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 Ubérisation : la stratégie du choc numérique


Jean-Baptiste SOUFRON Avocat ; ancien secrétaire général, Conseil national du numérique.

« En 2007, l'American Society of Civil Engineers indiquait que les États-Unis
ont tellement de retard dans l'entretien de leurs infrastructures publiques
(routes, ponts, écoles, barrages) que la remise aux normes coûterait
plus de 1 500 Md$ sur cinq ans, alors même que les dépenses de ce type
ont pourtant été réduites. Dans le même temps, les infrastructures publiques
dans le monde sont confrontées à des événements sans précédent – ouragans, cyclones, inondations et incendies de forêts – dont la fréquence et l'intensité
ne cessent d'augmenter. Il est facile d'imaginer un futur dans lequel un nombre croissant de villes auront des infrastructures fragiles, longtemps négligées,
détruites par des catastrophes, et laissées à l'abandon, leurs services publics
jamais remis en valeur, ni réparés. Les nantis, entre-temps, se retireront
dans des résidences privées, leurs besoins satisfaits par des fournisseurs privés. »

Naomi Klein, The Shock Doctrine: the Rise of Disaster Capitalism

OÙ SONT PASSÉS LES BÉNÉFICES DU NUMÉRIQUE ?

Ce n'est que depuis 2011 que le débat public tant américain qu'international se focalise sur le partage inégalitaire des bénéfices de la croissance du numérique. Auparavant, l'objectif prioritaire était de favoriser son développement et de l'aider à optimiser la production des individus et des entreprises. Il s'agissait d'augmenter la taille du gâteau sans se poser la question de sa répartition. La régulation était vue comme un renoncement à l'efficacité et au progrès. La situation n'a commencé à changer qu'avec les controverses sur la fiscalité des géants du web, à partir desquelles le grand public a pris conscience de l'impact concret de l'économie virtuelle sur le monde réel.

Depuis, le débat sur le numérique n'a fait que s'amplifier. Les impôts de Google en France ont baissé en 2015 alors que son chiffre d'affaires mondial augmentait de 15 %. Les innovations sont perçues comme une menace par des institutions et des entreprises de plus en plus nombreuses : les taxis parmi les plus connus, mais aussi les hôteliers, les agences de voyage etc. Les succès de Airbnb, de Uber, de Amazon ou de Google se fondent sur un modèle économique et juridique dit « de plate-forme », faisant d'eux de simples intermédiaires dans la fourniture d'un bien ou d'un service « à la demande » sur un marché « biface », c'est-à-dire mettant en relation deux types de clientèles normalement séparées et indépendantes. Google propose, par exemple, à des annonceurs d'exploiter des blogs de particuliers prêts à louer un peu de leur espace pour afficher de la publicité. Airbnb suggère à des touristes ou à des hommes d'affaires de passer leur nuit dans des chambres mises à disposition par des particuliers désireux d'arrondir leurs fins de mois. Uber permet à des clients souhaitant prendre un taxi d'utiliser la voiture d'un particulier voulant la rentabiliser un peu plus.

Mais si ces situations ont commencé par se développer comme une forme d'optimisation d'une ressource inexploitée, elles se sont rapidement professionnalisées. Google vise maintenant essentiellement les sites professionnels. Airbnb propose aussi bien des appartements de particuliers que des logements gérés par des agences. Uber fournit essentiellement des services de VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur) professionnels. Loin d'être un avatar, cette évolution est une stratégie. On retrouve le même mouvement vers l'institutionnalisation, le professionnalisme et la massification dans de nombreux autres géants du web comme eBay ou PayPal.

Ce qui semblait acceptable et anodin à petite échelle prend une tout autre ampleur quand il s'agit de fournir le grand public en lieu et place des services qui étaient auparavant rendus. Le transfert de valeurs est massif vers les plates-formes qui organisent ces services, ainsi que vers les individus qui les contrôlent et savent les exploiter. À ce stade, il n'est plus possible de considérer qu'il s'agirait d'une conséquence inattendue de la société de la connaissance susceptible de se rééquilibrer dans le futur. C'est au contraire une stratégie pensée et organisée pour restructurer la société autour de services monopolistiques chargés de capter la valeur partout où il leur est possible de le faire.

COMMENT RÉAGIR FACE À L'ACCÉLÉRATION NUMÉRIQUE ?

