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 Fiscalité du digital, digitalisation de la fiscalité


Anne-Valérie ATTIAS ASSOULINE * Avocate, Associée, PwC Société d'Avocats.
Guillaume GLON ** Avocat, Associé, PwC Société d'Avocats. Contact : guillaume.glon@pwcavocats.com.

Le corpus législatif qui régit actuellement l'imposition des revenus des entreprises a été conçu dans les années 1920, aux grandes heures de l'industrie et de la brick and mortar economy, lorsque les entreprises multinationales créaient de la valeur principalement au moyen de facteurs de production peu mobiles tels que la main-d'œuvre et des actifs corporels. Aujourd'hui l'explosion de l'économie numérique se traduit par l'érosion de la connexion séculaire entre la présence physique d'une entreprise, par l'intermédiaire de ces moyens humains et matériels, et les marchés sur lesquels elle réalise ses ventes et ses profits. En outre, le système fiscal actuel appréhende mal les nouveaux moyens qui permettent de dégager des bénéfices dans un monde numérique et global, en particulier le rôle que jouent les actifs incorporels, le savoir-faire, la capacité d'exploiter des données qui sont autant d'actifs mobiles pouvant être localisés n'importe où et, en particulier, en dehors des pays où sont localisés les clients. Dans cet article, nous faisons le constat des limites du corpus fiscal actuel et évoquons les réponses envisageables tout en soulignant les difficultés pratiques qui rendent particulièrement complexe l'adoption d'une solution globale. La digitalisation de l'économie se traduit également par une redistribution des cartes entre les contribuables et les administrations fiscales qui ont à leur disposition des outils de plus en plus sophistiqués pour collecter et contrôler l'impôt et lutter contre l'évasion fiscale. Nous évoquons brièvement ce nouveau monde encore largement inexploré.

« Il vaut mieux un bon accord avec Google qu'un mauvais procès », expliquait Gérald Darmanin, ministre de l'Action et des Comptes publics, en juillet 2017, quelques jours après la décision du tribunal administratif de Paris de décharger Google des 1,115 Md€ de cotisations et majorations d'impôts que l'administration fiscale française lui réclamait.

Notre ministre pensait-il à Honoré de Balzac qui écrivit en sens inverse : « Un mauvais arrangement vaut mieux qu'un bon procès. » ? Cette affirmation traduit, sinon les illusions perdues, les difficultés auxquelles sont confrontés la France et, avec elle, l'ensemble des États pour appréhender et imposer la richesse créée par les géants de l'Internet et, plus généralement, par les entreprises globales dont la création de valeur repose de plus en plus sur des actifs incorporels, mobiles et sans assise physique.

Confrontés aux limites de leur système fiscal, les États sont prêts à transiger pour tenter d'appréhender une part du gâteau qui leur échapperait vraisemblablement sur un terrain purement juridique. À l'inverse, certaines multinationales sont prêtes à accepter de payer des impôts dont il est douteux, sur le plan technique, qu'elles en soient redevables pour enterrer la hache de guerre avec certains États et, surtout, mettre un terme aux campagnes de name and shame lancées contre elles. On pense notamment aux paiements effectués par certaines multinationales américaines au profit du Trésor anglais en 2015.

Le débat sur l'inadéquation du système fiscal actuel face à l'économie digitale a d'abord ciblé les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) et leurs avatars. Même si ces groupes constituent les archétypes de la nouvelle économie, ce serait une erreur de penser qu'ils sont les seuls concernés. En effet, l'économie numérique s'assimile de plus en plus à l'économie proprement dite, la numérisation étant un processus d'évolution qui touche tous les secteurs d'activité selon des modalités et à des degrés variables. Cela ajoute évidemment un niveau de difficulté à la recherche de solutions globales et harmonisées. C'est d'ailleurs l'un des arguments phares des opposants à l'édiction de règles fiscales propres aux géants de l'Internet.

Après avoir fait le constat des limites du corpus fiscal actuel (première partie), nous évoquerons les réponses possibles (deuxième partie).

À côté de cette question fondamentale touchant à l'un des principaux attributs de la souveraineté nationale qu'est la collecte de l'impôt, la digitalisation et la numérisation de l'économie se traduisent également par un remaniement des cartes entre les contribuables et les administrations fiscales. Ces dernières ont aujourd'hui à leur disposition des moyens de contrôle de l'impôt et des outils de lutte contre l'évasion et la fraude d'une efficacité redoutable. Nous évoquerons brièvement ce nouveau monde encore largement inexploré (troisième partie).

