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 La politique monétaire face à la crise : enjeux de court terme et ancrage à long terme


Benoît CŒURÉ * Président, Autorité de la concurrence, Paris. Contact : benoit.coeure@autoritedelaconcurrence.fr.

La crise a mis en lumière une tension fondamentale au cœur de la politique monétaire. D’un côté, les banques centrales sont des acteurs majeurs dans la lutte contre la crise. D’un autre côté, leurs efforts doivent être conçus et communiqués dans le strict respect de leur mandat qui consiste à assurer la stabilité des prix à long terme. Pour atteindre cet équilibre, une distinction claire doit être établie entre l’objectif de la politique monétaire et sa conduite. Le cadre stratégique de la BCE et l’objectif d’une hausse des prix « inférieure à, mais proche de 2 % à moyen terme » permettent d’obtenir cet équilibre. Tout d’abord, l’inflation peut varier au sein de l’intervalle pour peu que la convergence vers l’objectif de moyen terme de 2 % soit assurée, de nombreuses trajectoires étant possibles. En outre, la notion de « moyen terme » ne renvoie pas à un horizon préétabli et dépend de la nature des chocs sous-jacents. Ceci a permis à la BCE de réagir de manière flexible à la crise tout en s’inscrivant dans le cadre stable de sa stratégie monétaire.

Le cœur de la politique monétaire est caractérisé par une tension fondamentale entre, d’une part, les résultats obtenus par une banque centrale en matière de stabilité macroéconomique, qui dépendent de son engagement crédible en faveur de la stabilité des prix, et, d’autre part, les perturbations financières et macroéconomiques qui peuvent atteindre une ampleur et présenter une complexité telles que les relations structurelles sous-jacentes entre les principales variables économiques s’en trouvent modifiées.

D’un côté, établir et renforcer la crédibilité supposent une réaction cohérente, transparente et prévisible aux chocs affectant l’économie. D’un autre côté, adapter temporairement la stratégie à un nouvel environnement sans compromettre les résultats obtenus en matière de lutte contre l’inflation constitue un véritable défi pour les responsables de la politique monétaire.

La crise actuelle fournit un exemple parlant d’une telle tension. Se manifestant initialement par une perte de confiance dans la solvabilité de certains établissements financiers, la crise a rapidement conduit à une dégradation généralisée de l’intermédiation financière privée. Le lien entre les impulsions de la politique monétaire et les agrégats économiques – la relation structurelle la plus pertinente pour les banques centrales – s’en est trouvé profondément affecté.

Face à ce nouvel environnement, les banques centrales du monde entier ont diversifié leur gamme d’instruments afin de compenser l’affaiblissement de leur influence sur l’économie. Les mesures qu’elles ont prises ont souvent contribué à stabiliser l’économie. Mais elles ont également soulevé un débat animé pour savoir comment lutter contre la crise sans abandonner les principes acceptés de la politique monétaire.

Les banques centrales peuvent dépasser cette tension entre l’ancrage des anticipations à long terme et la flexibilité nécessaire à court terme, à condition d’instaurer une hiérarchie claire entre les différents éléments de leur stratégie de politique monétaire. Il importe pour cela de mettre en évidence deux éléments distincts : les objectifs et la conduite de la politique monétaire. Les objectifs d’une banque centrale doivent demeurer la préoccupation majeure et le principe directeur de toute son action. Grâce à la crédibilité que lui confère un engagement ferme et pérenne envers ces objectifs, elle peut adapter avec souplesse la conduite de la politique monétaire aux aléas macroéconomiques. C’est la stratégie qu’a adoptée systématiquement la Banque centrale européenne (BCE) durant la crise.

L’article est construit comme suit. Nous établirons d’abord les différents éléments d’une stratégie de politique monétaire de banque centrale avant d’analyser les interactions entre la conduite de la politique monétaire et ses objectifs. Puis, après avoir fait le lien entre ces analyses et la stratégie de politique monétaire de la BCE, nous conclurons en présentant la réponse de la BCE face à la crise.