Face à cette évolution qui inquiète, trois tendances se font face :

  • les « dérégulationnistes » estiment que c'est l'arrivée massive des plates-formes qui impose de réformer le reste de la société, par exemple en adaptant la protection sociale et le droit du travail pour permettre aux sociétés comme Uber de se développer pleinement et de déployer leur modèle dans d'autres secteurs que celui du transport ;

  • à l'inverse, les « neorégulationnistes » souhaitent réguler les plates-formes pour leur imposer des obligations nouvelles : par exemple, le fait de devoir communiquer à l'État, voire à leurs concurrents, les données d'intérêt général dont ils disposent ;

  • enfin, les « intégrationnistes » pensent faire rentrer les plates-formes dans les cadres existants pour leur imposer les mêmes obligations qu'au reste de la société, par exemple lorsque c'est justifié, en appliquant le statut de l'hôtellerie aux exploitants de chambres sur Airbnb.

Les trois positions ne sont pas incompatibles et, en pratique, elles sont largement complémentaires. La réaction au développement des sites de notation en ligne est, par exemple, un mélange de réaction intégrationniste, quand il s'agit de leur appliquer le droit de la consommation, et de mouvement néorégulatoire pour décider si la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) a le droit de s'intéresser à la réalité des notations qui sont proposées par les internautes.

Il s'agit moins de savoir s'il faut appliquer des règles que de définir le statut de la régulation.

L'idée de régulation correspond d'abord à un néologisme. Le terme français adéquat serait plutôt celui de réglementation. Mais là où la réglementation est issue de la tradition française, gouvernementale, étatique, juridique, la régulation est d'origine anglo-saxonne, fondée sur le marché, sectorielle et pragmatique. Elle correspond surtout à une approche ingénieriale : la régulation en français était à l'origine le terme utilisé permettant de contrôler des bielles et des pistons, tel le régulateur à boules de James Watts qui régulait la vitesse de rotation d'une machine à vapeur.

PEUT-ON CONTRÔLER UN SYSTÈME NUMÉRIQUE COMME ON CONTRÔLE UN MOTEUR À VAPEUR ?

La régulation ne se contente pas de résoudre les problèmes qui se posent entre les fournisseurs d'un service et leurs usagers. Elle trace un design et organise un marché, comme dans les secteurs des télécoms ou de l'énergie. Il va donc s'agir de savoir si Airbnb relève du secteur de l'hôtellerie – ce que Accor refuse d'admettre –, ou si Uber appartient au secteur des taxis plutôt qu'à celui des VTC – ce que le G7 et consorts défendent à cor et à cri.

L'Europe et la France ont déjà eu l'occasion de faire le choix de s'ouvrir largement au numérique. En 2000, la directive sur le commerce électronique avait décidé de favoriser le développement du numérique en dérégulant temporairement les règles de la TVA intracommunautaire pour permettre aux start-up d'appliquer le taux de TVA du pays où elles sont installées et non celle du pays de leurs usagers. En 2001, la LCEN (loi sur la confiance dans l'économie numérique) avait fait le pari de faciliter le travail des hébergeurs en acceptant de déréguler le droit de la presse et de la responsabilité pour éviter la multiplication à leur encontre des poursuites en diffamation ou en contrefaçon. À chaque fois, les solutions adoptées ont été d'inspiration plutôt pronumérique et antirégulation.

S'il paraissait à l'origine normal de vouloir favoriser le développement des start-up en France et en Europe, la situation est devenue insoutenable sur le plan fiscal comme sur le plan moral. La dérégulation a majoritairement bénéficié à des entreprises qui n'étaient ni françaises, ni européennes. Et de nombreux acteurs se réjouissent de la fin de cette mesure dont l'extinction devrait se poursuivre de 2015 à 2017. De même, s'il était important de protéger le développement des hébergeurs, la LCEN a aussi favorisé le développement d'un sentiment d'impunité qui se traduit par l'explosion des propos de haine et de racisme. Homosexuels, enfants, handicapés, loi après loi, ce sont de nouveaux groupes de victimes qui réclament la prise en compte de nouvelles exceptions au sein du dispositif de responsabilité aménagée prévu par la loi. Et petit à petit, c'est une approche communautariste qui commence à se développer en France, plutôt en ligne avec les valeurs des pays anglo-saxons où sont basées les plates-formes à réguler, mais pas celles d'une République laïque, égalitaire et républicaine.