Les limites du corpus fiscal actuel
face à un monde globalisé et numérisé

Le corpus législatif régissant l'imposition des revenus des entreprises a été très largement conçu et défini dans les années 1920. À l'aube de l'explosion des échanges internationaux, les États ont pris conscience des effets néfastes de l'application unilatérale et non coordonnée, à un même contribuable, d'impôts comparables dans plusieurs États.

Les premières conventions fiscales sont donc nées de la nécessité de clarifier et d'unifier la situation fiscale des contribuables exerçant des activités dans plusieurs pays en définissant des règles de répartition de la matière imposable entre les États concernés. Conçues aux grandes heures de l'industrie et de la « brick and mortar economy », lorsque les entreprises multinationales créaient de la valeur au moyen de facteurs peu mobiles, les règles fiscales actuelles sont essentiellement basées sur la présence physique de main-d'œuvre et d'actifs corporels.

En application de ces règles, l'imposition des bénéfices générés par les entreprises dans le cadre de leurs activités transfrontalières s'effectue en deux temps. Il s'agit d'abord d'attribuer le droit d'imposer entre les États concernés afin de déterminer dans quel État ils sont imposables en identifiant la source des bénéfices en question. Dans un second temps, afin de rendre effectif ce droit d'imposer, il convient de déterminer le montant de la base imposable.

Aujourd'hui cette mécanique est grippée. Un peu comme une machine rouillée, elle fonctionne encore, mais imparfaitement.

La pierre angulaire des dispositions régissant l'attribution du droit d'imposer entre deux États est le concept d'« établissement stable ». En substance, une société résidente dans un État A n'est soumise à l'impôt sur les bénéfices que dans cet État, y compris sur les livraisons de biens ou de prestations de services qu'elle réalise dans un État B sauf si elle dispose d'une présence physique, à travers un établissement stable, dans l'État B par l'intermédiaire de laquelle les biens sont vendus ou ces services rendus. Un établissement stable s'entend d'une installation fixe d'affaires telle qu'une usine, un bureau de vente, un établissement, une succursale, etc. Pendant plus d'un demi-siècle, ce concept d'établissement stable a rempli son objectif et a permis une répartition plus ou moins « harmonieuse » de l'impôt sur les sociétés entre les États.

Aujourd'hui l'édifice se lézarde, l'établissement stable montre ses limites. La structure des entreprises et le processus de création de valeur ont considérablement évolué. Parmi les principales caractéristiques communes aux entreprises à forte composante numérique, on peut notamment citer une globalisation de la clientèle couplée à un processus de production réparti entre différents pays. Cette combinaison peut aboutir à la réalisation d'un chiffre d'affaires très important dans un pays avec une présence physique faible ou nulle dans ce même pays. Les autres caractéristiques majeures de la numérisation de l'économie résident dans le rôle essentiel joué par les actifs incorporels, l'importance fondamentale de la collecte et de l'exploitation des données, la participation croissante des utilisateurs à la création de valeur.

De fait, pour une partie croissante de l'économie, la présence physique n'est plus un critère pertinent car le concours de personnes physiques pour rendre les services ou délivrer les biens n'est plus une nécessité. En l'absence d'empreinte physique forte, il devient donc de plus en plus aléatoire d'allouer à un État particulier le droit d'imposer telle ou telle étape de la création de valeur. Utilisant cette inadéquation des règles fiscales actuelles aux évolutions économiques, certains groupes supportent effectivement des charges fiscales très faibles, voire nulles, dans le pays où ils réalisent pourtant des profits très importants.

Un deuxième mur des fondations de l'édifice fiscal international se craquelle. Il s'agit du principe de pleine concurrence. En effet, une fois qu'il est établi qu'une fraction des bénéfices ou des pertes d'une entreprise trouve sa source dans un État donné qui, à ce titre, est en droit de l'imposer, il convient de déterminer la fraction de son bénéfice qui sera taxée dans l'État en question. Ce principe est également la clé de voûte des règles en matière de prix de transfert. Contrairement à l'idée répandue dans l'opinion publique, les prix de transfert n'ont rien de péjoratifs, ni de honteux. Selon la définition de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les prix de transfert sont « les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels, ou rend des services à des entreprises associées ». Il s'agit, en d'autres termes, des prix des transactions entre sociétés d'un même groupe et résidentes d'États différents. Ils représentent aujourd'hui plus de 50 % des échanges internationaux. Ils sont un rouage indispensable de la machine économique mondiale puisqu'ils sont la conséquence directe de la mondialisation des entreprises et de l'éclatement de leur chaîne de valeurs entre différents pays.