Éléments d’une stratégie de politique monétaire

Les objectifs de la politique monétaire sont les buts fondamentaux d’une banque centrale. Pour la plupart des banques centrales dans le monde, il s’agit d’abord de la stabilité des prix. Cet objectif est souvent complété par des préoccupations secondaires telles que la stabilisation de l’activité économique autour de sa tendance soutenable, ou encore la stabilité financière. Dans la pratique moderne de l’activité de banque centrale telle qu’elle s’est développée au lendemain des échecs de la politique macroéconomique des années 1970, nul ne doute que la stabilité des prix est un bon objectif à moyen terme pour la politique monétaire. La stabilisation de l’activité économique et la stabilité financière ont souvent un statut différent. Ces objectifs sont secondaires dans la mesure où ils concernent davantage la trajectoire vers l’objectif à moyen terme – une trajectoire qui doit minimiser les fluctuations indues – que l’objectif à moyen terme qui demeure la stabilité des prix.

Cela étant dit, quand elles pilotent l’économie vers son état stationnaire, les banques centrales accordent des priorités différentes à ces objectifs secondaires. Aux États-Unis, par exemple, la Federal Reserve (Fed) a un double mandat : un niveau d’emploi aussi élevé que possible et le maintien de la stabilité des prix. À l’inverse, le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne précise clairement que la stabilité des prix est l’objectif principal assigné à l’Eurosystème.

La conduite de la politique monétaire se réfère aux modalités de l’action d’une banque centrale en vue d’atteindre son objectif. Elle comporte habituellement le suivi systématique d’indicateurs spécifiques ou d’agrégats macroéconomiques qui lui servent de points de repère vers son objectif final. Ces agrégats doivent avoir une relation empirique étroite avec les variables qui décrivent les objectifs finals de politique monétaire. Ce sont, par exemple, des agrégats monétaires larges ou des taux d’intérêt de marché. En outre, dans le cadre de la conduite de la politique monétaire, une banque centrale utilise certains instruments pour piloter les conditions financières qu’elle contrôle directement. Il s’agit des réserves obligatoires, de la base monétaire et des taux d’intérêt directeurs par le biais desquels la banque centrale fournit des liquidités aux opérateurs de marché.

Les modifications apportées à la stratégie monétaire ont des implications très différentes, selon qu’elles concernent l’une ou l’autre de ces deux composantes, à savoir les objectifs ou la conduite de la politique monétaire. Les objectifs sont en général inscrits dans la loi. En revanche, la conduite de la politique monétaire est largement entre les mains de la banque centrale concernée.

Dans la zone euro, par exemple, l’objectif de stabilité des prix est d’ordre constitutionnel, étant explicitement énoncé à l’article 127, paragraphe 1, du traité. Parallèlement, le cadre institutionnel laisse l’Eurosystème libre de calibrer ses décisions de politique monétaire pour assurer son objectif de stabilité des prix. Il existe toutefois une exception à ce principe général sur laquelle nous reviendrons.

Les interactions entre la conduite de la politique monétaire et ses objectifs

Le succès d’une stratégie de politique monétaire dépend de l’interaction entre ces éléments. Deux raisons expliquent qu’une banque centrale peut adapter la conduite de sa politique monétaire à des défis spécifiques avec d’autant plus de souplesse que son engagement envers son objectif est crédible.

En premier lieu, si l’objectif de la banque centrale ancre solidement les anticipations, les « innovations » à court terme dans la conduite de la politique monétaire n’inciteront pas les intervenants de marché à réévaluer fondamentalement leur représentation de l’équilibre économique de moyen terme, à l’horizon où tous les chocs se seront dissipés. Cet ancrage est particulièrement important en période de crise, lorsque la banque centrale doit étendre la panoplie de ses instruments pour faire face à des circonstances exceptionnelles. À l’inverse, faute d’un engagement ferme envers son objectif, l’adoption même temporaire de nouveaux instruments peut être mal interprétée par les intervenants de marché qui peuvent la prendre à tort pour un changement de stratégie. Cette évolution peut à son tour modifier la manière dont la société perçoit les paramètres fondamentaux du cadre de la politique monétaire. Les anticipations d’inflation – l’un des principaux indicateurs de la manière dont le public perçoit la stratégie – peuvent perdre leur ancrage.

