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 La surveillance des entreprises par les banques d'investissement au début du xxe siècle aux États-Unis


Carola FRYDMAN * Northwestern University ; National Bureau of Economic Research (NBER).
Eric HILT ** Wellesley College ; NBER. Contact : ehilt@wellesley.edu.

Au début du xxe siècle, les protections juridiques offertes aux investisseurs américains étaient relativement faibles et les asymétries d'information entre initiés de l'entreprise et tiers étaient fortes. Afin de pallier ces problèmes, la plupart des entreprises cotées américaines avaient un partenaire issu d'une grande banque d'investissement dans leur conseil d'administration. Les acteurs du marché estimaient généralement que le fait de siéger dans un conseil d'administration permettait aux financiers de contrôler la gestion de l'entreprise pour le compte des investisseurs externes. Les informations privilégiées que les banquiers obtenaient en tant qu'administrateurs leur permettaient également de placer les titres des entreprises à des conditions plus favorables.

Un facteur important qui contribuait à garantir que les financiers qui siégeaient dans les conseils d'administration n'étaient pas de connivence avec les dirigeants pour commercialiser des titres de valeur douteuse était que les activités de prise ferme de titres étaient très concentrées. Les parts de marché substantielles détenues par les principales banques d'investissement incitaient fortement ces dernières à agir dans l'intérêt des investisseurs ; le placement de titres frauduleux aurait terni leurs réputations et menacé leurs activités futures.

Mais cette concentration signifiait que les associés d'un très petit nombre de banques d'investissement détenaient des mandats d'administrateur dans la majorité des entreprises cotées au New York Stock Exchange (NYSE). En 1913, en moyenne, une société industrielle ou de services cotée au NYSE avait l'une des vingt-cinq premières banques d'investissement représentée dans son conseil d'administration, et les compagnies ferroviaires cotées au NYSE – les sociétés les plus grandes et les plus importantes de l'époque – en avaient en moyenne deux.

Cela fit naître un certain nombre de préoccupations de nature politique. La position duale de preneur ferme et d'administrateur, détenue par de nombreux financiers, engendrait d'importants conflits d'intérêts. La cartellisation des activités de banque d'investissement soulevait des préoccupations liées au fait qu'un petit nombre d'entreprises détenaient le contrôle total de l'accès aux financements et aurait pu être en mesure de facturer des tarifs exorbitants pour leurs services. De plus, le vaste réseau de mandats d'administrateur détenus par les associés de ces banques d'investissement leur donnait une capacité extraordinaire d'influence sur l'économie. Bien souvent, des associés d'une même banque détenaient des sièges dans les conseils d'administration de sociétés concurrentes, ce qui offrait des possibilités de faciliter la collusion.

Ces préoccupations relatives au rôle des banquiers dans l'économie conduisirent le Congrès américain à enquêter sur le money trust (pouvoir de l'argent) en 1912. Des informations détaillées furent recueillies sur les opérations des grandes banques d'investissement, et de grands financiers tels que JP Morgan furent priés de témoigner devant la commission. Celle-ci conclut son travail par un rapport appelant à de nouvelles réglementations qui restreindraient l'influence des banques d'investissement. L'avocat progressiste, et futur juge de la Cour suprême, Louis Brandeis a popularisé le rapport de la commission dans un livre influent paru en 1914, Other People's Money and How the Bankers Use It.

Au final, cela conduisit à l'adoption du Clayton Antitrust Act de 1914, qui comportait un certain nombre de réglementations conçues pour limiter le pouvoir des financiers. Parmi celles-ci figurait la Section 10, qui interdisait aux établissements spécialisés dans la prise ferme de titres de détenir des sièges dans des conseils d'administration. Cette occurrence offre l'occasion idéale de déterminer si les sociétés bénéficiaient du fait d'avoir des banquiers d'investissement dans leurs conseils d'administration, ou si les conflits d'intérêts inhérents au rôle de leurs administrateurs-banquiers nuisaient aux investisseurs des compagnies ferroviaires.

La Section 10, dont la mise en œuvre a été repoussée à de nombreuses reprises par le Congrès à partir de 1914, n'est entrée en vigueur qu'en 1921. Afin d'être en conformité avec la loi, les banquiers d'investissement pouvaient au choix démissionner des conseils d'administration des compagnies ferroviaires ou conserver leurs mandats et cesser de fournir des services de prise ferme de titres. Certains banquiers d'investissement ont quitté leurs fonctions au sein des conseils d'administration des compagnies ferroviaires avant 1921 en prévision de la loi, mais le principal changement s'est produit dans les années qui ont immédiatement suivi la mise en œuvre de la Section 10. Les compagnies ferroviaires cotées au NYSE ont vu en moyenne un banquier d'investissement quitter leurs conseils d'administration au cours de cette période pour se conformer à la loi.