Afin de pouvoir s'assurer que les bases d'imposition de chaque pays sont les plus justes possibles, d'éviter les conflits entre les différentes administrations fiscales et les distorsions de concurrence entre les entreprises, les pays membres de l'OCDE ont adopté ce principe du « prix de pleine concurrence » pour les opérations intragroupes. Selon ce principe, le prix pratiqué entre des entreprises dépendantes ou liées doit être le même que celui qui aurait été pratiqué sur le marché libre entre deux entreprises indépendantes. Même s'il donne lieu à de nombreux débats lors des contrôles fiscaux, ce prix de pleine concurrence a longtemps été considéré et continue d'être perçu par l'OCDE comme le meilleur indicateur possible pour s'assurer de la juste allocation des profits d'un groupe international entre ses différents pays d'implantation. Il est particulièrement utile et pertinent lorsque les transactions entre parties liées sont individualisables et comparables avec les transactions similaires effectuées entre tiers. Mais là encore, la disruption des modèles d'affaires et la mondialisation combinée à la dispersion de la création de valeur rendent extrêmement complexes l'individualisation des fonctions et des transactions intragroupes et leur comparaison avec des transactions entre tiers. De fait, le prix de pleine concurrence ne fait plus l'unanimité et des voix s'élèvent pour militer en faveur d'une révolution des principes régissant les prix de transfert et la répartition du fruit de la création de valeur entre les États.

Cela illustre l'inadéquation qui existe désormais, et qui s'accentue chaque jour, entre un corpus législatif en matière d'impôts sur les sociétés qui a été conçu il y a un siècle, autant dire une éternité à l'échelle du temps économique, et les réalités de l'économie mondiale moderne. L'explosion de l'économie numérique se traduit en effet par l'érosion de la connexion séculaire entre la présence physique d'une entreprise, par l'intermédiaire de moyens humains et matériels, et les marchés sur lesquels elle réalise ses ventes et ses profits. Cette déconnexion a pour effet de rompre le lien de rattachement des profits et des pertes fiscales avec les États dans lesquels sont situés les clients de l'économie numérique. En outre, la réglementation fiscale actuelle ne reconnaît pas bien les nouveaux moyens qui permettent de dégager des bénéfices dans le monde numérique, en particulier le rôle que jouent les utilisateurs ou encore l'importance du traitement des données dans la production de valeur. Enfin les modèles d'affaires actuels qui font la part belle aux actifs incorporels, à la R&D (recherche et développement) et à l'exploitation de données tendent à paupériser les fonctions physiques en les cantonnant à des activités routinières dont la valeur ajoutée représente une part de plus en plus ténue dans la création de valeur. Or les actifs incorporels, le savoir-faire, la capacité d'exploiter des données sont des actifs mobiles qui peuvent être localisés n'importe où, y compris dans des pays qui ne sont pas des marchés importants.

Au passage, ces déconnexions entre la présence physique de l'entreprise et ses marchés, entre la présence physique et la création de valeur ont été à l'origine d'une revendication portée haut et fort par les représentants politiques, les ONG, les opinions publiques, notamment dans les États constituant des marchés importants pour les grands acteurs de l'économie numérique : le paiement d'une « fair share of tax ». Cette idée selon laquelle il existerait une dimension morale au paiement de l'impôt au-delà d'une obligation légale fondée sur des textes n'avait jamais été perçue comme un enjeu majeur lorsque les entreprises payaient l'impôt parce qu'elles étaient établies dans leurs plus grands marchés. Cette alliance inattendue qui fait de la morale l'alliée du Trésor public traduit à elle seule l'embarras technique posé par l'économie numérique. L'absence de socle technique adapté oblige à penser autrement, fût-ce au détriment de l'orthodoxie juridique.

Les réponses possibles

Si le constat de l'obsolescence, voire de la désuétude, des règles de fiscalité internationale actuelles s'impose assez généralement, il en va autrement des remèdes à prodiguer.

Techniquement, les solutions possibles pour répondre aux enjeux fiscaux posés par la digitalisation de l'économie sont nombreuses.