En deuxième lieu, un engagement crédible envers l’objectif permet à une banque centrale de moduler l’ampleur et le calendrier de sa réaction en fonction de la nature des chocs qui affectent de temps à autre l’économie. Dans le cas d’un choc négatif sur la demande, l’activité économique et l’inflation auront tendance à fléchir. Une crise financière est un exemple typique de choc de demande négatif : les conditions de financement se durcissent, la demande globale est freinée et les entreprises sont incitées à offrir des prix plus bas que leurs concurrents, ce qui exerce des pressions à la baisse sur l’inflation. Dans la mesure où l’ampleur du choc le justifie, la prescription pour la banque centrale est claire : elle doit assouplir la politique monétaire.

Dans le cas d’un choc négatif sur l’offre, la banque centrale fait face à un dilemme dans la mesure où l’activité économique et l’inflation évoluent dans des directions opposées. Une baisse de la productivité constitue un cas d’espèces : une augmentation des coûts unitaires de production des entreprises réduit leur incitation à produire, ce qui engendre une diminution du montant des biens et des services fournis par rapport à la demande. Soit la banque centrale accepte temporairement une inflation plus élevée, soit elle souhaite que l’inflation demeure proche de son objectif, auquel cas elle amplifie la baisse de l’activité.

Mais cet arbitrage est moins marqué lorsque la banque centrale peut s’engager de manière crédible en faveur de la stabilité des prix. Sachant que la stabilité demeure l’objectif ultime de la politique, les agents privés ne prendront pas en compte la hausse temporaire de l’inflation quand ils fixeront les prix et les salaires. Dès lors, la banque centrale peut se permettre une réaction plus modérée de la politique monétaire face à un choc d’offre négatif.

De toute évidence, cela ne signifie pas que les banques centrales ont carte blanche pour adopter tout instrument – ou toute tactique – qui leur semblerait approprié pour faire face aux enjeux de court terme. La manière dont la politique monétaire est mise en œuvre peut, en elle-même, affecter la crédibilité de la banque centrale dans la poursuite de son objectif. Par exemple, le financement monétaire des déficits budgétaires peut gravement compromettre la capacité de la banque centrale à décider librement de son action. La flexibilité dans la conduite de la politique monétaire est clairement limitée aux mesures qui préservent la capacité de la banque centrale de décider en toute indépendance de l’orientation de la politique monétaire, aujourd’hui et demain.

En résumé, pour qu’une banque centrale soit en mesure de répondre aux enjeux de court terme tout en assurant l’ancrage des anticipations à long terme, elle doit respecter trois principes. Premièrement, elle doit inscrire de manière cohérente et sans ambiguïté chacune de ses décisions dans le cadre d’un objectif clairement défini. Deuxièmement, elle doit adapter ses décisions à la nature spécifique des chocs macroéconomiques affectant l’économie. Et troisièmement, elle doit concevoir la conduite de la politique monétaire de telle manière qu’elle ne limite pas sa liberté d’action, ce qui compromettrait son objectif à moyen terme.

La stratégie de politique monétaire de la BCE

Le traité énonce clairement que la stabilité des prix est l’objectif principal de la BCE. À partir de là, le Conseil des gouverneurs a rendu publique une définition explicite de la stabilité des prix, à savoir une fourchette de taux d’inflation positifs et inférieurs à 2 % à moyen terme. Il s’agit d’une fourchette à l’intérieur de laquelle l’inflation ne fausse pas l’allocation des ressources dans l’économie. Le Conseil des gouverneurs a aussi précisé que, dans la poursuite de l’objectif de stabilité des prix, il cherche à maintenir les taux d’inflation en dessous, mais proche, de 2 % à moyen terme (cf. infra). Depuis la mise en place de l’euro, il a globalement rempli ce mandat, puisque le taux de croissance de l’indice harmonisé des prix à la consommation s’est établi en moyenne à 2,07 %.

