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 L’épargnant au bord de la crise


Luc ARRONDEL * Directeur de recherche, CNRS, Paris School of Economics (PSE). Contact : luc.arrondel@psemail.eu.
Vladimir BORGY DGEI-DCPM-FIPU, Banque de France.
Frédérique SAVIGNAC DGEI-DEMS-SAMIC, Banque de France.
L’épargnant navigue aujourd’hui sur une mer houleuse : crise financière et économique rendant l’environnement plus incertain, risque macroéconomique lié au devenir du système de protection sociale, réformes fiscales, politiques «  d’activation de l’individu  » cherchant à le rendre davantage responsable de son avenir... Conséquence, l’épargnant privilégie aujourd’hui plus que jamais les actifs sûrs et de court terme, ce qui inquiète certains acteurs qui veulent à l’inverse privilégier une épargne productive de long terme.En utilisant des données individuelles, nous montrons que ce constat ne concerne pas l’ensemble de la population : les couches aisées et plutôt âgées détiennent des produits risqués et de long terme de façon plutôt fréquente et importante. Par ailleurs, la prudence accrue des épargnants pendant la crise s’explique plus par des anticipations à la baisse (revenus, prix d’actifs boursiers, marché du travail) que par un accroissement de l’aversion au risque durant la crise.Pour aider les individus à sortir de la frilosité financière que certains leur reprochent, une des solutions consisterait alors à ce que l’État (providence) continue à assurer un minimum ces mêmes individus contre les nouveaux risques macroéconomiques…

L’épargnant navigue aujourd’hui sur une mer houleuse : crise financière et économique rendant l’environnement plus incertain, risque macroéconomique lié au devenir du système de protection sociale (retraite, santé…) s’expliquant en partie par le vieillissement de la population, réformes successives de la taxation du capital et des successions, politiques d’« activation de l’individu » cherchant à le rendre davantage responsable de son avenir... Rien ne lui est épargné. Et c’est précisément à ce moment qu’il essuie aussi beaucoup de critiques.

En effet, certains économistes mettent l’épargnant au banc des accusés lui reprochant son « ignorance » financière et vont même jusqu’à invoquer cette « mauvaise éducation » pour expliquer la crise financière de septembre 20081. D’autres, à l’aune de la science économique, le jugent trop frileux vis-à-vis des investissements productifs et lui reprochent de ne pas venir au secours de la croissance2.

La crise économique et financière et ses conséquences en matière de placements n’ont fait qu’accentuer ce climat de suspicion. L’épargnant aurait une appétence de plus en plus faible pour le risque3, ce qui expliquerait qu’en conséquence, il privilégie plus que jamais les actifs sûrs et de court terme (augmentation des dépôts sur livrets, baisse de lacollecte nette des assurances-vie…) au détriment des investissements risqués et de long terme. À contre-courant, d’autres, plus nuancés, l’ont plutôt trouvé stoïque et raisonnable dans la tourmente, adaptant ses comportements au nouvel environnement sans céder à la panique et à ses émotions du moment. Ses réactions tournées vers la prudence ne seraient alors qu’une adaptation rationnelle au nouvel environnement économique et financier marqué par une augmentation des risques, notamment macroéconomiques, et de l’incertitude4.

Ce débat est encore présent aujourd’hui puisque le relèvement des plafonds des livrets d’épargne qui pourrait accentuer ces tendances à la prudence inquiète certains acteurs qui auraient préféré que l’on se penche plutôt sur la question de savoir comment inciter l’épargnant à privilégier une épargne de long terme et plus risquée5.

Avant d’aborder cette question, nous ferons un « audit » statistique de la situation patrimoniale des épargnants français. Pour cela, nous utiliserons toute la palette des données disponibles : aussi bien celles de la comptabilité nationale que celles des enquêtes menées auprès des ménages par l’Insee en coupe instantanée (enquête Patrimoine) ou en panel dans les enquêtes PATER (cf. infra). Mais pour lire ce « rapport », il nous faudra au préalable chausser les lunettes de l’économiste, qu’il soit plutôt « orthodoxe » ou « comportementaliste ». Nous « profiterons » ensuite de l’« expérience naturelle » que constitue la crise pour juger de la pertinence de certaines propositions visant à réorienter l’épargne vers des produits plus risqués.

Au total, il apparaît que le constat établi à partir des données macroéconomiques doit être nuancé. En effet, au vu des données (notamment individuelles) mobilisées, il semble que le constat d’un épargnant français timoré privilégiant les produits de court terme et sécurisés ne concerne pas l’ensemble de la population. En croisant les différentes composantes patrimoniales avec le niveau de richesse et l’âge, on constate que les couches aisées et plutôt âgées détiennent des produits risqués et de long terme de façon plutôt fréquente et importante. Par ailleurs, la prudence accrue des investisseurs pendant la crise s’explique par des anticipations à la baisse en ce qui concerne les revenus et les prix d’actifs boursiers, une perception de l’avenir sur le marché du travail plus pessimiste, et non par un accroissement de l’aversion au risque durant la crise.

L’épargnant et l’économiste 6

Dans les années 1920, l’économiste libéral Franck Knight écrivait que la détention d’un patrimoine résultait d’un « mélange complexe d’héritage, de chance et d’effort, probablement dans cet ordre d’importance ». L’effort s’explique par les différents motifs d’épargne. Prévoyance, précaution et transmission, tels sont les trois motifs avancés par la théorie économique pour justifier les comportements d’épargne de la plupart des ménages, motifs auxquels il faudrait ajouter le désir d’entreprendre, la rivalité pécuniaire, la recherche du pouvoir économique, la distinction pour expliquer l’accumulation des plus riches.

