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 Démographie, économie, culture


Hervé LE BRAS Démographe, Institut national d'études démographiques (INED) ; historien, École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Contact : herve.le-bras@ehess.fr

Les rapports de la démographie et de l'économie ont été complexes dès l'apparition de l'étude des populations. William Petty au xviie siècle et Thomas Malthus au xviiie siècle, qui étaient économistes, posent les fondations de la démographie. Mais dans le courant du xixe siècle, l'intérêt pour l'étude scientifique des populations glisse vers la biologie, à la suite du succès de la théorie de l'évolution. C'est dans ce cadre qu'apparaissent les théories eugéniques qui seront dominantes jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Cependant, dès les années 1920, un rapprochement s'opère entre la démographie et l'anthropologie culturelle qui prend une grande ampleur après 1945. Par une sorte de retour aux sources, depuis les années 1950, les préoccupations économiques connaissent un retour d'intérêt avec les travaux d'Alfred Sauvy et Jean Fourastié, et aux États-Unis de Gary Becker. Aujourd'hui, les études démographiques s'appuient surtout sur l'anthropologie culturelle et l'économie, comme on le montre avec trois études de cas pour terminer.

Au départ, la démographie était destinée à former une branche de l'économie. Son fondateur William Petty était aussi l'un des premiers économistes modernes. La refondation de la démographie par Thomas Malthus, titulaire de la première chaire portant le titre d'économie politique1, aurait dû l'enraciner un peu plus dans la discipline économique. Il n'en a rien été car les très nombreuses controverses de l'Essai malthusien durant tout le xixe siècle et une partie du xxe siècle ont doté la démographie d'un important soubassement biologique, puis culturel, irréductible à l'économie politique.

Petty le virtuose

En 1661, William Petty est un homme encore jeune de trente-sept ans, mais il a déjà une longue carrière derrière lui. Avec onze amis, dont Robert Boyle et John Wallis, il fonde la Royal Society, la première académie des sciences modernes, toujours active. Charles II, rappelé d'exil, est méfiant devant cette institution trop libre dont les membres ont joué un rôle durant la guerre civile. Pour les moquer, il les qualifie de virtuosi, terme péjoratif à l'époque. Mais Petty est un virtuose au sens moderne du terme. Appelé en Irlande par le gouverneur, frère de Cromwell, pour attribuer la terre d'Irlande aux cinquante hommes d'affaires (les adventurers) qui avaient financé la guerre et aux quelque 15 000 soudards qui avaient conquis le pays, Petty réalisa le premier recensement moderne, le Down Survey. Revenu à Londres, il rédigea un traité des taxes proposant une réforme des finances qui aujourd'hui encore sonne de façon moderne et il tint la main de son ami John Graunt pour rédiger le premier traité de statistique et de démographie, les Observations naturelles et politiques. Plus tard, avec son Anatomie politique de l'Irlande, il composera le premier traité de comptabilité nationale. Le Down Survey ne fut pas publié. Il fut redécouvert seulement en 1850. Le traité des taxes n'était pas signé et les Observations portaient le nom de John Graunt. Les contemporains connaissaient la paternité de Petty, mais elle fut effacée dans les siècles suivants et restituée seulement assez récemment après des controverses vigoureuses (Le Bras, 2000). Ainsi, le même homme a été à l'origine des trois disciplines, la statistique, l'économie et la démographie, qu'il ne distinguait pas encore les unes des autres. Petty fondait son économie sur la terre et le travail (Hands and Land), ce qui lui valut d'être qualifié par Karl Marx de « père de l'économie politique » et le poussa à s'intéresser aux populations et à leurs compétences. Assistant de Thomas Hobbes dans sa jeunesse, lequel avait été lui-même assistant de Francis Bacon, Petty professait une admiration à la fois pour les mathématiques et le principe de souveraineté qu'avaient adopté les monarchies absolues modernes. La statistique fournissait les données, la démographie les mettait en forme (Petty est l'auteur de la première table de mortalité) et l'économie les utilisait pour gouverner l'État. Il avait qualifié l'ensemble d'« arithmétique politique », terme qui est resté pour désigner plusieurs auteurs de cette époque dont Vauban.

Le mot démographie est abusif à l'époque de Petty car il n'apparaît qu'en 1855 dans un ouvrage d'Achille Guillard qui le définit ainsi : « la statistique humaine ou démographie, connaissance mathématique des populations, de leurs mouvements généraux, de leur état physique, civil, intellectuel et moral ». Vaste programme. Les termes d'économie et de statistique, moins anachroniques, ne sont pas employés par Petty. Le terme de population lui-même ne sera introduit qu'en 1753 dans les Political Discourses de David Hume et presque immédiatement repris par Mirabeau dans son Ami des hommes. Durant le xviiie siècle, les travaux de démographie se concentrent sur les tables de mortalité sans qu'il en résulte une fondation disciplinaire. En 1798, avec l'Essai de Thomas Malthus, la démographie est à nouveau ressaisie par l'économie.