Dans notre dispositif, l’inflation revêt évidemment une importance primordiale. Mais ce n’est pas le seul indicateur. Pour conduire sa politique monétaire, la BCE utilise une large gamme d’indicateurs qui ont parfois contredit l’évolution de l’inflation, aussi bien effective qu’anticipée. Au sein du pilier monétaire, les variables monétaires et financières ont acquis une très grande importance analytique qui nous a permis de mieux identifier l’origine des perturbations macroéconomiques, et ainsi de rendre plus robuste notre approche de la politique monétaire.

La sécurité supplémentaire qu’apporte le pilier monétaire a été importante en présence de chocs persistants sur l’offre. Cela peut être illustré par la situation des années 1990 et de la majeure partie de la dernière décennie au cours de laquelle l’inflation est demeurée modérée dans un grand nombre de pays industriels avancés. De nombreux facteurs sous-jacents peuvent expliquer cette évolution observée à l’échelle de la planète. La reprise du contrôle des anticipations d’inflation par les principales autorités monétaires a certainement été l’une des causes principales de la stabilité des prix. Mais d’autres facteurs ont contribué à la tendance soutenue à la désinflation, comme les effets décalés sur la productivité des révolutions numérique et Internet du début des années 1990 ou les implications pour la chaîne d’approvisionnement de l’émergence de la Chine, devenue l’atelier du monde. Les chocs positifs sur l’offre étaient soit d’origine interne, soit importés par le biais d’un contenu en importations plus élevé de la production.

Dans la zone euro, en dépit des pressions à la hausse qu’exerçait l’ajustement des niveaux de prix relatifs entre les États membres, les tensions sur les prix ont été absentes ou négatives au cours des années ayant précédé la faillite de Lehman Brothers1. Si la BCE avait utilisé le taux d’inflation comme indicateur synthétique de la situation économique, elle aurait conclu que l’économie avait atteint un état idéal de croissance équilibrée et non inflationniste – la « Grande Modération ».

Le pilier monétaire affirmait des choses très différentes. Le taux de croissance de l’agrégat monétaire large « M3 » avait doublé au cours de la phase de reprise qui avait suivi l’éclatement de la bulle Internet. Parallèlement, les primes payées par les emprunteurs sur diverses catégories de contrats de dette avaient chuté à des niveaux inédits dans l’histoire financière récente. La croissance du crédit était pratiquement aussi rapide que celle de M3. Ces indicateurs – qui font partie intégrante de notre analyse monétaire – ont donné l’alerte dans un environnement qui incitait par ailleurs à l’optimisme. La dissonance des différents indicateurs était une source de préoccupation pour les services de la BCE, qui devaient les interpréter, et aussi pour les responsables de la politique économique, qui se devaient de remettre en question la vision favorable qui dominait à l’époque.

Avec le recul, il est clair aujourd’hui que l’analyse monétaire, qui semblait à l’époque si éloignée de la réalité, était en fait le contrepoint de l’instabilité financière. La chute de Lehman Brothers et ses conséquences ont révélé le drame qui se jouait en sourdine.

Quels enseignements en tirer ? L’objectif de la stabilité des prix doit être renforcé, dans la conduite quotidienne de la politique monétaire, en mettant un fort accent sur les indicateurs monétaires et financiers.Lorsque les marchés financiers créent un endettement excessif – trop de crédit – et s’engagent dans un processus imprudent de transformation des échéances – trop de monnaie bancaire –, réagir aux booms financiers dans le cadre du pilier monétaire permettra non seulement d’assurer la stabilité des prix, mais aussi de contrecarrer l’accumulation de risques. Inversement, un crédit extrêmement atone comme nous l’observons aujourd’hui fait partie des raisons pour lesquelles le Conseil des gouverneurs prévoit que les taux directeurs resteront à leurs niveaux actuels ou à des niveaux plus bas sur une période prolongée. Mettre l’accent sur les indicateurs monétaires et financiers suppose sans doute de mieux comprendre le flux et le reflux de la liquidité et les facteurs de création endogène de monnaie à l’intérieur du système financier.