L’épargnant standard

Dans le modèle standard du cycle de vie, l’épargnant cherche à maximiser la satisfaction procurée par son plan de consommation présente et future sur le cycle de vie, sous contrainte instantanée de budget – fonction de son revenu courant et de son patrimoine actuel – et de ce qu’il anticipe pour l’avenir – en termes de revenus professionnels, de risques et de rendement des placements offerts, de risques de chômage ou de santé, de probabilités de survie, d’évolution de ses goûts et besoins –, quitte à réserver une part de son patrimoine pour la transmission à ses enfants. Il est donc supposé pleinement « rationnel » : son plan intertemporel de consommation résulte de la maximisation, sous contraintes diverses, d’une fonction d’utilité bien spécifiée qui représente ses propres préférences. Le patrimoine sert à mettre en correspondance l’échéancier des besoins et des désirs de consommation pour lui-même ou ses enfants et celui des ressources qui présentent des variations systématiques (passage à la retraite) et des chocs ou fluctuations aléatoires. Outre la recherche de rendement ou de rapport et la satisfaction des besoins de liquidité, ce patrimoine répond ainsi à trois grandes motivations : la constitution d’une réserve de précaution face à un futur incertain, le lissage intertemporel des consommations et notamment l’épargne pour les vieux jours (prévoyance) et la transmission intergénérationnelle.

Pour expliquer les comportements patrimoniaux, le modèle standard ne retient alors que trois paramètres de préférence relativement aux dimensions du risque, du temps et de la lignée :

  • l’aversion au risque détermine notamment l’épargne de précaution et la part des actifs non ou peu risqués dans le portefeuille : plus elle est élevée et plus l’agent se couvre contre un risque donné ;
  • le taux de dépréciation du futur sur le cycle de vie ou le degré de préférence temporelle pour le présent, qui diminue le poids accordé aux satisfactions futures par rapport au présent, réduit d’autant l’horizon décisionnel de l’agent à espérance de vie donnée : l’épargne pour les vieux jours varie en fonction inverse de ce paramètre ;
  • le degré d’« altruisme » familial, soit le poids accordé au bien-être des enfants par rapport à la satisfaction retirée de sa propre consommation, conditionne le motif de transmission.

On voit comment, dans ce cadre théorique, les choix de l’épargnant résultent de l’interaction entre ses préférences, d’une part, et les anticipations du futur ou les perceptions de sa situation, d’autre part. Les comportements de précaution vont dépendre de son degré d’aversion au risque et de l’ampleur du risque encouru, telle qu’il le perçoit ou l’anticipe. Les arbitrages intertemporels seront fonction du degré de dépréciation du futur et des anticipations concernant le niveau (et l’aléa) des prix ou des revenus futurs, mais aussi les contraintes de liquidité auxquelles il est susceptible d'être confronté.

Le pouvoir prédictif de ce modèle standard demeure cependant limité. Ce modèle ne peut expliquer l’épargne insuffisante pour la retraite d’une partie de la population. Et même si l’on tient compte des coûts de transaction et autres imperfections du marché des capitaux ainsi que des limites d’accès à l’information, il génère des portefeuilles beaucoup plus diversifiés que ceux que l’on observe dans la réalité : il ne permet pas de comprendre ni la désaffection relative pour la rente viagère, ni la diffusion limitée des actions au sein même de patrimoines (financiers) élevés qui devraient pallier l’effet des coûts de transaction.

Vers une rationalité non standard

Certains modèles postulent une rationalité « pleine et entière » de l’épargnant, même s’il s’agit d’une rationalité non standard, plus complexe et plus fragile.

Les modèles non standards des comportements à l’égard du risque permettent de mieux rendre compte de la faible diversification du patrimoine. Une première extension, qui contribue à expliquer les « anomalies » de la demande d’assurance, consiste à doter l’individu d’un degré d’« optimisme » ou de « pessimisme » selon la manière dont il « transforme » les probabilités des événements risqués. Mais le modèle le plus connu et le plus performant est celui de l’aversion à la perte (Kahneman et Tversky, 1979). Cette aversion à la perte permet de mieux rendre compte de la diffusion limitée des rentes viagères et des actions. L’explication demeure cependant partielle. La désaffection pour la rente viagère s’expliquerait encore par l’« aversion à l’ambiguïté » dont feraient preuve les individus face à un risque mal connu.

Les modèles non standards des comportements à l’égard du temps ont en revanche été amenés à imposer des limites sévères à la rationalité de l’épargnant pour rendre compte notamment de l’épargne-retraite insuffisante d’une partie de la population. Le modèle de rationalité limitée le plus connu est celui de l’actualisation « quasi hyperbolique » (Laibson, 1997) : trop tentés de consommer dans l’instant, certains sujets éprouveraient des difficultés à suivre des stratégies temporellement cohérentes sur leur cycle de vie, soit qu’ils s’avèrent incapables de planifier à long terme – par manque d’imagination ou de clairvoyance –, soit qu’ils ne puissent s’en tenir aux règles qu’ils se sont pourtant données au départ – par manque de volonté ou de maîtrise de soi. L’épargne contractuelle (bloquée) aurait le plus de succès auprès de ces agents impatients qui sont également prévoyants : ces derniers voudraient en effet s’autodiscipliner en gelant provisoirement leurs avoirs ou en se forçant à des versements réguliers.

L’épargnant sur le divan

Au-delà de ces extensions, les avis des économistes commencent à diverger et l’on peut distinguer, pour faire très simple, deux grandes écoles7.

Pour la première, les extensions non standards du modèle de base que nous avons décrites fournissent la plupart du temps une approximation acceptable des comportements patrimoniaux de la majorité des ménages, de telle sorte que l’on puisse prêter une rationalité minimale à ces derniers. L’épargnant type est le plus souvent capable de prévoir et de planifier à long terme et ses choix apparaissent gouvernés par une série de paramètres propres de préférence, qui définissent son attitude générale vis-à-vis du risque, la priorité qu’il accorde aux plaisirs présents sur son cycle de vie et enfin le degré d’altruisme envers ses enfants.

