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Quelle souveraineté financière dans un monde numérique ? Keynote de clôture de la matinée Denis Beau, Premier sous-gouverneur

03/03/2020 Banque de France Visiter le site source

Nous vivons désormais dans un monde de plus en plus digital, dans lequel le progrès technique permet la commercialisation de nouveaux biens et services qui prétendent simplifier mais aussi enrichir nos modes de vie. Dans le domaine de la finance comme ailleurs, l’innovation semble ainsi avoir poursuivi un processus historique visant à la rendre pratiquement invisible : « Au terme de son évolution, la machine se dissimule » (St Exupéry, Terre des hommes). Derrière cette apparente simplification se cache cependant une mutation profonde des activités financières, de leur écosystème et de leur intégration internationale. Cette mutation soulève de nombreux défis pour notre souveraineté nationale et européenne, c’est-à-dire fondamentalement notre capacité à préserver et imposer nos choix collectifs en matière de stabilité, d’efficacité et d’équité du système financier. 
Comme banquier central et superviseur, je sers une institution qui a été chargée par le législateur de contribuer à faire respecter ces choix, en veillant à la stabilité du système financier et plus particulièrement dans le domaine des systèmes et moyens de paiement, qui est l’objet de cette conférence, à leur sécurité et à leur bon fonctionnement. Je ne peux donc rester indifférent à la montée de ces défis pour notre souveraineté. Je voudrais donc partager avec vous maintenant quelques réflexions sur le contenu de ces défis et la contribution que peuvent apporter les banques centrales pour bien les relever.


     1.    La numérisation de l’économie et ses enjeux de souveraineté

A- La numérisation de l’économie a conduit à une mutation profonde des écosystèmes financiers. Le développement d’une économie de réseau fondée sur Internet a ainsi offert aux entreprises un accès plus direct au consommateur, tout en réduisant les coûts fixes de lancement et d’exploitation de services. Cette mutation est allée de pair avec une évolution des modes de vie et des attentes accrues en termes de simplicité, de disponibilité, d’instantanéité, voire de personnalisation du service. C’est ce que l’on appelle couramment l’« expérience client ». L’émergence de banques digitales, où l’interaction avec le client se réalise principalement via une application mobile, est un exemple de réponse à cette nouvelle norme dans les usages.

L’évolution des usages a par ailleurs incité certaines entreprises à s’intercaler entre les clients et les fournisseurs traditionnels de services sur des segments très précis, afin de proposer des services à valeur ajoutée. Ces processus de « ré-intermédiation » ont donné lieu en Europe à une adaptation continue de la règlementation afin d’encadrer et de sécuriser le partage de données, qui est la force motrice de l’open banking. Cette tendance profite aussi bien à des acteurs de taille relativement modeste (les fintechs), qu’aux géants technologiques dont le modèle économique repose sur une monétisation de la donnée (les Gafams et BATX dont l’entrée sur le marché européen est plus récente).

Ces mutations sont la conséquence naturelle d’un processus d’itération créative, et promettent de simplifier les usages en les diversifiant. Elles n’en emportent pas moins des conséquences significatives dans la structure des marchés, qui ont des implications substantielles sur notre capacité à imposer et contrôler nos choix de politique publique concernant les services financiers, en particulier en matière de sécurité juridique, technologique et opérationnelle.  

Ainsi, 
            -    Quel est le droit applicable, dès lors que la prestation de services peut faire intervenir des acteurs établis dans des juridictions différentes, aux dispositions légales parfois contradictoires ? Les États-Unis en particulier se sont distingués par une conception étendue de l’extraterritorialité. Au-delà de l’identification du cadre légal se pose également la question de la capacité d’une autorité judiciaire à faire appliquer la loi, du fait de la taille des groupes financiers, de la multiplicité des intermédiaires, et de la localisation de leurs diverses activités.
            -     La digitalisation des services financiers introduit également une nouvelle forme de dépendance aux points d’entrée physiques (téléphones mobiles et objets connectés) mais aussi numériques (moteurs de recherche, applications mobiles) et aux entreprises technologiques extra-européennes qui les maitrisent et les dominent. Or le droit de la concurrence, créé au XIXe siècle dans une phase d’affirmation de l’État face aux monopoles, s’avère mal armé face à ces entreprises technologiques.
            -    Enfin, la dématérialisation des activités, en multipliant les interconnexions et les points d’entrée des systèmes, les rend plus vulnérables à de potentielles « cyber-attaques » et à une utilisation à des fins de blanchiment et de financement du terrorisme, et les rend plus dépendants, pour y parer, d’acteurs extra-européens qui opèrent en outre en dehors des secteurs financiers régulés.