La possibilité d’activer cette « soupape de sécurité » dépend toutefois largement de la définition de l’objectif de stabilité des prix. Le fait que l’inflation puisse évoluer à l’intérieur d’une certaine fourchette constitue une importante condition préalable. De fait, la définition par le Conseil des gouverneurs de l’objectif prioritaire de la BCE présente deux caractéristiques qui complètent le pilier monétaire. C’est une fourchette et non un chiffre précis. Et elle s’inscrit dans une perspective de moyen terme.

Cela entraîne deux conséquences. En premier lieu, il existe une certaine flexibilité, au sein de la fourchette, quant au taux d’inflation acceptable à un instant donné. En 2003, le Conseil des gouverneurs a indiqué que, à l’intérieur de la fourchette des taux d’inflation compatibles avec la stabilité des prix, un taux « proche de 2 % » était l’objectif poursuivi à moyen terme. Mais l’inflation peut varier au sein de la fourchette pour peu que la convergence vers l’objectif de moyen terme soit assurée, de nombreuses trajectoires étant possibles. En deuxième lieu, la notion de « moyen terme » elle-même n’est pas un horizon préétabli et dépend des chocs sous-jacents susceptibles d’expliquer à certains moments l’évolution de l’inflation.

La première forme de discrétion – qui porte sur la trajectoire de convergence de l’inflation vers son niveau de moyen terme – est cruciale en cas de choc d’offre positif, dont l’effet est à la fois expansionniste et désinflationniste. Cette dimension de la stratégie de politique monétaire de la BCE n’est pas toujours bien comprise, mais elle est importante. En l’absence de tensions inflationnistes, voire en situation de tensions négatives sur les prix, et quand des chocs d’offre positifs alimentent le dynamisme financier – les conditions qui ont prévalu à la fin des années 1990 et pendant la majeure partie des années 2000 –, il est essentiel que la définition de la stabilité des prix comporte une fourchette de valeurs plutôt qu’un objectif chiffré précis. En présence de signes manifestes d’exubérance financière, la possibilité de laisser l’inflation ralentir temporairement à l’intérieur de la fourchette de valeurs compatibles avec la stabilité des prix accroît les chances de respecter l’objectif d’inflation sur le long terme.

La deuxième forme de discrétion – qui porte sur l’horizon temporel – est fondamentale en présence de chocs d’offre négatifs et de chocs de demande. Par exemple, un choc de coûts inflationniste résultant d’une flambée des cours des matières premières entraîne l’inflation constatée à la hausse et freine la demande et l’activité économique. À l’inverse, un ajustement des taux de marge résultant d’un meilleur fonctionnement des marchés du travail et des produits exerce une pression à la baisse sur l’inflation. Face à de telles perturbations, l’horizon de moyen terme donne au choc le temps nécessaire pour se propager à travers l’économie et permet à la BCE de se projeter à la date où il aura été absorbé. Cela garantit que la banque centrale n’ajoutera pas à la volatilité macroéconomique.

S’agissant d’un choc de demande, l’horizon pertinent pour la politique monétaire est plus proche. Un choc négatif, aux effets récessifs et potentiellement déflationnistes, devra être rapidement et résolument contrecarré. C’est ainsi que la BCE a agi pendant les phases les plus aiguës de la crise financière. Et c’est bien ce qu’il faut faire en présence de graves risques à la baisse sur la stabilité des prix.

