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 L’exclusion financière en France : une lecture en filigrane des modèles économiques bancaires


Jean-Marc FIGUET Professeur, Larefi, université de Bordeaux. Contact : jean-marc.figuet@u-bordeaux.fr.
Fabienne PINOS Larefi, université de Bordeaux. Contact : fabienne.pinos@u-bordeaux.fr.

Selon la Banque mondiale, l’exclusion bancaire affecte 2,5 milliards d’habitants. La littérature économique sur le sujet traite essentiellement des caractéristiques des exclus (âge, sexe, éducation, etc.) mais détaille peu les spécificités du système bancaire qui pourraient être source d’exclusion. Dans cet article, nous nous proposons d’étudier l’exclusion bancaire en France, trente ans après l’instauration du droit au compte, en analysant les modèles économiques des principales banques. Nous montrons que ces modèles restent sélectifs et induisent l’exclusion des agents faiblement autonomes et/ou budgétairement limités, soit près de 10 % des ménages français.

Selon le Global Findex1, l’exclusion financière concerne 2,5 milliards de personnes. Les pays en développement sont plus affectés (41 % d’exclus) que les économies avancées (11 %). Pourtant, le PIB par habitant et la taille du système financier sont insuffisants pour expliquer les variations observées (Demirgüç-Kunt et Klapper, 2012).

Les publications relatives à l’exclusion financière montrent qu’il s’agit d’un phénomène complexe, multifactoriel et multidimensionnel. Si seule la dimension géographique était étudiée au début des années 1990 (Leyshon et Thrift, 1993), de nouvelles manifestations, comme les restrictions d’accès via les processus d’évaluation des risques, l’inadaptation des produits aux besoins de certains profils de clientèle, le coût des offres, le ciblage marketing, ou l’auto-exclusion, sont rapidement identifiées (Kempson et Whyley, 1999 ; Eber, 2000 ; Servet, 2000). Le champ purement économique est aussi vite dépassé. « La finance apparaît comme un facteur de fracture entre groupes sociaux et entre générations. » (Servet, 2000) et l’exclusion financière devient « l’incapacité, la difficulté ou la réticence de groupes particuliers à accéder ou à utiliser les principaux services financiers qui sont nécessaires à leurs besoins et qui leur permettent de mener une vie normale dans la société à laquelle ils appartiennent » (McKillop et Wilson, 2007). Les liens entre exclusion financière et exclusion sociale sont établis : l’absence d’accès ou les conséquences négatives d’un usage inadapté de l’offre peuvent stigmatiser, marginaliser et provoquer des ruptures des liens sociaux qui cimentent la société (Gloukoviezoff 2006 et 2010 ; Lazarus, 2012), et les principaux facteurs de non-bancarisation – genre, âge, niveaux de vie et d’éducation, autosélection – font consensus ( Kempson et al., 2000 ; Carbo et al., 2005 ; Anderson, 2006 ; Beck et al., 2008 ; Honohan, 2008).

À notre connaissance, les publications faisant référence au modèle économique des banques sont rares. La littérature se concentre davantage sur les caractéristiques des exclus que sur celles du système bancaire. Pourtant, le phénomène d’exclusion ne peut être compris sans examiner le business model des banques. Nous proposons ici une analyse sous cet angle, en limitant notre étude aux « services essentiels » en France. Pour la Commission européenne (2011), ces services couvrent « toutes les opérations nécessaires pour l’ouverture, la gestion et la clôture d’un compte de paiement », les dépôts et les retraits d’argent sur ce compte, l’exécution d’opérations de « paiement, par virements ou par transferts de fonds, y compris par l’intermédiaire d’une carte de paiement », sans inclure les découverts. La Commission ajoute que les « États membres devraient garantir que le compte de paiement de base soit fourni gratuitement ou à un coût raisonnable ».

