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 Introduction


Bertrand JACQUILLAT

* Co-fondateur, Associés en Finance ; professeur émérite des Universités.Contact : bertrand.jacquillat@associes-finance.com.

Jean-Charles ROCHET * Professeur de banque, GFRI (Geneva Finance Research Institute), Université de Genève ; membre, Toulouse School of Economics (TSE). Contact : jeancharles.rochet@gmail.com.

Ce numéro de la Revue d’économie financière (REF) est consacré au shadow banking, encore appelé « finance de l’ombre », « finance parallèle » ou « finance non régulée ». La première partie intitulée « Le shadow banking et autres exemples de la finance non réglementée » comprend six articles qui s’attachent à décrire ce phénomène, à le mesurer et à en analyser les causes.

D’abord, décrire le phénomène. Dans le premier article « Le shadow banking en Europe », Laurent Clerc (Banque de France) constate que le financement de l’activité économique a connu de profondes transformations au cours des deux décennies, avec une part grandissante des crédits au secteur privé distribués en dehors du secteur bancaire traditionnel. Dans le même temps, les banques sortaient de leurs bilans une part importante de leurs crédits tout en modifiant leurs structures de financement, en transférant le risque de crédit à des entités dédiées, appelées « conduits », special investment vehicles (SIV) ou special purpose vehicles (SPV) (fonds communs de créances). L’auteur retient comme définition du shadow banking celle proposée en 2011 par le Conseil de stabilité financière (CSF) : « l’intermédiation du crédit impliquant des entités ou des activités effectuées en dehors du système bancaire traditionnel ». Ces activités peuvent être ou non régulées. Si l’on retient la définition large du CSF, la taille du shadow banking européen était à la fin de 2011 de 22 000 Md€ pour la seule zone euro et près de 9 000 Md€ pour le Royaume-Uni. L’auteur présente de manière détaillée l’évolution quantitative du shadow banking dans le monde et en Europe entre 2005 et 2011 et l’hétérogénéité de ce secteur en Europe en s’appuyant sur deux exemples : les fonds monétaires et les sociétés financières.

L’article d’Axelle Arquié (Paris 1, Natixis) et Patrick Artus (Paris 1, Natixis) titré « Mesurer le système bancaire de l’ombre au sein de la zone euro : que sait la BCE ? » revient sur la définition du shadow banking et mesure son étendue à partir des statistiques de la Banque centrale européenne (BCE). Selon eux, le shadow banking est formé d’institutions financières ayant les cinq caractéristiques suivantes : elles font de l’intermédiation de crédit, elles sont peu ou pas régulées, elles ne bénéficient pas de garanties gouvernementales, elles ne reçoivent pas de dépôts du public, mais se financent sur le marché financier de gros, et, enfin, leur bilan est fortement affecté par les conditions du marché. À ce titre, elles regroupent des entités ad hoc qui réalisent des activités de transformation de liquidité ou d’échéances comme les SIV ou conduits, les fonds monétaires et autres fonds ou produits d’investissement qui présentent des caractéristiques de dépôts, les sociétés de financement et entités spécialisées dans les titres qui fournissent du crédit ou des garanties de crédit ou qui réalisent des opérations de transformation de liquidité et d’échéances sans être réglementées comme les banques, enfin les entreprises d’assurances ou de réassurances qui émettent ou garantissent des produits de crédit. À partir de statistiques incomplètes de la BCE, les auteurs estiment que les actifs de l’ensemble de ces activités se sont élevés dans la zone euro à près de 10 000 Md€ à la fin du deuxième trimestre 2012, ce qui représentait 23 % de l’ensemble des actifs du secteur bancaire traditionnel et du shadow banking.

Le troisième article intitulé « La croissance du shadow banking » d’Adi Sunderam (Harvard Business School) s’attache à analyser les causes de la forte croissance du shadow banking aux États-Unis. Deux types de théories, nullement exclusives, s’affrontent, celles fondées sur la demande et celles fondées sur l’offre. Parmi les premières, la raison avancée tient au hasard moral et à l’exploitation de l’assurance implicite donnée par le gouvernement aux institutions financières too big to fail, pratiquée notamment au niveau des employés des banques plutôt qu’au niveau de leurs dirigeants. Une autre raison associée à la demande tient aux « esprits animaux » et à la sous-estimation des risques que représentaient les produits structurés, qui ont été le réceptacle principal des innovations financières pendant la première décennie du xxie siècle. Analysant plus à fond cette demande d’actifs « très peu risqués », l’auteur ne peut distinguer dans quelle mesure celle-ci émane de l’international (le global saving glut de Ben Bernanke) ou de l’intérieur des États-Unis. L’auteur s’attache par ailleurs à mettre en avant comme facteur de croissance du shadow banking l’offre de produits structurés, facilitée par les innovations technologiques. L’introduction de la technologie dans la chaîne d’origination distribution des prêts hypothécaires a été perçue par les investisseurs comme facilitant la résolution des problèmes d’asymétrie d’information dans l’activité de prêt, au détriment du modèle traditionnel de distribution relationnelle de crédits par le secteur bancaire.

