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 Perspectives monétaires et financières : stagnation séculaire ou mutation du capitalisme ?


Michel AGLIETTA

* Conseiller, CEPII et France Stratégie. Contact : michel.aglietta@cepii.fr.

Depuis la grande crise financière de 2008, les économies développées sont entravées par la baisse de la rentabilité du capital, la demande anémique en Europe et la menace de déflation. Pour expliquer cette logique qui s’auto-entretient, il a été fait appel à l’hypothèse de stagnation séculaire. Plus récemment, les pays émergents rencontrent de grandes difficultés. Nombre d’entre eux, Chine en tête, souffrent de surcapacités de production industrielle, du ralentissement du commerce international et de l’effondrement des prix des matières premières.

La conjonction de ces processus dépasse l’incidence de la crise financière. Elle est le signe d’une mutation du capitalisme. Un aspect majeur est l’incapacité de la finance globalisée à prendre en charge les investissements de long terme d’une nouvelle révolution industrielle pour le développement durable. Une autre finance émerge, centrée sur les banques publiques de développement, qui s’établira sur le multilatéralisme monétaire et l’avènement du DTS en tant que liquidité universelle.

Se prononcer sur des perspectives de long terme est une gageure. Cet exercice est l’apanage des institutions économiques internationales. Toutefois, les résultats ne convainquent guère. Prolonger des séries historiques pour donner des trajectoires chiffrées de croissance mondiale jusqu’à 2050 ou 2060 n’a guère de sens. Nous sentons bien que nous faisons face à l’incertitude radicale de l’avenir plus intensément que jamais depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous éprouvons les symptômes d’une crise systémique de longue durée dans de multiples dimensions : économique, financière, sociale, environnementale et géopolitique.

Pour tenter d’interpréter les interactions entre ces différentes dimensions, l’idée de stagnation séculaire a été avancée. Considérée dans une approche historique, c’est une époque de transition liée aux révolutions industrielles que le capitalisme engendre. Chaque révolution industrielle produit non seulement des innovations technologiques et de nouveaux types d’entreprises pour les déployer, mais aussi les institutions qui déterminent la cohérence d’un régime de croissance, en créant et en consolidant les comportements qui vont permettre l’appropriation des innovations dans les modes de vie (Boyer, 2015).

Or les temporalités de ces mutations sont discordantes, de sorte que le régime de croissance en dégénérescence coexiste avec celui qui n’est qu’émergent et qui n’a pas encore établi ses institutions régulatrices. Ce sont les époques des crises systémiques de longue durée. Mettons en perspective la crise que nous vivons avant d’en évoquer les aspects économico-financiers et internationaux. On pourra alors s’interroger sur l’avènement d’un régime de croissance inclusif et soutenable.

Révolutions industrielles, crises financières systémiques et stagnation séculaire

Les révolutions industrielles nourrissent l’accumulation du capital sur de longues périodes parce qu’elles bouleversent la vie des sociétés. S’inscrivant dans la logique capitaliste, ces innovations radicales sont concrétisées dans les structures de la production et dans les modes de vie par les paris de la finance (Schumpeter, 1939). Le tableau 1 repère les phases de déploiement des innovations séculaires du capitalisme depuis le début de l’ère industrielle. Les phases d’adaptation sont toujours marquées par des crises financières de grande ampleur qui résultent des excès dans la valorisation des promesses de rentabilité que ces innovations engendrent.

Tableau 1 - Innovations séculaires
Sources : Landes (1969) ; Aglietta (1997), suggestions de l’auteur pour le début du XXIsiècle.