Nous étudions premièrement les évolutions réglementaires qui ont créé en France un cadre financier a priori inclusif. Sous l’apparence d’une exclusion devenue marginale, nous mettons en évidence des aspects lacunaires de la réglementation. Puis les modèles économiques des principaux établissements financiers français sont examinés via le produit net bancaire (PNB) et le coefficient d’exploitation. Nous en démontrons le caractère sélectif vis-à-vis d’usagers dont nous spécifions les caractéristiques. L’accès aux services « essentiels » sans difficulté d’usage n’a donc toujours pas trouvé de solution définitive en France. Loin d'être une problématique marginale, la persistance de la sélectivité des banques questionne encore sur le financement de l’accès à la monnaie pour tous.

Apports et limites des évolutions réglementaires, apparence d’une exclusion devenue marginale en France

Depuis 1945, l’État a joué un rôle moteur dans la financiarisation de l’économie française (Gloukoviezoff, 2010). Son action a permis le développement des établissements financiers et, parallèlement, la bancarisation des ménages. Au début de 2013, on recense en France environ une agence pour 1 700 habitants, la moyenne européenne s’établissant à une agence pour 2 100 habitants. Ce maillage confirme la faible occurrence de l’exclusion géographique en France. La non-bancarisation y est aussi marginale : seuls 3 % des citoyens de plus de quinze ans n’ont pas accès à un compte courant et 48 % d’entre eux se déclarent trop jeunes pour y accéder (Commission européenne, 2011).

 
Graphique - Citoyens européens sans compte de dépôt
Source : Banque mondiale (2012, p.51).

Le droit au compte institué dès 19842 et renforcé par une charte d’accessibilité en 2009 a fortement contribué à ces résultats. Confrontée à un refus, toute personne capable peut saisir la Banque de France et engager une procédure de désignation. Dans ce cadre, outre l’obligation d’ouverture, de tenue et de clôture de compte, la loi impose aux prestataires bancaires de fournir gratuitement un ensemble de services « de base », dont la liste est fixée par décret. Cet ensemble constitue le service bancaire de base (SBB), par ailleurs conforme à la définition européenne.

Le législateur a également imposé avec le livret A un support d’épargne accessible à tous. Depuis l’entrée en vigueur de la loi de modernisation de l’économie (2008), sa distribution est étendue à tout établissement bancaire ayant conclu une convention avec l’État. Une mission spécifique de service public a été confiée à La Banque postale (LBP), tenue d’accepter, sur ces livrets, les domiciliations de virements et de prélèvements d’opérations courantes, dont certaines concernent spécifiquement les ménages à faibles revenus3. Parmi les ouvertures intervenues après 2008, les chômeurs, les étudiants et les autres inactifs ont été proportionnellement plus nombreux à s’adresser à La Banque postale qu’aux autres distributeurs. À la fin de 2011, sur près de 20 millions de livrets A ouverts dans ses livres, « plus de 54 % avaient un encours inférieur à 150 euros. Ils représentaient 0,52 % des encours, mais 46 % de l’ensemble des opérations effectuées sur les livrets A ». Différents indicateurs suggèrent que les détenteurs de livrets faiblement dotés (151 euros) peuvent les utiliser comme comptes courants (Observatoire de l’épargne réglementée, 2012 et 2013). Sans possibilité de découvert, ces comptes sécurisent les ménages financièrement défavorisés.

Par ces mesures réglementaires, l’État français assure donc, à tout individu capable, la possibilité de détenir un compte courant et un compte d’épargne. À l’exception de la procédure de désignation, dans le cadre du droit au compte, et des opérations gratuitement effectuées sur le livret A, il n’existait jusqu’en 2013 toutefois aucune obligation tarifaire concernant les services de paiement.

En 2012, la Banque de France n’a enregistré que 32 016 procédures de désignation pour les particuliers, soit un nombre équivalent d’attributions gratuites de SBB. Il apparaît qu’un établissement financier a plus d’intérêt à accepter volontairement une ouverture de compte que d’y être contraint. Il peut ainsi facturer des services qu’il serait obligé d’assurer gratuitement dans le cadre d’une procédure de désignation, une hypothèse confirmée par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR, 2013).