LA QUESTION NUMÉRIQUE N'EST PAS UN PROBLÈME DE RÉGULATION, MAIS UN PROBLÈME DE VALEURS

Tel est, peut-être, le sens profond de la fameuse maxime de Lawrence Lessig : « Code is law. » Ce n'est pas le droit qui est à la traîne du numérique. C'est le numérique qui revendique pleinement son statut d'autorité épistémique. La stratégie juridique y est tellement centrale que le président Obama lui-même s'est récemment senti tenu de mettre en garde les acteurs institutionnels européens face à la tentation d'une régulation trop rapide des grandes plates-formes qui sont devenues l'un des fers de lance de son économie. Qu'il s'agisse de droit des robots, de consommation collaborative, d'usage des technologies par les salariés dans l'entreprise, du cloud, etc., les questions qui agitent ce secteur sont nombreuses et bouillonnantes d'originalité et d'énergie.

Face à cette demande de régulation, les plates-formes contestent tout droit à être contrôlées. Elles se présentent comme les défenseurs d'une nouvelle idéologie et vivent toute intervention comme une censure. Leur force est évidente. Il s'agit d'améliorer le niveau de vie de la population, de fournir des services et des produits de luxe à des gens qui n'y avaient pas accès auparavant, de leur faciliter la vie. À cette force économique s'ajoute leur capacité à s'incarner dans des leaders charismatiques qui sont à la fois entrepreneurs et visionnaires. Elon Musk, Peter Thiel, Jack Dorsey, Marck Zuckerberg ont rejoint le club de Steve Jobs et Bill Gates et servent de modèles à toute une population. À leurs yeux, le rôle du gouvernement consiste d'abord à leur faciliter la tâche. Il ne doit pas être un frein à l'innovation et doit créer les conditions de leur développement. À l'image des tycoons américains qui ont amené le chemin de fer jusqu'au pacifique, ils sont même prêts à pousser le risque juridique jusqu'au bout en jouant avec les règles autant qu'il est possible. Le numérique est vécu comme une nouvelle frontière qu'il faut coloniser le plus rapidement possible, sans regard pour les conséquences. La priorité est l'innovation, le développement de nouveaux services, la métamorphose numérique de la société.

Qu'importe si les entreprises sont valorisées dans une bulle et que les investisseurs paient des sommes mirobolantes pour participer à l'aventure. En juillet 2015, le titre Apple s'était envolé de 18 % sur l'année, celui de Facebook de 22 %, celui de Google de 28 % et celui de Netflix de… 135 %. Le Nasdaq n'est revenu à son niveau de 5 000 points qu'en 2015 pour la première fois, après la bulle des dotcoms en 2000 qui avait effacé 5 000 milliards de valeurs en quelques mois. Aux États-Unis, il y aurait aujourd'hui 225 000 business angels prêts à investir leur épargne dans la création d'entreprises. L'ouverture du crowdfundingà l'equity va encore étendre ce nombre à d'autres épargnants qui souhaitent également tirer profit de la révolution numérique.

Qu'importe aussi si la majorité de ces investissements n'ont aucune liquidité. Ils financent des apps ou des start-up en espérant tomber sur la fameuse « Licorne », celle qui sera valorisée de plus de 1 Md$ en moins de dix-huit mois – alors qu'il y a déjà près de 1,3 million d'apps aujourd'hui en comptant seulement les app stores de iOS et de Google Play.

Ces start-up de la Silicon Valley ont cessé d'être de petites entreprises combinant la croissance et l'ambition d'une multinationale avec le coût opérationnel d'une PME. Elles sont désormais parmi les entreprises les plus coûteuses et les plus consommatrices de capital du monde. À titre d'exemple, pris ensemble, Apple, Amazon, Facebook, Google et Twitter ont dû dépenser 66 Md$ d'investissements en 2014 pour pouvoir fonctionner. C'est huit fois plus qu'en 2009 et c'est deux fois plus que l'intégralité de l'industrie du venture capital aux États-Unis. À l'exception d'Apple, ces investissements représentent à peu près l'équivalent de leur chiffre d'affaires, suivant un modèle économique qui valorise l'investissement plutôt que les bénéfices. Pour se représenter l'importance de ces sommes qui sont indispensables au fonctionnement de l'économie numérique, il suffit de se rappeler que les géants de l'énergie comme Gazprom, Petrochina et Exxon dépensent « seulement » entre 40 Md$ et 50 Md$ par an pour fonctionner. Ou que les cinq géants du web ne possèdent pas plus de 60 Md$ d'équipements et d'infrastructures, c'est-à-dire à peine autant que le seul General Electric. Et qu'ils emploient, à eux seuls, 300 000 personnes dans le monde. Malgré tous les discours publics sur le sujet, l'économie numérique n'est pas lean. Les start-up ne se créent pas dans un garage et elles sont extrêmement gourmandes en capital pour pouvoir fonctionner.

