibles pour lutter contre le changement climatique, certaines beaucoup moins coûteuses que d'autres. Par exemple en France, l'État avait fixé en 2010 le prix de rachat de l'électricité issue de panneaux photovoltaïques à 60 centimes du kWh, garanti sur une période de vingt ans. Comparé au coût complet de l'électricité nucléaire en France d'environ 6 centimes le kWh, cette incitation en faveur de l'électricité solaire ne pouvait se justifier socialement par la réduction des émissions de CO2 par rapport au mix électrique européen (qui émet environ 400 grammes de CO2 par kWh), il faudrait que le prix du carbone soit au moins égal à 1 300 euros la tonne de CO2. Le système bonus-malus écologique pesant actuellement sur les voitures en France ne se justifie quant à lui que pour un prix du carbone de plus de 500 euros/tCO2. À comparer au passage de la taxe carbone prévue le 1er janvier 2019 et gelée depuis de 44 euros à 52 euros/tCO2, on a de quoi se poser des questions sur la justification économique de tels systèmes incitatifs.

Face à l'externalité globale que constitue le changement climatique, les économistes ont depuis longtemps soutenu la politique consistant à imposer un prix universel pour les émissions de CO2. Depuis un siècle, il existe un consensus fort parmi les économistes académiques en faveur de l'instrument de prix pour internaliser une externalité. Ce consensus pour soutenir un prix du carbone universel est encore renforcé par la nature globale de l'externalité climatique. Ainsi, par exemple, un sondage récent de l'université de Chicago a montré que 93 % des économistes enseignant dans une université préféreraient la mise en place d'une taxe sur le carburant plutôt que l'imposition de normes de pollution des véhicules. Ce consensus est aussi explicite dans l'Appel des économistes sur les dividendes du carbone déjà évoqué, signé au début de 2019 notamment par vingt-sept lauréats américains du prix Nobel d'économie, qui affirme qu'une « taxe carbone offre le levier à moindre coût pour réduire les émissions à la bonne échelle et à la bonne vitesse. En corrigeant une défaillance du marché bien connue, une taxe carbone enverra un puissant signal-prix qui exploite la main invisible du marché pour inciter les acteurs économiques vers un futur bas-carbone. Cette taxe devrait croître chaque année jusqu'à ce que l'objectif de réduction des émissions soit atteint. Cela remplacera le besoin de nombreuses régulations climatiques moins efficaces. Remplacer ces régulations tatillonnes par un signal-prix promouvra la croissance économique et apportera la stabilité juridique dont les compagnies ont besoin pour leurs investissements de long terme dans des technologies vertes ».

Reste la question de la détermination de ce prix universel pour le carbone. Compte tenu des très fortes incertitudes à long terme pesant sur la dynamique du climat, sur les progrès technologiques verts, sur la crédibilité des engagements des différents pays, sur la croissance économique et donc sur l'évolution des émissions, la détermination de ce prix constitue encore aujourd'hui un challenge colossal pour les économistes du climat. C'est une question de nature financière puisqu'il s'agit de valoriser des actions présentes générant un flux de bénéfices économiques et environnementaux. L'intensité des incertitudes et la maturité extrêmement longue de la majorité de ces impacts rendent l'utilisation des modèles de la théorie de l'évaluation des actifs financiers plutôt compliquée. Dans cet article, j'offre une synthèse de mes travaux récents sur ce sujet.

On peut organiser la littérature sur le prix du carbone en deux parties assez déconnectées. La première utilise l'approche coût-bénéfice dans laquelle le prix du carbone est la valeur actualisée du flux de dommages évités en réduisant les émissions actuelles d'une tonne de CO2. La seconde est fondée sur l'approche coût-efficacité dans laquelle un budget de CO2 pour le siècle est fixé a priori, le prix du carbone étant la variable duale de cette contrainte climatique. La suite de cet article est organisée en suivant cette structure.