Sous la pression conjuguée des autorités (« tarif raisonnable ») et des associations de consommateurs dans le cadre du Comité consultatif du secteur financier (CCSF), les banques ont développé à partir de 2005 des bouquets de services proches des SBB. Ces bouquets, aussi appelés GPA (gamme de moyens de paiements alternatifs), sont généralement payants et parfois uniquement accessibles aux interdits de chéquiers. Ils comprennent l’accès au virement, au prélèvement, au titre interbancaire de paiement, ainsi qu’une carte de paiement à autorisation systématique, mais aussi, à la suite des recommandations du rapport Pauget-Constans (2010), un système d’alerte sur le niveau du solde et un plafonnement des frais d’incident. Les banques se sont engagées à promouvoir cette offre auprès de leurs clients connaissant un grand nombre d’incidents. Les effets de ces initiatives n’ont toutefois pas été jugés suffisants pour le législateur. En effet, la loi bancaire revient en 2013 sur des mesures correctives, avec notamment l’inscription d’un plafonnement des commissions perçues à la suite du traitement des irrégularités de fonctionnement d’un compte bancaire4 et le projet de mieux définir les bénéficiaires de la GPA. Ainsi, le décret n° 2014-738 du 30 juin 2014 définit une offre spécifique de nature à limiter les frais en cas d’incident de paiement et qui doit être proposée par tous les établissements bancaires pour un tarif ne pouvant dépasser 3 euros par mois.

Les plaquettes tarifaires disponibles sur Internet et en vigueur en 2013 ont été analysées pour un panel d’enseignes représentatif du système bancaire français5. Pour six établissements sur neuf, l’offre GPA est spécifiquement destinée aux interdits de chéquiers et coûte entre 0 euro et 43,68 euros par an. Parmi les autres banques, une seule précise que l’offre est ouverte à tous6, une autre la réserve à ses « clients fragiles », sans plus d’information sur la qualification de la fragilité, une dernière ne donne aucune indication d’éligibilité. Pour ces trois établissements, le coût annuel de la GPA s’établissait entre 34,80 euros et 42 euros. Sur cet échantillon, nous constatons que les bons usages professionnels ne sont pas intégralement appliqués : tous ne proposaient pas un nombre minimum d’alertes sur le niveau du solde, ni un tarif limité pour les frais d’incident. Par ailleurs, la Fédération bancaire française (FBF) affirmait à la fin de 2010 que « les banques promouvront de façon appropriée auprès de leurs clients concernés, notamment ceux connaissant un grand nombre d’incidents, leurs nouvelles offres GPA » au plus tard le 30 juin 2011. Les plaquettes tarifaires 2013 destinent le plus souvent cette offre aux interdits de chéquiers plus qu’aux clients connaissant un grand nombre d’incidents.

Hors GPA et forfait, et calculé d’après les extraits des tarifs standards 2013, un service minimal annuel7 coûte entre 63 euros et 114 euros par an si les virements sont réalisés via Internet, mais atteint entre 131 euros et 188 euros lorsque s’y rajoutent 20 virements au guichet.

Ce calcul est effectué sans prendre en compte d’éventuels incidents sur le compte. Le coût complet de ceux-ci reste complexe à déterminer. Si les commissions d’intervention apparaissent clairement sur les extraits des tarifs bancaires, les autres frais tarifés (lettres de relance, frais de rejet, etc.) ne le sont pas. Ainsi, les coûts complets d’un incident de paiement demeurent difficilement comparables. Ce calcul démontre néanmoins qu’un client financièrement défavorisé, mais en capacité d’émettre des chèques et donc non éligible à la GPA pour la majorité des établissements, peut payer, en 2013, entre deux et cinq fois plus chers ses SBB qu’un client bénéficiant d’une offre GPA.

Le suivi des pratiques bancaires que les pouvoirs publics ont mis en œuvre a pourtant conduit les établissements financiers à prendre des engagements en matière de lisibilité et de comparabilité des tarifs bancaires. Un accord, pris dans le cadre du CCSF, sur une liste standard de dix tarifs à présenter en tête des plaquettes tarifaires et sur Internet est effectivement entré en vigueur au 1er janvier 2011. Cependant, une étude des extraits standards de sept établissements représentatifs montre qu’il reste difficile de comparer le coût réel des prestations.