Chacune des trois grandes crises financières systémiques depuis les débuts de l’âge classique du capitalisme au milieu du xixsiècle est liée à la crise d’adaptation dans le déploiement d’une innovation séculaire. La première est la Grande Déflation (1873-1896), la deuxième, la Grande Dépression (1929-1949), est interrompue par la Seconde Guerre mondiale, la troisième est la Grande Stagnation (2008- ?). Dans la Grande Déflation des années 1873 à 1896, le désendettement a été très lent avec de multiples rebonds et retombées en récession. Dans la Grande Dépression des années 1930, le désendettement s’est fait par destruction de capital. Il a été violent et a désorganisé le système économique et fragmenté l’économie mondiale. Dans la Grande Stagnation, où nous sommes engagés depuis 2008, l’endettement ne cesse de progresser et la crise se développe en trois phases : États-Unis en 2008-2009, Europe en 2011-2014 et le monde émergent à partir de 2015.

Le débat sur la stagnation séculaire, dans lequel s’inscrit l’interprétation des crises systémiques, a été relancé par Summers (2014). C’est un état persistant d’incapacité de l’économie à réaliser simultanément le plein-emploi, une cible d’inflation et le maintien de la stabilité financière. C’est le fléchissement des progrès de productivité qui est la première caractéristique de la stagnation séculaire. À l’aide des données de Maddison (2003), prolongées dans la dernière période par les comptes nationaux, on peut calculer l’évolution du PIB par habitant aux États-Unis et en Europe occidentale (cf. tableau 2).

Tableau 2 - Croissance du PIB par habitant (en % annuel moyen)
Sources : Angus Maddison data base ; OCDE (comptes nationaux).

Les raisons de la faiblesse des gains de productivité sont multiples et leurs incidences difficiles à quantifier. Toutefois, le marasme persistant de l’investissement productif est prépondérant. Pour l’expliquer, il faut comprendre l’imbrication des entreprises non financières et de la finance dans le capitalisme financiarisé.

Stagnation séculaire et cycle financier dans le capitalisme contemporain

Le taux d’accumulation nette du capital a fortement diminué en Allemagne et en France entre 1975 et 1985, a eu une reprise sans lendemain au tournant des années 1990, puis est resté sur un plateau autour de 2 % de 1995 à 2007. Le Royaume-Uni et les États-Unis ont connu des cycles immobiliers prononcés, ce dernier pays bénéficiant, en outre, de la vague d’innovations des technologies de l’information et de la communication (TIC). Puis l’accumulation du capital s’est effondrée partout à partir de 2008 (cf. graphique 1 infra).

Graphique 1 - Évolution du taux d’accumulation nette du capital
Source : Auvray et al. (2016, chap. 2, fig. 12).

Selon le World Economic Outlook du Fonds monétaire international (FMI) d’avril 2015, l’investissement privé dans le groupe des pays avancés était, en 2014, 20 % en dessous du niveau qu’il aurait atteint s’il avait suivi sa trajectoire antérieure à la crise, et le PIB potentiel 8,5 % en dessous. Mais la trajectoire précrise n’était-elle pas financièrement insoutenable ? En outre, tous les types d’investissements ont chuté. Même si l’investissement résidentiel privé a connu le plus fort déclin, l’investissement productif des entreprises, part la plus importante de l’investissement privé total, explique près des deux tiers de la baisse.

Cette attrition de l’accumulation du capital a entraîné avec elle celle des progrès de productivité. Elle est compatible avec la disparition de la rentabilité marginale nette du capital, c’est-à-dire la baisse du taux d’intérêt naturel, à des niveaux nuls ou négatifs, à la suite d’une chute spectaculaire au début de la crise financière, sans rétablissement (cf. graphique 2 ci-contre).

Graphique 2 - Taux d’intérêt naturel américain, 1970-2014
Source : Aglietta et Brand (2015, p. 26, graph. 1).

Les conditions monétaires et financières affectent l’économie réelle d’au moins deux manières : d’une part, en amplifiant le cycle économique et, d’autre part, en altérant le sentier de la croissance potentielle. Les deux dynamiques interfèrent dans le cycle financier de longue période mis en évidence par la Banque des règlements internationaux (BRI) (Borio, 2014), de sorte que la croissance de long terme est un processus évolutionniste qui peut déboucher sur une « stagnation séculaire », dont la durée dépend notamment des politiques économiques mises en œuvre pour en sortir. Ce phénomène est théoriquement et historiquement crucial. Contrairement au postulat néoclassique, pour lequel tout va toujours très bien à long terme puisque le PIB potentiel est supposé suivre un équilibre dynamique optimal, il n’y a pas indépendance entre la croissance potentielle et le cycle des affaires, car les deux composantes des évolutions du PIB sont conjointement influencées par le momentum du cycle financier.