Malthus et ses épigones

On connaît l'apologue du chapitre 1 de l'Essai avec les deux croissances, géométrique de la population et arithmétique des subsistances, ainsi que la crise qui résulte de leur rythme différent. On prête moins d'attention à la description fine du processus de leur désajustement et réajustement au chapitre 2 : la population dépasse le seuil de subsistance. Les prix augmentent, le coût du travail diminue, ce qui pousse les propriétaires à accroître les cultures, la population stagne ou régresse jusqu'à ce que les investissements réalisés lui permettent de repasser sous le seuil de subsistance et de reprendre sa croissance si bien que « ces mêmes mouvements de recul et de progrès du bien-être se répètent ».

C'est une description en termes d'économie qui a donné lieu dans les années 1980 à des modèles mettant en évidence un malthusian trap empêchant la croissance du niveau de vie malgré celle de la production et de la population (Lee, 1986). Mais considérer en bloc la population n'a pas grande signification. Dès le chapitre 4, Malthus sépare les riches des pauvres. Pour ne pas compromettre leur niveau de vie et ne pas descendre dans l'échelle sociale, les riches retardent la constitution de leur famille jusqu'à ce qu'ils aient les moyens de l'entretenir. C'est la moral restraint qui se manifeste par le mariage tardif ou le célibat définitif que Malthus qualifie de « frein préventif ». Au contraire, les pauvres se reproduisent sans mesure, ce qui les expose aux crises de mortalité, le « frein positif ». Avec une telle distinction, Malthus s'aventure au-delà de l'économie stricto sensu. Le partage entre riches et pauvres varie en effet de société à société pour des raisons historiques, culturelles et politiques.

Les controverses qui émaillent le siècle suivant s'attaquent rarement à l'aspect économique de l'Essai, mais ciblent soit les progressions mathématiques du chapitre 1, soit les aspects de politique sociale du chapitre 4 (et des développements sur les lois des pauvres). Adolphe Quetelet, Pierre-François Verhulst (la loi de croissance logistique), Michael Thomas Sadler (l'accroissement démographique est en proportion inverse de la densité), Achille Guillard (l'équation générale des subsistances) croient trouver mieux que les progressions géométriques et arithmétiques. Karl Marx et Pierre-Joseph Proudhon s'insurgent contre les considérations sur les pauvres. Arsène Dumont pousse l'argument du frein préventif dans la direction de l'ascension sociale. Les petits bourgeois ont une faible fécondité non parce qu'ils ne pourraient pas maintenir leur niveau de vie avec une large progéniture, mais parce qu'ils gardent toutes leurs ressources en vue de progresser dans la société. Il parle à ce sujet de « capillarité sociale ». Un auteur aura cependant lu attentivement Malthus. Il écrira que sa théorie de l'évolution lui doit beaucoup : Charles Darwin.

La démographie biologique

Darwin n'est pas devenu démographe, mais la mortalité et la fécondité différentielles occupent une place centrale dans la sélection telle que la construit L'Origine des espèces, et les unions aussi, avec la sélection sexuelle étudiée dans The Descent of Man. La théorie de l'évolution va alors profondément modifier la démographie dans deux directions, le darwinisme social et l'eugénisme, d'une part, la mesure de la fécondité et la dynamique des populations, d'autre part. Darwin montre que les espèces, en perpétuel changement, donnent naissance à de nouvelles espèces par sélection naturelle. Elles y parviennent au moyen de deux mécanismes, l'hybridation qui créée des espèces mieux adaptées et la sélection des mutations favorables. Très rapidement, les disciplines sociales acclimatent la théorie de l'évolution en traitant les groupes humains comme des espèces différentes. Darwin avait bien parlé de races au sens anglais du terme, sens dans lequel nous parlons de races de chiens ou de chevaux, mais il les avait soigneusement distinguées des espèces. Pour les darwinistes sociaux et les eugénistes, seules la sélection et la conservation des mutations favorables comptent. Ils dévalorisent l'hybridation donc le métissage. Ils biologisent les classes inférieures de la société sous le vocable de unfits (inadaptés) par différence avec les classes supérieures, les fits. Dans son best-seller L'homme cet inconnu, Alexis Carrel le résumera par la formule : « Il importe désormais que les classes sociales soient des classes biologiques. » Or les classes inférieures se reproduisent plus vite que les supérieures. De ce fait, la mesure de la fécondité devient un enjeu majeur des théories eugénistes à la fin du xixe siècle car elle conditionne le taux de croissance.