Le tableau 1 montre que le coût annuel pour le particulier des services bancaires est tributaire des tarifs appliqués, mais surtout fortement conditionné par le comportement du consommateur.

 
Tableau 1 - Extraits standard des tarifs (tarif en vigueur aux différentes dates, en euro)
BP : Banque populaire ; BNPP : BNP Paribas ; CA IDF : Crédit agricole d'Île-de-France ; CE IDF : Caisse d’épargne d'Île-de-France ; DAB : distributeur automatique de billets ; LBP : La Banque postale ; SG : Société générale ;
Source : plaquettes tarifaires.

Ce constat apparaît en comparant deux « paniers » moyens résultant de deux types de comportements :

  • un client A détient un compte courant et gère ses comptes sur Internet. Il reçoit des alertes par sms sur sa situation bancaire et possède une carte de paiement internationale à débit immédiat. Il n’effectue pas de retraits déplacés aux DAB, réalise ses virements par Internet et a assuré ses moyens de paiement ;
  • un client B détient un compte courant, mais ne peut gérer ses comptes sur Internet. Il reçoit des alertes par sms sur sa situation et possède une carte de paiement à autorisation systématique. Il n’effectue pas de retraits déplacés aux DAB, mais réalise trois virements mensuels par mois en agence. À la suite des décalages de trésorerie, dix commissions d’intervention lui sont facturées. Il a assuré ses moyens de paiement.
 
Tableau 2 - Tarification de deux clients (en euros)
Source : plaquettes tarifaires (1er juillet 2013).

Le client A générerait un PNB compris entre 74 euros pour le CA IDF et 123 euros pour LCL, soit un écart de près de 49 euros par an. Pour le client B devant faire face à des difficultés d’usage (accès Internet, décalages de trésorerie), l’écart entre la tarification la plus faible et la tarification la plus forte s’établit à 68 euros par an.

Ainsi, les frais annuels peuvent varier de 74 euros (environ 6 euros par mois) à 320 euros (environ 27 euros par mois), soit un écart de 246 euros. Sur le panel d’établissements retenu et sur les exemples de « paniers » A et B choisis, on peut considérer que sur ces 246 euros, 181 euros dépendent du comportement du client (255 euros – 74 euros) et 65 euros du choix de l’établissement (320 euros – 255 euros).

Pour minimiser le budget dédié aux services bancaires, le consommateur hors procédure de désignation et non éligible à la GPA doit, d’une part, effectuer un travail de comparaison des offres et, d’autre part, anticiper les effets de son comportement. Le fondement de la relation contractuelle qui donne accès à la monnaie est le respect de la provision préalable. Y contrevenir peut avoir deux conséquences : la formation d’une nouvelle relation contractuelle d’une nature distincte, le crédit, et l’application de frais de sanction. Y compris sur des services limités à l’usage d’un compte courant et de moyens de paiement, il est des zones de la prestation de services où le consommateur doit être pleinement conscient des effets des contrats noués. Sur des services « essentiels », le marché peut provoquer une asymétrie d’information défavorable à l’usager. Les comptes Nickel créés au début de 2014 ambitionnent de pallier cette défaillance en proposant un service strictement limité à l’accès à la monnaie, sans possibilité de crédit, ni frais de sanction. Cette offre s’insère entre le livret A spécifique de LBP et les comptes courants bancaires. Elle protège le consommateur de frais inhérents au crédit, mais tarife les dépôts et retraits en monnaie. L’usager peut anticiper un coût annuel inférieur à 50 euros en se limitant à quatre retraits mensuels hors DAB.

Les observations précédentes indiquent qu’il n’existe pas de frein matériel à l’accès au compte, courant ou d’épargne, et aux moyens de paiement en France. En 2013, pour moins de 200 euros par an, voire pour moins de 50 euros par an dans le cadre de la GPA, les services de paiement recommandés par la Commission européenne y sont accessibles. À défaut d’en proposer la gratuité, les établissements financiers peuvent défendre le caractère « raisonnable » de cette tarification.