La première solution envisageable consisterait à revoir en profondeur la définition de l'établissement stable afin de l'élargir et de desserrer le carcan dans lequel elle est aujourd'hui contrainte. C'est dans cette voie que s'est engagée l'OCDE dans le cadre des travaux BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) depuis 2013 en redéfinissant les activités auxiliaires et préparatoires ou la notion d'agent dépendant qui sont des concepts clés pour l'appréciation de l'existence d'un établissement stable. Ces travaux se sont traduits par des changements significatifs dans la définition de l'établissement stable figurant dans l'Instrument multilatéral qui est une convention fiscale multilatérale signée, depuis le 7 juin 2017, par plus de quatre-vingts pays en vue d'amender de manière coordonnée, concomitante et automatique plus de trois mille conventions fiscales bilatérales. Cette redéfinition permet, en théorie, aux États dans lesquels sont situés les clients et utilisateurs de ces services d'appréhender une fraction plus grande de la valeur créée par l'économie digitale. Malheureusement, la portée pratique de ces changements reste pour l'heure limitée car de nombreux pays, notamment les pays en développement mais aussi et surtout les États-Unis, n'ont pas signé l'Instrument multilatéral. En outre, nombreux sont les pays qui, bien qu'ayant signé l'Instrument multilatéral, n'ont pas retenu les recommandations de l'OCDE les plus pertinentes pour élargir le champ des établissements stables aux activités numériques. On pense notamment à l'Irlande, au Luxembourg ou à Chypre. Enfin la refonte de la définition de l'établissement stable, telle qu'elle a été conçue, ne permet que d'appréhender les « séquelles physiques » de l'économie numérique telles que les activités de stockage sans pour autant appréhender la part des profits liés à la data et aux algorithmes.

La seconde approche conduirait à la création d'une notion d'établissement permanent virtuel. Cette notion pourrait reposer sur des éléments tels que la localisation des noms de domaine, la présence de serveurs, l'existence de paiements locaux, mais pourrait aussi s'appuyer sur le nombre d'utilisateurs, le volume des données collectées auprès des utilisateurs locaux, tous ces éléments pouvant permettre de constituer des critères de présence numérique, source d'imposition. C'est dans cette direction que s'est orientée la Commission européenne en proposant, le 21 mars 2018, de nouvelles règles visant à garantir que les activités des entreprises numériques soient imposées dans l'Union européenne (UE) d'une manière « équitable et propice à la croissance ». Parmi les propositions faites par la Commission figure celle d'une réforme commune des règles de l'UE relatives à l'impôt sur les sociétés applicables aux activités numériques en vue de permettre aux États membres de taxer les bénéfices qui sont réalisés sur leur territoire, même si une entreprise n'y est pas présente physiquement. Pour ce faire, une plateforme numérique serait considérée comme ayant une « présence numérique » imposable ou un « établissement stable virtuel » dans un État membre si elle satisfait à l'un des critères suivants : (1) elle génère plus de 7 M€ de produits annuels dans un État membre, (2) elle compte plus de 100 000 utilisateurs dans un État membre au cours d'un exercice fiscal, et (3) plus de 3 000 contrats commerciaux pour des services numériques sont créés entre l'entreprise et les utilisateurs actifs au cours d'un exercice fiscal. Pour autant, cette approche ne définit pas l'assiette imposable qui est la clé de la répartition de la création de valeur.

Une troisième approche, plus radicale, consiste à se détourner les profits ou les bénéfices pour taxer les revenus tirés des activités numériques. Il s'agit de l'approche retenue par la Commission européenne, à l'initiative de la France et de l'Allemagne, pour garantir que les activités qui, à l'heure actuelle, ne sont pas effectivement taxées commenceraient à générer immédiatement des recettes fiscales pour les États membres sans attendre l'adoption d'une solution internationale dont il est à craindre qu'elle prendra du temps en raison des réticences de certains États dont les États-Unis. Selon les propositions formulées par la Commission, cette taxe sur le chiffre d'affaires serait provisoire et permettrait d'éviter que des mesures unilatérales, potentiellement préjudiciables au marché unique, soient adoptées par certains États membres pour taxer les activités numériques. Cette taxe sur le chiffre d'affaires s'appliquerait essentiellement aux revenus générés par des activités où les utilisateurs jouent un rôle majeur dans la création de valeur tels que (1) les produits tirés de la vente d'espaces publicitaires en ligne, (2) les produits générés par les activités intermédiaires numériques qui permettent aux utilisateurs d'interagir avec d'autres utilisateurs et qui facilitent la vente de biens et de services entre eux, ou encore (3) les produits tirés de la vente de données générées à partir des informations fournies par les utilisateurs. Là encore, force est de constater que la Commission n'aborde pas la question de la répartition de l'assiette imposable. Les plus ironiques diront également que la Commission présente cette mesure comme une mesure concertée, mais qu'elle n'en demeure pas moins une mesure unilatérale à l'échelle d'un sous-continent par rapport à l'économie mondiale.