Approche coût-bénéfice

C'est Arthur Pigou qui, en 1920, identifie le problème des externalités et sa solution qui fonde le principe pollueur-payeur. Pour forcer les agents économiques à internaliser les dommages qu'ils imposent aux autres, il suffit de leur faire payer ce dommage sous forme d'un prix à payer chaque fois qu'ils émettent le polluant générant ce dommage. Si le prix est égal au dommage, on voit bien que l'on réaligne l'intérêt privé avec l'intérêt général. Ce principe pollueur-payeur est aujourd'hui inscrit dans la Charte de l'environnement, qui est un texte à valeur constitutionnelle promulgué en 2005 par Jacques Chirac auquel les Français sont très attachés. Lors d'une conférence citoyenne organisée par le ministère de l'Écologie en juillet 2018 et composée de quarante-cinq citoyens tirés au hasard, ces derniers ont exprimé une forte volonté de durcir ce principe pollueur-payeur pour le rendre plus dissuasif.

Le problème, c'est que dans le cas du CO2, les dommages sont à la fois éloignés dans le temps et incertains. Si j'en crois les modèles utilisés par l'équipe interagence de l'administration Obama en 2016, la duration du flux de dommages climatiques est de l'ordre de quatre-vingts ans. En simplifiant à outrance pour offrir une image simple à retenir, émettre une tonne de CO2 aujourd'hui engendre un dommage climatique espéré de 1 200 euros (de 2019) en 2099. Bien sûr, ce dommage est en réalité étalé sur une durée de plusieurs siècles. Actualisé à 4 %, cela conduit à un prix du carbone d'environ 50 euros/tCO2. Mais reconnaissons aussi que l'image des 1 200 euros de dommage évité dans quatre-vingts ans en réduisant nos émissions de CO2 d'une tonne aujourd'hui ne constitue qu'une valeur espérée, ou moyenne. En réalité, cette estimation est entourée elle aussi d'une forte incertitude. Si ce risque était non corrélé avec le risque macroéconomique, cela ne devrait pas avoir d'impact sur la manière de valoriser la tonne de CO2, puisque ce risque serait diversifiable dans les portefeuilles individuels, au moins à la marge1. Par contre, si les dommages climatiques marginaux sont statistiquement reliés au risque macroéconomique, un renforcement marginal de l'effort de réduction des émissions de CO2 peut avoir un effet assurantiel (ou au contraire un effet d'augmentation du risque global) pour les générations futures qui justifie d'actualiser le dommage espéré à un taux inférieur (ou supérieur) au taux d'actualisation sans risque. Les marchés financiers nous disent depuis des décennies que cette prime de risque négative ou positive est une composante prépondérante du taux d'actualisation que les gens utilisent pour déterminer leur stratégie d'investissement. Est-ce que ces dommages seraient plus élevés quand tout va mal dans le reste de l'économie, de manière à justifier un taux d'actualisation plus faible pour tenir compte du caractère assurantiel d'une politique de réduction ?

J'ai publié en 2018 un article avec mes collègues Simon Dietz et Louise Kessler de la London School of Economics pour tester cette hypothèse d'une corrélation négative entre le pouvoir d'achat futur et les bénéfices futurs de la lutte contre le changement climatique (Dietz et al., 2018). Cette étude infirme cette hypothèse. Nous l'avons testée en utilisant le modèle intégré le plus utilisé dans le monde, le modèle DICE de William Nordhaus, Lauréat du prix Nobel d'économie en 2018. Nous avons calibré ce modèle en reconnaissant les incertitudes pesant sur de nombreux paramètres du modèle : sensibilité climatique, croissance de la productivité et de la démographie et fonction de dommages. En tirant au hasard des centaines de milliers de fois ces paramètres et en les injectant dans le modèle DICE pour voir ce que cela implique en termes de bénéfices de réduction des émissions et pouvoir d'achat dans cinquante ou cent ans, on obtient une corrélation positive entre ces deux variables. Cela suggère que, certes, réduire les émissions de CO2 permet de réduire les dommages climatiques anticipés, mais aussi que cette politique n'a pas de bénéfice assurantiel. Au contraire, cela accroît le risque subi par les générations futures. D'où vient ce résultat paradoxal ?