Ces observations pourraient confirmer la marginalité de l’exclusion sur les « services essentiels ». Toutefois, les bénéficiaires des SBB gratuits sont très minoritaires et ceux bénéficiant d’offres GPA sont certainement rares, sauf peut-être chez certains acteurs tels LBP, car les établissements financiers ne communiquent aucune statistique sur la diffusion de cette offre. Or les limitations tarifaires ne portent que sur ces deux offres. Le non-respect de la constitution d’une provision préalable entraîne des frais dont les effets sont d’autant plus importants que l’équilibre budgétaire initial est fragile. Pour 10 % des ménages, « l’écart entre la dette et l’épargne – pour anticiper sur les aléas de la vie ou améliorer leurs conditions de vie – se joue ainsi, chaque mois, à quelques dizaines d’euros près » (Dalsace et al., 2012). Si l’accès aux « services essentiels » apparaît garanti en France, les coûts liés aux services collatéraux (frais de découvert, frais de rejet, etc.) peuvent perpétuer des difficultés d’usage à large échelle.

L’accessibilité induit l’existence d’engagements contractualisés entre consommateurs et établissements financiers. La bancarisation facilite les échanges sociaux, mais transfère de nouvelles responsabilités sur les ménages bancarisés. Parmi les services disponibles, la possibilité d’entrer en crédit est celui qui porte le plus de risques d’incidences négatives : commissions et agios pour dépassement de découvert autorisé, déséquilibres budgétaires pouvant aller jusqu’au surendettement pour tout crédit inadapté aux ressources de l’emprunteur.

Il faut donc observer une double conséquence aux évolutions réglementaires. Elles ont créé un contexte d’accessibilité aux services essentiels, parfois gratuits (SBB) ou à faible coût (GPA), mais ont aussi influencé la construction et l’évolution des modèles économiques de la banque de détail.

Des modèles bancaires construits sur la sélection

Nous étudions la construction des résultats bruts d’exploitation (RBE) des principaux établissements bancaires d’après leurs rapports annuels 2012 afin d’en évaluer les impacts sur l’inclusion bancaire en France. Les contributions de chaque segment de clientèle n’étant pas publiées, notre approche ne peut cibler spécifiquement le segment des particuliers. Malgré ce biais, l’analyse peut contribuer à la compréhension des stratégies appliquées. En l’absence de données publiques détaillées, nous supposons une approche globale où les ressources allouées sont agrégées en « temps banque ». Nous considérons un point d’équilibre par contrepartie lorsque le PNB généré égale le niveau de ressources allouées. Cette démarche renseigne sur les conditions de génération de valeur dans les banques et éclaire sur les affectations de la valeur créée. Nous démontrons que, en dépit d’une réglementation à visée inclusive, les logiques de rentabilité des modèles bancaires maintiennent, sur les services « essentiels », deux critères sélectifs, sources de difficultés d’accès et d’usage pour les publics qui n’y répondent pas.

 
Tableau 3 - PNB par client (31 décembre 2012)
BDDF : Banque de détail en France.
Source : rapports annuels 2012.

Sur notre échantillon, la CE IDF et LBP présentent le PNB par client le plus modéré. Avec 275 euros par client, le ratio de la CE IDF apparaît très inférieur à ceux des autres établissements et interroge sur le nombre de clients publié par cette structure. L’inactivité de certains comptes pourrait expliquer ce décalage.

À l’autre extrême, la BP rives de Paris, avec 764 euros en 2012, se place entre la SG, qui affiche un PNB annuel par client à peine inférieur à 700 euros, et BNPP, qui dépasse les 900 euros. L’absence de données détaillées empêche d’évaluer les biais produits par les différences de composition des portefeuilles de clients des établissements étudiés. Néanmoins, pour ceux qui communiquent sur leur nombre de clients particuliers et professionnels, nous constatons une répartition très comparable, à l’exception de BNPP chez qui les professionnels ont un poids légèrement supérieur.