Dans l’article suivant « Le système bancaire de l’ombre : fruit d’une régulation bancaire trop pesante ou véritable rôle économique ? », Axelle Arquié (Paris 1, Natixis) s’interroge aussi sur les raisons de l’émergence, puis du développement du système bancaire de l’ombre, dont il est difficile de démêler la responsabilité : une régulation entamant la compétitivité des banques et un nouveau rôle économique à part entière assumé par ce nouveau système. À l’appui de l’argument réglementaire, l’auteur mentionne l’énorme économie de fonds propres des entités ad hoc créées par les banques pour loger des produits structurés, même si in fine les banques continuaient d’assumer le risque de ces structures, ce qui d’ailleurs s’est concrétisé au plus fort de la crise financière. Les comparaisons des régulations bancaires dans le temps (aux États-Unis) et dans l’espace (zone euro) corroborent cette explication. Mais il est probable que le système bancaire de l’ombre aurait émergé en l’absence de régulation par ratios car il assume un véritable rôle économique en satisfaisant la forte demande de dettes sans risque de la part d’investisseurs.

Les deux dernières contributions de cette première partie s’attachent à l’analyse de deux entités particulières. Dans l’article « Ombres et lumières des ETF », Jacques Hamon (Paris-Dauphine) examine d’abord les aspects réglementaires des exchange-traded funds (ETF) et leur importance économique. Il aborde ensuite les questions de protection des investisseurs et des externalités, en soulignant qu’une réglementation plus efficace pourrait aider à combler leur manque de transparence, tant au niveau des gérants de fonds qu’à celui des marchés sur lesquels les sous-jacents sont négociés, notamment celui des matières premières.

Dans l’article « La finance non réglementée et le négoce international des matières premières », Yves Simon (Paris-Dauphine) montre que les sociétés de négoce n’ont jamais été à l’origine de difficultés systémiques. De ce fait, il est inutile de leur appliquer une réglementation spécifique. Alors pourquoi en parler dans ce numéro ? D’abord parce que le titre de l’article qui se réfère aux sociétés de négoce mentionne la finance non réglementée et souligne ainsi l’opacité qui entoure ces activités, poursuivies à la fois au sein des pure players, que sont les sociétés de négoce, et des grands groupes industriels. Mais si ces activités ont leur place dans cette thématique, c’est aussi parce que les risques associés à leurs opérations commerciales sont maîtrisés par des opérations de couverture garanties et que la plupart d’entre elles passent par des chambres de compensation, dont le rôle ne peut que se développer au sein du shadow banking system.

La deuxième partie de cette REF, intitulée « Maîtrise et régulation de la finance non réglementée », est consacrée aux mécanismes qui peuvent être envisagés pour maîtriser et contrôler la finance parallèle et aux positions des différentes parties prenantes.

Cette partie commence par un article titré « Réforme des marchés de produits dérivés de gré à gré : la position de la Banque centrale européenne » dans lequel Benoît Cœuré (BCE) souligne que la surveillance des marchés OTC (over the counter) de produits dérivés est une préoccupation majeure de la BCE. Cela s’explique non seulement par les responsabilités de celle-ci dans le maintien de la stabilité financière de la zone euro, mais aussi par le fait que ces marchés dérivés peuvent avoir un impact sur l’efficacité de la politique monétaire menée par la BCE. L’auteur souligne que ces marchés, de par leur taille, leur relative opacité, leur complexité et leur caractère transfrontalier, peuvent engendrer des risques substantiels pour la stabilité financière de la zone euro. Les dirigeants du G20 avaient clairement indiqué, lors du sommet de Pittsburgh en septembre 2009, leur volonté de systématiser l’échange et la compensation centralisés des contrats de dérivés normalisés, et de décourager l’emploi des contrats non normalisés. Des résultats ont rapidement été obtenus dans les domaines de la convergence réglementaire et de la collaboration internationale en matière de surveillance et de gestion de crise, mais des progrès restent à accomplir, notamment en ce qui concerne la transparence de ces marchés.

Dans le deuxième article « Compensation par contrepartie centrale et assurance contre le risque systémique sur les marchés dérivés de gré à gré », Thorsten V. Koeppl (Queen’s University) et Cyril Monnet (université de Berne, Study Center Gerzensee) détaillent les techniques de gestion de risque employées sur ces marchés de gré à gré. Ils opposent deux approches partiellement contradictoires : le point de vue du contrat, qui envisage essentiellement la perte en cas de défaut de l’un des contractants, et celui de la contrepartie, qui s’intéresse surtout aux déterminants de la probabilité de défaut. Ils suggèrent que les autorités publiques devraient principalement adopter le second point de vue, en se préoccupant notamment du risque global cumulé sur ces marchés OTC. Ils soulignent par ailleurs que la centralisation systématique des échanges et de la compensation rend de facto les plates-formes d’échange et les CCP (central counterparties) too big to fail. Ils proposent donc de créer un fonds d’assurance contre le risque systémique,qui serait financé par une taxe sur les positions des opérateurs en produits dérivés.