Dans ce contexte, un remarquable biologiste et mathématicien Alfred Lotka impose une mesure de la fécondité qui dépend seulement de l'âge de la femme indépendamment de son éventuel époux, les taux de fécondité par âge, dont la somme de quinze à cinquante ans est notre indice habituel de fécondité. Plus crûment, à l'époque, et plus logiquement, on ne comptait que les naissances féminines, pour lesquelles l'indice de fécondité était nommé « taux de reproduction ». La combinaison des taux de fécondité et de mortalité par âge permet de reconstituer la dynamique d'une population. C'est de cette manière que les services statistiques du monde entier et la division de la population des Nations unies réalisent encore maintenant des prévisions démographiques dites « projections ». Lotka fonde ainsi le paradigme auquel adhèrent encore aujourd'hui au moins 95 % des démographes, ce qui est la définition du paradigme proposée par Thomas Kuhn.

Émergence de la culture

Durant l'entre-deux-guerres, l'idée que les différences de fécondité entre classes sociales ou entre pays ne sont pas d'origine biologique mais culturelle a des difficultés à se frayer un chemin. Le premier président de l'Union internationale des démographes Raymond Pearl, fondateur de l'Association internationale des démographes et de l'Office for Population Research de l'université de Princeton, est brocardé quand il affirme que les différences de fécondité sont dues à l'usage de la contraception. Franz Boas, à l'origine de l'anthropologie culturelle moderne, se voit refuser la parole aux congrès internationaux de démographie de Berlin en 1935 et de Paris en 1937. Mais la défaite du nazisme signe aussi celle du darwinisme social et de l'eugénisme. Le progrès des observations et des méthodes démographiques fait le reste. Louis Henry, mathématicien et démographe historien, établit qu'en l'absence de tout contrôle de la reproduction, une femme a en moyenne quinze enfants. Comme le maximum national observé dans le monde ne dépasse pas huit enfants par femme, partout les sociétés régulent leur fécondité. Associé à l'anthropologue Meyer Fortes, Frank Lorimer, l'un des successeurs de Pearl à Princeton, publie un gros livre Culture and Human Fertility (Lorimer et al., 1954) dans lequel il passe en revue un nombre impressionnant de sociétés dont il détaille les procédures sociales ou individuelles de contrôle de la fécondité. Presque au même moment, l'ethnopsychiâtre George Devereux publie son étude sur l'avortement dans quatre cents sociétés traditionnelles ou anciennes (Devereux, 1955). À part dix d'entre elles où le fait n'est pas prouvé, toutes les autres pratiquent diverses formes d'avortement.  Contraception, mariage tardif, célibat définitif, infanticide, avortement, toutes les sociétés combinent ces techniques pour éviter une croissance trop rapide qui les déstabiliserait. La biologie est certes la base première de la démographie, mais elle n'explique pas les différences de fécondité, de mortalité et encore moins de nuptialité.

Le retour de la démographie dans le giron des sciences sociales facilite aussi un regain d'intérêt pour ses liens avec l'économie. En France, Alfred Sauvy et Jean Fourastié, tous deux grands connaisseurs de la littérature économique du xviiie siècle, sont à l'origine de ce renouveau. Aux États-Unis, Ansley Coale, à propos des perspectives démo-économiques de l'Inde, et surtout Gary Becker, avec son traité d'économie de la famille, réintroduisent les considérations d'économie en démographie. Désormais, les deux disciplines sont liées par des chaires communes à l'université et par des revues scientifiques. Quatre exemples illustrent le mélange d'histoire, de culture et d'économie que cristallise aujourd'hui la démographie pour expliquer les mouvements de population.