Dans le capitalisme financiarisé, soumis au cycle financier, il est possible que le régime de croissance soit financièrement soutenable, au sens où la dépense agrégée absorbe la production courante sans accumuler de vulnérabilités dangereuses dans le système financier. Mais il est socialement et politiquement insoutenable à long terme si le taux d’intérêt naturel demeure si bas qu’il décourage l’investissement productif, détériore l’employabilité, asphyxie les « esprits animaux », déprime les salaires et ne parvient pas à faire décoller l’inflation. C’est ce piège de basse pression auto-entretenue qui constitue la stagnation séculaire.

La crise financière systémique s’étend au monde entier

L’état de la finance mondiale est inquiétant. Les déséquilibres financiers qui ont conduit à la crise systémique des pays avancés se sont généralisés au monde entier avec la même logique de surendettement du secteur privé, exacerbé par les politiques monétaires des pays occidentaux et du Japon. Les banques centrales anglo-saxonnes ont mis leur taux directeur au voisinage de zéro dès la fin de 2008. Par ses trois étapes de politique quantitative, la Federal Reserve (Fed) américaine a injecté 4 000 Md$ de liquidités sur huit trimestres, relayée par l’ensemble des banques centrales de l’Occident et du Japon, à des taux d’intérêt extrêmement bas. Certes, la crise appelait une réponse de politique monétaire hors du commun. Mais très peu a été fait pour maîtriser la finance, donc l’usage de ces liquidités. D’abord, les malversations des banques d’investissement ont pris une ampleur gigantesque avec les manipulations du Libor et des marchés de change, sans que la moindre poursuite pénale ne soit engagée. Ensuite, les excès du crédit sous toutes leurs formes ont gagné l’ensemble de la planète.

La volonté des banques centrales de relancer la dépense du secteur privé, alors que la rentabilité marginale du capital s’effondrait, a conduit les taux de marché à des niveaux extrêmement bas, voire négatifs sur les obligations les plus sûres. Ainsi, les Bunds allemands à dix ans affichaient-ils un niveau de –0,2 % à la fin de novembre 2015. La forte pression induite sur la rentabilité de la finance a exacerbé la prise de risque excessive de la part d’acteurs à la recherche de rendement. Après avoir créé le chaos dans les marchés immobiliers occidentaux, les mêmes intermédiaires ont jeté leur dévolu sur les pays dits « émergents » qui avaient eu la bonne fortune de ne pas être impliqués dans la première phase de la crise. C’est ainsi que l’endettement a fortement progressé depuis 2007 dans les grands pays émergents à l’exception de l’Inde (cf. graphique 3).

Graphique 3 - L’endettement des pays émergents (en % du PIB)
Source : calculs de Aglietta et Coudert (2015).

À partir des 4 000 Md$ de liquidités créées par la Fed, une grande partie a été attirée par le secteur privé des économies émergentes. 7 000 Md$ de crédits ont financé les entreprises émergentes. La mésallocation de ce torrent de liquidités a provoqué une baisse drastique de la rentabilité et a accumulé des surcapacités de production, notamment en Chine, avec des répercussions sur toute l’Asie. Le FMI estime à 3 000 Md$ le surendettement des économies émergentes, dont les trois-quarts logés dans les entreprises. Ce niveau est d’autant plus alarmant que la déflation des prix à la production mondiaux dans l’industrie s’étend déjà sur de nombreux mois. Dans ces conditions, le désendettement de l’économie mondiale, de plus en plus nécessaire, devient de plus en plus difficile, paralysé par la combinaison du défaut de demande en Europe et de l’excès d’offre en Asie.