Pour la deuxième, même les extensions non standards des modèles du cycle de vie ne permettent pas d’interpréter les résultats obtenus dans les expériences de laboratoire (in vitro), ni d’expliquer les « anomalies » observées : sous-épargne pour la retraite, diffusion limitée des actions ou montants investis insuffisants, désaffection pour la rente viagère… La gestion du portefeuille présenterait encore davantage de « biais » : absence de diversification, prédominance des actifs nationaux (home bias), inertie trop grande des portefeuilles (statu quo bias), tendance indue à conserver les actions dont le prix baisse et à vendre celles dont le prix augmente (disposition effect)…

Dans cette direction s’est progressivement développée depuis une trentaine d’années une approche dite « comportementale » ou « psycho-économique », voire « neuronale », qui revient sur les postulats de la théorie économique traditionnelle en s’interrogeant de plus en plus sur les capacités et aptitudes réelles des épargnants et sur leur manque de rationalité. Leurs comportements s’expliqueraient souvent par leur incompétence financière : ils ne maîtriseraient pas les principes économiques requis (formation rationnelle des anticipations, calcul d’actualisation, valorisation des actifs…) ou pâtiraient d’une connaissance insuffisante des produits financiers ou de l’environnement économique (taux d’intérêt, marchés boursiers, système de retraite…). Dans leurs choix, ils ne parviendraient pas toujours à se projeter dans l’avenir, seraient victimes d’« émotions » contraires à leur propre intérêt (impulsivité, excès de confiance en soi, regret ou déception injustifiée) et seraient souvent incapables de s’en tenir aux plans de consommation qu’ils ont pourtant eux-mêmes choisis (incohérence temporelle). Bref, certains seraient atteints d’« illettrisme financier » (Lusardi, 2009), tandis que d’autres seraient myopes, incapables de planifier leur retraite, ou manqueraient de self-control en privilégiant à outrance les plaisirs immédiats (Thaler et Shefrin, 1981). D’autres encore souffriraient d’un pessimisme excessif les empêchant de profiter des opportunités futures, ou seraient victimes de peurs irrationnelles.

Autant de lacunes que d’aucuns voudraient corriger, au nom d’un « paternalisme libertaire », en faisant évoluer les individus dans des directions censées améliorer leur existence tout en cherchant à préserver leur liberté de choix ; pour le bien des épargnants, on chercherait à améliorer leur éducation financière et si cela ne suffisait pas, on leur donnerait même un « coup de coude » (nudging, Thaler et Sunstein, 2003).

Après ce voyage au centre des logiques de l’épargnant, il est temps à présent de s’intéresser à ses pratiques.

Les épargnants français : principales caractéristiques macroéconomiques

En termes d’épargne, les Français apparaissent plutôt comme des bons élèves de la classe européenne. En 2011, ils ont ainsi mis de côté plus de 16 % de leur revenu disponible, et notamment près de 7 % en avoirs financiers. Et le bas de laine des ménages est relativement conséquent.

En effet, le stock global de patrimoine brut (avant déduction des dettes) des Français selon la comptabilité nationale représentait 11,335 téraeuros8 en 2010, montant qui a doublé en dix ans (doublement dû essentiellement à la hausse des prix de l’immobilier, mais aussi au taux d’épargne élevé). Ce stock de patrimoine représente environ six fois le PIB français. L’encours des dettes se situait autour de 1,2 téraeuro, ce qui laissait un patrimoine net de 10,103 téraeuros. Rapporter ces masses au revenu disponible des ménages de l’année est encore plus parlant : le stock de patrimoine brut représentait six fois le revenu en 2000 et près de neuf fois en 2010.

Si l’on répartissait cette richesse brute de manière égale entre tous les ménages, chacun posséderait aujourd’hui près de 400 000 euros, contre 226 000 dix ans plus tôt. La répartition du patrimoine entre actifs non financiers et financiers se situait en 2010 dans un rapport de deux tiers pour les premiers et d’un tiers pour les seconds. Chaque ménage possédait donc environ 140 000 euros de richesse financière. La structure de ce patrimoine financier a fortement évolué ces dernières années : marginale à la fin des années 1970, la part des assurances-vie et de l’épargne-retraite représente aujourd’hui près de 50 % du portefeuille des ménages ; inversement, la part des produits risqués (actions, OPCVM) a diminué de moitié depuis les années 2000 ne représentant plus qu’un dixième du patrimoine financier.

Le premier constat qui est souvent fait à la lumière de ces données nationales est que l’épargnant français recherche trop de sécurité : part importante de l’immobilier, faiblesse des investissements en actions, demande forte d’assurance-vie et importants dépôts sur livrets.

Pour aller plus loin dans l’analyse statistique du patrimoine, notamment sa distribution et sa composition au sein de la population, il nous faut utiliser d’autres données que celles de la comptabilité nationale. Les enquêtes Patrimoine de l’Insee, réalisées tous les six ans depuis 1986, constituent un stock d’informations particulièrement riches. La méthode d’évaluation des avoirs des ménages est bien évidemment différente de celle de la comptabilité nationale puisqu’il s’agit simplement de demander aux ménages eux-mêmes d’évaluer leurs actifs. Par ailleurs, l’échantillon, même s’il surpondère fortement les ménages aisés, notamment dans l’enquête de 2010, ne fournit cependant pas une image exhaustive de la frange la plus riche de la population9. En conséquence, le patrimoine moyen est plus faible que celui obtenu par les comptables nationaux : les ménages français estiment qu’ils possèdent en moyenne environ 261 000 euros de patrimoine brut, la médiane se situant quant à elle aux alentours de 152 000 euros : l’« équateur » de la richesse séparant la population en deux groupes de même taille se situerait donc à ce niveau.