B- Dans le domaine des paiements, la digitalisation est susceptible d’avoir des impacts additionnels, également vecteurs importants d’enjeux de souveraineté. Je voudrais ici en souligner deux qui paraissent mériter une attention particulière :

      •    Le premier est le développement de nouveaux types d’actifs de règlement. Le fonctionnement de nos systèmes de paiement repose pour l’instant massivement sur l’utilisation largement complémentaire de deux types d’actifs de règlement échangeables à tout moment au pair : la monnaie de banque centrale, l’actif de règlement ayant seul cours légal, dominant pour le règlement des transactions entre intermédiaires financiers, et la monnaie de banque commerciale, très largement privilégiée pour le règlement des transactions de détail. Certains projets de crypto-actifs ont l’ambition de concurrencer – plutôt que de compléter – ce système en proposant des actifs de règlements alternatifs, des « coins » dont la valeur est sans lien obligatoire et fixe avec les monnaies de banque centrale et de banque commerciale. La mise en pratique de ces projets a montré qu’il n’est pas simple de créer les conditions de la confiance dans ces actifs de règlement alternatifs et leur utilisation demeure à ce jour marginale. Toutefois, si leur utilisation devait significativement prospérer, leur empreinte sur l’économie mondiale pourrait constituer un défi majeur pour notre ordre monétaire actuel avec des enjeux de stabilité et de souveraineté forts.

      •    Le second impact qui mérite une attention particulière concerne le traitement et la conservation des données de paiement. De la localisation des serveurs dépend en effet le droit applicable, mais aussi la capacité des acteurs privés et publics à s’assurer de la bonne gestion de leurs données. Or, une part croissante des services de conservation de données est externalisée auprès de fournisseurs de cloud, majoritairement étrangers. De plus, le recours à des services de cloud public, dans le cadre desquels les données de plusieurs clients sont regroupées sur un même serveur, soulève des enjeux de sécurisation des données et de capacité à les auditer. 

Plusieurs épisodes récents tels que les sanctions américaines en Crimée (2014) ou la panne d’Amazon Web Services (2017) ont illustré les risques et impacts réels sur l’économie d’une déstabilisation des activités de paiement. Ils ont ainsi rappelé la nécessité pour la collectivité de garder la maîtrise de bout en bout d’une activité essentielle à l’industrie, au commerce et aux services publics. 


     2.    Face à ces défis, quels rôles pour les banques centrales ?
Dans cette perspective, les pouvoirs publics chargés de l’évolution du cadre règlementaire applicable aux services financiers et les acteurs privés européens ont évidemment un rôle majeur à jouer. L’avenir de la souveraineté européenne sur son système de paiement sera d’autant plus assuré qu’il pourra en particulier reposer sur la capacité de ses acteurs privés, industriels, fintech et intermédiaires financiers à s’adapter et innover de manière continue et à tirer ainsi profit pour elles-mêmes et leurs clients d’un marché des paiements ouvert, concurrentiel et fortement intégré au plan européen et international. 

Dans l’exercice de leur mandat de supervision, les banques centrales peuvent y contribuer en faisant coexister un impératif d’ouverture et d’accompagnement de l’innovation, qui est le propre d’une économie insérée dans le commerce mondial au bénéfice du consommateur, avec leur mission fondamentale de garant et de promoteur d’une bonne maîtrise des risques. 

Mais elles peuvent aussi y contribuer en s’appuyant sur leurs deux autres modes traditionnels d’action, celui de catalyseur et celui de fournisseur de services de règlement en monnaie de banque centrale.

A- Ce rôle de catalyseur me paraît important à exercer dans le domaine des paiements « retail ». La monnaie de banque commerciale y représente en effet l’actif de règlement dominant, même si l’usage de la monnaie fiduciaire demeure important en France, comme dans la majeure partie de l’Union Européenne. Cette diversité des moyens de paiement, appuyée sur des actifs de règlement échangeables à tout instant au pair, est un atout qu’il convient, il me semble, de préserver, pour plusieurs raisons : au titre de la responsabilité d’inclusion financière d’une part, puisque les populations les plus fragiles sont aussi les moins bancarisées ; mais aussi dans une optique de diversification des risques, dans l’éventualité d’une défaillance généralisée des systèmes de paiement électroniques.