QUAND LA RÉSISTANCE À LA RÉGULATION SE PARE DES VERTUS DE LA RÉSISTANCE À L'OPPRESSION

Mais les leaders de l'uber-économie veulent que l'on continue à les traiter comme s'ils étaient de simples start-up qu'il faut aider à se développer pour soutenir l'innovation. Mieux, ils en viennent à se poser en victimes du système politico-économique, comme si la recherche du profit par l'innovation pouvait quasiment être assimilée à un mouvement de résistance à l'oppression.

Quand la société Airbnb essaie toutes les stratégies juridiques qui pourraient lui permettre d'échapper aux règlements qui la requalifieraient en service d'hôtellerie, son fondateur Brian Chesky se compare avec Gandhi tentant d'échapper à la domination anglaise. Quand Uber essaie de continuer à exercer son activité malgré les accusations de travail dissimulé, un avocat explique que son combat rejoint celui de Rosa Parks face à l'injustice de la ségrégation. Le ridicule ne tue pas, mais il faut avoir conscience de l'ambition démesurée que traduisent ces références. Le moteur de la Silicon Valley ne repose pas que sur l'accès au capital, c'est aussi un réservoir d'émotions qui pousse chaque entrepreneur à viser toujours plus haut.

L'argument a beau être grossier, il prend souvent. Ses racines sont profondes et renvoient à une méfiance profonde vis-à-vis du politique, de la population et de la démocratie en général. Eric Schmidt, président de Google, explique ainsi depuis longtemps vouloir lutter contre ce qu'il qualifie de législations préemptives, c'est-à-dire tous les textes de loi et réglementaires qui sont pris trop tôt par rapport au développement d'un service ou d'une technologie.

LE NUMÉRIQUE N'EST PAS NÉCESSAIREMENT UN OUTIL DE JUSTICE SOCIALE

Hal Varian, chef économiste de Google, a inventé ce qui est désormais appelé la « règle de Varian ». Contrairement aux enseignements des penseurs de la démocratie sociale, les politiques publiques ne doivent pas viser l'amélioration des conditions de vie des plus défavorisés et de la classe moyenne. Elles doivent viser l'innovation et le développement de nouveaux services, même si ceux-ci ne profitent qu'aux plus aisés, car l'histoire des technologies démontre qu'elles finissent toujours par se démocratiser au profit de l'ensemble de la population – radios, télévisions, lave-vaisselles, écrans plats, etc.

Il n'est dès lors pas surprenant que la numérisation attaque d'abord les revenus de la classe moyenne et que les dirigeants de métiers de services comme la banque et l'assurance aient l'impression d'être la sidérurgie de demain. La croissance des emplois se produit aux deux bouts de l'échelle sociale, mais ceux qui sont au milieu n'en profitent pas. Sur les trente dernières années, le pouvoir d'achat du salarié médian a stagné aux États-Unis et si l'on tient compte des coûts d'assurance-santé, le revenu médian n'a augmenté que de 0,4 %.

La transition numérique peut être génératrice de rentes importantes. Les 1 % les plus riches ont vu leur part dans le PIB augmenter de 15 points en trente ans aux États-Unis. Peter Thiel est devenu un fervent défenseur du monopole comme moteur de l'innovation. Le concept même de firme en est transformé. Elle ne sert plus à optimiser la production en réorganisant les ressources entre les membres d'une organisation, mais à partager des obligations contractuelles entre des acteurs en réseau. La chaîne de valeurs ne forme plus l'identité d'une entreprise ou d'un secteur, mais elle devient partagée entre plusieurs publics sur le modèle des marchés bifaces exploités par Google ou Facebook dans le secteur de la publicité. Et au fur et à mesure que les services à la demande se répandent de plus en plus sous couvert de l'économie du partage, de nombreuses voix s'élèvent pour permettre la mise en œuvre d'outils plus flexibles et moins chers que ceux du droit du travail : faire des chèques emploi service devient la règle et non plus l'exception.

Encouragée par un storytelling prometteur et les mythes fondateurs de la Silicon Valley, la recherche de l'efficacité prônée par le libertarianisme numérique a largement supplanté celle de la justice sociale.

LES PILIERS DE LA JUSTICE SOCIALE SONT PRÉSENTÉS COMME UN FREIN AU DÉVELOPPEMENT DU NUMÉRIQUE

Le poids du filet de sécurité socioéconomique européen gêne le développement de la transition numérique. La qualité de l'école publique ralentit le développement des MOOC (massive open online courses, cours en ligne ouverts et massifs). La stabilité apportée par le droit du travail est un obstacle à la désintermédiation des services. La protection du droit d'auteur est un frein à l'explosion de la consommation de contenus culturels.