Mais au-delà du montant médian de patrimoine, l’enquête Patrimoine 2010 permet une analyse fine de la distribution des patrimoines des ménages en France selon leurs caractéristiques. Pour replacer ces statistiques dans le débat sur les inégalités (intra ou intergénérationnelles) et les conséquences du vieillissement de la population sur l’épargne, deux dimensions ont été ici privilégiées : le niveau de richesse du ménage et l’âge de son chef.

Patrimoines et inégalités

Nous avons réparti la population des ménages en six groupes de richesse brute pour rendre compte de la variété des structures du patrimoine et de sa concentration : le quartile inférieur, le second quartile, les troisième et quatrième quintiles, les centiles 90 à 99 et enfin le centile supérieur. Pour faire partie des ménages les 10 % les plus riches, il faut détenir au moins 555 000 euros de patrimoine brut et près de 1,9 million d’euros pour se situer parmi les 1 % les plus riches.

Des patrimoines financiers et professionnels plus concentrés que l’immobilier

La moitié de la population la moins dotée en patrimoine ne détient que 7 % de la richesse brute des ménages (cf. tableau 1). À l’autre extrémité de la distribution, les 10 % les plus riches détiennent 48 % de la richesse globale. Mais il existe aussi de fortes inégalités chez les plus riches. Si l’on monte dans l’échelle de la richesse, on constate que le patrimoine des 1 % représente 37 % de la richesse du dernier décile, soit 17 % de la richesse totale. Les données de l’enquête permettent difficilement d’aller plus loin dans la distribution, mais le même raisonnement s’appliquerait aux 0,1 % les plus riches par rapport au dernier centile. Cette structure fractale des inégalités illustre la nature parétienne de la distribution des patrimoines.

Sources : enquête Patrimoine 2009-2010, Insee ; calculs des auteurs.

En ventilant les différentes composantes du patrimoine (actifs immobiliers, financiers et professionnels)10, il apparaît que la concentration est plus marquée pour le patrimoine professionnel (indice de Gini de 0,813) et le patrimoine financier (resp. 0,79) que pour la richesse globale (resp. 0,65). En revanche, la concentration du patrimoine immobilier est plus faible (resp. 0,39). Ainsi, au niveau des plus riches, le 1 % supérieur détient près de 50 % des actifs professionnels, 31 % de la richesse financière et seulement 8 % du patrimoine immobilier. Les inégalités de patrimoine proviennent donc davantage de la détention d’actifs financiers et professionnels que de celle de biens immobiliers.

Cette concentration importante des patrimoines se traduit également au niveau des moyennes par niveau de richesse. Les patrimoines moyens connaissent en effet une inflexion marquée à la hausse au niveau du décile supérieur (cf. tableau 2). Et le constat est analogue si l’on s’intéresse au dernier décile où le patrimoine moyen augmente très nettement dans le dernier centile. Dans ces percentiles, le niveau de patrimoine brut s’élève en moyenne respectivement aux environs de 900 000 euros pour le dernier décile (sans le centile supérieur) et de 4,5 M€ pour le centile le plus riche. Le patrimoine financier moyen est de l’ordre de 52 000 euros au sein de la population globale, mais il s’élève à plus 1 560 000 euros chez les 1 % les plus riches. D’après l’Insee (Chaput et al., 2010 ; Lamarche et Salembier, 2012), les inégalités de patrimoine se sont accrues entre 2004 et 2010 pour l’ensemble de la population, mais aussi au sein du décile supérieur11.

Tableau 2 Patrimoine brut, net et financier par centile (minimum et moyenne, en euros)
Champ = ménages ordinaires, France métropolitaine.
Sources : enquête Patrimoine 2009-2010, Insee ; calculs des auteurs.

La structure de ces patrimoines moyens varie considérablement avec le niveau de richesse. En effet, si la part de l’immobilier constitue l’essentiel de la richesse des ménages (autour de 80 %) à partir du niveau médian de patrimoine, elle diminue rapidement à partir du 8e décile au profit des actifs financiers et professionnels (cf. graphique 1 infra). Pour les 1 % les plus riches, le patrimoine comprend environ 30 % d’immobilier, 30 % de financier et près de 40 % d’actifs professionnels. Pour le bas de la distribution (ménages non-propriétaires), le patrimoine se compose essentiellement d’épargne financière et de biens durables (inclus dans la catégorie « Autre »).

Graphique 1 Part moyenne des grandes catégories d’actifs dans le total des actifs par centile de patrimoine brut (en %)
Champ = ménages ordinaires, France métropolitaine.
Sources : enquête Patrimoine 2009-2010, Insee ; calculs des auteurs.

Une épargne risquée et de long terme surtout dans le portefeuille des plus riches

La composition du patrimoine financier est analysée au regard de la diffusion des différents actifs et de la structure des portefeuilles selon le niveau de richesse financière ainsi que de leur concentration dans la population (cf. tableaux 3 ci-contre). In fine, cet examen laisse apparaître une grande hétérogénéité des risques associés à la composition des portefeuilles dans la population, les hauts patrimoines détenant l’essentiel des actifs financiers pouvant être considérés comme risqués (actions, assurances-vie en unités de compte).

Tableaux 3 Structure des portefeuilles par niveau de richesse financière
Sources : enquête Patrimoine 2009-2010, Insee ; calculs des auteurs.
Des valeurs mobilières peu diffusées

Les produits d’assurance-vie et d’épargne-retraite (cf. tableau 3a supra) représentent l’actif financier le plus diffusé dans la population en 2010 (39 % des ménages en détiennent)12 après les produits d’épargne liquide détenus sous forme de comptes chèques (96 % des ménages en ont ouvert) et de livrets d’épargne (85 % des ménages en sont propriétaires). Viennent ensuite l’épargne-logement (31 % des ménages détiennent des comptes ou des livrets d’épargne-logement) et les valeurs mobilières qui ne sont possédées que par 17 % des ménages (actions, OPCVM ou obligations).