L'incertitude qui domine est celle qui pèse sur les innovations et la productivité plutôt que celle qui pèse sur la sensibilité climatique. Imaginons que nous parvenions à maintenir un flux important d'innovation à l'avenir pour maintenir une croissance économique de 2 % par an, voire plus. Comment cet enrichissement généralisé va-t-il modifier la valeur que les générations futures accordent aux bénéfices de notre lutte contre le changement climatique, comme l'accroissement de l'espérance de vie et de la qualité de l'environnement ? Il est évident que la valeur de la vie ainsi que celle de l'environnement sont croissantes avec la richesse. Cet argument de prix relatif cher à Roger Guesnerie du Collège de France suggère que les bénéfices de la lutte contre le changement climatique seront croissants avec la prospérité des générations futures. Lutter contre le changement climatique n'a donc pas de bénéfice assurantiel, que du contraire. Avec Dietz et Kessler, je montre que le « bêta climatique2 » est proche de 1 si l'on croît dans le modèle DICE de Nordhaus.

En France, depuis la publication du rapport de la Commission publique présidée par Émile Quinet en 2013, les investissements publics doivent être évalués avec un taux d'actualisation sans risque réel de 1,5 % pour des projets de long terme, comme c'est le cas ici. En outre, une prime de risque doit être ajoutée qui est le produit du CCAPM-bêta des bénéfices nets du projet par la prime de risque agrégée de long terme, qui est en France comprise entre 1,5 % et 3 %. Tout dans tout, cela nous donne un taux d'actualisation climatique autour de 4 %, et donc un prix actuel du carbone d'environ 50 euros/tCO2.

Le choix du taux d'actualisation est évidemment crucial. Si je reprend l'image d'un dommage climatique de 1 200 euros dans quatre-vingts ans, le prix actuel du carbone serait de 540 euros/tCO2 ou 5 euros/tCO2 si j'avais pris respectivement un taux d'actualisation de 1 % ou de 7 %. Le débat fait encore rage à ce sujet parmi les économistes du climat, qui sont restés longtemps rivés sur la règle de Ramsey pour discuter du taux d'actualisation de long terme. La règle de Ramsey ignore la notion de prime de risque inhérente au modèle CCAPM, et estime le taux d'actualisation par le produit du taux d'aversion pour les inégalités (souvent calibré par une valeur de 2) par le taux de croissance espérée de la consommation par tête pour l'horizon considéré. Je trouve personnellement très surprenant que la plupart des économistes du climat continuent à ignorer le risque climatique quand ils tentent d'estimer le prix du carbone, alors que l'intuition suggère que cette incertitude devrait au contraire jouer un rôle crucial dans cette estimation. Mon article avec Dietz et Kessler est une première tentative pour corriger cela, mais il devrait logiquement être suivi d'autres tentatives d'estimation du bêta climatique plus structurées.

Approche coût-efficacité

En pratique, les États, les gouvernements et le GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) ne résonnent pas selon ce principe pollueur-payeur consistant à identifier le prix du carbone comme le dommage climatique marginal. Qu'on le veuille ou non, le raisonnement dominant aujourd'hui consiste à se fixer une température cible de façon exogène et d'en déduire le « budget carbone » résiduel qu'il nous reste à consommer pour ne pas dépasser cet objectif de température. L'Accord de Paris a ciblé un accroissement de température de 2 °C, et si possible 1,5 °C. Selon le rapport dit du 1,5 °C publié en octobre 2018, les scientifiques du GIEC estiment que le budget carbone résiduel pour la planète est de 770 GtCO2, alors que nous en émettons chaque année environ 45 Gt ! Le prix du carbone devient alors la variable duale de cette contrainte de budget intertemporel du carbone.