Les questions qui se posent sont alors les suivantes. Les États-Unis peuvent-ils encore jouer le rôle de seul moteur de l’économie mondiale ? Quand le cycle financier mondial atteindra-t-il son sommet ? Les banques centrales peuvent-elles repousser indéfiniment les limites de l’endettement ? Avant d’aborder ces questions, suivons le Financial Stability Board pour observer que rien n’a changé dans la machine à dettes qu’est la finance globale.

Pas moins de 9 000 Md$ de crédits et d’émissions d’obligations ont financé le secteur privé à l’étranger depuis 2007 dans une cascade de leviers par carry trade à partir de l’émission monétaire des banques centrales. On peut identifier cinq canaux de transmission :

  • premier canal (substitution d’actifs) : les investisseurs qui vendent les titres américains à la Fed utilisent le cash pour acheter la dette émergente pour le rendement (pas de levier en principe) ;
  • deuxième canal (carry trade bancaire) : la Fed achète les titres aux banques commerciales qui prêtent le cash au shadow banking (hedge funds, brokers dealers et autres fonds d’investissement à levier, souvent associés dans des holdings financiers sous l’égide des banques d’investissement). Ces entités achètent des instruments monétaires dans les marchés émergents. Il y a un multiplicateur à la source parce que pour 10 dollars de cash, un hedge fund emprunte 30 dollars sur le marché monétaire américain et investit 40 dollars en titres de dettes à risque de crédit dans les pays émergents, souvent sous la forme d’instruments synthétiques (exchange-traded funds) ;
  • troisième canal (interventions sur le change) : les banques centrales des pays émergents qui voient arriver les flux de capitaux combattent l’appréciation du change qu’ils déclenchent en achetant les dollars et en émettant de la monnaie nationale qui se loge dans les réserves des banques nationales. Celles-ci prêtent un multiple de ces réserves ;
  • quatrième canal (carry trade des entreprises) : les entreprises (multinationales et locales) se transforment en intermédiaires financiers, c’est-à-dire qu’elles émettent des obligations en dollars à bon marché pour acheter des obligations plus rémunératrices en monnaies nationales, ou bien elles déposent dans les banques commerciales locales qui en prêtent un multiple aux entreprises locales ;
  • cinquième canal : (investissements directs étrangers – IDE) : les crédits et les paiements intra-entreprises, à partir de multinationales inondées de cash, sont camouflés en investissements directs et amplifiés par la manipulation des prix de transfert pour entrer dans les systèmes financiers des pays émergents.

De la part des agents financiers et non financiers occidentaux, il s’agit de stratégies pour doper les rendements sans prendre directement le risque de financer des investissements réels. L’opacité des multileviers est telle qu’il est impossible de calculer le levier résultant. Ce qui n’est guère contestable, c’est que la dette totale des pays émergents est supérieure à ce qu’elle était dans l’ensemble des pays avancés à la veille de la crise financière. Le niveau est alarmant à cause de la déflation et de la baisse des profits.

Il n’est pas difficile de décrire l’enchaînement redouté. Il est beaucoup plus difficile de deviner où et quand il pourrait se déclencher. Un niveau élevé du rapport « dettes d’entreprises/PIB », dû à des mésallocations de capital ayant provoqué des surcapacités de production, fait baisser les prix de vente et les profits. La vulnérabilité des bilans s’étend rapidement. Des incidents de paiement finissent par éclater si la déflation se prolonge avec un impact négatif sur les salaires et les dépenses de consommation.

Lorsque les prêteurs initiaux retirent leurs capitaux parce que la politique américaine change de cap, que le dollar s’apprécie ou que des entreprises émergentes se retrouvent avec des cash-flows inférieurs aux charges des emprunts, les pays sont vulnérables à la hausse du dollar, qu’ils aient été endettés en dollars ou en monnaies nationales. Dans le premier cas, la détérioration des bilans est immédiate et devient cumulative avec la hausse des taux d’intérêt sur les dettes à renouveler. Les discordances de duration entre l’actif et le passif sont des facteurs d’insolvabilité. Dans le second cas, la dépréciation des monnaies nationales accroît l’inflation et force les banques centrales à élever leurs taux d’intérêt en situation de fragilité financière. Cela produit une hausse, qui peut être vive, du coût de refinancement des dettes des entreprises avec les mêmes conséquences que si elles étaient endettées en dollars.