Afin d'analyser les conséquences de cette législation, nous avons recueilli des documents comptables, des documents relatifs à la composition des conseils d'administration ainsi que des données sur le placement des titres pour toutes les compagnies ferroviaires cotées au NYSE, pour la période 1905-1929. Notre analyse empirique utilise la variation préexistante de la robustesse des relations que les compagnies ferroviaires entretenaient avec les preneurs fermes représentés dans leurs conseils d'administration : celles qui s'étaient précédemment appuyées plus lourdement sur les preneurs fermes siégeant dans leurs conseils d'administration ont été plus sévèrement touchées par le changement réglementaire. Nous désignons les compagnies ferroviaires qui se sont lourdement appuyées sur les services de prise ferme de titres fournis par les banques d'investissement représentées dans leurs conseils d'administration en 1913 par l'expression « compagnies ferroviaires traitées » ; nous comparons leurs performances à celles d'un groupe de contrôle composé de compagnies ferroviaires qui ne se sont pas appuyées sur les banques d'investissement représentées dans leurs conseils d'administration.

Les graphiques (infra) présentent les différences annuelles pour les compagnies ferroviaires traitées et pour les compagnies ferroviaires de contrôle pour la période 1905-1929. Les résultats présentés dans les graphiques correspondent aux valeurs de marché des compagnies ferroviaires (Q de Tobin), à leurs taux d'investissement, à leurs taux d'intérêt moyens et à leurs ratios d'endettement. Comme le montrent les graphiques, après 1921, les compagnies ferroviaires qui s'étaient précédemment appuyées sur les banques d'investissement représentées dans leurs conseils d'administration pour la prise ferme de titres ont enregistré une diminution de leurs valeurs de marché, de leurs taux d'investissement et de leur endettement, et une hausse de leurs coûts d'intérêt moyens. Pour la plupart de ces résultats, les effets ont été assez modestes, représentant 2 % à 5 % des moyennes des variables en 1920. Toutefois l'effet sur les taux d'investissement a été plus important – une baisse de 28 % par rapport au taux moyen de 1920. Cela est cohérent avec l'hypothèse selon laquelle la contribution des administrateurs-banquiers permettait d'alléger les contraintes financières exercées sur les compagnies ferroviaires. La hausse des taux d'intérêt et la baisse des valeurs de marché contredisent directement la vision des partisans du Clayton Act, lesquels soutenaient que le contrôle exercé par les banquiers nuisait aux compagnies ferroviaires en élevant leurs coûts d'intérêt et en les encourageant à réaliser des investissements inefficaces.

Graphiques
Différences entre compagnies ferroviaires
ayant et n'ayant pas de relations étroites
avec des établissements spécialisés dans la prise ferme de titres

Note : les quatre graphiques présentent les différences annuelles des variables entre les compagnies ferroviaires qui se sont lourdement appuyées sur les services de prise ferme de titres des banques d'investissement représentées dans leurs conseils d'administration et celles qui ne l'ont pas fait. Les différences sont estimées à partir de régressions qui incluent les effets fixes annuels et les effets fixes d'entreprise et contrôlent pour le logarithme des actifs décalés.

Source des quatre graphiques : calculs des auteurs à partir des données recueillies auprès de Moody's Manual of Railroads and Corporation Securities, diverses années.

Une préoccupation qui survient dans une analyse telle que celle présentée ici est que tout changement observé dans le temps peut refléter des tendances en cours dans la différence entre entreprises traitées et entreprises de contrôle. On peut se demander, par exemple, si les compagnies ferroviaires qui ont maintenu des liens étroits avec les banques d'investissement connaissaient une détérioration de leurs performances dans le temps. Si tel était le cas, cela laisserait entendre que notre analyse empirique attribue faussement la baisse des performances au Clayton Act, alors qu'elle serait le résultat d'autres forces. Pourtant les tendances observées dans les graphiques permettent d'écarter cette hypothèse. Avant l'adoption du Clayton Act, les compagnies ferroviaires qui entretenaient des liens étroits avec des banques d'investissement enregistraient des performances relativement bonnes par rapport aux autres compagnies ferroviaires.

Une autre explication de nos résultats pourrait être que d'autres événements affectant la puissance et l'influence des banques d'investissement au cours de notre période de traitement pourraient être responsables des effets que nous observons. Par exemple, si les banquiers d'investissement avaient perdu de leur puissance lors de l'expansion rapide des marchés dans les années 1920, les compagnies ferroviaires qui leur étaient affiliées pourraient avoir perdu leurs avantages. Afin d'étudier cette possibilité, nous avons soumis des entreprises industrielles et de services cotées au NYSE, qui n'étaient pas assujetties aux réglementations de la Section 10, à une analyse identique. Nous n'observons pas d'effets des liens étroits entretenus avec des preneurs fermes sur les performances de ces entreprises dans les années suivant 1921.