L'une des réponses serait de mettre à bas cet héritage du passé et de se résigner à accompagner le processus de remplacement numérique, mais ce serait une façon de mettre fin à des arbitrages qui garantissent un certain niveau de justice sociale et dont la prévisibilité est l'une des importantes contreparties d'acceptation du système. A contrario, le stress du monde contemporain risque de devenir aussi étouffant que dans les années 1840 quand le rapport Villermé avait pointé l'épuisement physique de la classe ouvrière avant de décider de réduire la durée du travail et de mettre fin au travail des enfants. Après les avoir vouées aux gémonies, faudra-t-il alors réinventer des règles de régulation pour répondre à la grande fatigue cognitive qui sera la conséquence de la dérégulation numérique ?

La réflexion est urgente. Le caractère global des ambitions d'Éric Schmidt s'exprimait à travers le titre de son ouvrage commun avec Jared Cohen : Le nouvel âge digital : réformer le monde des affaires et les États. Loin de la social-démocratie européenne ou du welfare state américain, ils imaginent une société dans laquelle de grandes entreprises multinationales exploitent continuellement la vie privée des individus grâce à un modèle de plates-formes monopolistiques. Et, sans prendre la peine de chercher à justifier les fondements théoriques d'une organisation de ce type, ils se contentent de prendre pour acquis que l'« interconnexion encourage et facilite les comportements altruistes ». Connectez-vous les uns les autres, il en restera toujours quelque chose. Qu'importe si l'Internet public et ouvert se privatise à vitesse accélérée car, dans leur vision, « l'information, comme l'eau, trouvera inévitablement un parcours à travers les barrières que l'on aura dressé sur son chemin ». L'émergence de plates-formes monopolistiques ne menace pas la concurrence puisque celle-ci est théoriquement parfaite dans un environnement numérique. Il ne suffit pas de nier les faits quand ils posent problème.

Dévoilées quelques semaines seulement après la parution du livre, les révélations d'Edward Snowden ont pourtant complètement décrédibilisé ces analyses et ont durablement renouvelé la défiance des citoyens et des usagers envers le complexe numérico-industriel américain.

MALGRÉ LES EFFETS DE MANCHE, LA RÉGULATION DU NUMÉRIQUE SE FAIT POURTANT SOUS NOS YEUX

La régulation du numérique peut pourtant se révéler assez évidente et consensuelle. La Cour de justice européenne (CJUE) a depuis décidé d'appliquer à Google le droit de suppression des citoyens sur leurs données personnelles qui existe en France et en Allemagne depuis 1978. Vivement combattu par les géants du web qui essaient de le qualifier de « droit à l'oubli » pour faire passer l'idée qu'il s'agirait d'une innovation réglementaire, il n'en a pas moins été mis en application avec succès par Google qui a enregistré près de 300 000 demandes en une année – 95 % concernant des informations sur des particuliers dont près de la moitié a été acceptée.

Voilà bien le paradoxe de ces débats. Au vu de ces exemples, la régulation du numérique est aussi simple et indolore à mettre en place qu'elle est combattue avec violence par les géants du web. Car en réalité, les batailles qui se jouent à cette échelle ne concernent pas la possibilité ou non de pouvoir développer et exploiter tel ou tel service. Il s'agit de combats de valeurs opposant, par exemple, le free speech consacré par le premier amendement de la constitution américaine ainsi que par la Cour suprême, d'un côté, et le droit au respect de la vie privée défendu par la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés) et le Conseil d'État, d'un autre côté.

Mais comment comprendre alors que les Anglo-Saxons soient si réticents face à ce qu'ils dénoncent comme de la preemptive legislation (réglementation anticipée) ?

LAW IS CODE

C'est parce qu'ils ont bien compris le rôle du droit dans l'environnement de la globalisation. Les modèles juridiques de leurs entreprises numériques sont étroitement imbriqués avec leurs modèles d'affaires et leurs modèles technologiques. Les arbitrages législatifs ne doivent pas être remis en cause car ils sont structurants et ont justifié d'importants investissements en temps et en argent.

Le juriste est piégé. Vouloir légiférer sur le droit des consommateurs en ligne, c'est anticiper et contrarier l'évolution technologique. S'abstenir de réglementer les algorithmes intrusifs, c'est donner l'impression que l'on est décalé avec l'actualité et se condamner à l'obsolescence.