Comment la France devrait-elle allouer son budget carbone sur les trente prochaines années ? Il s'agit ici de répartir l'effort entre aujourd'hui et 2050 pour minimiser la valeur actuelle du coût financier de ces efforts. La meilleure manière d'y arriver est de faire croître le prix du carbone au taux d'actualisation, de manière qu'à la marge, une réallocation de ces efforts dans le temps n'ait pas d'effet sur la valeur actuelle de leur coût. Cet argument est dû à l'économiste et statisticien américain Harold Hotelling, mort en 1973, qui l'a appliqué aux ressources naturelles non renouvelables. Donc un taux de croissance du prix du carbone de 4 % paraît justifié. Ce taux élevé permet de maintenir un prix du carbone relativement faible à court terme, tout en promettant de respecter le budget carbone grâce à un prix élevé plus tard.

Le gouvernement français avait commandé en 2018 un nouveau rapport devant mettre à jour les recommandations du rapport Quinet-1 de 2009 sur ce sujet. Ce rapport dit « Quinet-2 » fut finalement publié à la fin de février 2019 (Quinet, 2019). Il est fondé sur le constat d'un retard de la France dans sa politique climatique et d'une révision pessimiste sur l'émergence de technologies vertes compétitives à l'avenir. Face à la contrainte politique imposée par les Gilets Jaunes, ce rapport n'a pas osé revoir à la hausse le prix de la tonne de CO2 en 2018, toujours fixé autour de 50 euros. En revanche, Quinet-2 révise largement à la hausse le prix futur du carbone nécessaire pour atteindre les objectifs de décarbonation de l'économie française. Dans cette nouvelle version, un prix de 69 euros est recommandé pour 2020, et de 775 euros pour 2050 ! Il s'agirait donc d'une hausse moyenne du signal-prix de plus de 8 % par an, auquel il faudrait encore rajouter l'inflation. Cette hausse très rapide du prix suggère une mauvaise allocation intertemporelle des efforts climatiques, impliquant trop peu d'efforts à court terme, et trop d'efforts à long terme. De plus, ces prix futurs très élevés signifient que l'effort demandé aux citoyens français est globalement trop élevé par rapport aux bénéfices climatiques anticipés.

Un prix de 50 euros par tonne repose donc aussi sur des hypothèses plus ou moins optimistes sur l'émergence de technologies vertes qui nous permettront de réduire massivement nos émissions à faible coût plus tard. Dans les modèles qui font l'hypothèse de la maturation rapide de technologies vertes permettant d'abattre le CO2 à faible coût à l'avenir, on peut parier sur un prix faible aujourd'hui. Au contraire, les modèles basés sur des hypothèses technologiques plus pessimistes sont obligés de reconnaître qu'un prix du carbone plus élevé dès aujourd'hui est nécessaire pour respecter le budget. La réalité, c'est que personne ne sait de quoi l'avenir sera fait, et le prix du carbone d'aujourd'hui doit tenir compte de cette incertitude radicale. Il y a dans ce calcul un énorme pari implicite sur les futures innovations vertes. Pour donner une idée de cette incertitude, j'ai établi la distribution du prix du carbone (ou marginal abatement cost, MAC) nécessaire en 2030 pour respecter l'objectif des 2 C, selon 374 calibrations de modèles intégrés repris dans la base de données du 5e rapport du GIEC. Certains modèles pensent qu'un prix de 20 euros/tCO2 suffira, tandis que selon d'autres, un prix de 350 euros/tCO2 sera indispensable pour respecter le budget carbone.

Graphique 1
Distribution du prix du carbone en 2030 nécessaire pour respecter
l'objectif d'une augmentation de 2 °C

Note : ces données sont extraites de la database du 5e rapport du GIEC (https://tntcat.iiasa.ac.at/AR5DB), de laquelle 374 estimations compatibles avec cet objectif ont été extraites.

Source : database du 5e rapport du GIEC.