Certains économistes préconisent une quatrième approche qui consisterait à partir du profit consolidé réalisé par les groupes multinationaux au titre de l'ensemble des opérations impliquant différentes entreprises du groupe et de le partager ensuite entre ces mêmes entreprises, en fonction de critères objectifs tels que la localisation des consommateurs, des utilisateurs d'applications ou des salariés. Il s'agit d'une approche de type « profit split » connue puisque figurant parmi les méthodes de détermination des prix de transfert recommandées par l'OCDE depuis plusieurs années. Cette approche séduit par sa simplicité apparente et parce qu'elle semble répondre de manière innovante à la problématique de l'imposition des entreprises multinationales ayant une forte empreinte numérique en se détachant des concepts traditionnels dont l'obsolescence est dénoncée. Il est toutefois à craindre que l'adoption de clés de répartition se révèle extrêmement complexe car l'importance d'un salarié, de tel ou tel actif corporel ou incorporel, du nombre d'utilisateurs ou de clients dans la détermination du profit global d'une entreprise varie d'un secteur à l'autre et d'un modèle d'affaires à l'autre. Ensuite, on peut d'ores et déjà anticiper que les États auront du mal à s'entendre sur des critères pertinents à retenir, chacun militant naturellement pour les critères qui lui seront le plus favorables. Au niveau européen, cette approche est, en filigrane, celle du projet d'Assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS). Il s'agirait, en substance, de mettre en œuvre un ensemble unique de règles permettant de déterminer le résultat imposable d'un groupe exerçant des activités transfrontalières au sein de l'UE en lieu et place des différents régimes nationaux dans lesquels les activités sont exercées. Les résultats imposables consolidés du groupe seraient répartis entre chacune des sociétés qui le constituent par application d'une formule. À ce stade, les caractéristiques propres de la nouvelle économie (importance des actifs incorporels, des données, des algorithmes, etc.) ne semblent malheureusement pas avoir été prises en compte dans les réflexions. Les prochaines étapes de réflexions sur le projet ACCIS devront donc être suivies avec attention.

Indépendamment des aspects techniques et conceptuels du débat, les enjeux budgétaires dictent très largement les positions adoptées par chaque État et rendent l'adoption de solutions globales très complexes.

On trouve, d'un côté, les pays où se situe le siège des géants de l'économie numérique, tels que les États-Unis ou la Chine, qui sont assez favorables au statu quo. En effet, même s'ils ne perçoivent que peu d'impôt sur les sociétés de ces géants, ils bénéficient indirectement de recettes fiscales importantes provenant des écosystèmes créés par ces sociétés, des impôts sur le revenu et taxes à la consommation payées par leurs employés, etc.

D'un autre côté, on trouve les pays qui constituent des marchés importants pour ces entreprises sans pour autant qu'elles y soient implantées de façon significative. Tel est le cas de la France ou de l'Italie, par exemple. Ces pays convoitent les revenus massifs réalisés par ces entreprises internationales avec leurs citoyens, notamment via l'utilisation des données et la participation des utilisateurs. On trouve également dans cette catégorie les États en développement. Ils sont des importateurs nets de services numériques car leurs économies ne disposent généralement pas encore de grands acteurs du monde digital, alors même que leurs populations sont consommatrices des biens et des services produits par ces acteurs.

Entre les deux se trouvent les pays qui, en raison de leur écosystème attractif, ont attiré les géants de l'économie numérique et qui engrangent directement ou indirectement les recettes fiscales générées par les emplois indirects ainsi créés. Plusieurs de ces États sont au sein de l'UE parmi lesquels l'Irlande, le Luxembourg, Malte ou Chypre. Ceux-là craignent pour la pérennité même de leur modèle économique puisque dans aucune des approches visées supra, ils ne sont pas à la table de ceux qui entendent se partager le gâteau.

Ensuite la recherche de solutions pérennes est d'une complexité extrême en raison de la vitesse à laquelle évoluent les modèles économiques et les modèles d'affaires actuels.

C'est sans doute animé par ce double constat que certains États, dont la France et l'Allemagne, militent en faveur d'une recherche de solutions s'articulant autour d'une solution immédiate, à court terme et temporaire, visant à mettre fin à l'hémorragie, et d'une solution à plus long terme visant à éliminer, de façon durable, les causes de l'hémorragie.

