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 Revoir les droits et les devoirs des parties prenantes


Antoine FRÉROT

* Président-directeur général, Veolia.

Une entreprise se définit comme un collectif coordonnant différentes parties prenantes (actionnaires, salariés, clients et fournisseurs). Un dirigeant d'entreprise a différentes missions, dont la préservation d'un équilibre entre les intérêts de ces différentes parties. Par ailleurs, il doit construire une stratégie sur le long terme. Il en découle certains principes souhaitables en matière de gouvernance, respectant les droits et les devoirs de chacune de ces parties prenantes. La promotion d'un actionnariat de long terme – par le biais de droits de vote augmentés pour les investisseurs les plus stables – en fait partie. De même, la participation des parties prenantes – et notamment des salariés – au conseil d'administration doit être envisagée. À Veolia, deux représentants des salariés siègent depuis 2013 au conseil d'administration. L'expérience est très positive, car ils apportent leur connaissance approfondie du groupe. Tout système d'incitation/rémunération du dirigeant qui ne prendrait en compte que l'une des parties prenantes de l'entreprise devrait être exclu. Enfin il convient de réfléchir à une réécriture des articles 1832 et 1833 du Code civil définissant la société, de manière à dépasser une vision trop étroite de l'objet social de l'entreprise.

Antoine Frérot est, depuis 2009, président-directeur général de Veolia, leader mondial des services collectifs liés à la gestion de l'eau, ainsi qu'à la gestion des déchets et de solutions énergétiques. Le groupe est coté à Euronext-Paris. En 2017-2018, Antoine Frérot a coprésidé (avec Daniel Hurstel) la Commission « Contrat de société », commandée par le Club des juristes en préparation du Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE). Comme le rapport Notat-Sénard, ce rapport propose un certain nombre de réformes visant à mieux intégrer, dans la conduite de l'entreprise, les intérêts de la société (en général).

Comment percevez-vous votre métier de dirigeant d'un grand groupe français ? Comment définiriez-vous votre mission ? Servir l'intérêt de vos actionnaires ? Une mission plus large ?

Pour définir le rôle du dirigeant d'une entreprise, il faut partir de ce qu'elle est : des actionnaires qui apportent du capital, des clients qui expriment des besoins, des salariés qui produisent des biens ou des services, des fournisseurs qui participent à la production. C'est un collectif, qui fait que chacun construit quelque chose qui n'existait pas auparavant et qu'il ne pourrait produire seul. Quelle que soit l'activité de l'entreprise, son dirigeant doit donc gérer, de façon efficace et harmonieuse, une quadruple population : celle des clients, des collaborateurs, des actionnaires et des fournisseurs.

À ce premier cercle de quatre parties prenantes originelles de l'entreprise s'en ajoute un autre, plus distant, qui comprend les banquiers, les assureurs, l'administration, les collectivités locales, l'État, les territoires, la société civile, l'environnement, les générations futures, etc. L'entreprise est donc une mosaïque d'entités qui coopèrent pour créer des richesses, mais entrent en concurrence pour se les répartir. Si cette communauté de parties prenantes que forme l'entreprise est animée d'une double volonté – la poursuite d'un objectif commun et la recherche de la pérennité –, chacune d'entre elles joue sa propre partition. La mission du dirigeant n'est pas de concilier tous les intérêts de ces parties prenantes, car ils sont en partie incompatibles. Plutôt que de tenter en vain d'aligner ces intérêts ou d'en absolutiser un seul, son rôle consiste à trouver le meilleur équilibre possible entre eux. Dans cette perspective, il doit prendre en compte l'ensemble des dimensions de l'activité de l'entreprise, de façon à harmoniser les relations avec chaque partie prenante et à pondérer la recherche de l'optimum économique par celle d'un optimum social et sociétal.