Ces situations financières détériorées cachent un degré de fragilité du système financier international qui n’est peut-être pas très loin de celui de 2007. D’après les calculs des agences de notation, la corrélation moyenne entre les marchés globaux d’actifs (actions, obligations investment grade aux États-Unis, en Europe et dans les pays émergents, obligations high yields, matières premières) serait de 70 %, contre 80 % au paroxysme de la crise et 35 % sur la période 1997-2007.

Plusieurs raisons se conjuguent pour expliquer cette fragilité. En premier lieu, la surliquidité mise à disposition des marchés par les banques centrales fait baisser les rendements des actifs sûrs, met en difficulté les investisseurs à passif long et contractuel et provoque les paris agressifs dans la recherche des rendements, appelés gambling for resurrection. En deuxième lieu, la crise de 2008 a entraîné la concentration et l’interconnexion des opérateurs dans l’industrie de la gestion d’actifs. Cette réduction de concurrence s’est combinée au rétrécissement des actifs rémunérateurs pour conduire à la moindre diversification des portefeuilles. En troisième lieu, l’abondance de la liquidité de funding peut être associée à une rareté de liquidité sur certains marchés parce que les banques, contraintes par les ratios de Bâle III, rechignent au market making. Par conséquent, des marchés postulés liquides ne le sont plus. En quatrième lieu, l’usage généralisé des dérivés concentre le risque de contrepartie au lieu de le disséminer, comme on l’a abondamment observé auparavant. En conséquence, si la corrélation demeure élevée dans les marchés financiers globaux, la contagion devient la nouvelle normalité et les stratégies de diversification sont inopérantes.

Cela ne veut pas dire que l’épisode actuel de crise financière larvée donnera naissance au séisme qui s’est produit à l’automne 2008. Il s’agissait d’une crise immobilière dont les débiteurs ultimes étaient des ménages financés de telle manière que la corrélation des risques avait submergé le cœur du système bancaire international. Il s’agit aujourd’hui d’une crise qui concerne surtout des entreprises, publiques ou privées, mais toujours liées à des États qui ont, pour la plupart, la volonté et les moyens d’éviter les faillites. Il s’agit donc plutôt d’un affaiblissement durable de la croissance avec des entreprises zombies dont l’endettement est artificiellement renouvelé jusqu’à ce que l’excès de dette soit lentement résorbé. C’est donc le syndrome japonais qui prédomine et qui va entretenir la stagnation séculaire.

Il y a toutefois des différences notables entre les groupes de pays. C’est dans la majorité de l’Asie (hors Inde) que les gouvernements assument la reconduction des crédits pour éviter les faillites. Leur capacité à le faire provient de leur situation macroéconomique excédentaire et de l’accumulation antérieure de leurs réserves de change. Le temps de l’ajustement récessif sera d’autant plus long que le capital est piégé dans des secteurs non performants par la mésallocation antérieure. Le deuxième groupe de pays est celui où un accident financier peut se produire. En effet, leur situation macroéconomique est préoccupante. Le Brésil, la Turquie et l’Afrique du Sud sont très dépendants du financement en dollars à cause de leurs déficits courants. La baisse du change entraîne l’inflation et la forte montée des taux d’intérêt. Ces pays sont en risque d’une crise financière ouverte. Enfin, le troisième groupe est constitué de pays émergents à endettement privé limité parce que l’accumulation du capital y est faible et que les marchés des biens de consommation sont peu développés. C’est le cas de l’Inde, du Mexique, de l’Argentine et de la Russie. Les entreprises d’État peuvent y absorber les pertes sur les dettes douteuses par restructuration avec l’aide des États.