En décomposant ces taux de détention en fonction de la richesse financière, il apparaît que la variété des produits détenus s’accroît avec la valeur du portefeuille des ménages. Dans le bas de la distribution (premier quartile), la quasi-totalité des ménages détiennent uniquement de l’épargne liquide (comptes chèques, livrets d’épargne). Dans le second quartile, les ménages commencent à détenir de l’épargne-logement (pour 22 % d’entre eux), des produits d’assurance-vie et d’épargne-retraite (pour 27 % d’entre eux) et quelques-uns d’entre eux (5 %) des valeurs mobilières. Lorsque le patrimoine financier devient supérieur à la médiane, plus de 40 % des ménages détiennent de l’épargne-logement et les taux de détention des produits d’assurance-vie et d’épargne-retraite, d’une part, de valeurs mobilières, d’autre part, s’accroissent avec la valeur du portefeuille pour concerner respectivement 92 % et 83 % des ménages dans le dernier centile.

Le tableau 3a (supra) nous permet ainsi de mettre en évidence les actifs qui caractérisent le plus les patrimoines élevés : par rapport aux taux de diffusion globaux, on constate que le taux de détention des valeurs mobilières est multiplié par cinq chez les plus riches, alors que pour les autres actifs, ce rapport est beaucoup moins élevé. La faible diversification des patrimoines, notamment l’attrait limité pour les produits risqués, ne concerne donc pas les hauts patrimoines.

Des structures de portefeuille fortement dépendantes du niveau de richesse

La structure de portefeuille moyen des ménages en France en 2010 telle qu’elle est donnée par l’enquête Patrimoine est cohérente avec les informations collectées auprès des intermédiaires financiers (Bachellerie et al., 2011) : le portefeuille moyen se compose de près de 40 % de produits d’assurance-vie et d’épargne-retraite (35 % d’assurance, 5 % d’épargne-retraite), 27 % d’épargne liquide (comptes chèques et livrets d’épargne), 19 % de valeurs mobilières, 8 % d’épargne-logement, 4 % d’épargne salariale et 2 % d’« autres actifs financiers ». Comme la variabilité des taux de détention des différents actifs avec le niveau de richesse financière le laisse supposer, cette structure moyenne masque de fortes disparités.

La part de l’épargne liquide est prépondérante dans la moitié inférieure de la distribution : elle devance largement celle de l’assurance-vieet de l’épargne-retraite, d’une part, et de l’épargne-logement, d’autre part. Ainsi, le portefeuille moyen des ménages du deuxième quartile comprend 70 % d’épargne liquide, 13 % de produits d’assurance-vie et d’épargne-retraite et une part quasi nulle de valeurs mobilières. Lorsque le niveau de richesse financière augmente, la part de l’épargne liquide s’amoindrit jusqu’à représenter moins de 13 % de la valeur du portefeuille moyen des ménages du dernier centile, alors que les poids des produits d’assurance-vie et d’épargne-retraite, d’une part, et des valeurs mobilières, d’autre part, s’accroissent. Ainsi, la part des produits d’assurance-vie et d’épargne-retraite qui est de 31 % en moyenne dans l’intervalle 70-90 atteint plus de 45 % dans le dernier centile.

Le renforcement du poids des valeurs mobilières est encore plus spectaculaire : de moins de 4 % dans l’intervalle 50-70, elles représentent 16 % de la valeur du portefeuille moyen de l’intervalle 90-99 et 35 % de la valeur du patrimoine financier du dernier centile.

Une analyse détaillée de la composition des valeurs mobilières fait apparaître la place prépondérante des actions possédées directement ou indirectement via les OPCVM, à la fois en termes de taux de détention et de parts dans le total des valeurs mobilières possédées. Si 12 % des ménages appartenant à l’intervalle 50-70 détiennent des actions, la proportion de ménages détenteurs d’actions augmente à 56 % pour l’intervalle 90-99 et à 80 % dans le dernier centile. Les actions représentent 14 % du portefeuille des ménages de l’intervalle 90-99 et 29 % du portefeuille financier du dernier centile.

Une épargne risquée et de long terme très inégalement répartie

Le dernier décile détient plus de 68 % du patrimoine financier des ménages (cf. tableau 1 supra) : la structure des portefeuilles de ces ménages influence fortement la concentration des différents actifs financiers (cf. tableaux 3 supra). Celle-ci est particulièrement forte s’agissant de l’assurance-vie et de l’épargne-retraite et des valeurs mobilières : le dernier décile détient 79 % de la première catégorie et 89,5 % de la seconde.

Plus spécifiquement, les comportements des ménages du 1 % supérieur de la richesse financière jouent un rôle majeur dans la composition moyenne des portefeuilles, en particulier en ce qui concerne les valeurs mobilières puisqu’ils en détiennent plus de la moitié (56,8 %). Si l’on s’intéresse simplement aux actions, le dernier centile concentre encore près de 60 % de la totalité des titres du marché directement possédés par les ménages ou via les OPCVM.

Patrimoine et âge

Les montants moyens des patrimoines immobiliers et financiers détenus par les différentes classes d’âge présentent un profil « classique », en cloche, de cycle de vie (cf. graphique 2). La décroissance en fin de vie est cependant beaucoup moins accentuée pour le portefeuille financier que pour les logements. La richesse immobilière moyenne atteint un maximum pour les ménages dont la personne de référence est âgée de cinquante à soixante-cinq ans, elle décroît ensuite. Pour le patrimoine financier, le montant moyen maximum concerne des classes d’âge légèrement plus âgées (60-70 ans). Cette « photographie » en coupe des niveaux de patrimoine ne permet cependant pas de différencier les effets proprement liés à l’âge et donc au cycle de vie de ceux de génération (à âge donné, des générations différentes peuvent faire face à des conditions d’environnement économique différentes et donc avoir des comportements d’accumulation et d’allocation de l’épargne eux aussi différents).