Interférence de l'économie et de la culture en démographie

L'évolution de la fécondité en France de 1937 à aujourd'hui fournit une première illustration. 1937 parce que le tout début du baby boom se produit cette année-là. Il est interrompu par la guerre, mais reprend vigoureusement après 1945. Ce changement séculaire ne s'explique pas par les politiques familiales : le baby boom touche aussi bien les pays qui ont adopté une telle politique que les autres. La fin des hostilités n'est pas non plus une raison suffisante puisque le baby boom se produit dans les pays neutres comme la Suède et la Suisse. L'indice de fécondité de la France qui oscille entre 2,6 et 3 enfants par femme depuis 1945 commence à diminuer en 1965 jusqu'à atteindre 2 en 1974. Cela s'explique par la généralisation des moyens modernes de contraception qui permettent d'éviter les grossesses non désirées qui représentaient entre le quart et le tiers du total. Effectivement, la réduction de 2,8 enfants en moyenne à 2 enfants représente une baisse de 30 %. À partir de 1974, l'indice de fécondité diminue rapidement pour se stabiliser autour de 1,75 jusqu'à la fin du siècle. Ici, les vicissitudes économiques l'expliquent facilement. Avec la crise pétrolière, le chômage des jeunes augmente rapidement. Les couples retardent la constitution de leur famille tant qu'ils ne peuvent pas compter sur un revenu stable et les plus jeunes allongent la durée de leurs études pour améliorer leurs chances de trouver un emploi. Mécaniquement, un retard des conceptions de n mois entraîne une baisse de l'indice de fécondité de n/12. Or, entre 1975 et 2000, le vieillissement de l'âge moyen des mères à leur maternité a été de trois ans, soit trente-six mois en vingt-cinq ans, soit encore 1,45 mois par an. Une fécondité de deux enfants en régime permanent retardée de 1,45 mois par an donne un indice de fécondité : 2 × (1 – 1,45/12) = 2 × 0,88 = 1,76, une valeur effectivement observée sur cette période. À partir de 2000, le retard des maternités diminue et, logiquement, l'indice remonte vers la valeur 2. L'impact des conditions économiques n'a donc pas porté sur la dimension finale des familles, mais sur le déroulement des conceptions. Au contraire de l'élévation de l'âge moyen à la maternité, la fécondité de deux enfants par femme n'a aucune justification économique. Elle obéit à un modèle culturel qui s'est implanté à la fin des années 1930, vraisemblablement comme conséquence d'un demi-siècle de mesures politiques (et de propagande) pour relever la natalité. Ces deux enfants étaient masqués au moment du baby boom par les naissances non désirées, puis après 1974 par le retard de la maternité. On est donc en présence d'une conception particulièrement stable de la famille puisqu'elle dure depuis près de quatre-vingts ans. On peut parler à ce propos d'une culture de la famille de deux enfants.

Le second exemple le confirme a contrario. Il concerne l'évolution de la fécondité en Allemagne depuis 1945. La courbe de l'indice de fécondité allemande est rigoureusement parallèle à celle de l'indice français, mais 0,5 enfant plus bas. Même des accidents mineurs comme un léger regain autour de 1980 apparaissent simultanément dans les deux pays. L'explication économique tient puisque l'arrivée des moyens modernes de contraception et la crise pétrolière touchent les deux pays aux mêmes dates. Mais le déficit de l'Allemagne par rapport à la France ne s'explique pas par des raisons économiques. Les raisons culturelles sont ici à l'œuvre. La socialisation de l'enfant est pensée et vécue très différemment dans les deux pays. En France, on considère que socialiser l'enfant avec des enfants du même âge est important pour son développement psychique et social dès la petite enfance. En Allemagne, au contraire, c'est le soin et les attentions de la mère qui sont censés parvenir au même objectif. En France, il faut rapidement donner à l'enfant au moins un compagnon ou une compagne. En Allemagne, les mères hésitent à concevoir devant la lourde responsabilité qu'on leur fait porter.

Le troisième exemple situé en Afrique occidentale garde de l'actualité. On s'étonne que les femmes de cette région conçoivent en moyenne plus de cinq enfants au cours de leur existence. Étant donné leur niveau de revenus, cela paraît déraisonnable. On a d'abord attribué le fait à l'ignorance des méthodes contraceptives et à la transition démographique : quand la mortalité fauchait la moitié des enfants avant cinq ans, en concevoir cinq donnait une probabilité raisonnable d'en conserver un ou deux. Les progrès dans la lutte contre la mortalité infantile permettent maintenant à 90 % des enfants de ces régions d'atteindre l'âge adulte, mais l'habitude des naissances nombreuses résiste au changement des conditions sanitaires. Un démographe et anthropologue, John Caldwell, qui avait longuement enquêté dans ces pays a donné une autre explication mieux en phase avec le raisonnement économique. Dans ces pays, l'enfant est productif dès son jeune âge, soit directement, soit surtout par substitution à un adulte. En gardant le troupeau familial ou l'étalage de sa mère au marché, il libère l'activité d'un adulte. Le travail des enfants nous choque à juste titre, mais il a été une constante de l'histoire humaine, contrecarrée seulement par le développement de la scolarité. Une seconde raison plus récente pousse à procréer une descendance nombreuse. Dans les réseaux familiaux, il se trouve le plus souvent un parent même lointain qui a réussi en ville et qui peut s'attacher les services de l'un de vos enfants dont la réussite rejaillira à son tour sur le reste de la maisonnée. « Plusieurs enfants, c'est plusieurs possibilités de ce type, plusieurs billets de loterie. », dit John Caldwell. Ainsi, ce qui était attribué d'abord à la culture en raison de son irrationalité apparente regagne le domaine des comportements économiques rationnels quand on pousse l'analyse.