Pour améliorer son coefficient d’exploitation (« charges de structure/PNB »), une banque peut agir sur différents leviers. Elle peut cibler un maintien du PNB et une diminution des charges de structure qui peut se matérialiser par une diminution des effectifs. L’enjeu est alors de maintenir le PNB à moindre effectif. Elle peut également opter pour un maintien de ces charges et travailler à l’augmentation de son PNB. Il s’agit alors soit d’augmenter le PNB moyen par client, soit, à PNB moyen maintenu, d’augmenter le nombre de clients. À effectifs constants, cela signifie que le nombre de clients par collaborateur augmente mécaniquement. Une dernière voie consiste à tenter parallèlement de diminuer les charges de structure et d’augmenter le PNB généré. Cela conduit à se concentrer sur la clientèle la plus rémunératrice en termes de PNB. Pour comprendre les modèles économiques mis en application, il est important de s’intéresser aux conséquences pour les clients des coefficients d’exploitation ciblés par les banques, en complément de la composition de leur PNB.

 
Tableau 4 - PNB 2012 généré pour 100 euros de charges de structure
Source : rapports annuels 2012.

Le modèle du CA IDF apparaît sur le critère du coefficient d’exploitation le plus performant, avec un niveau de charges à peine supérieur à la moitié de la valeur produite (51,4 %). Quatre structures sont proches de la valeur moyenne (64,1 %) calculée par l’ACPR (2013). Deux seulement affichent un coefficient d’exploitation supérieur à 70 %, celles dont le plus faible PNB par client a été relevé.

 
Tableau 5 - Nombre de clients par collaborateur et temps annuel accordé par client
* Pour LBP, environ 3 000 collaborateurs sont directement employés, 28 000 chargés de clientèle sont entièrement refacturés par le groupe La Poste et près de 32 000 guichetiers multimétiers sont partiellement refacturés. Pour évaluer le nombre d’équivalents temps complets, nous avons considéré que les guichetiers multimétiers dédiaient 50 % de leur temps aux activités bancaires.Note : le temps moyen pondéré calculé par client et par an est de 5 heures.
Source : calculs d’après les rapports annuels.

Pour l’établissement, le nombre de collaborateurs impacte les frais de structure. Pour le client, il entraîne une plus ou moins grande disponibilité à son égard. Sur le panel étudié, le portefeuille moyen de clients par collaborateur oscille entre 226 et 755. La valeur extrême constatée pour la CE IDF semble confirmer l’hypothèse d’un nombre important de clients peu actifs. Faute d’information précise, cette valeur est écartée. Sur les six banques alors considérées, l’écart reste considérable entre LBP (1 collaborateur pour 226 clients) et le CA IDF (1 collaborateur pour 397 clients). Si l’on considère un temps moyen de travail annuel de 1 475 heures8 par collaborateur, ce sont en moyenne entre 3,7 et 6,5 heures dédiées annuellement à un client.

Ces moyennes sont à considérer tous collaborateurs confondus, elles prennent en compte l’ensemble des salariés de l’établissement. Le temps réel moyen de disponibilité pour un contact direct est donc moindre. La performance d’un établissement financier s’évalue donc sur le PNB qu’il arrive à générer par client, mais aussi sur le temps mis à disposition pour générer ce PNB. Les plus productifs sont ceux qui minimisent leur coefficient d’exploitation, ou qui, à niveau de charge équivalent, produisent le plus fort PNB.

 
Tableau 6 - PNB 2012 par client et par « heure de banque »
Source : calculs d’après les rapports annuels.

Cette analyse à partir de données publiées permet, malgré ses biais, de dégager les tendances, de mettre en évidence les contraintes des banques pour assurer leur rentabilité et de mieux comprendre leurs réticences à la gratuité généralisée des services essentiels ou au développement d’offres à tarification limitée comme la GPA.

Sur l’échantillon, une heure de « temps banque »9 coûte en moyenne 86,70 euros. Pour un client générant 200 euros de PNB annuel, l’équilibre – hors coût du risque – est atteint lorsque la banque ne lui consacre pas plus de 2,3 heures. Si l’établissement se fixe un coefficient d’exploitation maximum à 65 %, 1,5 heure seulement est affectable à ce client. Ainsi, un client ne souhaitant pas dépasser un budget annuel de 200 euros pour ses services bancaires, hors incidents de paiement ou accord de crédit, doit être suffisamment autonome pour qu’une relation économique équilibrée puisse s’établir entre lui et l’établissement de crédit.