En dépit de ces difficultés, l'OCDE est déterminée à poursuivre ses travaux en vue de la recherche d'une solution coordonnée au niveau mondial. Dans une déclaration faite lors d'une réunion ECOFIN à Vienne le 7 septembre 2018, Angel Gurria, secrétaire général de l'OCDE, a insisté sur l'importance d'une approche multilatérale, au risque d'incohérences et d'une fragmentation du paysage économique et fiscal international. Malgré ces déclarations, l'OCDE peine à progresser. Que ce soit dans le rapport publié le 4 mai 2017 dans le cadre du projet BEPS « Relever les défis fiscaux posés par l'économie numérique » ou dans le rapport intérimaire publié le 30 mai 2018 sur « Les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l'économie », les constats sont clairement posés et le diagnostic établi, mais les remèdes se font attendre. Selon le calendrier de travail de l'OCDE, une solution multilatérale, à long terme et fondée sur le consensus pour répondre aux défis fiscaux soulevés par la numérisation de l'économie, sera élaborée au plus tard en 2020. Rendez-vous est pris !

Sans attendre cette échéance et sans entendre les exhortations de l'UE et de l'OCDE en faveur d'une approche multilatérale et coordonnée, un nombre croissant de pays adoptent des mesures unilatérales et non coordonnées destinées à protéger leur base d'imposition.

Ainsi, dès 2016, l'administration fiscale israélienne a publié une circulaire administrative pour préciser que les services en ligne fournis à distance par une entreprise résidente d'un État n'ayant pas conclu de convention de non-double-imposition à des clients israéliens peuvent créer une présence imposable en Israël s'ils constituent « une présence économique significative ». Ce critère peut être satisfait en l'absence de toute activité physique en Israël et est défini en référence à des facteurs de « présence numérique », qui sont, entre autres, (1) un nombre significatif de contrats conclus en ligne entre l'entreprise étrangère et les clients israéliens, (2) l'entreprise étrangère propose des services/produits en ligne qui sont utilisés par un nombre significatif de clients israéliens, (3) l'entreprise étrangère fait appel à un site web doté de fonctionnalités adaptées au marché israélien (interface en hébreu, remises et marketing locaux, monnaie et options de paiement locales), et (4) une partie significative du chiffre d'affaires généré par l'entreprise est étroitement liée au volume d'activités en ligne réalisé par des utilisateurs locaux en Israël.

L'Inde a adopté une approche similaire dans sa loi de finances pour 2018 dont plusieurs amendements modifient les règles nationales en matière d'impôt sur les bénéfices des sociétés en intégrant la notion de présence économique significative. Cette dernière revient à permettre l'imposition des bénéfices d'une entreprise résidente d'un État n'ayant pas conclu de convention fiscale de non-double-imposition avec l'Inde en fonction de la source des revenus (chiffre d'affaires local et nombre d'utilisateurs) et indépendamment du degré de présence physique de l'entreprise en Inde.

Certains États ont choisi d'adopter des taxes sectorielles sur le chiffre d'affaires frappant les recettes tirées de la vente de services de publicité en ligne, à l'instar de la taxe de péréquation mise en place en Inde en 2016 (perçue au taux de 6 % sur le montant brut de la rémunération versée en contrepartie de prestations de services de publicité en ligne par des non-résidents), de la taxe sur les transactions numériques adoptée en Italie en 2017 (prélevée au taux de 3 % sur la rémunération versée en contrepartie de la fourniture des services numériques acheminés par voie électronique), de la taxe sur la publicité instaurée en Hongrie (perçue au taux de 5,3 % sur le chiffre d'affaires hors TVA des entreprises résidentes et non résidentes réalisé sur la vente d'espaces et de créneaux publicitaires en Hongrie), et de la taxe sur la diffusion en vidéo physique et en ligne de contenus audiovisuels instituée en France.

D'autres États, sans créer d'impôts spécifiques, abordent les défis fiscaux soulevés par la numérisation et la mondialisation via le prisme de règles anti-abus visant à contrecarrer les optimisations rendues possibles par les failles créées par l'inadéquation des règles de fiscalité internationale avec les modèles d'affaires actuels dans lesquels la valeur est très largement générée par des actifs incorporels et mobiles. Même si ces mesures ne visent pas spécifiquement les entreprises à forte composante numérique, elles sont parmi les premières touchées. Dans ce contexte, un certain nombre de pays ont mis en place des régimes spécifiques à l'intention des grandes entreprises multinationales, comme l'impôt sur les bénéfices détournés au Royaume-Uni et en Australie, la procédure renforcée de coopération et de collaboration pour les établissements stables en Italie ou encore la BEAT (base erosion and anti-abuse tax) ou la GILTI (global intanglible low taxed income) aux États-Unis.