Avec mon collègue Luc Baumstark, et plus récemment en solo (Gollier, 2019a), j'ai travaillé sur la question de savoir s'il était socialement désirable de faire ce pari technologique qui justifie un faible prix du carbone aujourd'hui. Au cœur de ce sujet se trouve la règle d'Hotelling selon laquelle le prix du carbone doit croître au taux d'actualisation pour que l'effort d'abattement soit optimalement alloué dans le temps. Rappelons-en l'intuition en considérant un transfert marginal de l'effort le long du sentier optimal, en augmentant les émissions d'une tonne en 2030 et en compensant cela par une réduction des émissions d'une tonne en 2020. Si l'on suppose que les prix futurs du carbone et les coûts futurs d'abattement sont connus par avance, comme le font tous les modèles intégrés, alors il s'agit d'un investissement sans risque dont le coût en 2020 est le coût marginal d'abattement (MAC) à ce moment, et le bénéfice en 2030 est le MAC de 2030. Comme à l'équilibre, le MAC est toujours égal au prix du carbone dans l'économie, on voit que le rendement sans risque de cet investissement est égal au taux de croissance du prix du carbone. Il est socialement désirable que les agents économiques évaluent ce projet comme ils doivent le faire de tout autre projet sans risque, c'est-à-dire en utilisant le taux d'actualisation sans risque dans l'économie, qui est aussi le taux d'intérêt si les marchés financiers sont sans friction. Pour être à l'optimum, il faut que la VAN (valeur actuelle nette) de ce projet de réallocation de l'effort de mitigation soit nul, et donc que le taux de croissance du prix du carbone soit égal au taux d'intérêt.

En réalité, comme expliqué plus haut, le prix du carbone et le MAC en 2030 et au-delà sont hautement incertains. Comment cette incertitude doit-elle être prise en compte pour réviser la règle d'Hotelling ? Dans le cas le plus simple, l'évolution concomitante du MAC et du prix du carbone est indépendante de celle de la consommation agrégée dans l'économie, ce qui fait que ce projet d'investissement est diversifiable. En accord avec le théorème d'Arrow-Lind et le CCAPM, le taux d'actualisation et donc le taux de croissance du prix du carbone doivent coïncider avec le taux d'intérêt dans ce cas.

Supposons alternativement que le MAC futur est positivement corrélé avec la consommation future. Il existe une intuition simple en faveur de cette hypothèse. En effet, une forte hausse de la croissance économique va aussi engendrer une hausse plus élevée que prévu des émissions de CO2, ce qui va obliger à faire plus d'efforts d'abattement. Cela signifie qu'il faudra s'astreindre à mettre en œuvre des investissements verts plus coûteux par tonne de CO2 évitée. En clair, cette augmentation du MAC va nécessiter un prix du carbone plus élevé. D'où cette corrélation positive entre prix du carbone et croissance économique. Du point de vue de l'intérêt général, c'est une bonne nouvelle, puisque cela signifie que le coût de la transition énergétique sera le plus élevé dans les meilleurs états de la nature. C'est donc un argument en faveur d'un prix du carbone faible aujourd'hui et donc une croissance de ce prix plus élevée à l'avenir, au moins en espérance. Du point de vue de l'intérêt privé des investisseurs verts en 2020, cette corrélation positive est au contraire une mauvaise nouvelle puisque le rendement de cet investissement consistant à anticiper les efforts d'abattement futurs est positivement corrélé avec le rendement de leur portefeuille diversifié. En accord avec le CCAPM, ils doivent obtenir une prime de risque positive pour accepter d'investir dès aujourd'hui dans la transition énergétique, ce qui se fait en promettant un prix du carbone élevé en 2030, en tout cas en espérance. Bref, tout concourt pour que dans ce cas, on révise la règle d'Hotelling de telle manière que le taux de croissance du prix du carbone espéré soit supérieur au taux d'intérêt.

Supposons au contraire que le MAC futur soit négativement corrélé avec la consommation future. C'est aussi plausible. En effet, une innovation verte inattendue pourrait massivement réduire le coût d'abattement à l'avenir. Dans ce scénario, le MAC sera faible et la consommation nette de l'effort de lutte contre le changement climatique sera élevée, au moins en espérance. Sous cette hypothèse de corrélation négative, reporter l'effort de réduction des émissions est socialement dangereux, puisque les MAC les plus élevés se matérialisent dans les pires états macroéconomiques. Au contraire, une mise en œuvre immédiate de la transition énergétique offre une assurance pour l'avenir et ces investissements immédiats devraient être incités par un prix du carbone élevé aujourd'hui, en échange d'un taux de croissance de ce prix inférieur au taux d'intérêt. Cela tombe bien, puisque investir dans le secteur vert offre un hedge à leur risque de portefeuille global. À l'équilibre, en accord avec le CCAPM, les investisseurs obtiendront un rendement espéré, c'est-à-dire un taux de croissance du prix du carbone espéré, inférieur au taux d'intérêt.