Pour une offre GPA tarifée à 40 euros par an, il faut rester en deçà d’une demi-heure de ressource affectée par an pour maintenir l’équilibre ; au-delà et sur la base d’un coût horaire moyen évalué à 86,70 euros, la banque perd de l’argent. Ces offres ont été conçues dans un objectif politique d’accessibilité, mais se heurtent à la réalité d’un marché concurrentiel et d’un coût à supporter.

Cette observation induit deux questionnements. Le premier concerne la définition du coût des SBB et des GPA. Les coûts de revient sont complexes à établir dans l’industrie bancaire. En effet, les produits et les services financiers sont souvent liés et donc les limites difficiles à établir. De plus, les charges à affecter à chaque produit ou service sont nécessairement issues de clés de répartition arbitraires. Pour des services identiques, on peut aboutir au sein d’un même établissement à des résultats différents selon les clés de répartition choisies et les volumes traités.

Le second questionnement concerne la façon dont ces coûts sont couverts. Si, pour contourner la difficulté de la détermination du coût de revient, nous reprenons le raisonnement en « temps banque » accordé ou « accordable », il apparaît que le « temps banque » dédié aux SBB ou aux GPA au-delà du seuil d’équilibre doit être subventionné par ailleurs. Cela impacte en conséquence une ou plusieurs des autres parties prenantes du modèle : actionnaires, salariés, clients y compris ceux qui bénéficient ou pourraient bénéficier de mesures inclusives10. Concernant les moyens de paiement, il est établi que « l’équilibre est pour le moment assuré par la tenue des comptes courants de la clientèle » via l’utilisation des dépôts collectés et indirectement « par la marge réalisée sur les crédits engendrés par la constitution de découverts bancaires » (Pauget et Constans, 2012). Les données disponibles ne permettent pas de détailler les contributions des entreprises et des particuliers à cette construction promise à de sensibles évolutions.

L’équilibre des modèles marchands se construit sur des contraintes de coût de service et des exigences de rentabilité des capitaux mobilisés au regard desquelles sont proposés une tarification et un « temps banque » disponible associé. Le fait d’incorporer des services gratuits et considérés « essentiels » remet en cause l’équilibre initial et pose la question de la valorisation et de la prise en charge des coûts induits. Cette question, non traitée par la réglementation au-delà des obligations liées aux procédures de désignation dans le cadre du droit au compte et, à compter de juin 2014, aux « offres spécifiques », qui vont prendre la relève des GPA, reste au libre arbitre des banques, qui appliquent des modèles réglementairement conformes, mais néanmoins sélectifs pour préserver les équilibres établis.

Nous avons pu observer l’hétérogénéité de ces équilibres, et ce, sur les uniques critères de PNB et de charges de structure, sans encore prendre en considération les politiques mises en œuvre sur le risque. Sur cette base, il est déjà possible de démontrer que chaque modèle produit des impacts distincts pour la banque, les collaborateurs et les clients.

Pour la banque, chacun génère une plus ou moins grande productivité. Pour les collaborateurs, chaque modèle est construit sur des niveaux de frais de structure par salarié plus ou moins importants. Cela peut se traduire par de plus ou moins bonnes conditions de travail, incluant le niveau des rémunérations. Pour le client, chaque modèle induit une plus ou moins grande pression commerciale et une plus ou moins grande sélectivité. Le degré de sélection s’établit sur au moins deux critères : la tarification et l’autonomie dans l’accès et l’usage de ces produits et services.

Il est manifeste que, parmi les modèles étudiés, tous ne sont pas adaptés aux populations caractérisées par des difficultés budgétaires ou une autonomie réduite.