Nous avons également examiné les mécanismes qui se cachent derrière ces effets. Nous constatons que les compagnies ferroviaires qui avaient des liens étroits avec des preneurs fermes ont davantage souffert lorsqu'elles avaient une grande quantité de dettes qui arrivaient à échéance dans les années suivant immédiatement 1920, ou lorsqu'elles avaient des relations avec les banques d'investissement les mieux classées. Cela donne à penser que les problèmes d'accès aux marchés financiers engendrés par les perturbations juridiques affectant les relations banques-entreprises sont probablement les mécanismes sous-jacents à nos résultats.

Les interdictions de la Section 10 englobaient d'autres formes d'opérations menées avec un lien de dépendance par les administrateurs de compagnies ferroviaires, telles que l'achat de ressources à des entreprises affiliées. Nous constatons que les valeurs de marché des compagnies ferroviaires qui maintenaient des postes d'administrateur croisés avec des fournisseurs de biens d'équipement ont légèrement progressé dans les années qui ont suivi la mise en œuvre de la Section 10, indiquant que les opérations menées avec un lien de dépendance dans le domaine des contrats de fourniture ont pu nuire aux compagnies ferroviaires. Les auteurs de la Section 10 espéraient en outre réduire la capacité des administrateurs-banquiers à faciliter la collusion, dans la mesure où de nombreux banquiers détenaient plusieurs mandats d'administrateur dans des compagnies ferroviaires. Pourtant les liens étroits avec des concurrents créés par des preneurs fermes n'ont pas eu d'effets différenciant à la suite de la mise en œuvre de la Section 10.

Les implications de nos résultats relatifs aux années 1910 et 1920 pour les entreprises modernes peuvent varier selon le contexte. De nos jours, il est bien moins courant pour les entreprises américaines d'avoir des banquiers qui siègent dans leurs conseils d'administration et certaines études laissent entendre que les administrateurs-banquiers exacerbent, plus qu'ils n'améliorent, les problèmes d'agence qu'elles rencontrent (Guner et al., 2008). Ainsi les relations avec des intermédiaires ne jouent apparemment pas le même rôle aujourd'hui qu'au début du xxe siècle. L'évolution radicale des marchés financiers et des cadres réglementaires américains depuis les années 1920 peut expliquer cette différence. Les investisseurs disposent aujourd'hui de protections juridiques plus fortes et d'un meilleur accès à l'information qu'avant l'avènement de la Securities and Exchange Commission (SEC). Au début du xxe siècle, les investisseurs faisaient davantage confiance aux banques d'investissement réputées pour défendre leurs intérêts qu'aux dirigeants d'entreprises. Cela laisse entendre que nos résultats sont sans doute plus pertinents pour les pays offrant des protections limitées aux investisseurs. Dans de tels environnements, entretenir des liens avec des intermédiaires financiers pouvant effectivement jouer un rôle de surveillance peut assouplir les contraintes financières des entreprises et contribuer à la croissance économique de façon plus générale.

Les résultats de notre article fournissent également un nouvel éclairage sur les effets des règles destinées à résoudre les conflits d'intérêts. La situation des compagnies ferroviaires s'est améliorée à la suite de l'interdiction des opérations menées avec un lien de dépendance dans les contrats de fourniture d'équipements, ce qui suggère que les avantages résultant des relations avec les fournisseurs (tels qu'une livraison dans les délais de ressources de haute qualité) étaient limités. Mais la Section 10 du Clayton Act était motivée par une théorie selon laquelle les banquiers usaient de leur influence sur l'accès des compagnies ferroviaires aux financements pour s'enrichir aux dépens d'autres investisseurs. Dans cette tentative de résoudre les conflits d'intérêts inhérents aux positions d'administrateurs d'entreprise des banquiers, la Section 10 a bouleversé les relations entre preneurs fermes et compagnies ferroviaires qui s'étaient développées afin de faciliter de précieux flux d'informations et limiter la puissance des initiés. La restriction de ces relations a finalement nui à la plupart des entreprises et des investisseurs que cette réglementation était censée protéger. Notre analyse empirique ne mesure pas les effets potentiels de cette réglementation sur d'autres agents économiques, et nous ne pouvons donc pas estimer les effets de la Section 10 sur le bien-être général. Toutefois nos conclusions suggèrent que des interdictions ou des règles juridiques visant à prémunir contre les conflits d'intérêts qui émergent dans l'économie de manière plus générale peuvent avoir des coûts économiques importants, en particulier si elles perturbent la circulation des informations souvent inhérente à ces transactions.


Bibliographies

Brandeis L. D. (1914), Other People's Money and How the Bankers Use It. New York, Frederick A. Stokes.
Frydman C. et Hilt E. (2017), « Investment Banks as Corporate Monitors in the Early Twentieth Century », American Economic Review, vol. 107, n° 7, pp. 1938-1970.
Guner A., Malmendier B. U. et Tate G. (2008), « Financial Expertise of Directors », Journal of Financial Economics, vol. 88, n° 2, pp. 323-354.