Comme toute organisation, l'entreprise cherche à se perpétuer, afin de continuer à faire bénéficier ses parties prenantes de ses bienfaits. Et c'est là que se situe le deuxième rôle du dirigeant : anticiper, penser le long terme – pas seulement les court et moyen termes –, s'occuper de ce qui n'existe pas encore et qui pourrait être, afin d'assurer la vie future de l'entreprise. Une gageure, car nous vivons dans un monde où le présent semble tout et l'avenir compte peu. Cette dictature du court terme tend à saturer la réflexion managériale ; elle ramène l'entreprise à un futur étroit, « à bout portant », et la rend myope. Elle détourne des talents et de l'énergie de la préparation de l'avenir. Écrasées par le poids du court terme et le choc des priorités, beaucoup d'entreprises ne s'occupent que du présent immédiat, c'est-à-dire seulement de ce qui existe, au détriment de ce qui n'existe pas encore, mais qui pourrait être prometteur. Cela circonscrit la portée des innovations, restreint l'univers des possibles, bride la créativité et plus largement la prise d'initiative et de risque. Or s'occuper de « ce qui n'existe pas encore » est primordial ; c'est probablement l'un des rôles majeurs du chef d'entreprise !

Troisième mission du dirigeant : permettre à l'entreprise de tracer son chemin au milieu des désordres du monde et des convulsions de l'histoire économique. Autrement dit, être un réducteur d'incertitudes, du moins pour celles internes à l'entreprise et sur lesquelles il peut agir, et un « réassureur » face aux incertitudes externes qui sont multiples et irréductibles. Aujourd'hui, ce qui est nouveau et déroutant pour l'entreprise, c'est l'imprévisibilité croissante du contexte dans lequel elle intervient. Encore plus qu'avant, notre environnement économique et politique est fragile et volatil. Les causes en sont nombreuses : Brexit soft ou Brexit hard, politique américaine, montée des populismes, tentations protectionnistes, regain des tensions interétatiques, etc. La quasi-totalité des activités économiques sont exposées à ces bouleversements, dont les effets se diffractent dans l'espace et le temps. Comment s'adapter à ces inconnues et à l'instabilité du monde ? D'une part, en renforçant l'agilité de l'entreprise, afin qu'elle puisse réagir rapidement aux brusques modifications de son environnement ; d'autre part, en dopant sa résilience, pour qu'elle résiste mieux aux crises, des crises devenues plus hétérogènes et déstabilisantes. Indubitablement, ce sont aussi des missions cardinales du chef d'entreprise.

Quels sont les éléments clés de la gouvernance de votre société ?

La gouvernance de Veolia s'organise autour de structures et d'un corpus de règles. Parmi les structures, le Conseil d'administration est bien sûr la plus haute instance de gouvernance. Il enrichit et valide la stratégie qui lui est présentée. Il est composé de quinze administrateurs, dont neuf indépendants. Il comprend quatre comités, qui apportent leur expertise à notre groupe : le Comité des comptes et de l'audit, le Comité des nominations, le Comité des rémunérations et le Comité de la recherche, de l'innovation et du développement durable.

L'autre grande structure de gouvernance est le Comité exécutif qui réunit, une fois par mois, les principaux dirigeants de Veolia. C'est l'instance de réflexion, de concertation et de décision qui détermine les principales orientations du groupe. Il autorise les projets majeurs tels que les contrats commerciaux, les projets d'investissement, de désinvestissement ou de cession. Ses membres élaborent la stratégie du groupe, puis, une fois celle-ci validée, s'attachent à la mettre en œuvre, c'est-à-dire à la faire décliner dans les décisions quotidiennes de leurs équipes.

À ces deux structures s'en ajoutent d'autres, notamment le Comité d'éthique, qui a pour mission de présenter toute recommandation utile concernant les valeurs fondamentales de Veolia. Il peut être saisi par tout collaborateur ou se saisir lui-même de toute question relative à l'éthique. Il est présidé par Jean-Claude Magendie, ancien président de la Cour d'appel de Paris.

En parallèle, Veolia a renforcé, au début de 2018, son dispositif de prévention et de détection de pratiques à risque, en créant une Direction de la conformité, directement rattachée à la présidence. Le champ des compétences de cette nouvelle direction couvre notamment la lutte contre les atteintes aux droits humains et à l'environnement, les pratiques anticoncurrentielles, les atteintes à l'intégrité des marchés financiers, avec pour objectif de protéger Veolia et l'ensemble de ses parties prenantes. Elle est dirigée par Jean-Baptiste Carpentier, ancien directeur de Tracfin et ancien commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économique au ministère de l'Économie et des Finances.