Pas de mutation du régime de croissance sans remise en ordre radicale de la finance et sans transformations profondes du système monétaire international

L’économie mondiale est structurée par l’hégémonie du dollar au sein d’un système que l’on peut appeler semi-étalon dollar (Aglietta et Coudert, 2014). Tant que cette hégémonie fonctionne, le « privilège exorbitant » permet à la politique américaine d’être unilatérale, parce que le système financier des États-Unis est immunisé contre les effets en retour des déséquilibres que leur politique provoque à l’étranger. Un bien collectif peut en résulter lorsque la politique monétaire expansive, menée par une banque centrale dont la mission est de maintenir le plein-emploi, contrebalance les forces récessives dans le reste du monde.

Or un aspect crucial de la mutation du capitalisme au plan macroéconomique international est la lente désagrégation de cette structure hiérarchique. L’économiste indien Arvind Subramanian a proposé un indicateur de pouvoir économique global pour mesurer les bases objectives de la prépondérance dans les relations internationales. C’est une moyenne du poids d’un pays dans le PIB mondial, dans le commerce international et dans les exportations nettes de capital. Lorsque le semi-étalon dollar a débuté en 1973, l’indicateur du pouvoir économique était de 18 % pour les États-Unis, 7 % pour l’Allemagne et autant pour le Japon. Ces deux pays étaient, en outre, dans l’orbite politique et militaire américaine et ne voulaient surtout pas que leurs devises jouent un rôle international. En 2010, le poids des États-Unis était de 14 %, celui de la Chine 12 % et celui du Japon 6 %. L’Allemagne était sortie du podium. En 2020, sous l’hypothèse d’une poursuite de la réforme chinoise selon les lignes de force en cours, les scores seraient de 15 % pour la Chine, 14 % pour les États-Unis et 5 % pour le Japon. Surtout, le yuan sera devenu la monnaie dominante en Asie grâce à une intégration du continent sous prépondérance chinoise par le financement des infrastructures. On remarque, en outre, qu’en l’absence d’une unification politique de la zone euro, les pays d’Europe n’exerceront plus d’influence notable en politique internationale.

Or le gouvernement chinois affirme sa volonté que le yuan joue un rôle déterminant dans le système monétaire international. Il prend date pour une transformation du système monétaire international en un système multilatéral avec une coordination institutionnalisée et l’établissement du droit de tirage spécial (DTS) dans le statut de liquidité ultime. Le principe multilatéral entraînerait une réforme du FMI pour gérer cette coordination et assumer la fonction de prêteur en dernier ressort international. L’établissement d’un prêteur international en dernier ressort, ouvert équitablement à tous les pays à la place du réseau de swaps que la Fed accorde exclusivement aux pays qui répondent aux critères politiques du gouvernement des États-Unis, serait un gain énorme d’efficacité collective. En effet, l’absence d’une liquidité ultime universelle force un grand nombre de pays à accumuler des réserves de change de montants très élevés pour auto-assurance, donc à stériliser des montants d’épargne qui seraient mieux employés dans des investissements à long terme.

Une telle évolution est-elle possible ? Elle peut résulter des perturbations monétaires inhérentes à la concurrence des devises. En effet, alors que leur pouvoir économique se réduit, les États-Unis ont vu leur influence financière augmenter démesurément depuis le début de la crise avec le doublement de la taille relative des flux bruts de capitaux transfrontaliers : 20 % du PIB mondial en 2007, 40 % en 2014. Ces flux n’ont aucune commune mesure avec les déséquilibres des balances courantes. Ils sont hypersensibles au changement des conditions financières dans le marché de gros de la liquidité en dollars. Ainsi, les forces examinées ci-dessus conduisent-elles à une érosion du « privilège exorbitant », en ce sens que les taux d’intérêt pivots sur les marchés financiers américains vont devenir dépendants des effets boomerang que leur politique unilatérale va provoquer. Lorsque cela se manifestera, l’incertitude sur les mouvements de change deviendra un enjeu pour le G20. Or l’état des relations internationales est préoccupant. L’opinion publique américaine devient plus hostile à la globalisation avec le chaos du Proche-Orient, la suspicion à l’égard de la Chine est à son plus haut et le Congrès est opposé à toute transformation significative du FMI. Au total, on est aussi loin que dans les années 1920 d’un cadre de concertation internationale.