La réponse à ce paradoxe oblige à redéfinir les termes du débat pour redonner une place centrale à la stratégie juridique car c'est elle qui libère le développement des usages, les pérennise, garantit leur légitimité et transforme l'innovation en progrès.

Dire, comme on le fait, que les données sont le pétrole du numérique, n'est-ce pas reconnaître qu'un secteur économique tout entier s'est construit autour des données personnelles – objet juridique créé en 1978 dont le contrôle, la protection et le commerce dirigent de fait l'évolution technologique, contraignant, par exemple, les moteurs de recherche à inventer un outil permettant à tout usager européen de faire oublier les données qui le concernent ?

Ne critique-t-on pas l'exploitation abusive des directives sur le commerce électronique et la TVA par les géants du web ? Mais celles-ci sont essentielles à leur modèle d'affaires et leur permettent d'obtenir des avantages qui finissent par structurer le champ concurrentiel aussi sûrement que la plus brillante des innovations techniques.

Ne s'élève-t-on pas contre la méconnaissance par les usagers des conditions générales d'utilisation et des licences des plates-formes qu'ils utilisent au quotidien ? C'est parce qu'elles ont de plus en plus de conséquences dans leur vie personnelle – en rendant, par exemple, impossible la diffusion d'images. Mais on ne s'interroge pas sur les différences qui rendent certaines représentations acceptables dans une culture et non dans une autre, tel ce fameux tableau « L'origine du monde » qui a encore l'honneur des manuels d'histoire-géographie, mais dont la diffusion est largement censurée sur les réseaux sociaux.

LA RÉGULATION DE L'UBÉRISATION SE CONSTRUIT SOUS NOS YEUX DE FAÇON PRAGMATIQUE

Une telle vision ne fait pas la distinction entre l'approche pratique et conceptuelle du droit. On construit et invente en permanence de nouveaux concepts pour être le plus à même de remporter les batailles juridiques qui sont la contrepartie des évolutions technologiques. La notion de neutralité du Net a ainsi émergé de façon opportuniste quand il a été jugé nécessaire de permettre à Flickr et à Youtube d'utiliser sans surcoût les réseaux des télécoms à égalité avec les services des opérateurs. Et elle finit par s'incarner dans le réel à l'occasion de différentes lois en Europe et au Brésil, puis par une décision historique de la Federal Communication Commission. Quant à son concepteur, Tim Wu, il passe avec aisance d'une carrière universitaire de prestige à une candidature politique pour le ticket démocrate de l'État de New York, tout en s'offrant régulièrement l'avantage de disposer des pages du New Yorker.

Les exemples ne manquent pas. Porté par le succès des logiciels libres et des contenus collaboratifs, Lawrence Lessig a fait ressurgir des outils ancestraux comme le droit des communs pour rationnaliser leur régime et les fonder en droit au-delà du seul périmètre contractuel qui était initialement le leur. Motivé par les apports du big data, Cass Sunstein invente des passerelles entre le droit, la théorie de l'information et la psychologie « behaviouriste » en imaginant le concept du nudge et de la régulation algorithmique, c'est-à-dire en faisant l'hypothèse que le droit peut faire l'objet d'un design pour orienter directement les pratiques des citoyens. Un peu comme si l'on adaptait le Code de la route pour automatiser la sanction des radars routiers et inciter les conducteurs à lever le pied. Mais cet effort visant à rattacher toute innovation concrète à un principe nouveau n'a rien d'anodin et correspond à une méthode qui se répète avec régularité.

Comprendre l'innovation est devenu le graal de nombreux entrepreneurs. L'enjeu est même devenu une question de survie depuis que l'ubérisation est réputée menacer tous les secteurs sans restriction. Les brevets sont devenus des armes dans la guerre sans fin entre start-up, grands groupes et patent trolls. Le logiciel libre et les standards ouverts remettent en question les modèles de standardisation hérités des télécoms et de l'énergie. L'industrie des contenus a dû s'adapter au développement du régime protecteur des plates-formes. Des secteurs industriels entiers voient leurs économies menacées par l'apparition de nouveaux noms de domaine comme le vin ou le health. La banque et les marchés boursiers sont remués par le dynamisme du crowdfunding et des prêts participatifs.

LA STRATÉGIE JURIDIQUE EST LA CLÉ DE L'INNOVATION

Pour tous ces secteurs, la stratégie, c'est la capacité à créer la différence, à se donner une valeur unique grâce à laquelle le retour sur investissement sera plus important. Il ne s'agit pas tant de contourner les règles existantes, mais d'exercer son activité avec un apport original.