À côté de ces instances, différentes chartes, guides, politiques ou normes organisent et régulent l'action de notre groupe. Ce sont, par exemple, la Charte de comportement des managers, les engagements RSE (responsabilité sociétale des entreprises), les normes de sécurité et de santé des collaborateurs, la politique d'achats, les procédures financières, etc. Ces éléments fixent les règles qui garantissent la bonne marche de notre groupe, réduisent les risques auxquels il est exposé, protègent sa réputation et encadrent ses relations avec ses parties prenantes.

Quelles sont vos relations avec les fonds d'investissement, notamment non résidents, présents au capital de l'entreprise que vous dirigez ?

Notre capital est détenu à 14 % par des actionnaires individuels et à 86 % par des institutionnels (dont 4 % par la Caisse des Dépôts et 2 % par GIMD). Parmi ces fonds d'investissement, un tiers sont français et les deux tiers internationaux, signe d'une répartition équilibrée de notre capital.

Nos relations avec les fonds non résidents sont les mêmes qu'avec les fonds français. Tout au long de l'année sont organisées des rencontres soit individuelles, soit à plusieurs, soit à l'occasion de conférences, afin d'établir un dialogue continu avec nos actionnaires actuels ou potentiels. La qualité et la fréquence de ce dialogue ainsi que, bien entendu, le niveau de performances réalisées par notre groupe déterminent la durée de leur présence au capital de Veolia. Au total, chaque année, nous rencontrons près d'un millier de représentants de ces fonds, et ce, partout dans le monde, car se rendre là où sont basés les investisseurs est important.

Puisque vous abordez le thème de l'actionnariat, permettez-moi de rappeler un point : la durée de détention moyenne des actions du CAC 40 est inférieure à six mois et notre groupe ne fait pas exception à cette règle. Si les actionnaires individuels gardent leurs actions en moyenne quatre années, les autres, ceux qui détiennent la majorité du capital, ne conservent les leurs qu'environ deux mois. Cette prédominance d'actionnaires de court terme altère le rythme de distribution normal des fruits de l'entreprise, incitant celle-ci à dégager les profits les plus élevés dans les délais les plus brefs. De fait, l'architecture de leurs systèmes de gouvernance précipite de nombreuses entreprises dans le court terme.

Bien sûr, divers fonds, que ce soient des fonds d'investissement, des fonds souverains ou des fonds éthiques et socialement responsables, s'impliquent à long terme dans le capital des entreprises, dont la nôtre, et nous leur sommes reconnaissants de leur fidélité. Mais ce n'est pas le cas de tous.

Or pour penser le long terme, les entreprises ont besoin d'actionnaires qui soient eux aussi de long terme ! Ce qui nous renvoie à la question de la représentation de cet horizon temporel au sein du Conseil d'administration et de l'Assemblée générale. Si nous voulons lutter contre le raccourcissement du temps économique, il nous faut ajuster la gouvernance de l'entreprise, en promouvant un actionnariat stable et fidèle, accompagnant celle-ci dans la durée. Pour cela, il convient de traiter différemment les actionnaires engagés dans la durée des spéculateurs passagers. Pour favoriser l'émergence d'investisseurs de long terme par rapport aux actionnaires éphémères, il convient de bâtir une véritable relation d'affectio societatis avec les actionnaires durables, en redéfinissant leurs droits et leurs devoirs, de les récompenser par des droits de vote doubles, des dividendes majorés, des actions gratuites, etc.

Comment prenez-vous en compte l'intérêt des parties prenantes non actionnariales (par exemple, les communautés locales, les salariés, l'environnement) ?

Les trois parties prenantes que vous citez en exemple sont explicitement prises en compte dans la Charte RSE de notre groupe, que nous avons actualisée en 2015. Le premier axe de cette Charte s'intitule « Ressourcer la planète ». Il est assorti de trois engagements : gérer durablement les ressources naturelles, lutter contre le dérèglement climatique et préserver et restaurer la biodiversité. Compte tenu du métier de Veolia, les services à l'environnement, il est logique que cet axe figure en première place.

Le deuxième axe, « Ressourcer les territoires », renvoie lui aussi à trois engagements : construire de nouveaux modèles de relation et de création de valeur avec nos parties prenantes ; contribuer à l'attractivité des territoires ; fournir des services essentiels à la santé et au développement humain. Pour répondre aux demandes de nos parties prenantes mais aussi pour permettre le bon exercice de notre activité, nous devons forger de nouvelles alliances, plus formelles et plus étendues, avec les communautés variées parmi lesquelles notre entreprise opère. Par ailleurs, si Veolia attache une grande importance aux territoires, c'est parce que sa relation avec eux est particulière : étant des métiers de proximité, les services d'eau, de gestion des déchets ménagers, de chauffage urbain doivent être produits sur place, là où ils sont consommés ; ils ne sont pas délocalisables, ils sont naturellement enracinés dans les territoires.