Derrière les rapports politico-monétaires, ce sont deux conceptions de la finance et, par conséquent, du capitalisme qui s’affrontent. Les États-Unis ont dominé la conception de la globalisation qui a prévalu depuis les années 1970. Celle-ci s’est faite sous l’égide de la financiarisation des entreprises et de la prépondérance des marchés financiers. Sa légitimité s’est fracassée sur la crise financière systémique. Son insuffisance majeure est le manque dramatique d’investissements à long terme. La Chine propose à toute l’Asie et, au-delà, à l’ensemble du monde en développement, avec prolongement vers l’Europe à travers les deux routes de la soie, une globalisation fondée sur les infrastructures. L’investissement à long terme en est le moteur. La finance doit être restructurée pour accomplir la tâche énorme consistant à mobiliser des milliers de milliards de dollars d’investissements chaque année. Le défi de la réorganisation de la finance est de rendre compatible la rentabilité sociale des projets avec la rentabilité financière et la maîtrise des risques pour attirer l’épargne liquide surabondante.

Cette transformation de la finance est adéquate à l’avènement d’une nouvelle révolution industrielle (cf. tableau 1 supra) induite par la transition énergétique dans tous les secteurs de production et, plus généralement, par le changement des modes de vie sous la menace climatique. Devant ces enjeux, la globalisation s’approfondit. La production de biens publics, de biens communs et d’externalités positives va impliquer le retour du débat public à différents niveaux de responsabilité politique pour élaborer des programmations dans lesquelles les projets d’investissement soient complémentaires et coordonnés.

Parmi tous les biens publics, le climat est global. De plus, les effets de sa dégradation sont extrêmement différenciés, ce qui exacerbe encore les inégalités que la globalisation financière a infligées dans et entre les pays. Les marchés sont impuissants à répondre à l’urgence d’investissements à long terme engageant tous les pays. Seul un bien public global peut surmonter la dégradation d’un autre bien public global. Autrement dit, le Fonds Vert pour le climat doit être capitalisé par émission de DTS qui signalerait que la communauté humaine accorde une valeur sociale universelle à la révolution industrielle qu’est la réalisation d’une économie sans production nette de carbone.

Cette reconnaissance peut engager des pays ou des clubs de pays à prendre des initiatives pour mettre les systèmes financiers en état d’engager les fonds qu’ils rassemblent dans le financement de gammes diversifiées de projets grâce à des mécanismes efficaces de partage des risques. Ces mécanismes combineraient des procédures de certification, de création d’un nouveau type de capital environnemental qu’est l’actif carbone, d’adossement à ce capital environnemental de nouvelles classes d’actifs financiers pour les investisseurs et de régulation de ces nouveaux marchés par les banques centrales.

Pour donner toute son ampleur à cette révolution industrielle, le système financier devrait être restructuré de l’intérieur. La séparation de la banque de détail et de la banque d’investissement est indispensable dans une époque où l’investissement deviendrait un objectif prioritaire. Les banques publiques de développement doivent jouer un rôle prépondérant et être dotées de sources de financement plus larges et plus diversifiées pour assumer des risques qui sont au-delà des capacités et des rôles des banques commerciales.

Reste la régulation financière proprement dite qui doit être compatible avec la profonde restructuration de la finance évoquée ici. Jusqu’ici, elle s’est contentée de réduire la voilure du levier d’endettement des banques par les ratios promulgués dans Bâle III. Rien n’a été fait pour prévenir le risque systémique qui se trouve dans les chaînes de contreparties engendrées par la circulation incontrôlée de la liquidité. Ce sont les transactions qui doivent être réglementées et étroitement surveillées pour endiguer le shadow banking.

Telles pourraient être les orientations d’une réforme de la finance destinée à soutenir un nouveau régime de développement durable.


Bibliographies

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