Wikipedia utilise avec originalité les règles du droit d'auteur pour permettre de construire une encyclopédie collaborative. Airbnb construit un système de logement partagé pour créer une nouvelle expérience d'hébergement à mi-chemin entre chambres d'hôtes et chambres d'hôtel. Uber interprète la réglementation des VTC pour proposer un service dont la qualité n'était pas à disposition des consommateurs auparavant.

La stratégie juridique est essentielle à chacun de ces projets. Elle ne se contente pas d'appliquer le droit. Elle le définit directement. Quoi de plus utile que de créer soi-même les catégories juridiques qui vous permettront de légitimer l'activité que vous questionnez ?

À ce titre, le droit n'est pas un acquis et sa connaissance n'est pas une propriété que l'on peut exploiter « à l'envie ». En tant que pouvoir, le droit est une stratégie et ses effets relèvent de dispositions, de manœuvres, de tactiques, de techniques. Il s'exerce plutôt qu'il ne se possède. Il se pratique. Il n'est pas le privilège de ceux qui le connaissent et croient le posséder, mais le résultat d'un ensemble de positions stratégiques acquises dans le temps.

À la limite, confronté à l'innovation, le droit peut presque se comprendre comme une collection d'illégalismes qu'il différencie en les formalisant. Il ne les oppose pas explicitement, mais offre aux uns le moyen de tourner les autres. Il les organise, les uns comme privilèges, les autres comme compensations. Le droit n'est plus un état de paix, mais une guerre dont l'évolution s'exprime par la stratégie de ses acteurs. La stratégie juridique de l'innovation exploite les foyers d'instabilité et crée des singularités pour leur permettre de se déployer. Elle repolitise nécessairement le droit et le contraint à s'extraire de la réthorique technicienne.

C'est ce qu'ont bien compris les entreprises du numérique qui n'hésitent pas à faire appel à des juristes dans chacun de leur projet. De One Laptop per Child à la Khan Academy, les équipes de pilotage ne se contentent pas d'assembler des ingénieurs et des managers, mais savent aller chercher le bon étudiant en droit ou le jeune lawyer qui sera au fait des pratiques et des astuces les plus récentes, celui qui aura le meilleur feeling pour trouver l'axe juridique autour duquel le projet pourra se construire, celui qui développera la meilleure stratégie.

LA CRITIQUE DE L'UBÉRISATION EST ENCORE UNE CRITIQUE JURIDIQUE

Ce n'est pas un hasard si les penseurs critiques du numérique comme Jaron Lanier, Evgeny Morozov ou Lawrence Lessig ont tous un discours qui s'exprime en forme de stratégie juridique. Certains proposent de créer un régime de propriété personnelle des données pour résoudre l'inégalité des richesses dans l'environnement numérique. D'autres réfléchissent à des outils permettant de tracer chaque création originale afin de lui appliquer un microdroit d'auteur afin de rémunérer les nombreuses créations du public. On pourrait écarter ces propositions comme anecdotiques, péchant par excès d'originalité, ou par manque de rigueur juridique. Mais comment nier l'impact qu'ont aujourd'hui les creative commons sur des secteurs entiers comme l'édition ou la photographie ? Qui aurait pensé, il y a seulement un ou deux ans, que la loyauté des plates-formes, l'autodétermination informationnelle ou les données d'intérêt général seraient au programme de la nouvelle Commission européenne ? Ce qui compte dans la stratégie juridique, ce n'est pas seulement le droit qui existe, c'est aussi le droit qui se crée.

Il ne s'agit pas simplement de constater que le droit précède les usages, ni en principe, ni en pratique. En revanche, il faut comprendre que la stratégie juridique peut ouvrir une fenêtre de liberté pour ceux qui veulent imaginer des usages nouveaux, à condition de développer cette approche biface, à la fois pragmatique et conceptuelle qui fait la force des Anglo-Saxons.

Des excuses valent mieux que des regrets. Quand Youtube s'est lancé en 2005, ses cofondateurs se sont épargnés le processus de vérification des droits d'auteur sur les vidéos qui étaient mises en ligne. À l'inverse, les créateurs de Google Video s'efforçaient de vérifier tout ce qui était publié. Jawed Karim a justifié sa stratégie par une interprétation large des règles du droit d'auteur en ligne, finissant par mettre au point un outil de reporting pour déporter ce travail sur les usagers plutôt que sur ses salariés. Tout cela s'est prolongé de façon complexe par un procès avec Viacom, un rachat de Youtube par Google et une série d'accords avec de nombreux ayants droit. Mais après une période d'aller-retour, le droit s'est restructuré autour d'un nouveau paradigme correspondant à la stratégie choisie par la start-up californienne.