Le dernier axe de notre Charte RSE concerne les femmes et les hommes de notre entreprise. Nous y portons une attention permanente, parce que les compétences, la sécurité au travail et le bien-être de nos collaborateurs conditionnent les performances de notre groupe.

En complément, j'ai créé un comité consultatif qui regroupe certaines parties prenantes non actionnariales et non présentes au Conseil d'administration. C'est le Comité des Critical Friends : il se compose d'une douzaine de personnalités françaises et internationales, provenant des mondes associatif, institutionnel et académique. Il interroge l'entreprise sur la définition de ses objectifs et sur la voie suivie pour les mettre en œuvre. Ces Critical Friends portent, au sein même de notre groupe, la voix des parties prenantes éloignées et éclairent celle-ci sur leurs intérêts. Lancée au siège de Veolia, cette formule des Critical Friends connaît un vif succès et nous venons de la déployer localement en Chine et en Allemagne.

Quelles sont selon vous les évolutions souhaitables en matière de gouvernance d'entreprise, dans le cas français ?

Deux évolutions me paraissent prioritaires, la première étant d'élargir les objectifs assignés par la loi à l'entreprise. Ce peut être en modifiant les articles 1832 et 1833 du Code civil – articles sources de l'entreprise dans le droit français – en sorte que l'entreprise soit reconnue comme étant au service de toutes ses parties prenantes et que sa finalité ne se cantonne plus à la seule quête du profit. En faisant ainsi évoluer les objectifs de l'entreprise, c'est aussi une nouvelle définition de la réussite économique qui émergerait.

Prenons l'exemple de Veolia. Quelle est sa mission ou plutôt ses missions ? Fournir des services indispensables à la vie de tous les jours et au fonctionnement des économies modernes ; prendre en charge et rendre inoffensives les pollutions rejetées par les municipalités et industriels, afin de protéger la nature et la santé publique ; aider ceux-ci à faire face aux nouvelles raretés : rareté de l'énergie, des matières premières, de l'eau, en produisant des ressources alternatives à partir de déchets ou d'eaux usées. Vous le voyez, cela va bien au-delà de dégager des bénéfices en faveur des actionnaires ! C'est ce fossé entre les missions de nombreuses entreprises et la formulation « étriquée » – pardonnez-moi l'expression – de leur objet social dans le Code civil, qu'il me paraît nécessaire de combler. Comme le font remarquer Blanche Segrestin et Armand Hatchuel de l'École des Mines de Paris, qui travaillent depuis plusieurs années sur ces questions, en France aujourd'hui, « quand une entreprise affirme un projet social ou environnemental ambitieux, rien ne permet, en l'état actuel du droit, de le protéger si les actionnaires ont des attentes différentes » 1 . Bien sûr, le cadre normatif français n'a pas empêché les entreprises de s'écarter de l'intérêt à court terme des actionnaires pour remplir un rôle social et sociétal de premier plan. Mais il serait bon de sécuriser juridiquement ces évolutions. C'est pourquoi, à titre personnel, je me suis engagé depuis longtemps en faveur de la modification des deux articles du Code civil qui fondent la définition de l'entreprise et qui ne couvrent plus toute l'étendue de ses missions aujourd'hui.

La seconde évolution que j'appelle de mes vœux consiste à revoir les droits et les devoirs des parties prenantes, et donc à revoir aussi leur représentation au sein de l'entreprise et les pouvoirs qui leur sont dévolus. L'une des pistes les plus intéressantes consiste en l'ouverture de la plus haute instance de gouvernance de l'entreprise – le Conseil d'administration – à ces diverses parties prenantes. L'accueil de représentants des salariés avec droit de vote a été instauré par le législateur français, mais rien n'interdit au Conseil d'administration de proposer, et à l'Assemblée générale de décider de franchir une étape supplémentaire pour qu'à terme soient représentés, dans cette enceinte, les principaux intérêts à l'œuvre dans ce vaste carrefour de parties prenantes que constitue l'entreprise.