Graphique 2 Montant moyen du patrimoine financier et immobilier par classe d’âge (en euros)
Champ = ménages ordinaires, France métropolitaine.
Sources : enquête Patrimoine 2009-2010, Insee ; calculs des auteurs.

Des portefeuilles qui se diversifient avec l’âge

La composition du patrimoine financier se modifie avec l’âge (cf. graphiques 3 et 4 infra). Les évolutions des produits d’assurance-vie et d’épargne-retraite, d’une part, et des valeurs mobilières, d’autre part, sont particulièrement marquantes. En termes de détention, on observe que les produits liquides présentent un profil plat tout au long du cycle de vie à des taux très élevés ; l’assurance-vie, l’épargne-retraite ainsi que les valeurs mobilières ont plutôt des profils en cloche ; enfin, l’épargne-logement et l’épargne salariale ont des profils décroissant avec l’âge.

La fraction du patrimoine financier investie dans les assurances-vie augmente continûment sur le cycle de vie : 14,5 % pour les moins de trente ans, contre plus de 50 % pour les plus de soixante-dix ans. La part des valeurs mobilières dans les portefeuilles est faible avant trente ans (12,5 %) et oscille entre 15 % et 20 %, pour atteindre le niveau le plus élevé juste après la retraite (28 % pour les 65-70 ans). D’autres actifs connaissent une tendance inverse. En effet, la part du patrimoine financier détenue sous forme d’épargne-logement diminue progressivement avec l’acquisition de biens immobiliers : 22 % chez les moins de trente ans, moins de 5 % après soixante-cinq ans ; celle des livrets présente la même tendance : 27 % chez les jeunes, contre environ 15 % chez les plus âgés.

Graphique 3 Taux de détention des actifs financiers par âge (en %)
Champ = ménages ordinaires, France métropolitaine.
Sources : enquête Patrimoine 2009-2010, Insee ; calculs des auteurs.

Enfin, si l’on mesure la part de chacun des actifs possédée par les différentes classes d’âge, il apparaît que les ménages dont la personne de référence a plus de soixante ans, et qui représentent 36 % de la population, possèdent environ 40 % de l’ensemble du patrimoine brut, 40 % des actifs immobiliers et près de 54 % des placements financiers. La ventilation du patrimoine financier entre ses différentes composantes souligne à nouveau le rôle prépondérant des valeurs mobilières et des produits d’assurance-vie et d’épargne-retraite dans la concentration des patrimoines, puisque les plus de soixante ans détiennent respectivement près de 60 % des premières et 63 % des seconds.

Graphique 4 Structure des portefeuilles par âge (en %)
Champ = ménages ordinaires, France métropolitaine.
Sources : enquête Patrimoine 2009-2010, Insee ; calculs des auteurs.

Des biens immobiliers surtout détenus entre cinquante et soixante-cinq ans

Le profil de cycle de vie du patrimoine immobilier se retrouve très clairement dans celui de la détention de la résidence principale (cf. graphique 5 ci-contre). Globalement, près de 58 % des ménages possèdent leur résidence principale. Ils ne sont que 13 % parmi les moins de trente ans, puis cette proportion augmente substantiellement avec l’âge, pour atteindre près de 70 % pour les 50-75 ans. Elle diminue ensuite chez les ménages âgés (55 % pour les plus de quatre-vingts ans).

On observe également des différences par classe d’âge sur les autres actifs immobiliers. Si globalement 13,1 % des ménages détiennent une résidence secondaire, cette proportion est très faible pour les plus jeunes (4 % pour les moins de trente ans), mais elle atteint 20 % pour les 55-65 ans. Au-delà, les taux de détention diminuent pour s’établir àprès de 10 % pour les ménages âgés de plus de soixante-quinze ans. La détention d’immobilier de rapport qui concerne 7,5 % de l’ensemble de la population suit un profil assez similaire, mais le pic se situe à un âge légèrement plus élevé (60-65 ans).

Graphique 5 Taux de détention des actifs immobiliers par âge (en %)
Champ = ménages ordinaires, France métropolitaine.
Sources : enquête Patrimoine 2009-2010, Insee ; calculs des auteurs.

Ces courbes peuvent traduire des effets de cycle de vie liés à la consommation du patrimoine et à la transmission intergénérationnelle (donation à des âges élevés en faveur des jeunes générations). Elles peuvent aussi s’expliquer par des effets de génération qu’il est difficile de mettre en évidence sur des données en coupe instantanée.

Au vu des statistiques présentées, il semble que le constat d’un épargnant français timoré privilégiant les produits de court terme et sécurisés ne concerne pas toutes les franges de la population. En croisant les différentes composantes patrimoniales avec le niveau de richesse et l’âge, on constate que les couches aisées et plutôt âgées détiennent des produits risqués et de long terme de façon plutôt fréquente et importante. Différentes explications peuvent venir justifier ces effets. L’existence de coûts de transaction et de contraintes de liquidité et une aversion au risque décroissant avec le niveau de richesse permettent de relier positivement la demande d’actifs risqués au patrimoine. L’acquisition d’informations sur le marché des capitaux, les revenus du capital humain moins risqués aux âges élevés et l’acquisition du logement principal nécessitant un apport personnel justifient la relation croissante entre les investissements à risque et l’âge.