Cette attitude agressive a bien sûr été favorisée par la sociologie du secteur. Le milieu universitaire a toujours été fortement représenté parmi des pionniers du numérique au niveau socioéconomique ou socioculturel très élevé. Se pose alors la question de savoir si ces méthodes sont un enfermement ou une ouverture, une façon de recréer un entre-soi, ou un outil dynamique de prise du pouvoir par la confrontation des idées. Cet excès de stratégie ne risque-t-il pas de provoquer de trop fortes résistances et d'aboutir à des abcès juridiques et politiques ?

En réalité, l'importance de la stratégie juridique dans l'innovation est largement liée à l'importance de la technique dans la société. La tendance à la concentration et à l'automatisation accorde de plus en plus d'importance aux normes et aux processus, tout en laissant de plus en plus de marge à leur contenu lui-même. De nouveaux procédés techniciens permettent d'élaborer des règles nouvelles – à condition de les penser de façon stratégique. Si ce phénomène n'apparaît pas au grand jour, c'est en grande partie parce que ceux qui en sont les acteurs ou les spectateurs vivent dans la religion du fait et de l'instantanéité. Qui peut légitimement juger du caractère innovant du système de messagerie de Facebook par rapport à celui de MSN Messenger, ou à ceux qui l'avaient précédé ? On peut en revanche comprendre pourquoi le premier continue à se déployer tandis que le second relève du domaine de l'histoire. La différence tient à ce que Facebook s'est doté depuis le départ d'une stratégie juridique relative aux contenus produits par ses usagers afin de pouvoir les utiliser au cœur de son modèle d'affaires – en les valorisant notamment à travers la publicité. Incarnée presque à regret dans les conditions générales d'utilisation du service, cette approche juridique ne choque pas les réglementations existantes et n'en nécessite pas non plus de nouvelles. Elle est originale dans sa technique. Et elle est stratégique car c'est autour d'elle que se définissent l'ensemble des services de la plate-forme.

L'UBÉRISATION ÉTAIT EN GERME DÈS LA NAISSANCE DU NUMÉRIQUE

Cette volonté d'autonomie fondée sur la stratégie juridique se retrouve dès les origines du numérique. Elle figure en effet dès 1950 dans l'une des principales bibles de la Silicon Valley écrite par Norbert Wiener et intitulée The Human Use of Human Beings, c'est-à-dire L'utilisation des êtres humains par d'autres humains– et non Cybernétique et société comme le propose timidement la traduction française. Quelle plus belle démonstration d'un programme essentiellement stratégique, politique et juridique ?

Tout ce dispositif se traduit par une pratique très concrète de la stratégie juridique dans laquelle la rencontre des différents acteurs de l'innovation permet leur coadaptation. De nouveaux métiers comme les chief innovation officers apparaissent autour de ce besoin. Des think tanks ou des structures académiques hybrides comme le Berkman Center s'installent pour développer des idées. Des groupes de standardisation et de normalisation comme le W3C leur permettent de s'industraliser. Des projets libres et ouverts garantissent la connexion à la société civile et à la recherche.

L'émergence de la problématique des données et le besoin de recruter des data scientists est un bon exemple. Dans une approche traditionnelle, le poste concerné serait plutôt celui d'un ingénieur statisticien. Dans une approche plus moderne comme celle retenue pour Etalab, le poste nouvellement créé d'administrateur général des données a notamment pour vocation de piloter la stratégie de licence des données publiques et leur gouvernance au sein de l'État. Sans être dirigé par un juriste à proprement parler, c'est bien de stratégie juridique dont il s'agit. Et plutôt que de l'aborder en silo comme une fonction qu'il est nécessaire de remplir, il le présente dans une perspective ouverte et participative, invitant de nombreux acteurs extérieurs à venir partager et échanger sur ces éléments afin de nourrir leur propre stratégie en retour. Ce sont les propres missions de l'État qu'il redéfinit autour de nouvelles hypothèses juridiques.

À terme, et même si la notion d'ubérisation devait s'effacer comme un phénomène de mode, c'est l'ensemble des politiques publiques qu'il faudra repenser de façon stratégique pour protéger les piliers de la justice sociale. Le numérique n'est pas neutre. Il est porteur de potentialités sur lesquelles il convient de se pencher au moins autant que ceux qui s'en font les champions. À défaut, ce pourrait être la fin d'un modèle de société.