Reste donc à déterminer laquelle de ces deux histoires aux résultats opposés est la plus réaliste. Dans Gollier (2019), je calibre un modèle simple à deux périodes (2021-2035 et 2036-2050) avec incertitude sur la croissance économique, sur les évolutions technologiques et sur le budget carbone européen. Ces incertitudes ne se lèvent qu'en début de seconde période. À partir de ce modèle, je détermine la stratégie optimale d'abattement et de prix du carbone en première période, ainsi que l'évolution stochastique de ces variables en seconde période. Le taux de croissance optimal du prix du carbone combine les propriétés du CCAPM combinées avec une version en incertitude de la règle d'Hotelling. Il est effectivement égal au taux d'intérêt plus une prime de risque égale au produit du bêta climatique par la prime de risque agrégée. Mais ici, dans ce modèle avec un budget carbone exogène, le bêta climatique est égal à l'élasticité-revenu du MAC, en accord avec les idées développées supra.

La calibration de ce modèle n'est pas simple et je me limiterai ici à ses traits essentiels. D'abord, pour éliminer les paradoxes classiques de la prime de risque et du taux sans risque, j'utilise l'idée de Robert Barro basée sur la possibilité de catastrophes macroéconomiques. Ensuite, je fais l'hypothèse que le budget carbone de 770 GtCO2 est alloué à chaque région du monde en proportion de sa population (pas de règle du grand-père donc) et que l'UE-28 consomme 4/5 de ce budget entre aujourd'hui et 2050. Finalement, je calibre l'incertitude sur le MAC futur à partir des données décrites dans le graphique 1 (supra). Malgré l'intensité de cette incertitude, je montre que l'élasticité-revenu du MAC est positive et proche de 1. Cela implique que les investissements verts ont un CCAPM bêta lui aussi proche de 1. Pour lancer la transition énergétique sur son chemin socialement désirable, il faudrait donc planifier un sentier de prix du carbone qui croisse en espérance à un taux qui est égal à la somme du taux d'intérêt long et de la prime de risque agrégée, que j'estime aujourd'hui entre 3,5 % et 4 % par an en réel.

Derrière ce chiffre, il y a le pari que d'ici dix ou vingt ans, les technologies de l'éolien, du solaire, du stockage électrique, de la séquestration du carbone, ou de la voiture électrique auront suffisamment progressé pour nous permettre de réduire beaucoup plus massivement nos émissions de CO2 qu'aujourd'hui. En quelque sorte, cela reflète l'argument de refus de la taxe carbone par de nombreux Gilets Jaunes basé sur l'absence d'alternative économiquement viable à la voiture à combustion disponible aujourd'hui. Mais cet argument est en fait déjà intégré au prix du carbone à 50 euros ! Le pari est rationnel, mais baisser encore plus le prix du CO2 serait insensé, compte tenu des incertitudes sur l'émergence prochaine de technologies vertes économiquement matures et compétitives.

Parce qu'un prix du carbone de 50 euros est un pari sur l'avenir, il faut se préparer à réagir dès 2030 si nos espérances ne se réalisaient pas. En cas de progrès technologique vert insuffisant, il faudra se résoudre à augmenter le prix du carbone plus que prévu, pour respecter « à tout prix » le budget carbone nécessaire en vue d'éviter une hausse trop forte des températures. Le choc sur le pouvoir d'achat sera alors important et l'excuse de l'absence d'alternative alors impossible. Nous serons vraiment au « pied du mur ». Même si la réalité est dure à accepter, il faut reconnaître que les incertitudes technologiques sur les trente prochaines années sont importantes et irréductibles. Dans le graphique 2, je décris la fonction de densité du taux de croissance annuelle du prix du carbone entre 2021 et 2035 permettant de respecter le budget carbone de l'EU-28. Il donne une idée du risque d'entreprendre aujourd'hui la transition énergétique le long du sentier socialement désirable.