La recherche d'une solution universelle, concertée, efficace et juste est un objectif louable qui relève de l'ADN de l'OCDE. Les vents contraires sont extrêmement puissants et il existe un gouffre entre la bonne volonté et les déclarations d'intention des États qui appellent de leurs vœux une adaptation de la fiscalité à son environnement et les solutions qu'ils proposent. Il est à craindre que ces divergences de vue difficilement réconciliables se traduisent, comme on le constate déjà dans certains pays, par l'adoption de mesures unilatérales non concertées. Cette tendance contribue indéniablement au phénomène de repli sur soi dans lequel chacun prend les mesures qu'il estime adaptées à son profil économique sans se soucier de leurs impacts chez ses partenaires. La réforme fiscale américaine qui met en musique dans le domaine fiscal le slogan de campagne de Donald Trump, « America first », est la quintessence même de ce phénomène. Les entreprises y perdront car les situations de double imposition, dont l'élimination constituait la raison d'être des conventions fiscales dès les années 1920, vont se multiplier. On croyait le mal éradiqué, il renaît…

Vers la digitalisation de la chose fiscale

Au-delà des défis qu'elle soulève en matière de répartition de la masse imposable, la numérisation de l'économie est également porteuse de profonds bouleversements dans les relations entre les contribuables et les administrations fiscales.

Ces bouleversements peuvent être constatés à deux égards : l'explosion de la masse des données disponibles au profit des administrations fiscales et l'efficacité croissante dont font preuve ces dernières dans le traitement et l'utilisation de ces données.

Ainsi, dans de nombreux pays, les transferts automatiques d'informations par les banques, les employeurs et les fonds de pension permettent désormais aux administrations fiscales de collecter, de façon automatique, la majorité des informations nécessaires à l'établissement des déclarations d'impôts des contribuables. Ces outils initialement mis en œuvre pour l'établissement des déclarations fiscales des particuliers sont peu à peu déployés pour l'établissement des déclarations de revenus des entreprises. Certains États, tels que l'Australie, la Russie, le Portugal, la Pologne, ont d'ores et déjà mis en place des procédures permettant à leurs administrations fiscales de collecter, de manière automatique, des informations dans les systèmes informatiques de leurs contribuables. De la même manière, de nombreux pays travaillent aujourd'hui à des systèmes de collecte automatique et en temps réel de la TVA en récoltant, dans les systèmes des contribuables, les informations relatives aux transactions. On peut, sans être grand clercs, prédire la disparition prochaine des déclarations de TVA telles que nous les connaissons aujourd'hui.

De la même manière, le développement des plateformes en ligne, par l'intermédiaire desquelles un flux croissant de transactions sont opérées, permet aux administrations fiscales de collecter et contrôler des bases d'imposition qui leur échappaient jusqu'alors, non seulement en matière d'impôt sur le revenu mais également en matière de TVA, en faisant passer un nombre croissant de transactions de l'économie informelle vers l'économie formelle. Ainsi, en France, les plateformes en ligne favorisant les transactions entre particuliers sont non seulement tenues de communiquer des informations sur les obligations fiscales et sociales incombant à leurs utilisateurs, mais aussi devront, à compter du 1er janvier 2019, adresser à l'administration fiscale, pour chaque utilisateur, une déclaration contenant notamment des informations relatives à son identité, le montant total des revenus bruts perçus par l'utilisateur au cours de l'année civile au titre de ses activités sur la plateforme. Des procédures similaires sont mises en œuvre auprès des plateformes dans un nombre croissant de pays tels, entre autres, l'Estonie, la Finlande ou le Mexique.

Enfin la transparence, qui a été l'un des piliers des travaux de l'OCDE et de l'UE en matière fiscale au cours des dix dernières années, est de plus en plus grande. Ainsi, pour n'illustrer que certaines des étapes les plus marquantes sur ce chemin de la transparence, on citera la directive 2014/107 qui a introduit la norme commune de déclaration (NCD) élaborée par l'OCDE en vue de l'échange automatique de renseignements relatifs aux comptes financiers. La directive 2015/2376 prévoit quant à elle l'échange automatique d'informations sur les décisions fiscales anticipées, ou ruling, en matière transfrontières. La directive 2016/881 instaure l'échange automatique et obligatoire d'informations concernant les déclarations pays par pays des entreprises multinationales entre autorités fiscales. Enfin la dernière arme de l'arsenal européen, la directive entrée en vigueur le 25 juin 2018, prévoit l'obligation de déclarer les dispositifs transfrontières potentiellement agressifs sur le plan fiscal ainsi que l'échange obligatoire et automatique des informations ainsi collectées entre les administrations fiscales.