Dans ce contexte, il est utile de revenir à la comparaison entre le cadre de politique monétaire de la BCE et celui de la Fed aux États-Unis. Comme mentionné auparavant, les mandats respectifs de ces deux banques centrales sont différents : celui de la BCE prévoit une hiérarchie claire des objectifs, la stabilité des prix occupant la première place, tandis que le double mandat de la Fed met l’accent sur la stabilité des prix et un niveau d’emploi aussi élevé que possible.

Certains observateurs ont invoqué cette différence entre les deux mandats pour considérer que la BCE, en comparaison, ne dispose pas des moyens suffisants pour soutenir l’emploi et la croissance en période de ralentissement économique. En fait, cet argument exagère la différence pratique entre les politiques monétaires découlant de ces mandats différents.

Pour le comprendre, il faut garder à l’esprit le fait que la politique monétaire ne peut soutenir l’économie réelle qu’à court terme. La croissance économique à long terme est entièrement déterminée par les caractéristiques structurelles de l’économie, comme l’offre de travail et de capital ainsi que la productivité globale. Il est vain pour la politique monétaire de chercher à élever durablement l’économie au-dessus du potentiel de croissance déterminé par ces facteurs.

Le double mandat de la Fed n’est donc pas en contradiction avec ce principe. Il ne faut pas interpréter la présence de l’emploi dans le mandat de la Fed comme visant à influencer la trajectoire structurelle du chômage. En fait, elle vise à reconnaître explicitement l’importance de la dynamique de l’emploi quand la banque centrale ramène la production sur sa trajectoire structurelle après que des chocs économiques ont perturbé le marché du travail. Mais la définition de la stabilité des prix et l’horizon d’action de la BCE lui donnent une grande flexibilité pour calibrer la réponse de la politique monétaire face aux chocs. Grâce à cette flexibilité, la BCE peut poursuivre son objectif de stabilité des prix à long terme sans susciter des fluctuations à court terme, qui seraient socialement coûteuses, de l’activité et de l’emploi. L’objectif du double mandat de la Fed n’est pas différent.

La réponse de la BCE à la crise

La crise actuelle au sein de la zone euro a mis à l’épreuve la capacité de la BCE à réagir de manière flexible dans le cadre stable de sa stratégie de politique monétaire. L’une des raisons pour lesquelles cette crise est particulièrement complexe est la fragmentation financière entre les États membres. Les coûts de financement de deux entreprises également saines et productives sont très différents selon qu’elles sont situées dans un pays économiquement vulnérable ou dans une économie plus stable.

Or les conditions de financement appliquées aux entreprises et aux ménages sont un canal important par lequel les impulsions de politique monétaire se transmettent aux décisions de consommation et d’investissement. En conséquence, les modifications des taux directeurs de la BCE ont eu des effets inégaux d’un pays à l’autre, ce qui compromet l’unicité de la politique monétaire.

Face à cette situation, la BCE a réagi en prenant une série de mesures non conventionnelles de politique monétaire. Les solutions qu’elle a adoptées lui ont permis de faire face à des enjeux de court terme spécifiques tout en confirmant son engagement en faveur de la stabilité des prix à moyen terme, comme l’illustrent les trois exemples suivants.

Les deux opérations de refinancement à très long terme d’une durée de trois ans lancées à la fin de 2011 et au début de 2012 avaient pour objectif d’améliorer les conditions de financement des banques, incapables de satisfaire leurs besoins supplémentaires de liquidité sur le marché. Grâce à l’élimination des contraintes de liquidité affectant l’offre de crédit, un grave rationnement du crédit a pu être évité. Si ces deux opérations n’avaient pas été conduites, les banques n’auraient pas pu honorer leurs engagements venant à échéance sur le marché ou auraient mis un terme à des lignes de crédit accordées aux entreprises. Elles ont permis de contrecarrer la fragmentation financière, en ce sens qu’une grande partie de la liquidité totale a été allouée à des banques opérant dans des pays vulnérables.