Graphique 2
Fonction de densité du taux de croissance annuel réel du prix du carbone
entre 2021 et 2035 pour respecter le budget carbone européen
compatible avec l'objectif de 2 °C

Source : Gollier (2019a).

Conclusion

La plupart des décisions économiques permettant la transition énergétique nécessitent de la visibilité sur le prix du carbone à long terme. Pour déterminer s'il est économiquement désirable d'acheter aujourd'hui une voiture électrique qui sera utilisée une quinzaine d'années, il est indispensable d'avoir une bonne idée de ce que sera le prix de l'essence taxes comprises sur un tel horizon temporel. Pour une compagnie électrique comme RWE, EDF ou Engie, il est crucial d'avoir une idée raisonnablement précise de l'évolution du prix du carbone sur plusieurs décennies, compte tenu de la durée de vie de leurs centrales. La construction d'une nouvelle centrale au charbon pourrait bien être profitable pour encore vingt ans ou trente ans si les pays ne parvenaient pas à se mettre d'accord et que la tragédie du climat se réalisait sans réaction politique majeure. Dans ce cas, investir dans l'éolien pourrait bien s'avérer être un terrible fiasco financier pour les aventuriers climatiques actuels. Pour inciter à se lancer dans la transition énergétique, il faut donc non seulement fixer un prix du carbone aujourd'hui, mais aussi s'engager de façon crédible sur son évolution dans le temps. Actuellement, le doute reste largement de mise, compte tenu de tous les échecs politiques passés, de Kyoto à l'Accord de Paris, en passant par des prix scandaleusement faibles pour les permis d'émission dans le monde. L'abandon de la promesse de hausse de la taxe carbone par Emmanuel Macron à la suite de la révolte contre la fiscalité écologique constitue une autre source d'alarme pour tous ceux qui s'engagent dès aujourd'hui dans des efforts de réduction des émissions de CO23.

En France, le rapport Quinet-2 impose un taux de croissance du prix du carbone de 8 %. Mais j'ai montré qu'un taux de croissance d'environ 4 % est a priori socialement plus désirable. Cela signifie que ce rapport recommande un prix du carbone pour 2020 (69 euros/tCO2) trop faible et un prix du carbone en 2050 trop élevé. Sous doute sous la pression des événements de l'hiver 2019, la Commission Quinet recommande une transition énergétique bien trop timide à court terme, tout en obligeant la France à en faire beaucoup plus tard, en fait sans doute trop tard. Ce ne sera possible qu'en imposant des hausses massives du prix du carbone dans les trois prochaines décennies. L'État ne peut s'engager dans une telle voie. Une telle stratégie serait d'ailleurs incohérente avec les prix des actifs financiers dans notre économie. Une telle chronique de prix du carbone offrirait en effet une prime de risque aux investissements verts durables bien supérieure à ce qui est nécessaire pour compenser le risque réel de ces investissements, compte tenu d'un bêta climatique proche de 1. Cette incohérence de la tarification carbone avec les marchés financiers n'est pas soutenable.


Notes

1 Voir néanmoins sur ce sujet l'article de Philippe Trainar dans ce numéro. Mon analyse est ici normative et je maintiens en accord avec la théorie moderne de l'évaluation des actifs financiers qu'il n'est pas socialement désirable de récompenser la détention de risques diversifiables.
2 Il s'agit ici du CCAPM-bêta des dommages climatiques, c'est-à-dire l'élasticité-revenu de ces dommages. CCAPM est l'abréviation de Consumption-Based Capital Asset Pricing Model.
3 Pour une analyse politique et économique de la fiscalité écologique en France et dans le monde, voir Gollier (2019b).