Toutefois, le constat partagé en Europe actuellement est celui d’un risque de fragmentation des moyens de paiement scripturaux et de dépendance vis-à-vis d’acteurs dominants étrangers, bénéficiant d’effets de réseaux mondiaux. C’est particulièrement vrai des schémas de paiement internationaux dans le domaine des paiements carte (Visa, Mastercard), via lesquels transitent près des deux tiers des paiements par carte réalisés dans l’Union Européenne, en particulier les transactions transfrontières. 18 pays dépendent ainsi entièrement des schémas internationaux pour le traitement de leurs transactions domestiques. Le paiement mobile, dont la part est en augmentation, dépend en grande partie de concepteurs de systèmes d’exploitation mobiles tels que Apple ou Samsung. Par ailleurs, les systèmes privatifs investissant le créneau des paiements instantanés se multiplient – on pense par exemple à Paypal, Lydia, mais aussi Alipay qui sera bientôt lancé en France -, au risque de mettre à mal l’interbancarité et la concurrence. Les restrictions à l’utilisation de certaines solutions propriétaires techniques telles que les capteurs NFC, ou logicielles pour l’acceptation des cartes de paiement par exemple, peuvent également représenter un obstacle à la libre concurrence. 

D’où l’importance, dans ce contexte, de projets d’intérêt collectif s’inscrivant dans la stratégie européenne pour les paiements de « retail », qui a réaffirmé l’importance pour l’UE d’assurer l’indépendance de son offre de paiement. Cela me semble être particulièrement le cas du projet mené par un collectif d’établissements bancaires visant à proposer une solution de paiement paneuropéenne, et désormais connu sous le nom d’European Payment Initiative (EPI). C’est pourquoi la Banque de France et l’Eurosystème dans son ensemble encouragent et soutiennent cette initiative de marché, qui représenterait un nouveau jalon supplémentaire majeur dans la constitution d’un espace européen intégré depuis la constitution de la zone SEPA. 

B- Les banques centrales peuvent également contribuer comme fournisseur de services de règlement en monnaie de banque centrale, particulièrement à destination des intermédiaires financiers. La monnaie de banque centrale constitue en effet la pierre angulaire des règlements entre les intermédiaires financiers, et elle a toutes les raisons de le rester à l’avenir : l’expérience montre que les acteurs financiers ont besoin d’un actif de règlement sans risque.

Pour autant, la perspective du développement de la tokénisation des actifs financiers pose la question de l’opportunité d’une tokénisation de leur corollaire, la monnaie de règlement. Cette observation peut conduire à faire évoluer non pas ce qui constitue le fondement même de la monnaie de banque centrale – la confiance - mais ses modalités d’émission. C’est dans ce cadre que l’opportunité d’une monnaie digitale de banque centrale dite « de gros » peut s’imposer. Cela implique pour les banques centrales d’investir dans les innovations techniques sur lesquelles s’appuie la digitalisation des actifs financiers et de leur méthode de transfert, de lancer des expérimentations et d’en tirer profit afin d’améliorer les performances des services qu’elles fournissent à l’économie. C’est ce que fait la Banque de France. Appuyée sur son Lab, elle a investi depuis plusieurs années déjà dans la technologie blockchain, et la met en oeuvre sur un plan opérationnel pour la tenue des fichiers des identifiants créanciers SEPA (MADRE-ICS) et des implantations bancaires (MADRE-FIB). Un autre exemple récent est le pilotage par la BCE de la création de la plateforme de règlement interbancaire TIPS, dans le but d’assurer un développement coordonné du paiement instantané.  En inscrivant ses initiatives dans le cadre des réflexions de l’Eurosystème sur un « e-euro », la Banque de France va poursuivre et élargir son investissement et son expertise en matière d’innovation dans les infrastructures et les moyens de paiement. A cette fin, elle vient de faire évoluer son organisation, avec la création d’une Direction des infrastructures, de l’innovation et des paiements, elle va renforcer ses moyens dans ce domaine et participer je l’espère aux travaux menés au sein de « l’innovation hub » de la BRI. Sur un plan opérationnel cet engagement va prochainement la conduire, en étroite relation avec les acteurs de la Place, à mener des expérimentations d’intégration de la MDBC dans des procédures d’échanges d’actifs tokénisés. À cette fin, un appel à expérimentation sera lancé fin mars 2020. 
 

Conclusion

Il est indéniable que la numérisation de l’économie a constitué une source de progrès dans le domaine des paiements comme ailleurs, en diversifiant et en fluidifiant les services offerts au consommateur. Ce bilan positif ne doit cependant pas nous faire oublier l’interdépendance croissante des économies, et les risques de souveraineté que cette intermédiation accrue est susceptible de poser dans un contexte de tensions commerciales. À la Banque de France et l’ACPR, nous sommes prêts à accompagner le marché dans les mutations nécessaires à la préservation et au développement d’un écosystème européen dynamique et résilient, capable de garantir le maintien de notre souveraineté monétaire et financière. Pour cela, nous n’hésiterons pas à déployer la totalité de notre palette d’actions et d’expertise, palette que nous avons enrichie en reconnaissant l’importance d’expérimenter avec l’écosystème.