Le développement de technologies telles que la block chain ou l'intelligence artificielle démultiplie non seulement les capacités de collecte des données, mais aussi les possibilités de recoupement et de partage des données. Cela favorise la collecte de l'impôt, allège le poids du traitement administratif de l'impôt pour les administrations fiscales et facilite l'identification et la lutte contre la fraude.

Les administrations fiscales sont ainsi de plus en plus nombreuses à investir et à utiliser des algorithmes pour analyser les données auxquelles elles ont désormais accès en vue d'accroître le nombre des contrôles et d'améliorer la pertinence et le ciblage des vérifications.

Ainsi, au cours des quinze dernières années, le contrôle fiscal a connu des bouleversements majeurs essentiellement marqués par l'utilisation et l'exploitation croissante des données des contribuables.

En France, la mise en place du Fichier des écritures comptables (FEC) en 2008 a marqué un tournant profond dans la transformation des contrôles fiscaux. Aujourd'hui le FEC est encore largement utilisé comme un outil au service de l'identification d'irrégularités ou d'erreurs par les vérificateurs. La part de jugement et d'analyse du vérificateur joue encore un rôle majeur dans le contrôle. Demain le FEC deviendra « intelligent ». Les techniques d'intelligence artificielle lui permettront l'exécution automatique d'analyse et de traitement de données conduisant à l'identification de chefs de redressements sans interventions humaines majeures.

Aujourd'hui, en France, environ 25 % des contrôles fiscaux sont conclus par un avis d'absence de redressement. Ce chiffre est considéré comme trop élevé par l'administration fiscale, car il implique la mobilisation de ressources humaines et techniques sans se traduire par une augmentation des rentrées budgétaires. Par une meilleure exploitation des données, l'administration vise à effectuer un meilleur ciblage des contribuables à contrôler et donc à une réduction significative de ce pourcentage. Demain, tout contrôle devrait se traduire par des redressements !

Conclusion

Les débats actuels autour de l'imposition de l'économie digitale sont très largement axés sur les relations B to C et autour de l'imposition dans les États des consommateurs. Cela ne reflète qu'une fraction de la réalité de l'économie digitale qui est aussi, et sans doute principalement, B to B. En effet, même dans les secteurs les plus traditionnels tels que l'industrie, le digital prend une place de plus en plus grande. Une usine 4.0 sera une combinaison de digital, de robots et de machines. L'économie digitale dans laquelle le faible coût de la main-d'œuvre n'est plus un enjeu pourrait dès lors se relocaliser en Europe. Or la concurrence entre les États n'est pas morte et la fiscalité reste l'un des critères principaux de l'attractivité d'un pays. Pour ne pas rater le wagon, la France doit donc continuer de moderniser son système fiscal en veillant toutefois à ne pas obérer son attractivité par rapport à ses voisins européens.

Enfin la mondialisation et la digitalisation de l'économie bouleversent les équilibres centenaires qui ont présidé à la répartition de l'impôt entre les États. Si le débat public stigmatise généralement l'impôt sur les sociétés, il faut avoir en tête que cet impôt ne représente, en moyenne, à peine plus de 10 % des recettes fiscales totales des États membres de l'OCDE. Le véritable enjeu fiscal lié à la mondialisation et à la digitalisation de l'économie est ailleurs. Il faut aujourd'hui repenser de manière globale le système fiscal mondial à la lumière des nouveaux canaux de créations de valeurs. Cela passe sans doute par un rééquilibrage au profit des États des consommateurs au détriment des États d'implantation des entreprises. Cela passe également par une montée en puissance des taxes sur le chiffre d'affaires et des taxes indirectes au détriment de l'impôt sur les sociétés. À bien y regarder, nous assistons sans doute à une évolution importante mais naturelle du système fiscal dont l'essence est de s'adapter au contexte économique environnant. L'impôt est vivant, il vit et meurt. La gabelle, la taille, la dîme ont tous eu leur heure de gloire, mais ont tous disparu. Il n'est pas impossible que demain l'impôt sur les sociétés vienne s'ajouter à la liste de ces impôts dans nos livres d'histoire.