Si l'entreprise ne se développe que grâce à l'implication de toutes ses parties prenantes, elle doit veiller à tenir compte de celles-ci dans son mode de management, dans sa gouvernance, dans ses prises de décision, dans le partage des richesses créées de concert ; elle doit chercher à satisfaire ses stakeholders plutôt que ses seuls shareholders. Étant un collectif, qui vit de tous et qui est utile à tous, l'entreprise est, par essence, d'intérêt général. Elle ne saurait donc se résumer à servir les actionnaires, ni à satisfaire le client roi. Elle doit bien sûr créer des richesses, mais cette notion de richesse s'entend au sens large et ne se cantonne pas à la création de profit.

Une entreprise a partie liée avec son environnement économique et social. Elle ne saurait prospérer durablement dans un monde qui périclite. Le social n'est donc pas l'apanage des pouvoirs publics ; les entreprises aussi doivent s'investir dans ce champ immense et, de fait, les attentes à leur égard n'ont jamais été aussi grandes ! Toutes les réponses aux inquiétudes exprimées par les Français sur l'évolution de leur niveau de vie, de leur employabilité, de leur cadre de vie et de l'environnement ne viendront pas de la puissance publique ; une grande partie de la solution vient déjà – et viendra de plus en plus – des entreprises. Cet état de fait, cette participation au bien commun, il serait utile de les reconnaître juridiquement, en élargissant l'objet social de l'entreprise. Certes celle-ci n'a pas à devenir une « entreprise-providence », palliant tous les manques des États ou des services publics ; mais inversement, elle ne peut pas ne pas s'impliquer dans le champ social et sociétal, étant elle-même un acteur de la société et ne vivant qu'à travers celle-ci.

Le débat reste ouvert et animé sur la voie à suivre pour défendre les intérêts des diverses parties prenantes de l'entreprise. Que vaut-il mieux : recourir à la loi, à la soft law ou au marché ? D'aucuns font remarquer que si elle était inscrite par le législateur dans le Code civil, l'intégration des parties prenantes dans l'objet social de l'entreprise pourrait engendrer d'interminables controverses et une multiplication des contentieux. Comment garantir, en effet, que les intérêts d'une partie prenante n'ont pas été lésés ? Quelle est la « juste » part de la richesse créée à accorder à chaque partie prenante ? Pour prévenir ce risque juridique, une solution serait d'instituer le Conseil d'administration comme instance de prise en compte des intérêts des parties prenantes et comme instance d'arbitrage entre les intérêts contradictoires qui animent celles-ci. Cette notion d'arbitrage sous-entend que tous les intérêts ne peuvent être pleinement satisfaits, mais que l'on doit rechercher un optimum entre eux. Car c'est au sein des conseils d'administration que sont in fine traitées les questions de création et de partage de la valeur.

La nouvelle grammaire de l'entreprise et de sa contribution à l'intérêt général, qui résulterait des évolutions potentielles que je viens de décrire, compenserait en partie un manque : le fait qu'en droit français, l'entreprise n'est pas définie. Quoi de plus étudié, de plus évalué et donc de plus connu – du moins en apparence – que l'entreprise ? Quoi de plus suivi, de plus scruté, de plus soupesé chaque mois, chaque trimestre, chaque année, par des bataillons d'analystes financiers, d'économistes, de journalistes, d'hommes d'affaires ? Et pourtant, quoi de moins défini au sens juridique, quoi de plus inexistant ? Rares sont ceux qui savent qu'en droit, l'entreprise n'est rien, qu'elle n'a pas de personnalité juridique, qu'elle n'est même pas un sujet. La société commerciale possède bel et bien une existence juridique, l'entreprise, non. Construction humaine sophistiquée, l'entreprise demeure une fiction au regard du droit. Si l'on a pu s'en accommoder jusqu'à présent, il serait souhaitable qu'à terme, ce décalage structurel de l'entreprise, partagée entre une réalité économique et une irréalité juridique, prenne fin.

Que pensez-vous de la controverse sur la rémunération des dirigeants, qui rebondit fréquemment ?

En un sens, cette question prolonge les deux précédentes que vous m'avez posées sur les parties prenantes et sur la gouvernance des entreprises. Je suis en effet convaincu que ces polémiques sur la rémunération des dirigeants reviendraient moins souvent, ou avec moins de vigueur, si les systèmes de rémunération des dirigeants les incitaient explicitement à tenir compte des principales parties prenantes de l'entreprise.