La crise, le risque et l’épargnant

La crise a affecté les comportements de l’épargnant : les ménages français ont adopté en moyenne un comportement plus « prudent », désirant davantage épargner dans des placements plus sûrs et limiter parallèlement leurs investissements risqués. Selon les enquêtes Patrimoine de l’Insee, si en 2004, un quart des Français possédaient des valeurs mobilières, ils sont moins de 20 % aujourd’hui. D’autres signes sont apparus plus récemment : dépôts sur livrets en hausse, baisse de la collecte nette d’assurance-vie… Cet état de fait inquiète certains acteurs qui affirment que cette épargne est si sécurisée qu’elle ne peut dynamiser la croissance (Glachant, 2012). La crise et les changements qu’elle a induits offrent alors une sorte d’expérience naturelle pour expliquer ces comportements face à un choc structurel de grande ampleur.

Comment expliquer des comportements plus prudents ?

Comme on l’a précédemment exposé, la théorie économique avance quatre types de facteurs pour expliquer les choix de portefeuilles : les ressources présentes, les anticipations de prix des actifs et de revenu, les perceptions des risques futurs (retraite, santé…) et enfin les préférences de l’épargnant (tolérance vis-à-vis du risque et préférence pour le présent). Que s’est-il alors passé pendant la crise qui pourrait expliquer le désir de sécurité des épargnants français ?

Les Français se sont-ils simplement adaptés au nouvel environnement économique et aux changements perçus dans leur situation personnelle (baisse anticipée des ressources ou des rendements d’actifs, exposition au risque plus élevée…) ? Ou bien la crise a-t-elle modifié la « psyché » même des individus, à savoir ici les préférences de l’épargnant en matière de risque et vis-à-vis du futur ? Manifeste-t-il une moindre propension à prendre des risques ? ou une plus grande « aversion au risque » qu’hier ? En termes d’horizon décisionnel, est-il moins obnubilé par les échéances de court terme et plus soucieux de son avenir ? Autrement dit, les préférences de l’épargnant sont-elles soumises aux aléas de la conjoncture économique et financière ?13

Pour répondre à ces questions, nous disposons des enquêtes dites PATER (PATrimoine et préférences vis-à-vis du TEmps et du Risque) qui ont l’avantage, par rapport à celles de l’Insee, d'être conduites en panel. Ces enquêtes ont été construites à l’initiative de Luc Arrondel et André Masson14 et réalisées par l’institut TNS-Sofres sous la forme d’un questionnaire postal : en 2007, sur près de 4 000 ménages représentatifs de la population française et ensuite, en 2009 et 2011, sur environ 3 700 ménages15. Les trois dernières enquêtes comportent des éléments pour permettre une analyse fine des réactions des épargnants français à la crise financière et économique. Celle de 2007 fournit un état des lieux juste avant la crise, les deux autres (2009 et 2011) permettent de suivre les épargnants pendant la tourmente (et d’exploiter ainsi la dimension « panel » de l’enquête).

Outre l’information habituellement recueillie dans les enquêtes patrimoniales, les enquêtes PATER mettent l’accent sur les questions qualitatives et subjectives visant à mesurer les préférences de l’individu en matière d’épargne (aversion au risque, préférence pour le présent, altruisme…) ainsi que les anticipations concernant ses ressources futures (revenu, Bourse)16.

Les préférences de l’individu sont alors mesurées par une méthode originale de scoring (Arrondel et al., 2004) à partir de loteries, mais aussi en fonction des attitudes, des opinions, des comportements dans différents domaines de la vie (santé, professionnel, loisirs, consommation, retraite…). Il apparaît que ces mesures s’avèrent plus satisfaisantes que les mesures traditionnelles (Barsky et al., 1997), notamment les loteries des méthodes expérimentales17. Les mêmes données et les mêmes mesures en 2007, en 2009, puis en 2011 permettent alors de comparer tous les facteurs susceptibles d’avoir changé pendant la crise.

Des préférences stables pendant la crise, mais des anticipations pessimistes

Les données de l’enquête PATER montrent que les anticipations ont été revues à la baisse en ce qui concerne les revenus et les prix boursiers, une perception de l’avenir sur le marché du travail plus pessimiste, mais pas de changement des préférences des épargnants, concluant ainsi à la stabilité d’ensemble des préférences des ménages français à l’égard du risque et du temps pendant la crise (Arrondel et Masson, 2011). Contrairement à une antienne à la mode, ce résultat, qui peut surprendre, révèle au contraire un épargnant « stoïque » dans la tourmente, pas plus averse au risque qu’auparavant. Les épargnants seraient alors plus prudents du fait de leurs anticipations pessimistes vis-à-vis de l’avenir de leur emploi, des rendements espérés de leur portefeuille…, soit d’un environnement économique « pathogène », plus risqué et plus incertain.

Comment orienter les comportements vers une épargne longue et non sécurisée ?

Une question qui s’avère déterminante et qui peut naturellement s’appuyer sur ces travaux de recherche est alors de savoir comment générer des comportements entreprenants, tournés vers une épargne longue et non sécurisée18.

Comme on l’a vu, il semble difficile de sculpter ou de façonner les préférences des individus de façon à ce qu’ils prennent plus de risques et s’orientent vers le long terme. L’efficacité des programmes d’éducation financière reste à prouver (Benartzi et Thaler, 2004), même si l’on ne peut que se réjouir d’une plus grande culture, financière ou autre, des épargnants. Ces programmes seraient sans doute plus efficaces à l’école car les préférences semblent être déterminées tôt dans le cycle de vie, notamment dans la sphère familiale (Arrondel, 2009). Le paternalisme libertaire prône des politiques de nudging (« pousser du coude ») où l’on aide l’individu, à l’insu de son plein gré, par de doux subterfuges (les options par défaut, par exemple) à prendre la bonne décision (selon la rationalité économique), tout en lui laissant la liberté de choix. Ces politiques ne sont pas forcément une solution car elles reportent le risque sur l’épargnant.