Parallèlement, le taux d’intérêt de ces opérations est indexé sur le principal taux d’intérêt directeur de la BCE. Dès lors, si la BCE était amenée à modifier ce taux pour des raisons de politique monétaire, le coût des opérations de refinancement à plus long terme d’une durée de trois ans varierait également en parallèle pour la durée restante. L’apport de liquidités sur une durée de trois ans, effectué durant des périodes de tensions extrêmes, n’entrave pas par conséquent la capacité de la BCE à transmettre les modifications des taux d’intérêt à court terme.

De la même manière, le programme d’opérations monétaires sur titres (OMT) a été conçu dans le souci de lutter contre la fragmentation tout en préservant la crédibilité de l’objectif de politique monétaire de la BCE. Étant liée à un programme d’ajustement macroéconomique, cette initiative empêche que le soutien apporté aux marchés de la dette publique pour éliminer le « risque de redénomination », c’est-à-dire la perception indue d’un risque de sortie de l’euro, devienne une subvention à des politiques nationales non soutenables. Le Mécanisme européen de stabilité (MES) imposera aux émetteurs souverains, dont les titres bénéficieront des OMT, la même condition de solvabilité que la BCE impose aux banques lorsqu’elle leur prête des liquidités. Et la solvabilité des États est une condition nécessaire pour éviter que la politique monétaire soit dominée par la politique budgétaire, et donc pour que la BCE puisse respecter son objectif de moyen terme.

Enfin, examinons l’action de la BCE pour améliorer la transmission à l’économie réelle des impulsions de la politique monétaire unique. L’élargissement de la gamme des actifs acceptés en collatéral des opérations de politique monétaire permet aux banques de mieux mobiliser des créances sur l’économie réelle et, par conséquent, de prêter plus. La BCE a étudié, avec les autres institutions européennes, les moyens d’améliorer encore le financement de l’économie réelle et notamment des petites et moyennes entreprises, qui constituent l’épine dorsale de l’économie de la zone euro. Mais la BCE ne peut intervenir que dans le cadre de son mandat. Soulager les banques d’actifs non profitables présents dans leurs bilans ou chercher à effacer artificiellement des écarts de coûts de financement qui résultent de situations de risque différentes ou de fonds propres insuffisants reviendraient à se substituer à l’action d’autres acteurs, au détriment de l’indépendance et de la liberté d’action de la banque centrale.

En résumé, la BCE a scrupuleusement respecté et continuera à minutieusement respecter les règles à appliquer pour faire face aux enjeux de court terme, tout en assurant l’ancrage des anticipations à long terme.

Conclusion

La crise a mis en lumière une tension fondamentale au cœur de la politique monétaire. D’un côté, les banques centrales sont des acteurs majeurs dans la lutte contre la crise. D’un autre côté, leurs efforts doivent être conçus et communiqués dans le strict respect de leur mandat qui consiste à assurer la stabilité des prix à long terme.

Pour atteindre cet équilibre, les responsables de la politique monétaire doivent établir une distinction claire entre leur objectif, dont l’objet est d’ancrer solidement les anticipations des marchés, et la conduite de la politique monétaire, qui doit être ajustée de manière flexible en fonction des défis à relever.

Le cadre stratégique de la BCE comporte tous les éléments permettant d’obtenir cet équilibre.


Notes

Ce texte est tiré de l’intervention de l’auteur aux Journées de l’AFSE (Association française de science économique) 2013, « La crise de l’Union économique et monétaire (UEM) : enjeux théoriques et perspectives de politique économique », université d’Orléans, 17 mai 2013. L’auteur tient à remercier Frédéric Holm-Hadulla et Massimo Rostagno pour leurs contributions à cet article. Il reste seul responsable des opinions exprimées ici.
1 Pour une illustration, voir le graphique 2.13 in Fahr S., Motto R., Rostagno M., Smets F. et Tristani O. (2011), « A Monetary Policy Strategy in Good and Bad Times: Lessons from the Recent Past », document de travail de la BCE, n° 1336, mai, p. 52.