Au cours des deux dernières décennies, afin de s'assurer que le dirigeant accroîtra leur rémunération, les actionnaires ont progressivement aligné sa rémunération sur les résultats financiers de l'entreprise. Si l'on ne veut pas que le dirigeant en soit réduit à maximiser le cours de l'action, il faut déconnecter sa rémunération de la seule création de valeur. Aujourd'hui, les critères d'intéressement se diversifient pour incorporer des facteurs sociaux ou techniques (donc extra-financiers). Ce mouvement de relativisation du profit pour évaluer le dirigeant sur la performance globale de l'entreprise doit être encouragé. Toutefois, je tiens à souligner que même si un dirigeant est intéressé au résultat financier de son entreprise, cela n'implique pas que cet intérêt fondera entièrement ses choix.

À vrai dire, tout système d'incitation du dirigeant qui ne prendrait en compte que l'une des parties prenantes de l'entreprise devrait être exclu. Aussi est-il capital de définir les différents facteurs de succès reflétant la performance de l'entreprise et le mix de ces facteurs sur lequel sera évaluée l'action du dirigeant. Si l'on aboutit effectivement à un consensus entre les différentes parties prenantes de l'entreprise – et entre leurs intérêts respectifs –, alors beaucoup de controverses sur le salaire des dirigeants s'estomperont.

Vous le savez, la mesure induit les comportements et façonne les relations économiques. À n'évaluer les entreprises que financièrement et à court terme, on diminue le rôle qui est le leur et on atrophie leurs capacités à bâtir le long terme. Il en va de même pour l'évaluation du dirigeant ! C'est pourquoi les agences de notation extra-financière jouent un rôle primordial : elles amènent l'entreprise à élargir la définition de sa performance, en prenant en compte ses impacts à long terme sur l'environnement, sur la société, sur les générations futures. Une gouvernance améliorée de l'entreprise passera inéluctablement par la reconnaissance du caractère multidimensionnel de ses objectifs et donc de ses indicateurs de performance.

Quelle est votre opinion sur la représentation des salariés au Conseil d'administration ?

C'est une initiative très positive ! Depuis l'entrée en vigueur de la loi de sécurisation de l'emploi publiée le 14 juin 2013, deux administrateurs avec droit de vote représentent les salariés au sein du Conseil d'administration de Veolia. Ils s'impliquent avec professionnalisme dans les travaux du Conseil, auquel ils apportent à la fois leur expérience et leur connaissance approfondie du groupe. Grâce à eux, cette instance de gouvernance reflète mieux la diversité des parties prenantes de notre entreprise. Ce qui est crucial, à mes yeux, c'est qu'ils dialoguent avec les autres administrateurs, c'est-à-dire avec des représentants de banques ou de fonds d'investissement, avec d'autres dirigeants de groupes internationaux, avec des scientifiques, etc. Cela les amène à mieux percevoir les contraintes de notre entreprise et à prendre des décisions plus fondées.

Plus les parties prenantes seront présentes dans la gouvernance de l'entreprise, mieux celle-ci pourra répondre à la triple contestation qu'elle subit actuellement : sur son rôle et sa contribution à l'intérêt général, notamment en France, sur le fait qu'elle puisse être utile à de nombreuses parties prenantes, et pas seulement à quelques-unes, sur sa capacité à préparer l'avenir et prendre en compte des intérêts plus larges que ses seuls intérêts immédiats.

Nous en sommes témoins chaque jour, les idéaux qui traversent la société civile rejaillissent sur les entreprises et les interrogent. Il en est ainsi de la solidarité, du développement durable, de la transparence, etc. L'entreprise sait qu'elle sera toujours interpelée et que son positionnement, sans cesse remis en cause, sera sans cesse à renouveler. Ce constat vaut d'autant plus pour les grandes entreprises : être questionné est une des servitudes du leadership. Mais l'entreprise sera plus qu'interrogée : avec insistance, elle sera conviée à faire siennes des causes qui la dépassent, mais qui, néanmoins, sont primordiales pour son avenir.

Propos recueillis par Antoine Rebérioux


Notes

1

Blanche Segrestin, Armand Hatchuel et Kevin Levillain, PSL Research University, 2012.