Le dernier exemple est plus conjectural dans l'état actuel des connaissances. Il concerne l'évolution de la fécondité en Iran. Jusqu'en 1985, les femmes iraniennes donnaient naissance à 6,5 enfants en moyenne. L'arrivée au pouvoir de Khomeiny en 1988 n'avait pas changé leurs habitudes. Soudainement en 1985, l'indice de fécondité passe à 6,2 enfants. Au cours des années suivantes, la baisse s'accélère. En 2005, il passe au-dessous de deux enfants par femme, sa valeur en France. Il est actuellement autour de 1,7. En vingt ans, l'Iran a accompli un parcours qui a pris plus de deux siècles en France (la fécondité y baisse dès le milieu du xviiie siècle). Les explications habituelles ne sont d'aucun secours. L'éducation des femmes a progressé, mais à un rythme beaucoup plus lent que cette véritable chute de la fécondité. Le pays n'est pas non plus un exemple d'occidentalisation rapide des mentalités et des mœurs. La longue guerre entre l'Irak et l'Iran ne peut pas être invoquée puisque la fécondité aurait alors dû remonter à son issue. Reste la date de 1985 qui, comme 1974, touche à l'histoire pétrolière. Cette année-là, le cours du pétrole chute durablement. On parle de fin de la rente pétrolière. Or le niveau de vie des Iraniens avait profité de la hausse du cours du pétrole à partir de 1974. Ils avaient en particulier investi dans l'éducation de leurs enfants. Soudain, leur plan était compromis. Ils ne pouvaient pas à la fois entretenir une famille nombreuse et doter leurs enfants d'un bon capital humain. Ils ont choisi la seconde part de l'alternative en limitant le nombre de leurs enfants. Cette explication rappelle le raisonnement de Gary Becker sur le compromis (trade off) entre qualité et quantité des enfants, mais s'en éloigne aussi.

Pour Gary Becker, il existe une fonction d'utilité telle que son maximum pour un coût total de la descendance (produit du nombre d'enfants par leur coût unitaire d'éducation) varie en sens inverse du nombre d'enfants. Autrement dit, plus le revenu est élevé, plus le nombre d'enfants est faible et plus le coût de l'enfant est élevé, ce que l'on observe dans les pays développés et qui semblait à première vue une anomalie puisque les riches ont les moyens d'élever plus d'enfants que les pauvres. Dans ce modèle, une hausse du revenu se traduit par une diminution de la fécondité, et vice versa. Or l'évolution de la fécondité en Iran a suivi la direction opposée. Elle a diminué quand le revenu diminuait. La solution de la contradiction met en évidence l'écart entre la démographie et l'économie. Becker suppose que les ajustements entre revenu et dimension de la famille sont quasiment instantanés. La démographie prend en compte la durée de l'élevage et de l'éducation de l'enfant qui peut s'élever à une vingtaine d'années. Une fois l'enfant né, il faudra en assurer le coût durant ce long laps de temps. Si le revenu baisse, le coût demeure. La seule manière d'équilibrer le budget familial est alors de renoncer à des naissances supplémentaires.

Ce dernier exemple explicite une opposition implicite dans les trois autres exemples, entre le long terme de la démographie et le court terme de l'économie, particulièrement de l'économie financière. Pour les réconcilier, en forçant le trait, on pourrait avancer que le temps de la démographie est du type Kondratieff, tandis que le temps de la finance est le plus souvent annuel et peut se réduire à des fractions de seconde sur les marchés. Les deux disciplines sont ainsi complémentaires.


Notes

1 En 1806, au collège londonien des Indes orientales.

Bibliographies

Devereux G. (1955), Abortion in 400 Primitive Societies, Julian Press.
Le Bras H. (2000), Naissance de la mortalité : l'origine politique de la statistique et de la démographie, Gallimard.
Lee R. (1986), « Malthus and Boserup: a Dynamic Synthesis », in Coleman D. et Schofield R. (éd.), The State of Population Theory, Basil Blackwell, pp. 96-130.
Lorimer F., Fortes M. et al. (1954), Culture and Human Fertility, Unesco.