Dès lors, bien que la loi défende le droit au compte et l’accessibilité bancaire s’imposant à tous les établissements, les modèles économiques mis en œuvre par les banques peuvent entraîner une forme de « ghettoïsation ». Les clients les moins rentables seraient incités à se tourner vers les banques moins sélectives. Celles-ci doivent néanmoins maintenir des modèles économiques soutenables et assurer leur équilibre financier. L’obligation d’un service universel aurait pu répondre à la nécessité de fournir les SBB à tous les usagers, tout en assurant, par un système d’adjudication ou de pay or play, l’équité de leur financement par les opérateurs concurrents (Rochet, 2000). La loi bancaire (2013) a préféré garantir une offre à coût limité destinée aux personnes en « situation de fragilité financière », laissant le secteur bancaire arbitrer sur les modalités de son financement.

Conclusion

En limitant notre étude aux « services essentiels » définis par l’Union européenne, nous avons démontré que les modèles bancaires français classiques restent sélectifs et induisent l’exclusion des profils faiblement autonomes et/ou budgétairement limités, soit près de 10 % des ménages. Abandonner au marché la question de l’accès à la monnaie contraint les plus fragiles, parfois jusqu’à l’exclusion sociale. Les difficultés proviennent majoritairement de l’association confuse, maintenue par les établissements financiers car elle est rémunératrice, des services d’accès à la monnaie et d’accès volontaire ou involontaire au crédit. Bien que très avancé sur le sujet de l’inclusion bancaire, le système français doit encore progresser sur ce point. Un premier pas consisterait à requérir du secteur financier que les rapports annuels détaillent, sur le métier de la banque de détail, la composition des PNB par contrepartie en identifiant séparément les contributions des particuliers et des professionnels. Cette transparence, à l’instar du CRA (Community Reinvestment Act) aux États-Unis, permettrait une analyse plus fine des effets des modèles bancaires sur les ménages et l’économie locale.

Les services financiers ont un coût. Les modalités actuelles de leur financement entraînent encore des difficultés d’accès et d’usage pour les niveaux de vie les plus faibles et les usagers les moins autonomes. Les évolutions proposées par la loi bancaire de 2013 ne couvrent pas les risques de ghettoïsation des populations fragiles, ni n’envisagent la mutualisation des coûts qui pourrait garantir à tous l’accès aux services essentiels (Gaudemet et Ullmo, 2000). L’amélioration de l’inclusion financière ne se fera donc qu’au prix d’une révision de l’équilibre des échanges entre parties prenantes : détenteurs de capitaux et salariés des établissements financiers, pouvoirs publics, usagers.


Notes

1 Selon la Banque mondiale, l’exclusion financière concerne les transactions bancaires, l’épargne, le crédit et l’assurance.
2 Article L312-1 du Code monétaire et financier.
3 Article 145 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie.
4 Loi n° 2013-672 du 26 juillet 2013 de séparation et de régulation des activités bancaires, article 52 modifié, Code monétaire et financier – art. L312-1-3 (V).
5 La Banque postale, BNP Paribas, LCL, Société générale, Crédit mutuel, Caisse d’épargne Île-de-France, Crédit agricole Île-de-France, Banque populaire rives de Paris et Caisse d’épargne Aquitaine- Poitou-Charentes.
6 « Pour ceux qui n’ont pas accès au service “chèque” ou pour ceux qui ne souhaitent pas y accéder pour maîtriser leur budget », LCL.
7 Tenue de compte, mise à disposition de RIB et d’un relevé d’opérations mensuel, carte de paiement à autorisation systématique, trois formules de chèque de banque par an, au moins une alerte sms hebdomadaire, consultation à distance du compte avec option virements illimités.
8 Durée annuelle du travail salarié recensé par l’Insee en 2012 sur la branche activités financières et d’assurance.
9 Le coût moyen d’une heure de « temps banque » se calcule comme le rapport entre les frais de structure des sept établissements en 2012 et le produit du nombre des collaborateurs des sept structures en 2012 par 1 475,4.
10 Certaines banques facturent, par exemple, des frais de gestion pour « interdiction bancaire notifiée par la Banque de France ». Sur les neuf plaquettes tarifaires étudiées, ces frais peuvent atteindre jusqu’à 42,84 euros par trimestre, soit 171 euros par an.

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