Castel (2011) met en effet l’accent sur la contradiction des politiques d’activation de l’individu visant à ce que celui-ci se conduise comme un entrepreneur de lui-même et à sa « désinscription » des systèmes de protection collective. Dans cet esprit, si l’on veut que les individus préparent eux-mêmes leur avenir, l’État (providence) devra néanmoins continuer à les assurer un minimum contre les nouveaux risques macroéconomiques et ainsi les aider à sortir de la frilosité financière qu’on leur reproche…


Notes

Ce travail reflète les idées personnelles de leurs auteurs et n’exprime pas nécessairement la position de la Banque de France. Certains résultats présentés par les auteurs de l’article sont issus de leurs travaux menés sur les données de l’enquête Patrimoine 2009-2010 de l’Insee. Les résultats publiés et les commentaires ou analyses qui en sont faits peuvent ne pas correspondre aux résultats établis par l’Insee ou à ses analyses.
1 Shiller (2008) affirme, par exemple : « La crise des subprimes et les problèmes financiers et économiques qui en ont découlé sont dus, en grande partie, à certaines défaillances de la démocratie, démocratie financière j’entends. Beaucoup de gens de la classe ouvrière et de primo-accédants à la résidence principale qui se sont surendettés par rapport à la valeur hypothécaire de leur maison avec des tauxvariables ne maîtrisaient pas l’information sur ce qu’ils faisaient, le genre d’information facilement accessible aux personnes les plus riches, et ont ainsi commis de graves erreurs. »
2 Annamaria Lusardi, directrice du Financial Literacy Center, écrit ainsi dans le New York Times du 24 avril 2010 : « L’éducation financière est un élément essentiel de la connaissance que tout étudiant devrait avoir (…) Tout comme la lecture et l’écriture sont devenues des outils indispensables aux individus pour réussir dans les économies modernes, il est aujourd’hui impossible de réussir sans être en mesure de lire et d’écrire financièrement. » Le niveau d’« éducation financière » expliquerait en particulier la détention plus fréquente d’un portefeuille risqué.
3 Guiso et al. (2011) concluent à une augmentation importante de l’aversion au risque des ménages italiens pendant la crise. Peu de facteurs (anticipations, probabilité de chômage…) semblent expliquer cette variation. Les auteurs, en s’appuyant sur une étude expérimentale (des étudiants visionnant un film d’horreur avant de répondre au questionnaire de risque), avancent alors une explication : la « peur » panique en serait la cause !
4 Voir, par exemple, Arrondel et Masson (2011).
5 Voir le rapport du Conseil d’analyse économique de Garnier et Thesmar (2009) ou encore le rapport très récent de la FFSA (2012).
6 Cette partie est fortement inspirée par le chapitre 3 de Arrondel et Masson (2011).
7 Pour une description des différents courants méthodologiques, on pourra consulter la récente revue de littérature de Guiso et Sodini (2012).
8 C’est-à-dire 11 335 Md€.
9 Notamment au-delà du centile supérieur (Arrondel et al., 2011).
10 Le patrimoine immobilier regroupe le logement principal, la résidence secondaire et les logements de rapport. Le patrimoine professionnel comprend tous les biens liés à un outil de travail qu’ils soient exploités par le ménage ou pas.
11 L’Insee se fonde sur plusieurs mesures (calculées à méthodologie constante) et qui vont toutes dans le même sens : entre 2004 et 2010, le rapport interdécile (D9/D1) a augmenté de 30 %, le rapport entre le patrimoine moyen possédé par le décile supérieur et celui des 50 % les moins dotés est passé de 32 % à 35 %, le Gini s’est accru de 1,4 % dans la population globale et de 13,9 % dans celle des 10 % les plus aisés.
12 Pour des raisons de cohérence entre les différentes dimensions examinées (taux de détention, structure des portefeuilles, concentration), les produits d’assurance-décès et les produits en phase de rentes pour lesquels nous ne disposons pas de valorisation sont exclus de l’analyse. En les incluant, le taux de détention des produits d’assurance-vie et d’épargne-retraite serait de 48,3 % (Chaput et al., 2010).
13 Cette question rejoint aussi une préoccupation théorique concernant la stabilité temporelle des préférences : sans cette stabilité, il n’est pas de prédictions possibles pour les modèles de comportement de l’épargnant.
14 Pour plus de détails, le lecteur intéressé pourra consulter l’opuscule de Arrondel et Masson (2011).
15 Ces enquêtes ont pu être réalisées grâce au financement de l’ANR (Agence nationale de la recherche), du Cepremap, de la Caisse des dépôts, de la société Harvest, de la Chaire Groupama « les particuliers face au risque », de l’IEF (Institut européen de finance) et de l’OEE (Observatoire de l’épargne européenne).
16 Sur la mesure de ces anticipations, voir Arrondel et al. (2012).
17 Les scores mesurés à partir des informations des différentes enquêtes apparaissent cohérents d’une date à l’autre : les classements des questions les plus pertinentes pour expliquer les scores présentent la même hiérarchie et les déterminants individuels des scores sont les mêmes d’une enquête à l’autre. Ainsi, lorsqu’on veut savoir qui est quoi en matière de préférence, les résultats, qui vont en général dans le sens attendu, coïncident entre les quatre enquêtes : les hommes sont plus tolérants au risque que les femmes, et les jeunes que leurs aînés ; on voit à plus long terme (faible préférence temporelle) lorsqu’on est âgé, diplômé, en couple et que l’on a des enfants (et la prévoyance semble également se transmettre par la mère du répondant) ; on est plus altruiste si l’on est diplômé (Arrondel et Masson, 2011).
18 Pour d’autres propositions, on pourra consulter le rapport du Conseil d’analyse économique de Garnier et Thesmar (2009).

Bibliographies

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