Le troisième article de cette partie, « La contrainte cachée du collatéral », de Vivien Levy-Garboua (BNP Paribas) et Gérard Maarek (EDHEC) souligne que la contrainte du collatéral va se surajouter aux contraintes de solvabilité et de liquidité des banques. La préoccupation du collatéral (cession avec engagement de rachat, nantissement, escompte, mise en pension…) a pris une place croissante dans la littérature économique et financière, d’abord comme un moyen supplémentaire, voire privilégié, pour rendre compte de la transmission de la politique monétaire, mais aussi pour mettre en avant les effets de contagion générés par les ventes de détresse lorsque les banques sont obligées de liquider des actifs mis en gage contre des dépôts volatils, quand ces derniers sont retirés, ou encore les effets de la rareté du collatéral provoquée soit par l’insuffisance de papier pouvant servir de collatéral, soit par l’interdiction de réutiliser le même papier plusieurs fois. L’approche des auteurs est tout autre et la contrainte du collatéral qu’ils analysent résulte d’une externalité : l’octroi de garanties, au fur et à mesure qu’il se généralise, affaiblit la qualité des autres dettes et notamment des dépôts, qui n’en disposent pas. La contrainte du collatéral résulte de l’excès de collatéralisation. En prenant le lecteur par la main par le biais du bilan simplifié d’une banque, les auteurs montrent que la contrainte de collatéralisation affaiblit la partie non gagée du bilan. Le raisonnement est ensuite conduit, chiffres à l’appui, pour le système bancaire de la zone euro pris dans son ensemble à partir de statistiques tirées du Bulletin mensuel de la BCE de décembre 2011. La contrainte de collatéral existe bien au plan macroéconomique et pour s’en affranchir, les auteurs suggèrent plusieurs pistes : des niveaux de haircuts beaucoup plus faibles, des fonds propres beaucoup plus élevés que ceux envisagés par les réformes en cours, agir sur la réserve d’actifs nécessaires aux banques pour pallier un besoin imprévu de refinancement, ce qui passe par la réintermédiation et la réduction du très vaste secteur du shadow banking qui replace auprès des banques une partie seulement de l’épargne qu’il collecte.

Suit ensuite un article titré « Les risques du shadow banking en Europe : le point de vue du superviseur bancaire » dans lequel Danièle Nouy (Autorité de contrôle prudentiel) présente le point de vue du superviseur bancaire sur les risques engendrés par le système bancaire parallèle en Europe et sur les façons possibles de limiter ces risques. Aux États-Unis et, dans une moindre mesure, en Europe, deux des « maillons faibles » sont ainsi les marchés de repos et les money market funds, qui sont particulièrement fragiles parce qu’ils peuvent être sujets à des runs comme les établissements de dépôt classiques. Or ces marchés jouent un rôle crucial dans le refinancement des banques commerciales. Il convient donc de renforcer leur surveillance ainsi que celle des liens entre les établissements de crédit classiques et les entités non (encore) réglementées. La principale difficulté est d’éviter que des pertes engendrées par les activités de market making des grandes banques ne puissent mettre en danger les activités traditionnelles de ces banques (collectes de dépôts et octroi de crédits) tout en préservant leurs nouvelles activités qui sont cruciales pour le bon fonctionnement des marchés de capitaux, qu’ils soient primaires, secondaires ou dérivés.

Le cinquième article de cette deuxième partie, « L’Union européenne et la réglementation du système financier parallèle », de Jean-François Pons (FBF) illustre les difficultés rencontrées par la Commission européenne dans ses tentatives de réglementation du shadow banking. À la date de parution de ce numéro, seule la directive sur les fonds d’investissement alternatifs (AIFM – AIFM4 – Alternative Investment Fund Manager) contient des dispositions se rattachant à la finance parallèle. Cette directive prévoit notamment l’établissement d’un passeport européen pour l’agrément des gestionnaires de ces fonds. Plus récemment, l’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA – European Supervisory Market Authority) a organisé deux consultations afin de préciser le champ d’application de cette directive. De son côté, la Commission européenne a publié un Livre vert sur le shadow banking, précisant son périmètre (« les non-banques qui font de l’intermédiation de crédit ») et ce qui pourrait être fait pour en améliorer la transparence et la surveillance.

Enfin, dans le dernier article « Désintermédiation, protection des consommateurs et devoir de conseil », Édouard Vieillefond (Autorité des marchés financiers) analyse les défis posés par la finance parallèle en ce qui concerne la protection des consommateurs et le devoir de conseil. Il montre que les règles issues des directives actuellement en vigueur (notamment la directive MIF – marchés d’instruments financiers) sont sans doute insuffisantes. Il donne plusieurs recommandations pour que la confiance des épargnants puisse être pleinement rétablie. En particulier, il propose le renforcement des règles relatives à la rémunération du conseil, à son indépendance et à sa durée. Enfin, il insiste sur la nécessité de limiter la complexité des produits financiers, surtout quand ils s’adressent à des particuliers.


Notes

Professeur, Institut für Banking und Finance, université de Zurich et Toulouse School of Economics.
Professeur des Universités, Sciences Po.